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    Quentin Fondu et Margaux Vermerie, « Les politiques culturelles : évolution et enjeux actuels »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Quentin Fondu et Margaux Vermerie, « Les politiques culturelles : évolution et enjeux actuels » Empty Quentin Fondu et Margaux Vermerie, « Les politiques culturelles : évolution et enjeux actuels »

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 17 Oct - 10:56

    https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2015-4-page-57.htm#anchor_plan

    "Le rapprochement entre Art et État est loin d’aller de soi. Ainsi, la fin du XIXe siècle voit naître un processus d’autonomisation du champ artistique, dont les valeurs, en s’opposant à celles du monde économique, offrent une « économie inversée » (Bourdieu, 1998, p. 141). Vincent Dubois montre de même qu’« une autre opposition, cette fois entre l’art et l’État, s’affirme également à la faveur de la structuration du monde de la production culturelle en un espace autonome » (Dubois, 2012, p. 32) C’est là que l’idéal de démocratisation de la culture, alors accolé à un discours de contestation de l’ordre établi, prend corps, porté à l’origine par des mouvements artistiques, comme le Théâtre du Peuple de Bussang créé en 1895 par Maurice Pottecher ou, plus tard, le Théâtre national populaire fondé en 1920 par Firmin Gémier et repris en 1951 par Jean Vilar. Face à cette « contre-politique » culturelle (Dubois, 2012, p. 52), l’État, renvoyé à ses insuffisances et à son illégitimité à légiférer et à contrôler la création culturelle, se consacre alors uniquement à la préservation du patrimoine, c’est-à-dire à l’art du passé, et laisse « l’essentiel du soutien à la création artistique à l’initiative privée » (Dubois, 2012, p. 89)."

    "Au-delà de la seule préservation du patrimoine, Malraux vise à privilégier la création et les créateurs, c’est-à-dire l’art du présent, à travers sa vision d’un « choc électif », révélant l’œuvre à celui qui la regarde par une confrontation directe. Comme il le déclare en 1959 lors d’une intervention au Sénat, « il appartient à l’Université de faire connaître Racine, mais il appartient seulement à ceux qui jouent ses pièces de le faire aimer. Notre travail, c’est de faire aimer les génies de l’humanité et notamment ceux de la France, ce n’est pas de les faire connaître. La connaissance est à l’université ; l’amour, peut-être, est à nous »."

    "Afin d’étendre l’offre culturelle en dehors de Paris, Malraux poursuit la politique de décentralisation théâtrale impulsée par Jeanne Laurent entre 1946 et 1962. Il crée notamment les maisons de la Culture à partir de 1961 – dont il voulait couvrir l’ensemble du territoire national – dans le but de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre de Français » (décret du 24 juillet 1959 portant organisation du ministère chargé des Affaires culturelles). Bien que ses idées séduisent, en particulier dans le monde artistique, et malgré sa profonde ambition, les crédits alloués sont loin d’être suffisants : il pourra être ainsi qualifié de « pythie sans crédit »."

    "Dénonçant l’échec de la démocratisation culturelle, le mouvement de Mai 68 forge la notion de « non-public », défini comme « une immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel » (Déclaration de Villeurbanne, 25 mai 1968). Mai 68 participe ainsi à la valorisation de l’animation culturelle promue par Francis Jeanson et qualifiée plus tard par Emmanuelle Loyer de « gauchisme culturel » (Loyer, 2008, p. 102.). Cette modalité de l’action culturelle, assez éloignée de celle promue par Malraux, est rétive à toute institutionnalisation de la culture et érige chaque individu en créateur, s’établissant comme une instance de politisation plutôt que comme une fin en soi."

