« S’il est un phénomène peu traité par les sciences humaines alors qu’il est omniprésent dans l’histoire, l’imaginaire et l’expérience sociale, c’est bien celui de la trahison. […] Il a fallu attendre ces quinze dernières années pour que des auteurs se saisissent directement de la question. » (p.9)
« [Cette absence tient à ce que] la notion elle-même […] nous inspire en tant que valeur. » (p.9)
« La trahison est l’une des formes possibles de rupture (certainement l’une des plus spectaculaires). » (p.10)
« Rompre est non seulement une action courante dans la vie quotidienne, mais de surcroît cela n’est pas toujours vécu dramatiquement. » (p.11)
« Il nous est à tous arrivé d’être trahi ou de trahir à notre tour, de révéler un secret, d’être infidèle, d’être pris dans des loyautés conflictuelles ou de faire défection. » (p.11-12)
« C’est donc un des paradoxes de ce phénomène d’être à la fois présent à toutes les échelles du social (de la vie quotidienne à l’imaginaire), d’investir ainsi potentiellement toute forme de lien (de l’amitié aux relations internationales), et d’être en même temps relativement absent des discours savants. » (p.12)
« Tout type d’interaction ou de lien ne peut donner lieu à une trahison car celle-ci est rupture d’un lien ou d’une relation basés sur la confiance et la loyauté, ce qui restreint parfois considérablement le champ de la trahison. » (p.12)
« La trahison présente-elle une structure ou une forme invariante, ou n’est-elle qu’une construction soumise aux aléas politiques, culturels, historiques et sociaux ? » (p.13)
« Toute trahison implique le reniement d’un lien au profit d’un autre. » (p.13)
« En dépit de ses diverses manifestations, il apparaît clairement que toute trahison révèle la même configuration sociologique. […] Il faut être trois pour trahir (le traître, le trahi et celui au profit duquel se fait la trahison). Quel que soit son « contenu » ou son objet, la trahison présenterait donc toujours une structure ternaire ou triadique. En ce sens, il n’est peut-être pas abusif de parler de son caractère universel. » (p.14)
« A force de s’être focalisé sur l’aspect dramatique voire pathologique de toute rupture, de nombreux travaux ont fini par perdre de vue la dimension créatrice de la trahison. Or, de ce point de vue, elle est un objet particulièrement intéressant, car elle implique toujours deux moments. Il y a, en effet, le temps du reniement ou de la rupture mais il y a également celui, tout aussi important, de l’alliance ou de l’affiliation. Il y a donc bien une « valeur de lien » dans toute trahison (ce qui d’ailleurs la rapproche du don). Si la trahison introduit ainsi de la discontinuité, et donc de l’histoire, elle peut être un geste fondateur et instituant : pensons par exemple aux cas des dissidences politiques ou religieuses. » (p.15)
« Il est ainsi difficile, par exemple, de parler de trahison lorsque l’on accepte une promotion dans une entreprise ou que l’on choisit « une grande surface » au détriment d’une autre pour faire ses courses. Dans un univers qui serait entièrement marchand ou soumis au seul intérêt économique, il n’y aurait pas de place pour la trahison. » (p.15)
« Les premières traces de références explicites à la notion de trahison sont sans conteste proche-orientales : elles remonteraient au XIIe voire au XIIIe siècle avant J.- C. » (p.17)
« La trahison suppose donc une différenciation initiale entre « Nous » et un « Eux » ainsi qu’un « mouvement » -au sens large » de l’intérieur vers l’extérieur (l’acte de trahison). » (p.46)
« Sans opposition dedans/dehors, pas de secret. Mais l’inverse est également vrai : sans secret, pas d’opposition dedans/dehors. Le secret -ce qui a été mis à l’écart- génère ainsi un espace de transparence relatif à l’intérieur de l’ensemble qui le partage et une zone d’exclusion à l’extérieur de celui-ci. Bref, le secret implique une tension entre le « Nous » et son environnement. Comme l’a montré Simmel, chaque forme relationnelle peut se caractériser par des degrés légitimes d’ouverture et de fermeture : les exigences en la matière ne seront donc pas les mêmes s’il s’agit d’une relation amicale, d’une relation amoureuse ou d’une relation basée sur le pouvoir. » (p.47)
