« Dès que l’histoire de l’homme commence, de l’homme en société s’entend, le phénomène tyrannique se manifeste. Autrement dit, l’asservissement de l’homme à l’homme, du plus faible au plus fort, s’est produit dès le début presque naturellement, tant et si bien que certains philosophes, en songeant à un état primitif, à un état de nature, le décriront comme le royaume de la tyrannie, d’une forme de tyrannie. » (p.31)
« Les Grecs utilisaient couramment les mots de seigneur (anax […] de monarque […] et de roi (basileus […] pour désigner le détenteur du pouvoir centralisé, le juge, le chef religieux autant que politique. Ils ne possédaient pas le mot « tyran ». Mais alors pourquoi y-ont-ils eu recours ? On peut répondre que s’ils ont importé dans leur langue ce mot étranger, « barbare », c’est qu’ils avaient besoin de désigner un phénomène nouveau. » (p.33)
« Il semble avéré que le mot tyran ne provient pas d’une langue indo-européenne, mais que les Grecs l’ont emprunté à un dialecte de l’Anatolie. […] Les étymologies les plus probables nous conduisent sur les côtes de l’Asie Mineure du VIIe siècle av. J.C., en Anatolie occidentale et en Lydie : précisément au roi lydien Gygès, qui « exerça la tyrannie pour la première fois », dit le poète Archiloque (début du VIIe siècle). » (p.33)
« Nous constatons d’abord que l’usurpation n’est pas une caractéristique propre à la tyrannie. Considérons le cas de Gygès. Gygès ([…] 687-648 av. J.C.) appartenait à la famille des Mermnades alors que la dynastie régnante était celle des Héraclides. Il est le favori du roi Sadyatte (alias Candaule), qu’il tue pour s’emparer du pouvoir, et dont il épouse la veuve pour légitimer son autorité. Après quoi il gouverne pendant trente-huit ans, exerçant un pouvoir absolu. C’est ce dernier que les Lydiens ont perçu comme une tyrannie. Le fait que Gygès ait usurpé le trône de Candaule n’a pas été retenu contre lui. Son mariage –facteur décisif- et la consécration suprême de l’oracle de Delphes (Hérodote, I, 13-4) ont légitimé son pouvoir aux yeux des contemporains. C’est donc l’exercice absolu du pouvoir et non l’usurpation qui a déterminé la première appellation de tyran. » (p.34)
« Nombre de magistrats, de polémarques, de nobles et même de rois avaient, à la suite de troubles sociaux, transformé en tyrannie le pouvoir auquel ils avaient eu accès de façon légitime. Voilà des tyrans qui n’avaient pas été des usurpateurs en premier lieu. Nous pouvons dire que l’usurpation n’était pas un caractère distinctif de la tyrannie ancienne. » (p.35)
« Anciennement la signification du terme tyran n’avait pas nécessairement une valeur négative liée à la violence. » (p.35)
« Au point de vue juridique et moral, on pouvait alors désigner comme tyrans des magistrats parfaitement légitimes et légaux, tels les prytanes, magistrats électifs détenteurs de pouvoirs étendus (p. ex., Thrasybule de Milet) et les aisymnètes (p. ex., Pittacos de Mytilène), magistrats hauts placés, élus dans des situations de crise. » (p.36)
« Au début du premier millénaire avant notre ère, l’invasion des Doriens, qui avait depuis un siècle déstabilisé la civilisation mycénienne, allait transformer tous les domaines de la vie sociale du monde grec. L’apparition de la tyrannie va souvent de pair avec l’évolution institutionnelle des cités où l’autorité des rois s’est dégradée face au pouvoir montant des aristocraties foncières qui, à leur tour, vont être confrontées aux marchands et aux entrepreneurs enrichis aspirant à tenir les rênes de la politique. Les tyrannies amenées par de tels troubles sociaux sont de courte durée, et finissent souvent par aboutir, paradoxalement, à des régimes démocratiques. L’histoire des cités grecques, dont la constitution remonte à la fin du IXe siècle, s’achève à l’aube du IIe siècle avec l’ingérence de Rome dans les affaires du monde hellénique, prélude à la conquête. Cette longue histoire se partage conventionnellement en trois périodes : l’époque archaïque (IXe-VIe siècle), l’époque classique (Ve-Ive) et l’époque hellénistique (IIIe-Ier). » (p.37-38)