    "Étroitement lié au projet socialiste, l’enjeu culturel est une priorité pour François Mitterrand qui, outre les grands travaux qu’il entreprend (Grand Louvre, opéra Bastille, Bibliothèque nationale de France ou encore Cité de la Musique), double le budget alloué à la culture. Ces nouveaux moyens s’accompagnent d’une nouvelle philosophie pour le ministère. Celle-ci, qualifiée par certains de « vitalisme culturel » (Urfalino, 2004, p. 351) en raison d’une approche de l’art centrée sur l’innovation, la création et le pluralisme culturel, s’oppose à la conception universaliste et édifiante défendue vingt ans plus tôt par André Malraux. Il s’agit désormais d’élargir le domaine couvert par l’intervention culturelle publique aux pratiques amateurs, aux genres dits « mineurs » et aux industries culturelles, au détriment des actions visant à étendre l’accès à la culture dite légitime. La « politique symbolique » (Dubois, 2012, p. 395) du ministère tente ainsi de faire accéder un grand nombre de pratiques à la légitimité artistique et culturelle, voire sociale : « Le ministère chargé de la Culture a pour mission : de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix ; de préserver le patrimoine culturel national, régional ou des divers groupes sociaux pour le profit commun de la collectivité tout entière ; de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit et de leur donner la plus vaste audience ; de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art français dans le libre dialogue des cultures du monde » (décret du 10 mai 1982 relatif à l’organisation du ministère de la Culture).

    Les années Lang se caractérisent également par un « tournant gestionnaire » (Dubois, 2012, p. 349) des politiques culturelles, de plus en plus soumises à l’évaluation. Énoncé par Jack Lang à la conférence mondiale de l’Unesco sur les politiques culturelles en juillet 1982, à Mexico, le célèbre slogan « économie et culture, même combat » symbolise « les nouvelles croyances économiques » (Dubois, 2001, p. 33) portées dès lors par le ministère : ce secteur qui renfermerait un « gisement d’emplois » (Dubois, 2001, p. 33) serait un allié essentiel face à la crise. Si la professionnalisation des acteurs culturels participe et répond à cette réorientation économiciste, à travers le développement de formations d’administrateurs culturels, elle permet également l’émergence des métiers de la médiation (Dubois, 2013), en charge d’établir des liens entre les publics et les structures artistiques.

    « L’embellie des politiques culturelles » (Urfalino, 2004, p. 335) qui peut caractériser cette période n’aura que peu d’effets sur l’élargissement social de l’accès à la culture (Donnat, 1994, 1998 et 2009). Mais c’est contre ce « relativisme culturel » et la crainte d’une culture « marchandisée » et « ethnologisée » (Dubois, 1993, p. 7), que la critique se cristallisera dès la fin des années 1980. Des intellectuels, comme Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée (1987) ou Marc Fumaroli dans L’État culturel : Une religion moderne (1991) rendent l’« État culturel » responsable de ce glissement de l’échelle des valeurs et remettent au cause la légitimité même des politiques culturelles. En prenant en compte des nouveaux domaines jusqu’alors ignorés par les institutions, le ministère aurait contribué à la dissolution de la culture « légitime » dans le « tout culturel ».

    Revendiquant à la fois l’anti-américanisme et la diversité culturelle, le protectionnisme artistique et l’ouverture au libéralisme économique, Jack Lang a mis en place une politique culturelle paradoxale et ambitieuse. Bien qu’il soit peu enclin au transfert de ses compétences culturelles, le ministère s’investira cependant pleinement dans la déconcentration accompagnant ainsi l’essor culturel des collectivités locales."

    "Si, durant ces cinquante dernières années, l’échelon local s’est progressivement imposé comme l’échelle principale des politiques culturelles publiques, les élites, les associations et les élus locaux n’ont pas attendu la création du ministère de la Culture pour intervenir dans le domaine artistique et culturel puisque, dès le début du XIXe siècle, les communes gèrent et financent bibliothèques, musées et théâtres municipaux à des fins de rayonnement culturel et de prestige de la cité (Poirrier, 1996). Par leur soutien aux associations d’éducation populaire, les municipalités s’impliquent à partir de l’entre-deux-guerres au nom d’un idéal de démocratisation culturelle et sont donc précurseurs en la matière. Entre 1960 et 1980, on observe ainsi une véritable « municipalisation de la culture » (Urfalino, 2004, p. 309). L’augmentation sans précédent des budgets alloués au domaine culturel dans les communes, la création de services spécifiques au sein des administrations ainsi que la professionnalisation des acteurs sur le terrain participent à « l’institutionnalisation de l’intervention culturelle municipale » (Urfalino, 2004, p. 311). La large victoire des élus socialistes aux élections municipales de 1977 conforte la place des politiques culturelles sur la scène politique locale, qui cessent d’être l’apanage des seules mairies communistes, lesquelles conservaient jusqu’alors une forme de monopole de la culture.

