"Nous avons insisté sur les deux types types que la France a connus: le nationalisme ouvert, issu de la philosophie optimiste des Lumières et des souvenirs de la Révolution (celui de Michelet, mais aussi celui du général de Gaulle), et le nationalisme fermé, fondé sur une vision pessimiste de l'évolution historique, l'idée prévalente de la décadence et l'obsession de protéger, fortifier, immuniser l'identité collective contre tous les agents de corruption, vrais ou supposés, la menaçant." (p.7)
"Ce mot: nationaliste, que l'on trouve sous la plume d'un écrivain qualifié lui-même, une dizaine d'années plus tard, de "nationaliste", est d'usage récent. Les dictionnaires donnent l'année 1798 comme date de son apparition, mais tout au long du XIXe siècle, il n'est qu'un mot savant et oublié, que Littré ignore dans son dictionnaire élaboré sous le Second Empire. C'est dans les dix dernières années du siècle que cet adjectif -et le substantif qui lui est lié- va servir à désigner une tendance politique que l'on classe nettement à droite, et même à l'extrême droite. [...]
Au demeurant, dans notre langage, les mots "nationalisme" et "nationaliste" sont ambivalents. Le même terme, en effet, sert à caractériser deux mouvements historiques, tantôt successifs, tantôt simultanés. D'abord, le nationalisme des peuples qui aspirent à la création d'un Etat-nation souverain -c'est ce qu'on appelle aussi parfois le mouvement nationalitaire, dont l'aboutissement en Europe a correspondu aux traités qui concluent la Première Guerre mondiale et achèvent la destruction des grands empires ; au XXe siècle, ce mouvement nationalitaire, qu'on appellera désormais nationaliste, est principalement le fait des peuples colonisés: l'accès à l'indépendance des Etats du "tiers monde" en a été le résultat. Cependant, le même mot nationalisme est pratiqué, depuis l'affaire Dreyfus surtout, pour étiqueter les diverses doctrines qui, dans un Etat constitué, subordonnent tout aux intérêts exclusifs de la nation, de l'Etat-nation, à sa force, à sa puissance, à sa grandeur.
En principe, la France n'a pas connaître que ce nationalisme du second type, puisque, depuis longtemps, son unité et sa souveraineté étaient acquises. [...]
Ainsi, avant la lettre, la France a connu un nationalisme, un nationalisme de gauche, républicain, fondé sur la souveraineté populaire, et appelant les nations asservies à se délivrer de leurs chaînes. Ce nationalisme a sa propre histoire. Mais, entre ce nationalisme des "patriotes" et le nationalisme des "nationalistes" (ceux qui assumèrent le mot, Barrès, Déroulède, Maurras, et tant d'autres), il serait erroné d'imaginer une cloison étanche qui les isolerait l'un de l'autre. Entre ces deux mouvements, on observe des passages, des convergences, voire des compromis." (p.11-13)
"Le nationalisme républicain, dès les origines, déclarait la paix au monde, mais se tenait prêt à affronter les tyrans, les armes à la main. L'amour révolutionnaire du genre humain ne se confondait nullement avec le pacifisme: la patrie en danger, la levée en masse, les soldats de l'An II (chantés par Victor Hugo), les paroles mêmes de La Marseillaise, autant de souvenirs et de mots martiaux qui s'attachent à la mémoire révolutionnaire, et qui se nourrissent aussi bien de l'imagination populaire que des doctrines de la gauche française.