« Un facteur historique technologique bouleverse soudainement la vie sociale de la Grèce du IXe siècle : l’introduction du fer. Il provoque des changements considérables dans l’agriculture et dans l’art militaire. Des modifications importantes se produisent dans l’armement et dans la tactique : l’infanterie cuirassée des hoplites acquiert un rôle qui finit par prédominer sur celui de la cavalerie, d’origine aristocratique. L’on ne saurait exagérer l’importance historique des hoplites, issus du demos, la force populaire dans les tyrans se prévalent généralement pour s’emparer du pouvoir et en assurer la stabilité. » (p.38)
« C’est le demos qui a tiré, au moins indirectement, avantage de l’instauration de la tyrannie dans presque toutes les cités sauf quelques-unes, dont Syracuse. » (p.41)
« Par ses réformes à l’intérieur et par son habileté de stratège militaire à l’extérieur, Périclès conduit la cité au faîte de sa splendeur. » (p.42)
« L’époque hellénistique est marquée par la conquête macédonienne. Dès la victoire de Philippe II à Chéronée, en 338, la perte de l’autonomie réelle et la soumission plus ou moins dissimulée au conquérant transforment les cités grecques, qui dépendent du bon vouloir du représentant macédonien. De plus, après les victoires d’Alexandre, des richesses imposantes arrivent sur les marchés égéens en provoquant une hausse des prix qui, en exaspérant la crise agraire et économique, plonge dans la misère le peuple des villes et des campagnes. Les revendications populaires portent sur l’abolition des dettes et sur le partage des terres ; deux requêtes formulées déjà lors des troubles socio-économiques du Vie siècle, qui vont constituer la base des mouvements « révolutionnaires » à venir. Tite-Live (XXXII, 38, 9) les appellera « les deux torches des révolutionnaires pour enflammer la plèbe contre les riches ». » (p.46)
« Autre trait, qui se manifeste plutôt à l’époque hellénistique : le tyran porte le diadème royal et exige qu’on lui rende un culte et qu’on lui élève des statues comme à une divinité. » (p.50)
« Zeus est le plus grand des dieux, il est le garant de l’ordre dans l’univers comme dans les sociétés humaines, pour lesquelles il est aussi le gardien du pouvoir royal. […] Il assoit son pouvoir sur ses dons supérieurs d’intelligence et d’astuce (métis). Il dispose de la force brutale (bia) qui est la base de sa souveraineté (kratos). Il impose sa volonté par le tonnerre et la foudre, cadeau des Cyclopes. En fait de justice, on pourrait dire que Zeus s’améliore chemin faisant : d’abord il épouse la déesse Métis (la ruse), en secondes noces il convove avec Thémis (la Loi universelle). […] Zeus demeure un souverain essentiellement bon et juste. » (p.52)
« Thèmis […] incarne l’ordre éternel, la stabilité et la régularité de l’univers. […] Thémis est la déesse de la Loi éternelle. » (p.53)
« Égalité dans la liberté de parole (isegoria). » (p.54)
« Amené par la politique contemporaine à repenser les valeurs civiques, morales et religieuses, Eschyle est prêt à bouleverser l’image du souverain par excellence, Zeus, que toute la tradition remontant à Homère représentait comme l’emblème même de la justice […] Dans son Prométhée Enchaîné, Eschyle peint le dieu des dieux comme un tyran. » (p.57)
« L’éloge des libertés démocratiques, associé à la critique de la tyrannie, se retrouve aussi dans la pensée d’un autre grand historien, Thucydide, le créateur de l’historiographie politique. Il faut cependant nuancer les concepts, notamment en matière de démocratie et de tyrannie, car nous sommes en présence d’un penseur qui a affiné son esprit à l’école des Sophistes et qui a lui-même acquis une expérience de chef militaire. Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, embrassant les années 431 à 411, on découvre un historien qui sait discerner les causes les plus obscures des événements, en même temps qu’il pénètre dans le secret de l’âme humaine. » (p.64-65)
« Aristote [dans son analyse de la tyrannie dans Les Politiques] semble anticiper la méthode de Machiavel […] il nous offre du même coup une clef pour interpréter la philosophie politique de ce dernier. En appliquant à Machiavel une méthode de lecture semblable à celle que nous venons d’utiliser pour Aristote, le machiavélisme pourrait se configurer comme une philosophie morale que son auteur a dissimulée, par un artifice rhétorique, sous le faux-semblant d’une pédagogie à l’intention du tyran le plus pervers. » (p.95)
-Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, PUF, coll. Fondements de la politique, 2001, 1044 pages.