« Stigmatisé comme traître de par son acte, le transgresseur est donc perçu par les autres membres du « Nous » comme ayant franchi la limite, la frontière qui les sépare de l’extérieur. » (p.49)
« La trahison se traduit en effet souvent par l’exclusion, la réclusion voire la mise à mort du traître. » (p.49)
« L’appartenance est donc une condition nécessaire, mais pas suffisante, de la trahison. » (p.50)
« Au contraire, « Tout groupe comportant plusieurs membres peut être immortel dans son principe » [Simmel]. La trahison a donc une conséquence plus tragique dans le cas des dyades, d’autant qu’elles mettent le plus souvent en jeu des relations horizontales, non hiérarchiques et librement consenties. » (p.50-51)
« Lorsqu’on évoque l’idée de trahison, c’est à un autre type de mensonge que nous pensons : celui-ci porte sur la dissimulation de l’acte dont la découverte serait immédiatement prise pour une transgression, une violation de la confiance et de la loyauté (infidélité, transmission d’une information, conversion). » (p.53)
« Certaines trahisons se produisent au grand jour (désertions militaires, défections politiques, collaboration avec l’ennemi), d’autres se font spontanément sans préméditation (il n’y a donc rien à cacher avant l’acte de trahison : conversions, ruptures amoureuses), d’autres (plus rares) sont involontaires (transmission d’une information sensible à quelqu’un qui se révèle être un espion par exemple, ou non conscience du caractère secret d’une information que l’on transmet). […] Cela dit, trahison et mensonges sont bien associés dans de nombreux cas, à tel point que certains chercheurs considèrent ces derniers comme la forme « canonique » de la trahison. » (p.54)
« La récurrence de comportements basés sur la dissimulation et le mensonge dans certaines trahisons nous montre au moins une chose : le traître sait ce qu’il fait, au sens où il sait quelles sont les frontières symboliques du groupe et les pratiques qui seraient immédiatement considérées comme des transgressions. La dissimulation est finalement une preuve de sa parfaite socialisation. Il ne pourrait agir de la sorte sans s’appuyer sur un stock commun de connaissances partagées. » (p.54)
« Le mensonge est donc aussi rupture : il rompt la norme de sincérité qui prévaut entre les acteurs sociaux. » (p.55)
« La trahison nécessite toujours un point d’appui. Même lorsque A paraît trahir B pour son propre profit, « C’est toujours par rapport à un C quelconque qu’il intentionne son acte : où C peut être une personne, une idéologie, l’histoire, un objet, un autre groupe », précise Pozzi. » (p.56)
« [Au XIXème siècle] Du côté des « couches populaires », l’infidélité était la règle : on se mariait peu et les ménages à trois étaient chose fréquente. L’idée de trahison n’était pas plus de mise que dans la bourgeoisie. » (p.59)
« Tout conflit implique une polarisation de la relation « Nous » / « Eux » qui se transforme en relation de type « ami » / « ennemi ». […] Dans ces situations, l’exigence de loyauté est à son comble et ne souffre aucune exception ; toute prise de distance avec le « Nous » est ainsi susceptible d’être qualifiée de trahison et de connivence avec l’ennemi. […]
Un contexte polémogène accroît la sensibilité des groupes aux transgressions ainsi que les fantasmes de transgressions. » (p.60)
« Akerström a construit une typologie des trahisons impliquant une révélation ; en fonction du soutien reçu et des rapports de force, le traître sera « martyr » (pas de soutien, sanction), ou deviendra « héros » (soutien, qu’il y ait ou pas sanction). » (p.65)
« Lorsqu’un ensemble est ébranlé par des dissensions, la figure du traître et la trahison peuvent aussi être utilisées par certains membres du « Nous » pour expurger l’étrangeté et la différence, occulter les discordes, et surtout resserrer les liens du groupe autour de l’idéal commun. […]