La Commune de Paris, qui se dresse en mars 1871 contre le gouvernement des "ruraux", a été largement due à la frustration patriotique éprouvée par les républicains et les révolutionnaires de la capitale, pendant et à l'issue du siège de Paris. C'était alors l'extrême gauche -jacobine, blanquiste, voire socialiste- qui faisait montre de "nationalisme", contre un gouvernement réputé avoir failli à sa mission de défense nationale." (p.14-15)
"[L’œuvre scolaire de la IIIème Républicaine] assurera une véritable pédagogie nationaliste: l'histoire, la géographie, la morale et l'instruction civique, les leçons de choses, tout doit contribuer à tremper l'âme nationale ; entretenir le souvenir des provinces perdues, développer l'usage de la langue française au détriment des "dialectes" et "patois" (œuvre reprise de la Révolution et de l'abbé Grégoire), animer le culte des héros nationaux..." (p.16)
"Moment de rupture: le boulangisme annonçait un nouveau nationalisme, celui-là d'opposition et de droite." (p.16)
"Après 1889, l'espoir des restaurations s'est effondré ; en 1892, le pape conseille aux catholique de se rallier à la République." (p.18)
"[Le] nationalisme antidreyfusard regroupe, en effet, sans les confondre complètement, ceux qui viennent de la Révolution et ceux qui viennent de la contre-Révolution." (p.18)
"Paul Déroulède, le 23 février 1899, à l’occasion des funérailles du président Félix Faure, avait tenté d'entraîner le général Roger à marcher sur l'Élysée. Malgré son acquittement par le jury de la Seine, Déroulède, de nouveau arrêté, est condamné par la Haute Cour à dix ans de bannissement." (note 2 p.18)
"L'antisémitisme baigne l'ensemble du mouvement nationaliste. [...] Substitut de l'ennemi extérieur, le Juif est appelé par la mythologie des antisémites à figurer, à l'intérieur, l'ennemi nécessaire contre lequel il devient plus facile d'assurer la cohésion nationale." (p.19)
"C'est le reproche qu'on peut adresser au livre de Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le Nationalisme français [...] avoir trop systématisé une pensée qui ne l'était pas." (p.20)
"Il est convenu d'opposer le syncrétisme de Barrès (qui intègre notamment dans sa vision nationale la Révolution de 1789) au monarchisme sectaire de Maurras. Pourtant, le nationalisme de Barrès est, dans son fondement, aux antipodes du nationalisme républicain. Celui-ci s'appuie sur l'idée d'une nation conçue comme le produit d'une volonté générale. Celui-là, sur un non-vouloir catégorie: "le nationalisme, écrit Barrès, c'est l'acceptation d'un déterminisme". Paradoxe: Barrès et tant d'autres nationalistes conservateurs, trempés d'antigermanisme, récusent la définition française de la nation, au profit de l'allemande, dans laquelle l'inconscient submerge la volonté ou le consentement." (p.20)
"La pensée maurrassienne qui s'élabore au cours de l'affaire Dreyfus et dans les années suivantes marque une coupure dans l'histoire du nationalisme. En un sens, cette pensée en est un achèvement: par la force de ses constructions logiques autant par l'efficacité de ses démolitions, Maurras dote le nationalisme d'une rigueur théorique sans précédent. Qui plus est, faisant école, Maurras met en place un remarquable dispositif pédagogique et politique, de longue portée [...] Bref, un foyer rayonnant sur plusieurs générations successives." (p.21)
"Le nationalisme conservateur, invariablement pessimiste, joue dans une chapelle ardente aux dimensions hexagonales le grand air de la décadence. La France est menacée de mort, minée de l'intérieur, à la fois par ses institutions parlementaires, par les bouleversements économiques et sociaux (où l'on dénonce toujours "la main du Juif"), la dégradation de l'ancienne société, la ruine de la famille, la déchristianisation... Toutes tendances confondues, ce nationalisme mortuaire en appelle à une résurrection: restauration de l'autorité étatique, renforcement de l'Armée, protection des anciennes mœurs, dissolution des facteurs de division... [...] A côté des crispations d'une France vaincue -celle qui, au fond, n'a jamais accepté le régime républicain issu de la Révolution-, on ne doit pas oublier les colères d'une France déçue -celle d'un peuple qui prête d'autant plus l'oreille à ses nouveaux tribuns qu'il n'a rien reçu de cette République, trop bourgeoise, dans laquelle il avait placé tant d'espérance. C'est la conjonction de la France vaincue et de la France déçue qui donne son sens au propos de Péguy que nous rappelions plus haut: oui, le nationalisme était devenu un mouvement profond, un mouvement de masse." (p.22)
"L'opposition des deux nationalismes, celui de droite et celui de gauche, devait s'affaiblir à partir du moment où le Reich de Guillaume II, menant une agressive Weltpolitik, prend, en 1905, la figure d'un danger, non plus théorique, mais concret, immédiat, et mortel, lors du voyage du Kaiser à Tanger. Cette année-là, le nationalisme français entre dans une nouvelle phase: celle d'une convergence entre républicains et conservateurs, qui s'achève en "Union sacrée", en août 1914. Autant le nationalisme des premières années du siècle est obnubilé par les affaires intérieures, autant les relations internationales deviennent, à partir de 1905, et progressivement, le facteur décisif d'une passion nationale dont la tonalité a changé.