« Les Grecs utilisaient couramment les mots de seigneur (anax […] de monarque […] et de roi (basileus […] pour désigner le détenteur du pouvoir centralisé, le juge, le chef religieux autant que politique. Ils ne possédaient pas le mot « tyran ». Mais alors pourquoi y-ont-ils eu recours ? On peut répondre que s’ils ont importé dans leur langue ce mot étranger, « barbare », c’est qu’ils avaient besoin de désigner un phénomène nouveau. » (p.33)
« Il semble avéré que le mot tyran ne provient pas d’une langue indo-européenne, mais que les Grecs l’ont emprunté à un dialecte de l’Anatolie. […] Les étymologies les plus probables nous conduisent sur les côtes de l’Asie Mineure du VIIe siècle av. J.C., en Anatolie occidentale et en Lydie : précisément au roi lydien Gygès, qui « exerça la tyrannie pour la première fois », dit le poète Archiloque (début du VIIe siècle). » (p.33)
« Nous constatons d’abord que l’usurpation n’est pas une caractéristique propre à la tyrannie. Considérons le cas de Gygès. Gygès ([…] 687-648 av. J.C.) appartenait à la famille des Mermnades alors que la dynastie régnante était celle des Héraclides. Il est le favori du roi Sadyatte (alias Candaule), qu’il tue pour s’emparer du pouvoir, et dont il épouse la veuve pour légitimer son autorité. Après quoi il gouverne pendant trente-huit ans, exerçant un pouvoir absolu. C’est ce dernier que les Lydiens ont perçu comme une tyrannie. Le fait que Gygès ait usurpé le trône de Candaule n’a pas été retenu contre lui. Son mariage –facteur décisif- et la consécration suprême de l’oracle de Delphes (Hérodote, I, 13-4) ont légitimé son pouvoir aux yeux des contemporains. C’est donc l’exercice absolu du pouvoir et non l’usurpation qui a déterminé la première appellation de tyran. » (p.34)
« Nombre de magistrats, de polémarques, de nobles et même de rois avaient, à la suite de troubles sociaux, transformé en tyrannie le pouvoir auquel ils avaient eu accès de façon légitime. Voilà des tyrans qui n’avaient pas été des usurpateurs en premier lieu. Nous pouvons dire que l’usurpation n’était pas un caractère distinctif de la tyrannie ancienne. » (p.35)
« Anciennement la signification du terme tyran n’avait pas nécessairement une valeur négative liée à la violence. » (p.35)
« Au point de vue juridique et moral, on pouvait alors désigner comme tyrans des magistrats parfaitement légitimes et légaux, tels les prytanes, magistrats électifs détenteurs de pouvoirs étendus (p. ex., Thrasybule de Milet) et les aisymnètes (p. ex., Pittacos de Mytilène), magistrats hauts placés, élus dans des situations de crise. » (p.36)
« Au début du premier millénaire avant notre ère, l’invasion des Doriens, qui avait depuis un siècle déstabilisé la civilisation mycénienne, allait transformer tous les domaines de la vie sociale du monde grec. L’apparition de la tyrannie va souvent de pair avec l’évolution institutionnelle des cités où l’autorité des rois s’est dégradée face au pouvoir montant des aristocraties foncières qui, à leur tour, vont être confrontées aux marchands et aux entrepreneurs enrichis aspirant à tenir les rênes de la politique. Les tyrannies amenées par de tels troubles sociaux sont de courte durée, et finissent souvent par aboutir, paradoxalement, à des régimes démocratiques. L’histoire des cités grecques, dont la constitution remonte à la fin du IXe siècle, s’achève à l’aube du IIe siècle avec l’ingérence de Rome dans les affaires du monde hellénique, prélude à la conquête. Cette longue histoire se partage conventionnellement en trois périodes : l’époque archaïque (IXe-VIe siècle), l’époque classique (Ve-Ive) et l’époque hellénistique (IIIe-Ier). » (p.37-38)
« Un facteur historique technologique bouleverse soudainement la vie sociale de la Grèce du IXe siècle : l’introduction du fer. Il provoque des changements considérables dans l’agriculture et dans l’art militaire. Des modifications importantes se produisent dans l’armement et dans la tactique : l’infanterie cuirassée des hoplites acquiert un rôle qui finit par prédominer sur celui de la cavalerie, d’origine aristocratique. L’on ne saurait exagérer l’importance historique des hoplites, issus du demos, la force populaire dans les tyrans se prévalent généralement pour s’emparer du pouvoir et en assurer la stabilité. » (p.38)