L’invention du traître est « garante d’unité » car elle comporte un formidable pouvoir d’occultation. L’enjeu du conflit, sa pertinence et le débat auquel il aurait pu donner lieu n’ont plus de raison d’être, car en somme « Il [n’y] avait seulement [que] des traîtres mus par quelques intérêts sordides et créateurs de dissensions sans fondements ». Il s’agit bien de faire diversion et d’éviter toute remise en cause plus sérieuse. » (p.65-66)
« Le label « trahison » est universellement invoqué dès qu’il y a rupture d’un lien basé sur la confiance et la loyauté, et cela même si le contenu de ces violations est bien relatif à un contexte et peut donc varier. » (p.70)
« [La] puissance d’effroi de la trahison provoque ainsi douleur, souffrance, tristesse, désarroi, stupéfaction ; les témoignages concordent et montrent que l’on ne sort pas indemne d’une telle expérience. […] Quelque chose s’effondre, des repères s’évanouissent, des routines deviennent inopérante […] D’autant que le sens même de la trahison est alors hors d’atteinte [et parfois même définitivement inintelligible]. » (p.72)
« [La trahison] porte atteinte aux processus de régulation et de conservation du groupe. » (p.73)
« Lorsque les membres du « Nous » ne sont pas surpris par une trahison c’est bien qu’ils ont commencé d’une manière ou d’une autre à douter de l’appartenance effective du traître ; des actions préalables, des signes, leur ont fait penser qu’il est plus vraiment un membre du groupe. Son « éloignement », sa prise de distance -surtout s’ils sont progressifs- ne seront d’ailleurs pas considérés ou qualifiés de trahison. Autrement dit, la trahison ne peut être que de l’ordre de la surprise, elle est l’équivalent civil de l’embuscade, une forme sociale de guet-apens. » (p.73)
« S’avouer trahi c’est dire aux yeux de tous que l’on a manqué de prudence ou de lucidité, que l’on a mal placé sa confiance. […] A l’instar du traître, le trahi peut donc aussi connaître les affres d’une certaine réprobation sociale (pensons ici à la figure du « cocu » et à son traitement. » (p.74)
« Durant la guerre de 14-18, le nom des déserteurs était affiché dans leur village d’origine. » (p.80)
« La trahison suit le traître comme son ombre et là réside sa peine. La peur du stigmate et de ce qu’il implique peut donc être tout à fait dissuasive. » (p.81)
« Qu’il s’agisse de bannissement, d’exil, de mise à mort ou d’enfermement, la sanction consiste très souvent à redoubler sur le plan symbolique la rupture dont le traître s’est rendu coupable. […] Par l’exclusion et l’isolement du traître, l’ensemble qui s’est senti trahi « reprend la main » et réaffirme son pouvoir sur celui-ci. » (p.81)
« Les Allemands ayant comploté contre Hitler étaient aussi des traîtres. » (p.98)
« La trahison n’est jamais le fruit d’une motivation unique et univoque […]
Les Cambridge Five -dénommés ainsi en raison de leur qualité commune d’anciens élèves de l’université- furent recrutés dans les années trente par les services de renseignement soviétiques. Ils constituèrent l’un des plus célèbres réseaux d’espionnage au profit de ce pays. Si leurs motivations étaient alors essentiellement d’ordre politique et idéologique, elles comportaient aussi une dimension sociale et symbolique : via cet engagement, il s’agissait également de prendre le contre-pied des valeurs et du mode de vie de l’aristocratie anglaise dont ils faisaient pour la plupart partie. » (pp.98-98)
« Les représentations dominantes ont souvent fait du traître un pervers, au sens où il prendrait un certain plaisir à trahir, à blesser ses victimes, à trahir leur confiance. Si ce trait existe bel et bien dans certains cas, il n’est pas pour autant généralisable à toutes les trahisons. […]
L’idée qu’un traître ne puisse être autre chose qu’un être mauvais, déloyal en toutes circonstances, n’est pas nouvelle, elle s’inscrit plutôt dans le droit fil des représentations de Judas dont la biographie fut remaniée au Moyen Age afin de mieux cadrer avec son stéréotype. Certes démarche revient à oublier un peu vite que certains traîtres furent tout de même dévoués à leurs causes, et cela parfois au péril de leur vie. » (p.103)