Pour illustrer ce mouvement de convergence, on peut retenir le cas de Péguy. Certes, Charles Péguy, en raison des contradictions qu'on lui a reprochées, ne représente que lui-même. Et pourtant, son attitude, son évolution, témoignent d'un changement d'esprit dont il n'a pas le monopole, même s'il exprime mieux que d'autres. Péguy avait été un dreyfusard militant, un socialiste, un républicain laïque. De 1905 à 1914, sans jamais renier ni son dreyfusisme ni son républicanisme, il se place sur des positions de plus en plus hostiles au parti socialiste, tout en manifestant sa nouvelle foi catholique. Péguy devient-il nationaliste ? Non, il l'a toujours été. Mais, à partir de 1905, son nationalisme républicain se trouve en contradiction avec les idées et les pratiques de sa propre famille politique -celle du socialisme français. Déjà le socialisme parlementaire de Jaurès, alliance du socialisme et du combisme, avaient rendu sévère Péguy à l'endroit de ses amis socialistes. Mais la crise de Tanger aggrave sa critique et consomme sa rupture.
Le 31 mars 1905, Guillaume II, lors de sa visite éclair et théâtrale à Tanger, remet en cause le récent accord franco-britannique sur le Maroc, déclarant: "C'est au sultan du Maroc, souverain indépendant, que je fais ma visite, et j'espère que, sous sa haute souveraineté, un Maroc libre sera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations, sans monopole de toute sorte". L'émoi que provoque ce défi germanique à la France, la crise qui s'ensuit (la démission de Delcassé du Quai d'Orsay, le compromis d'Algésiras en 1906, lequel, tout en confirmant l'indépendance de l'empire chérifien, reconnaissait à la France des droits spéciaux au Maroc) déclenchent la crainte d'une guerre imminente. "Ce fut une révélation", dira Péguy. Le 18 juin 1905, Clemenceau, autre dreyfusard, écrit dans L'Aurore: "Etre ou ne pas être, voilà le problème qui nous est posé pour la première fois depuis la guerre de Cent Ans par une implacable volonté de suprématie. Nous devons à nos mères, à nos pères, et à nos enfants de tout épuiser pour sauver le trésor de vie française que nous avons reçu de ceux qui nous précédèrent et dont nous devrons rendre compte à ceux qui suivront". [...]
Peu à peu, Péguy se sépare de la gauche. Notamment de cette gauche socialiste, où un Gustave Hervé défraie la chronique antimilitariste et que ménage Jaurès. A Leur Patrie d'Hervé, il oppose Notre Patrie, livre dans lequel il renouvelle l'expression du nationalisme révolutionnaire. [...]
