"Le développement de la fonction d’éditeur, le déclin du mécénat au lendemain de la Révolution, la transformation des publics par suite du développement de l’instruction, la multiplication des postulants à la fonction d’écrivain, l’entrée de la littérature dans l’économie de marché sont autant de facteurs conjoncturels qui auraient jeté la littérature dans une crise sans précédent et auraient contribué à sa marginalisation sociale. Devant ce phénomène, les écrivains auraient réagi par l’élaboration et la diffusion de mythes reflétant certes l’état de crise, mais offrant de cette crise une image déformée et valorisante pour la littérature et les écrivains (ce n’est pas la littérature qui serait rejetée par l’économie de marché, mais elle qui s’en exclurait au nom de principes supérieurs). Le mythe aurait donc une double fonction, mystificatrice et légitimatrice, puisque tout à la fois il se substituerait à l’image fidèle de la réalité historique, empêchant ainsi les écrivains d’en prendre conscience et d’agir en conséquence, et projetterait de la collectivité et de l’activité littéraires une image positive et conquérante (le Poète serait un héros solitaire poursuivant, « dans un monde dégradé, des valeurs perdues »)."
"Parmi les nombreux facteurs qui ont favorisé l’émergence du mythe dans la deuxième moitié du xviiie siècle, mentionnons le prestige croissant de la figure de l’écrivain-philosophe à cette époque, attribuable notamment à l’attention que lui accorde le pouvoir royal (par le biais d’institutions comme le mécénat ou les académies) et au succès que rencontrent, à l’échelle européenne, les stars de la vie intellectuelle comme Voltaire, Rousseau, d’Alembert ou Diderot. Il faut aussi compter l’augmentation significative du nombre de postulants à la gloire littéraire qui est un effet indirect de ce prestige croissant de l’homme de lettres philosophe. Ces jeunes postulants se déplacent, de leur province natale, vers Paris où se concentre l’activité intellectuelle et éditoriale, et sont pour le plus grand nombre déçus par le système de rétribution et d’attribution des places : les pensions et les prébendes sont généralement empochées par quelques privilégiés, la plupart du temps par des académiciens qui, par un jeu de pouvoir, cumulent l’essentiel des gratifications royales ; le nombre d’emplois « honorables » liés au clientélisme ou au marché de l’édition (bibliothécaire, secrétaire, précepteur, lecteur, historiographe, censeur, collaborateur dans les grandes entreprises éditoriales, etc.) est nettement inférieur à celui des écrivains nécessiteux ; les revenus assurés par le secteur de la littérature clandestine et par les publications illicites (libelles, pornographie, philosophie), outre qu’ils sont précaires, peuvent empêcher l’ascension des pauvres diables qui s’y adonnent en entachant leur réputation62. Bref, de nombreux prétendants désargentés fondent leurs espoirs dans une carrière qui, malgré son développement et son prestige, ne peut absorber le surplus des postulants. Ces écrivains entrants sont desservis par un système inégalitaire qui privilégie les membres de la « haute intelligentsia63 » et sont méprisés par les écrivains en place pour qui ils ne sont que des pauvres hères malfamés pouvant à tout moment se répandre en injures et en libelles contre les « écrivains de réputation » (Voltaire). Cet effet d’engorgement du champ littéraire n’explique certes pas tout, mais on peut dire qu’il a favorisé la précipitation des matériaux symboliques et discursifs épars en un mythe de l’écrivain malheureux permettant de faire pièce aux formes traditionnelles de légitimation. Une armée complète d’« espèces », comme on les appelait au xviiie siècle, eurent intérêt à forger de nouvelles représentations valorisantes du malheur auctorial pour se soustraire à la logique du mépris qui pesait sur eux et à faire des souffrances de l’écrivain, de sa pauvreté, de son exclusion, des accès de mélancolie qui s’ensuivent64 ou des persécutions qui l’accompagnent65, les conditions d’accès à la vérité et la preuve d’un génie littéraire."
https://contextes.revues.org/1392
"Parmi les nombreux facteurs qui ont favorisé l’émergence du mythe dans la deuxième moitié du xviiie siècle, mentionnons le prestige croissant de la figure de l’écrivain-philosophe à cette époque, attribuable notamment à l’attention que lui accorde le pouvoir royal (par le biais d’institutions comme le mécénat ou les académies) et au succès que rencontrent, à l’échelle européenne, les stars de la vie intellectuelle comme Voltaire, Rousseau, d’Alembert ou Diderot. Il faut aussi compter l’augmentation significative du nombre de postulants à la gloire littéraire qui est un effet indirect de ce prestige croissant de l’homme de lettres philosophe. Ces jeunes postulants se déplacent, de leur province natale, vers Paris où se concentre l’activité intellectuelle et éditoriale, et sont pour le plus grand nombre déçus par le système de rétribution et d’attribution des places : les pensions et les prébendes sont généralement empochées par quelques privilégiés, la plupart du temps par des académiciens qui, par un jeu de pouvoir, cumulent l’essentiel des gratifications royales ; le nombre d’emplois « honorables » liés au clientélisme ou au marché de l’édition (bibliothécaire, secrétaire, précepteur, lecteur, historiographe, censeur, collaborateur dans les grandes entreprises éditoriales, etc.) est nettement inférieur à celui des écrivains nécessiteux ; les revenus assurés par le secteur de la littérature clandestine et par les publications illicites (libelles, pornographie, philosophie), outre qu’ils sont précaires, peuvent empêcher l’ascension des pauvres diables qui s’y adonnent en entachant leur réputation62. Bref, de nombreux prétendants désargentés fondent leurs espoirs dans une carrière qui, malgré son développement et son prestige, ne peut absorber le surplus des postulants. Ces écrivains entrants sont desservis par un système inégalitaire qui privilégie les membres de la « haute intelligentsia63 » et sont méprisés par les écrivains en place pour qui ils ne sont que des pauvres hères malfamés pouvant à tout moment se répandre en injures et en libelles contre les « écrivains de réputation » (Voltaire). Cet effet d’engorgement du champ littéraire n’explique certes pas tout, mais on peut dire qu’il a favorisé la précipitation des matériaux symboliques et discursifs épars en un mythe de l’écrivain malheureux permettant de faire pièce aux formes traditionnelles de légitimation. Une armée complète d’« espèces », comme on les appelait au xviiie siècle, eurent intérêt à forger de nouvelles représentations valorisantes du malheur auctorial pour se soustraire à la logique du mépris qui pesait sur eux et à faire des souffrances de l’écrivain, de sa pauvreté, de son exclusion, des accès de mélancolie qui s’ensuivent64 ou des persécutions qui l’accompagnent65, les conditions d’accès à la vérité et la preuve d’un génie littéraire."
https://contextes.revues.org/1392