« [Le traître] peut toujours tenter de faire passer cette action pour autre chose qu’une trahison ou tenter de la justifier par bonnes raisons mais il sait dans la plupart des cas -car il a partagé et partage les normes du groupe en matière de pratique du lien, ainsi que les mêmes attentes et identifications- que celle-ci sera perçue comme une faute à l’égard de l’ensemble. Il lui est donc extrêmement difficile d’éviter une certaine culpabilité. » (p.108)
« La justification de la trahison f[ait] partie intégrante de l’expérience du traître. » (p.109)
« [Pavel Morozov] -encore enfant- dénonça ses parents à la police de Staline parce qu’ils cachaient du blé réquisitionné. Les membres de sa famille qui ne furent pas arrêtés se vengèrent en l’égorgeant. Pavel Morozov devint alors aux yeux du régime stalinien un martyr de la cause soviétique et un symbole du dévouement absolu de la jeunesse à la patrie. » (p.113)
« Si le traître en tant qu’individu peut être respecté et/ou considéré comme une personne respectable, le traître comme type ou comme catégorie générale reste une figure méprisable. » (p.120)
« La trahison n’est pas un simple abandon : c’est une affiliation suivie d’une rupture, ou plus exactement c’est une rupture et une affiliation. » (p.125)
« Dans cette perspective [créatrice], le traître ne peut plus être considéré comme un simple « déviant ». Le « déviant », au sens de Moscovici, se définit toujours par rapport à un groupe de référence. Il se met à l’écart de celui-ci, transgresse ses frontières morales, mais reste prisonnier des représentations du collectif dont il adopte l’essentiel des cadres de pensée. » (p.126)
« Outsider, créateur, expérimentateur, passeur, les figures ne manquent pas pour évoquer la part instituante de toute trahison. » (p.126)
« L’abondance des traîtres à la Renaissance a […] amené Burckhardt a considéré cette figure comme un des éléments symptomatiques du développement de l’individualisme moderne. » (p.128)
« Le lanceur d’alerte est certainement aujourd’hui l’une des incarnations majeures du traître. » (p.196)
-Sébastien Schehr, Traîtres et trahisons, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Berg International éditeurs, 2008, 218 pages.
Le colloque de Bouloque n’est pas cité.
Remarque p.15 excessive car lien contractuel (clause de confidentialité). Distinguer l’accusation de trahison de l’acte de trahison.
M. Akerström, Betrayal and Betrayers: The Sociology of Treachery, New Brunswick, Translation Publishers, 1991 ; N. Ben-Yehuda, Betrayal and Treason. Violations of Trust and Loyalty, Cambridge USA, Westview Press, 2001.
F. Routier, L’Espionnage et la trahison en temps de paix et en temps de guerre, Paris, Lavauzelle, 1913.
P. Cahart, Le Concept de trahison dans les débats politiques français contemporains, Paris, IEP, 1961.
M. Boveri, La Trahison au XXe siècle, Paris, Gallimard, 1971.
H. M. Enzensberger, « Contribution à la théorie de la trahison », in Politique et crime, Paris, Gallimard, 1967.
L. Fontany, Trahison et héroïsation au théatre, thèse de doctorat, Université de Grenoble III, 1997 ; C. Lisak, La Trahison dans les deux tétralogies de Shakespeare, Universit Paris VII, thèse de doctorat, 1999.
A. Crépin, « Le concept de trahison dans l’Angleterre du haut Moyen Age », dans « Félonies, trahison, reniements au Moyen Age », Les Cahiers du CRISIMA, n°3, Actes du 3ème Colloque International de Montpellier, 24-26 novembre, Université Paul Valéry, 1997 ; ainsi que J.-P. Perrot, « La trahison et son imaginaire : le cas de Judas », et J. Scheidegger, « Traître ou sauveur ? Judas dans les traditions chrétiennes et juives du Moyen Age » (ibidem).
F. S. Lear, Treason and Related Offenses in Roman and German Law, Houston, University of Texas Press, 1965.
K. Cunningham, Imaginary Betrayals : Subjectivity and the Discourses of Treason in Early Modern England, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002 ; S. H. Cuttler, The Law of Treason and Treason Trials in later Medieval France, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
Elle n’a pas toujours connoté négativement, il y a de rarissime exception.