En 1913, le roman d'Ernest Psichari, L'Appel des armes, symbolise au mieux cette redécouverte de la "grandeur militaire" par une nouvelle génération bourgeoise. Le désir de "revanche", l'envie d'en découvre, deviennent explicite dans la correspondance de Péguy. En janvier 1912, il écrit à un ami: J'ai passé une nuit fort agréable. J'ai rêvé toute la nuit qu'on mobilisait". [...] Quelques jours plus tard, à Alexandre Millerand, nouveau ministre de la Guerre: "Puissions-nous avoir sous vous cette guerre qui depuis 1905 est notre seule pensée ; non pas l'avoir seulement mais la faire"." (p.22-25)
"Tout au long de ces années dramatiques [années 30], nous assistons au déclin du nationalisme français, dans ses diverses composantes. C'est qu'alors la passion collective de la revanche n'a plus de raison d'être: les départements d'Alsace et de Lorraine ont été réintégrés au territoire national. La France n'a plus de revendication territoriale: les vainqueurs sont toujours pacifiques. Qui plus est, les Français ont tellement souffert de la Grande Guerre que leur nationalisme est sensiblement affaibli par un nouveau courant de pensée qui ne cesse de se nourrir à droite comme à gauche: le pacifisme. Un sentiment immédiat, quasi biologique, qui va bientôt servir la cause idéologique des camps antagonistes." (p.28-29)
"Le 25 novembre 1924, la médaille militaire était conférée à un de ces soldats inconnus, brave parmi les braves, témoin de cette piétaille héroïque qui avait su résister à la marée germanique. L'homme s'appelait Louis-Ferdinand Destouches, engagé volontaire en 1912, à l'âge de dix-huit ans. Grièvement blessé au bras droit et à la tête lors d'une mission accomplie en Flandre occidentale, ce maréchal des logis d'un régiment de cuirassiers, qui venait d'être cité à l'ordre du jour de l'armée, n'avait pas fini de faire parler de lui. Comme beaucoup de ses camarades anciens combattants, lui qui avait fait la guerre dans un état d'esprit nationaliste allait en revenir radicalement pacifiste. Le même Destouches, devenu médecin entre-temps, publiait en 1932, sous un pseudonyme qui devait le rendre célèbre -Céline-, un premier roman qui fut un coup de tonnerre dans la production littéraire de l'époque: Voyage au bout de la nuit. Son héros, Bardamu, pris dans le grand carnage de 14-18, exprime crûment ce pacifisme viscéral, devenu commun à tant de Français: "Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irrésistiblement à mes tripes".
Ce qui rend particulièrement intéressant et représentatif le pacifisme de Céline est qu'il bénéficie des louanges de la gauche et de la droite. La presse d'extrême gauche, encore antimilitariste, fait un succès au Voyage, qui reçoit le prix Renaudot ; la revue communiste Monde d'Henri Barbusse a été la première à défendre cet ouvrage sulfureux. Mais, à droite, dans Candide, Léon Daudet, d'Action française, tresse aussi un vibrant éloge du nouveau talent révélé. Cette convergence montre à quel point l'atmosphère des années trente est différente de celle de l'avant-guerre." (p.29)
"Dans cet exemple littéraire, il est important d'observer la conjonction nouvelle du pacifisme et de l'antisémitisme -telle qu'elle va triompher dans le discours du nationalisme conservateur, entre 1935 et 1939. Ce nationalisme -de L'Action française à Gringoire, de Brasillach à Drieu La Rochelle, vers l'intérieur. La crise des années trente lui donne l'occasion de recommencer le procès du régime parlementaire, du socialisme -qui n'hésite pas à s'allier au communisme- et d'une manière générale générale le procès de la décadence dont la France est malade. Or, tandis qu'il faudrait raffermir l'Etat -soit par la restauration monarchique, soit par l'instauration d'une dictature fasciste-, la gauche, le Front populaire, les Juifs, voudraient, au nom de "l'antifascisme", entraîner le pays exsangue dans un nouveau conflit suicidaire. Cette guerre, disent tous les organes du nationalisme conservateur, est une guerre "juive", une guerre idéologique voulue par les Juifs, pour renverser Hitler. Ainsi, tandis qu'avant 1914 les Juifs étaient accusés par les antisémites de "trahir" la France, au profit de l'Allemagne, les voilà désormais coupables d'empêcher la bonne entente franco-allemande et de préparer une nouvelle guerre. Le nationalisme conservateur, en restant antisémite, met pour l'heure en sourdine son antigermanisme et se découvre une nouvelle vocation pour la paix. Les "jeunes gens d'aujourd'hui" ne sont plus ceux d'hier." (p.30)