« C’est le demos qui a tiré, au moins indirectement, avantage de l’instauration de la tyrannie dans presque toutes les cités sauf quelques-unes, dont Syracuse. » (p.41)
« Par ses réformes à l’intérieur et par son habileté de stratège militaire à l’extérieur, Périclès conduit la cité au faîte de sa splendeur. » (p.42)
« L’époque hellénistique est marquée par la conquête macédonienne. Dès la victoire de Philippe II à Chéronée, en 338, la perte de l’autonomie réelle et la soumission plus ou moins dissimulée au conquérant transforment les cités grecques, qui dépendent du bon vouloir du représentant macédonien. De plus, après les victoires d’Alexandre, des richesses imposantes arrivent sur les marchés égéens en provoquant une hausse des prix qui, en exaspérant la crise agraire et économique, plonge dans la misère le peuple des villes et des campagnes. Les revendications populaires portent sur l’abolition des dettes et sur le partage des terres ; deux requêtes formulées déjà lors des troubles socio-économiques du Vie siècle, qui vont constituer la base des mouvements « révolutionnaires » à venir. Tite-Live (XXXII, 38, 9) les appellera « les deux torches des révolutionnaires pour enflammer la plèbe contre les riches ». » (p.46)
« Autre trait, qui se manifeste plutôt à l’époque hellénistique : le tyran porte le diadème royal et exige qu’on lui rende un culte et qu’on lui élève des statues comme à une divinité. » (p.50)
« Zeus est le plus grand des dieux, il est le garant de l’ordre dans l’univers comme dans les sociétés humaines, pour lesquelles il est aussi le gardien du pouvoir royal. […] Il assoit son pouvoir sur ses dons supérieurs d’intelligence et d’astuce (métis). Il dispose de la force brutale (bia) qui est la base de sa souveraineté (kratos). Il impose sa volonté par le tonnerre et la foudre, cadeau des Cyclopes. En fait de justice, on pourrait dire que Zeus s’améliore chemin faisant : d’abord il épouse la déesse Métis (la ruse), en secondes noces il convove avec Thémis (la Loi universelle). […] Zeus demeure un souverain essentiellement bon et juste. » (p.52)
« Thèmis […] incarne l’ordre éternel, la stabilité et la régularité de l’univers. […] Thémis est la déesse de la Loi éternelle. » (p.53)
« Égalité dans la liberté de parole (isegoria). » (p.54)
« Amené par la politique contemporaine à repenser les valeurs civiques, morales et religieuses, Eschyle est prêt à bouleverser l’image du souverain par excellence, Zeus, que toute la tradition remontant à Homère représentait comme l’emblème même de la justice […] Dans son Prométhée Enchaîné, Eschyle peint le dieu des dieux comme un tyran. » (p.57)
« L’éloge des libertés démocratiques, associé à la critique de la tyrannie, se retrouve aussi dans la pensée d’un autre grand historien, Thucydide, le créateur de l’historiographie politique. Il faut cependant nuancer les concepts, notamment en matière de démocratie et de tyrannie, car nous sommes en présence d’un penseur qui a affiné son esprit à l’école des Sophistes et qui a lui-même acquis une expérience de chef militaire. Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, embrassant les années 431 à 411, on découvre un historien qui sait discerner les causes les plus obscures des événements, en même temps qu’il pénètre dans le secret de l’âme humaine. » (p.64-65)
« Aristote [dans son analyse de la tyrannie dans Les Politiques] semble anticiper la méthode de Machiavel […] il nous offre du même coup une clef pour interpréter la philosophie politique de ce dernier. En appliquant à Machiavel une méthode de lecture semblable à celle que nous venons d’utiliser pour Aristote, le machiavélisme pourrait se configurer comme une philosophie morale que son auteur a dissimulée, par un artifice rhétorique, sous le faux-semblant d’une pédagogie à l’intention du tyran le plus pervers. » (p.95)
-Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, PUF, coll. Fondements de la politique, 2001, 1044 pages.