Le traître n’est pas toujours un opportuniste, il y a des traîtres qui sont fidèles à des convictions, et même intransigeants en la matière.
Écrire un « Penser la trahison ». Et un « Pourquoi nationalisme et libéralisme sont-ils contradictoires ? »
« [Cette absence tient à ce que] la notion elle-même […] nous inspire en tant que valeur. » (p.9)
« La trahison est l’une des formes possibles de rupture (certainement l’une des plus spectaculaires). » (p.10)
« Rompre est non seulement une action courante dans la vie quotidienne, mais de surcroît cela n’est pas toujours vécu dramatiquement. » (p.11)
« Il nous est à tous arrivé d’être trahi ou de trahir à notre tour, de révéler un secret, d’être infidèle, d’être pris dans des loyautés conflictuelles ou de faire défection. » (p.11-12)
« C’est donc un des paradoxes de ce phénomène d’être à la fois présent à toutes les échelles du social (de la vie quotidienne à l’imaginaire), d’investir ainsi potentiellement toute forme de lien (de l’amitié aux relations internationales), et d’être en même temps relativement absent des discours savants. » (p.12)
« Tout type d’interaction ou de lien ne peut donner lieu à une trahison car celle-ci est rupture d’un lien ou d’une relation basés sur la confiance et la loyauté, ce qui restreint parfois considérablement le champ de la trahison. » (p.12)
« La trahison présente-elle une structure ou une forme invariante, ou n’est-elle qu’une construction soumise aux aléas politiques, culturels, historiques et sociaux ? » (p.13)
« Toute trahison implique le reniement d’un lien au profit d’un autre. » (p.13)
« En dépit de ses diverses manifestations, il apparaît clairement que toute trahison révèle la même configuration sociologique. […] Il faut être trois pour trahir (le traître, le trahi et celui au profit duquel se fait la trahison). Quel que soit son « contenu » ou son objet, la trahison présenterait donc toujours une structure ternaire ou triadique. En ce sens, il n’est peut-être pas abusif de parler de son caractère universel. » (p.14)
« A force de s’être focalisé sur l’aspect dramatique voire pathologique de toute rupture, de nombreux travaux ont fini par perdre de vue la dimension créatrice de la trahison. Or, de ce point de vue, elle est un objet particulièrement intéressant, car elle implique toujours deux moments. Il y a, en effet, le temps du reniement ou de la rupture mais il y a également celui, tout aussi important, de l’alliance ou de l’affiliation. Il y a donc bien une « valeur de lien » dans toute trahison (ce qui d’ailleurs la rapproche du don). Si la trahison introduit ainsi de la discontinuité, et donc de l’histoire, elle peut être un geste fondateur et instituant : pensons par exemple aux cas des dissidences politiques ou religieuses. » (p.15)
« Il est ainsi difficile, par exemple, de parler de trahison lorsque l’on accepte une promotion dans une entreprise ou que l’on choisit « une grande surface » au détriment d’une autre pour faire ses courses. Dans un univers qui serait entièrement marchand ou soumis au seul intérêt économique, il n’y aurait pas de place pour la trahison. » (p.15)
« Les premières traces de références explicites à la notion de trahison sont sans conteste proche-orientales : elles remonteraient au XIIe voire au XIIIe siècle avant J.- C. » (p.17)
« La trahison suppose donc une différenciation initiale entre « Nous » et un « Eux » ainsi qu’un « mouvement » -au sens large » de l’intérieur vers l’extérieur (l’acte de trahison). » (p.46)
« Sans opposition dedans/dehors, pas de secret. Mais l’inverse est également vrai : sans secret, pas d’opposition dedans/dehors. Le secret -ce qui a été mis à l’écart- génère ainsi un espace de transparence relatif à l’intérieur de l’ensemble qui le partage et une zone d’exclusion à l’extérieur de celui-ci. Bref, le secret implique une tension entre le « Nous » et son environnement. Comme l’a montré Simmel, chaque forme relationnelle peut se caractériser par des degrés légitimes d’ouverture et de fermeture : les exigences en la matière ne seront donc pas les mêmes s’il s’agit d’une relation amicale, d’une relation amoureuse ou d’une relation basée sur le pouvoir. » (p.47)