"Lors de cette débâcle du nationalisme conservateur face au danger hitlérien, on aurait pu espérer, par un effet de compensation, le bon usage d'un nationalisme républicain, déterminé à proclamer la patrie et la démocratie en danger, face aux conquérants nazis. De fait, on vit reprendre flamme, ici et là, la vieille ardeur jacobine contre la coalition des cours étrangères et des "émigrés de Coblence". A dater de 1935, on découvre aussi un parti communiste, si antimilitariste jusque-là, qui se rallie sur les invites de Staline à une vigoureuse politique de défense nationale et ouvre son panthéon à tous ces héros républicains, distingués au champ d'honneur, au rang desquels Jeanne d'Arc, peut-être malgré elle, figure aux côtés des va-nu-pieds de l'An II. Maurice Thorez exalte la réconciliation du drapeau rouge et du drapeau tricolore: les précédents ne manquaient pas. Mais, malgré ce sursaut communiste et quelques autres revirement voisins, le pacifisme -avec toutes ces nuances- reste dominant sur la gauche, à l'heure de la reculade de Munich." (p.30-31)
"Tous les nationalistes de la génération d'Agathon ne tombèrent pas dans l'impasse de la Révolution nationale, puisque c'est l'un d'eux, Charles de Gaulle, qui devait incarner l'esprit de la France libre. [...] On ne trouvera chez lui ni la xénophobie ni l'antisémitisme des Barrès et des Maurras ; de ce point de vue, son nationalisme serait plus proche de celui d'un Péguy..." (p.32)
"Il me semble que la France a connu un nationalisme ouvert et un nationalisme fermé. Nationalisme ouvert: celui d'une nation, pénétrée d'une mission civilisatrice, s'auto-admirant pour ses vertus et ses héros, oubliant volontiers ses défauts, mais généreuse, hospitalière, solidaire des autres nations en formation, défenseur des opprimés, hissant le drapeau de la liberté et de l'indépendance pour tous les peuples du monde. Ce nationalisme-là, on en retrouve l'esprit et l'enthousiasme jusque dans l’œuvre coloniale. Aux yeux d'un Jaurès, adversaire de l'impérialisme, la colonisation française n'était pas perverse en soi: elle contribuait à civiliser, elle était une étape du progrès humain, pourvu qu'elle soit convaincue de ce devoir. De cette conviction, on retrouve la trace dans le nationalisme de certains officiers attachés à défendre coûte que coûte l'Algérie française. Les choses ne sont pas si simples, et il faut se garder, ici comme ailleurs, des dichotomies trop faciles. A un Michelet républicain, on pourrait sans mal opposer un Michelet anti-moderne, réactionnaire ; un Barrès, inspirateur des écrivains fascistes, a pu être lu par des résistants comme une leçon d'énergie nécessaire à la lutte antifasciste ; de Péguy, à la même époque, on tirait un enseignement réactionnaire et maréchaliste, ici, et un encouragement contre le pétainisme, ailleurs ; aussi bien, le culte des mêmes héros se pratiquait chez les militants de la Révolution nationale et dans les maquis: Jeanne d'Arc en sait quelque chose. Le corpus traditionaliste et le corpus jacobin ont parfois produit conjointement ce nationalisme ouvert. Nationalisme néanmoins, et pas simple patriotisme: celui-ci se définirait comme l'attachement naturel à la terre de ses pères (étymologiquement), tandis que celui-là fait de sa propre nation une valeur suprême, moyennant un légendaire éloigné, peu ou prou, des réalités historiques. Nationalisme, oui. Mais ouvert aux autres peuples, aux autres races, aux autres nations -et point crispé sur "la France seule".
Un autre nationalisme (celui de "la France aux Français") resurgit périodiquement, au moment des grandes crises: crise économique, crise des institutions, crise intellectuelle et morale... Boulangisme, affaire Dreyfus, crise des années trente, décolonisation, dépression économique, notre histoire retentit de ces périodes et de ces événements dramatiques au cours desquels un nationalisme fermé présente ses successifs avatars comme un remède. Un nationalisme clos, apeuré, exclusif, définissant la nation par l'élimination des intrus: Juifs, immigrés, révolutionnaires ; une paranoïa collective, nourrie des obsessions de la décadence et du complot. Une focalisation sur l'essence française, chaque fois réinventée au gré des modes et des découvertes scientifiques, qui font varier l'influence gauloise et l'influence germanique, l'apport du Nord et l'apport de la Méditerranée, le chant des barbes et les vers des troubadours. Ce nationalisme-là est vécu comme la passion de l'or chez le père Grandet: c'est un trésor à protéger contre tous ceux -innombrables- qui le convoitent. Un nationalisme qui, au lieu de représenter la nation, n'est plus que l'expression d'un clan décidé à en finir avec les institutions démocratiques et à nettoyer la France de ce qui a fait sa diversité, sa richesse. On peut lire dans les expressions successives de ce nationalisme obsidional les résistances aux manifestations successives de la modernité: la peur de la liberté, la peur de la civilisation urbaine, la peur de l'affrontement avec l'Autre sous toutes ses formes." (p.36-37)