    Ces évolutions sont accompagnées par les politiques étatiques de déconcentration, symbolisée par la création des Directions régionales des affaires culturelles (Drac) en 1967, et de décentralisation, poursuivies par les différents transferts de compétences depuis 1982. Si les régions et les départements se sont vus dotés de compétences importantes (lecture publique, archives, enseignement artistique), ce sont bien les villes qui « structurent désormais la gouvernance culturelle » (Saez, 2012). Aujourd’hui, régions, départements, intercommunalités et communes nourrissent près de 80 % de l’effort public de la culture (hors Paris).

    Progressivement, l’argumentaire qui servait à légitimer l’intervention des collectivités dans le domaine culturel s’est modifié : l’objectif de démocratisation culturelle a fait place à celui du développement des territoires et de la cohésion sociale. L’impact économique, l’attractivité des territoires et le rayonnement national (Lefèbvre, 2010) sont les nouvelles dimensions culturelles revendiquées par les élus à partir de la fin des années 1980. La culture est également de plus en plus mobilisée pour lutter contre la ségrégation urbaine et sociale. Les projets visant la diversité culturelle et la participation des habitants permettraient de concourir « au développement social des quartiers » (Auclair, 2006) tout en favorisant « les modalités du vivre ensemble » – une approche dont témoigne par exemple l’intervention publique en faveur du rap (Hammou, 2012).

    Depuis trente ans, le partenariat et la contractualisation entre l’État et les collectivités locales se sont imposés comme mode de gestion des politiques culturelles. Si ce système, qui repose sur le volontarisme des élus, offre une certaine souplesse, il conduit également à l’instabilité des projets et participe aux inégalités entre les territoires. À l’heure de l’acte III de la décentralisation, le monde de la culture s’inquiète : quelles seront les conséquences de la recomposition des territoires et de la redistribution des compétences sur les financements croisés et les modalités d’intervention des collectivités dans le champ culturel ? Parallèlement à cette crainte, ce mouvement du national vers le local montre peut-être une désaffection progressive de l’État en matière culturelle. Ce qui apparaissait auparavant comme un projet national tend à être relégué au second rang, au même titre que l’ambition de démocratisation qui était à sa source.

    Cette traversée historique dans les méandres de l’institutionnalisation et des ambitions successives des politiques culturelles nous amène à déplorer la perte progressive du rôle accordé à la culture. Ainsi, bien que l’idéal de la décentralisation culturelle soit en partie « achevé » (Urfalino, 2004, p. 366), les discours affirmant l’« échec de la démocratisation culturelle » tendent à occuper une part de plus en plus importante dans le débat public. Portés par les industries culturelles, qui leur permettent d’assimiler culture et culture de masse, ces discours se retrouvent désormais dans l’ensemble du champ politique. Même le parti socialiste tend désormais à abandonner les prérogatives étatiques à la loi du marché. En effet, malgré l’annonce faite par Manuel Valls en juillet 2014 d’une sanctuarisation du budget du ministère de la Culture jusqu’en 2017, les budgets culturels des villes et des départements subissent de plein fouet la baisse globale des dotations de l’État aux collectivités. Alors que le discours néolibéral et la soumission aux impératifs économiques semblent avoir eu raison de l’ambition des politiques culturelles, peut-on encore revendiquer l’existence d’une « exception culturelle française », promue successivement par André Malraux et Jack Lang ?"
    -Quentin Fondu et Margaux Vermerie, « Les politiques culturelles : évolution et enjeux actuels », Informations sociales, 2015/4 (n° 190), p. 57-63. DOI : 10.3917/inso.190.0057. URL : https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2015-4-page-57.htm



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