« Stigmatisé comme traître de par son acte, le transgresseur est donc perçu par les autres membres du « Nous » comme ayant franchi la limite, la frontière qui les sépare de l’extérieur. » (p.49)
« La trahison se traduit en effet souvent par l’exclusion, la réclusion voire la mise à mort du traître. » (p.49)
« L’appartenance est donc une condition nécessaire, mais pas suffisante, de la trahison. » (p.50)
« Au contraire, « Tout groupe comportant plusieurs membres peut être immortel dans son principe » [Simmel]. La trahison a donc une conséquence plus tragique dans le cas des dyades, d’autant qu’elles mettent le plus souvent en jeu des relations horizontales, non hiérarchiques et librement consenties. » (p.50-51)
« Lorsqu’on évoque l’idée de trahison, c’est à un autre type de mensonge que nous pensons : celui-ci porte sur la dissimulation de l’acte dont la découverte serait immédiatement prise pour une transgression, une violation de la confiance et de la loyauté (infidélité, transmission d’une information, conversion). » (p.53)
« Certaines trahisons se produisent au grand jour (désertions militaires, défections politiques, collaboration avec l’ennemi), d’autres se font spontanément sans préméditation (il n’y a donc rien à cacher avant l’acte de trahison : conversions, ruptures amoureuses), d’autres (plus rares) sont involontaires (transmission d’une information sensible à quelqu’un qui se révèle être un espion par exemple, ou non conscience du caractère secret d’une information que l’on transmet). […] Cela dit, trahison et mensonges sont bien associés dans de nombreux cas, à tel point que certains chercheurs considèrent ces derniers comme la forme « canonique » de la trahison. » (p.54)
« La récurrence de comportements basés sur la dissimulation et le mensonge dans certaines trahisons nous montre au moins une chose : le traître sait ce qu’il fait, au sens où il sait quelles sont les frontières symboliques du groupe et les pratiques qui seraient immédiatement considérées comme des transgressions. La dissimulation est finalement une preuve de sa parfaite socialisation. Il ne pourrait agir de la sorte sans s’appuyer sur un stock commun de connaissances partagées. » (p.54)
« Le mensonge est donc aussi rupture : il rompt la norme de sincérité qui prévaut entre les acteurs sociaux. » (p.55)
« La trahison nécessite toujours un point d’appui. Même lorsque A paraît trahir B pour son propre profit, « C’est toujours par rapport à un C quelconque qu’il intentionne son acte : où C peut être une personne, une idéologie, l’histoire, un objet, un autre groupe », précise Pozzi. » (p.56)
« [Au XIXème siècle] Du côté des « couches populaires », l’infidélité était la règle : on se mariait peu et les ménages à trois étaient chose fréquente. L’idée de trahison n’était pas plus de mise que dans la bourgeoisie. » (p.59)
« Tout conflit implique une polarisation de la relation « Nous » / « Eux » qui se transforme en relation de type « ami » / « ennemi ». […] Dans ces situations, l’exigence de loyauté est à son comble et ne souffre aucune exception ; toute prise de distance avec le « Nous » est ainsi susceptible d’être qualifiée de trahison et de connivence avec l’ennemi. […]
Un contexte polémogène accroît la sensibilité des groupes aux transgressions ainsi que les fantasmes de transgressions. » (p.60)
« Akerström a construit une typologie des trahisons impliquant une révélation ; en fonction du soutien reçu et des rapports de force, le traître sera « martyr » (pas de soutien, sanction), ou deviendra « héros » (soutien, qu’il y ait ou pas sanction). » (p.65)
« Lorsqu’un ensemble est ébranlé par des dissensions, la figure du traître et la trahison peuvent aussi être utilisées par certains membres du « Nous » pour expurger l’étrangeté et la différence, occulter les discordes, et surtout resserrer les liens du groupe autour de l’idéal commun. […]