"La classe politique -les politiciens professionnels- tombe, comme hier, sous l'accusation de trahison: qu'ils soient libéraux, socialistes ou communistes, les hommes politiques sont suspectés de comploter la dissolution du Moi national dans le brassage général des peuples et des civilisations." (p.38)
"Pour l'abbé Grégoire, il importe de régénérer le peuple juif. Prêtre catholique, il serait favorable à sa conservation au christianisme, mais, avant tout, le futur député à l'Assemblée constituante défend la cause de l'égalité et de la fraternité, visant à faire entrer les Juifs dans la "famille universelle". Ce programme d'intégration, Grégoire s'en fait le champion dès le mois d'août 1789 auprès de ses collègues. [...] Cela n'allait pas de soi, surtout en Alsace et en Lorraine, où les paysans soulevés contre les châteaux lors de la Grande Peur n'avaient pas épargné leurs créanciers juifs. Des plaintes parviennent à l'Assemblée. Quand celle-ci débat de la citoyenneté à la fin de décembre 1789, le député de la noblesse Clermont-Tonnerre, après avoir réfuté les préjugés contre les Juifs, énonce ce qui devait rester le principe de la Révolution et, plus tard, de la République: "Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus". Une partie de la droite résiste. L'évêque de Nancy, Lafare, met en garde ses collègues contre le "grand incendie" que provoquerait en Alsace et en Lorraine le fait d'accorder la citoyenneté française aux Juifs. L'abbé Grégoire alors intervient: "Cinquante mille Français se sont levés aujourd'hui esclaves: il dépend de vous qu'ils se couchent libres".
Finalement, l'émancipation des Juifs de France se fait par étapes. Dans un premier temps, en janvier 1790, l'Assemblée décrète que "tous les Juifs connus sous le nom de Juifs portugais, espagnols et avignonnais" accéderont au rang de citoyens actifs si, par ailleurs, ils répondent aux conditions exigées par la loi de tous les autres Français. Le parti antijuif, qui compte aussi dans ses rangs des députés de gauche comme Reubell, s'emploie à retarder l'acte d'émancipation générale, une campagne de brochures, libelles et pétitions soutient cette résistance. Après une longue bataille, les opposants ne peuvent empêcher le vote du décret d'émancipation, le 28 septembre 1791." (p.107-108)
"Les Juifs de France devenaient des citoyens à part entière, même si Napoléon Ier porte atteinte à cette émancipation. A vrai dire, l'attitude de Napoléon au regard des Juifs est ambivalente. Ses armées victorieuses exportent à travers l'Europe les lois françaises et libèrent les Juifs là où elles passent, ce qui lui vaudra, entre autres, la reconnaissance de Heinrich Heine. [...] Cependant, pour satisfaire les populations judéophobes d'Alsace, il prend en 1808 un décret -resté dans la mémoire juive comme le "décret infâme"- qui énonce une série de restrictions visant les activités juives dans une quarantaine de départements français, en pleine contradiction avec le principe de l'égalité révolutionnaire. Ce décret pris pour dix ans était renouvelable: en 1818, Louis XVIII y renonce. Les derniers résidus de discrimination seront abolis sous la monarchie de Juillet. La France et la Hollande demeureront les seuls Etats du continent européen à conserver leur législation égalitaire après la grande réaction de 1815 orchestrée en Europe par le chancelier Metternich. L'émancipation complète ne sera prononcée en Autriche qu'en 1867, en Allemagne qu'en 1871, en Angleterre qu'en 1866, l'Italie unifiée proclame l'émancipation des Juifs en 1870." (p.108-109)
"Adversaire de l'admission des Juifs "au droit de cité", Fourier ne se livre cependant qu'à des attaques dispersées dans son oeuvre. C'est un de ses disciples, Toussenel, qui systématise le thème de l'anticapitalisme antijuif dans ses Juifs, rois de l'époque, en 1846.