L’invention du traître est « garante d’unité » car elle comporte un formidable pouvoir d’occultation. L’enjeu du conflit, sa pertinence et le débat auquel il aurait pu donner lieu n’ont plus de raison d’être, car en somme « Il [n’y] avait seulement [que] des traîtres mus par quelques intérêts sordides et créateurs de dissensions sans fondements ». Il s’agit bien de faire diversion et d’éviter toute remise en cause plus sérieuse. » (p.65-66)
« Le label « trahison » est universellement invoqué dès qu’il y a rupture d’un lien basé sur la confiance et la loyauté, et cela même si le contenu de ces violations est bien relatif à un contexte et peut donc varier. » (p.70)
« [La] puissance d’effroi de la trahison provoque ainsi douleur, souffrance, tristesse, désarroi, stupéfaction ; les témoignages concordent et montrent que l’on ne sort pas indemne d’une telle expérience. […] Quelque chose s’effondre, des repères s’évanouissent, des routines deviennent inopérante […] D’autant que le sens même de la trahison est alors hors d’atteinte [et parfois même définitivement inintelligible]. » (p.72)
« [La trahison] porte atteinte aux processus de régulation et de conservation du groupe. » (p.73)
« Lorsque les membres du « Nous » ne sont pas surpris par une trahison c’est bien qu’ils ont commencé d’une manière ou d’une autre à douter de l’appartenance effective du traître ; des actions préalables, des signes, leur ont fait penser qu’il est plus vraiment un membre du groupe. Son « éloignement », sa prise de distance -surtout s’ils sont progressifs- ne seront d’ailleurs pas considérés ou qualifiés de trahison. Autrement dit, la trahison ne peut être que de l’ordre de la surprise, elle est l’équivalent civil de l’embuscade, une forme sociale de guet-apens. » (p.73)
« S’avouer trahi c’est dire aux yeux de tous que l’on a manqué de prudence ou de lucidité, que l’on a mal placé sa confiance. […] A l’instar du traître, le trahi peut donc aussi connaître les affres d’une certaine réprobation sociale (pensons ici à la figure du « cocu » et à son traitement. » (p.74)
« Durant la guerre de 14-18, le nom des déserteurs était affiché dans leur village d’origine. » (p.80)
« La trahison suit le traître comme son ombre et là réside sa peine. La peur du stigmate et de ce qu’il implique peut donc être tout à fait dissuasive. » (p.81)
« Qu’il s’agisse de bannissement, d’exil, de mise à mort ou d’enfermement, la sanction consiste très souvent à redoubler sur le plan symbolique la rupture dont le traître s’est rendu coupable. […] Par l’exclusion et l’isolement du traître, l’ensemble qui s’est senti trahi « reprend la main » et réaffirme son pouvoir sur celui-ci. » (p.81)
« Les Allemands ayant comploté contre Hitler étaient aussi des traîtres. » (p.98)
« La trahison n’est jamais le fruit d’une motivation unique et univoque […]
Les Cambridge Five -dénommés ainsi en raison de leur qualité commune d’anciens élèves de l’université- furent recrutés dans les années trente par les services de renseignement soviétiques. Ils constituèrent l’un des plus célèbres réseaux d’espionnage au profit de ce pays. Si leurs motivations étaient alors essentiellement d’ordre politique et idéologique, elles comportaient aussi une dimension sociale et symbolique : via cet engagement, il s’agissait également de prendre le contre-pied des valeurs et du mode de vie de l’aristocratie anglaise dont ils faisaient pour la plupart partie. » (pp.98-98)
« Les représentations dominantes ont souvent fait du traître un pervers, au sens où il prendrait un certain plaisir à trahir, à blesser ses victimes, à trahir leur confiance. Si ce trait existe bel et bien dans certains cas, il n’est pas pour autant généralisable à toutes les trahisons. […]
L’idée qu’un traître ne puisse être autre chose qu’un être mauvais, déloyal en toutes circonstances, n’est pas nouvelle, elle s’inscrit plutôt dans le droit fil des représentations de Judas dont la biographie fut remaniée au Moyen Age afin de mieux cadrer avec son stéréotype. Certes démarche revient à oublier un peu vite que certains traîtres furent tout de même dévoués à leurs causes, et cela parfois au péril de leur vie. » (p.103)
« [Le traître] peut toujours tenter de faire passer cette action pour autre chose qu’une trahison ou tenter de la justifier par bonnes raisons mais il sait dans la plupart des cas -car il a partagé et partage les normes du groupe en matière de pratique du lien, ainsi que les mêmes attentes et identifications- que celle-ci sera perçue comme une faute à l’égard de l’ensemble. Il lui est donc extrêmement difficile d’éviter une certaine culpabilité. » (p.108)
« La justification de la trahison f[ait] partie intégrante de l’expérience du traître. » (p.109)
« [Pavel Morozov] -encore enfant- dénonça ses parents à la police de Staline parce qu’ils cachaient du blé réquisitionné. Les membres de sa famille qui ne furent pas arrêtés se vengèrent en l’égorgeant. Pavel Morozov devint alors aux yeux du régime stalinien un martyr de la cause soviétique et un symbole du dévouement absolu de la jeunesse à la patrie. » (p.113)
« Si le traître en tant qu’individu peut être respecté et/ou considéré comme une personne respectable, le traître comme type ou comme catégorie générale reste une figure méprisable. » (p.120)
« La trahison n’est pas un simple abandon : c’est une affiliation suivie d’une rupture, ou plus exactement c’est une rupture et une affiliation. » (p.125)
« Dans cette perspective [créatrice], le traître ne peut plus être considéré comme un simple « déviant ». Le « déviant », au sens de Moscovici, se définit toujours par rapport à un groupe de référence. Il se met à l’écart de celui-ci, transgresse ses frontières morales, mais reste prisonnier des représentations du collectif dont il adopte l’essentiel des cadres de pensée. » (p.126)
« Outsider, créateur, expérimentateur, passeur, les figures ne manquent pas pour évoquer la part instituante de toute trahison. » (p.126)
« L’abondance des traîtres à la Renaissance a […] amené Burckhardt a considéré cette figure comme un des éléments symptomatiques du développement de l’individualisme moderne. » (p.128)
« Le lanceur d’alerte est certainement aujourd’hui l’une des incarnations majeures du traître. » (p.196)
-Sébastien Schehr, Traîtres et trahisons, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Berg International éditeurs, 2008, 218 pages.
Le colloque de Bouloque n’est pas cité.
Remarque p.15 excessive car lien contractuel (clause de confidentialité). Distinguer l’accusation de trahison de l’acte de trahison.
M. Akerström, Betrayal and Betrayers: The Sociology of Treachery, New Brunswick, Translation Publishers, 1991 ; N. Ben-Yehuda, Betrayal and Treason. Violations of Trust and Loyalty, Cambridge USA, Westview Press, 2001.
F. Routier, L’Espionnage et la trahison en temps de paix et en temps de guerre, Paris, Lavauzelle, 1913.
P. Cahart, Le Concept de trahison dans les débats politiques français contemporains, Paris, IEP, 1961.
M. Boveri, La Trahison au XXe siècle, Paris, Gallimard, 1971.
H. M. Enzensberger, « Contribution à la théorie de la trahison », in Politique et crime, Paris, Gallimard, 1967.
L. Fontany, Trahison et héroïsation au théatre, thèse de doctorat, Université de Grenoble III, 1997 ; C. Lisak, La Trahison dans les deux tétralogies de Shakespeare, Universit Paris VII, thèse de doctorat, 1999.
A. Crépin, « Le concept de trahison dans l’Angleterre du haut Moyen Age », dans « Félonies, trahison, reniements au Moyen Age », Les Cahiers du CRISIMA, n°3, Actes du 3ème Colloque International de Montpellier, 24-26 novembre, Université Paul Valéry, 1997 ; ainsi que J.-P. Perrot, « La trahison et son imaginaire : le cas de Judas », et J. Scheidegger, « Traître ou sauveur ? Judas dans les traditions chrétiennes et juives du Moyen Age » (ibidem).
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Elle n’a pas toujours connoté négativement, il y a de rarissime exception.
Le traître n’est pas toujours un opportuniste, il y a des traîtres qui sont fidèles à des convictions, et même intransigeants en la matière.
Écrire un « Penser la trahison ». Et un « Pourquoi nationalisme et libéralisme sont-ils contradictoires ? »