Non sans confusion, Toussenel appelle "Juif" "tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d'autrui", ce qui l'amène à désigner les protestants, les Anglais, les Genevois, les Hollandais, comme autant de "Juifs". [...] Le fantasme du Juif conquérant, dominateur, qui gouvernera bientôt la France est déjà dans cet ouvrage, "chef-d’œuvre impérissable" aux yeux de Drumont, auteur de La France juive en 1886." (p.109)
"La dénonciation de la nature étrangère du Juif a été facilitée au début des années 1880 en France par l'immigration de ceux qui fuyaient les vexations et pogroms de la Russie et de l'Europe centrale: Paris aurait vu sa population juive augmenter, entre 1880 et 1914, de trente-cinq mille individus. Ce n'est pas un chiffre immense, mais la présence juive à Paris, et de Juifs très différents des Juifs français largement intégrés, leur concentration dans certains quartiers spécifiques (notamment le IVe arrondissement), donnent à cette présence juive une visibilité nouvelle, propre à nourrir le discours antisémite.
Plus profondément, les changements politiques que connaît la France, la consolidation des idées et des institutions républicaines après 1879 (date de conquête définitive de la République par les républicains) ravivent le discours d'une droite attachée à la tradition monarchiste et catholique. La législation des années 1880: les libertés de presse, de réunion, de pensée ; l'école gratuite, obligatoire et laïque ; le rétablissement du divorce (de surcroît par la loi dite "loi Naquet", un Juif !), autant de faits qui bouleversent et mobilisent un courant réactionnaire. Celui-ci, faute de pouvoir espérer une revanche électorale, va chercher des boucs émissaires pour expliquer les malheurs français, les Juifs et les francs-maçons, les uns et les autres confondus dans la dénonciation du "judéo-maçonnisme". Pour élargir son audience, ce mouvement réactionnaire n'hésite pas à reformuler un anticapitalisme visant les banques juives, les grandes compagnies et les grands magasins censés être aux mains de propriétaires "circoncis".
Le coup d'envoi de cet antisémitisme est donné après le krach en 1882 de l'Union générale, banque catholique dont la faillite est imputée aux malversations des Rothschild. La Croix, quotidien lancé par le révérend père Bailly en 1883, vient seconder L'Univers de Louis Veuillot, avant de devenir l'incontestable moniteur du catholicisme "apostolique et romain". Déterminée à défendre l'Église, elle est l'adversaire d'un régime sans Dieu, tombé aux mains des Juifs et des francs-maçons." (p.114)
"L’œuvre de Drumont, complétée par les articles du quotidien La Libre Parole, fait feu de tous les griefs antijuifs. Catholique, l'auteur reprend à son compte le viel antijudaïsme médiéval contre le peuple déicide, l'anticapitalisme des socialistes et des légitimistes, y ajoutant les stéréotypes d'un racisme nouvellement encouragé par les sciences biologiques et l'eugénisme. Le Juif est ainsi repérable à un type physique ("nez recourbé, yeux clignotants, oreilles saillantes", etc.), à sa bassesse morale, à sa rapacité, et à sa haine du chrétien qui se manifeste, entre autres, par les meurtres rituels. Autant que l'antichristianisme, le Juif incarne le capitalisme. Et Drumont de tenter un rapprochement avec les socialistes en plein essor, faisant l'éloge de Benoît Malon, "homme du peuple tel qu'il est sorti de la vieille terre française", de Jules Guesde, "homme d'exceptionnel mérite", et l'apologie de la majorité des communards, braves types trompés par la bourgeoisie bohème et par les Juifs. [...]
Il est vrai que l'antisémitisme d'origine socialiste n'avait pas désarmé depuis Fourier, Toussenel et Proudhon. Albert Regnard, collaborateur de la Revue socialiste, rend hommage à Drumont dans son ouvrage Aryens et Sémites, en 1890." (p.115)
"L'antisémitisme devient une pièce majeure dans l'élaboration des doctrines nationalistes. Maurice Barrès ("Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race") et, plus systématiquement, Charles Maurras feront de l'antisémitisme la pierre angulaire, le commun dénominateur, de ceux qui pensent et se battent contre "le parti de l'étranger"." (p.119)
"L'affaire Dreyfus eut un autre effet durable: rendre l'antisémitisme incompatible avec les idéaux républicains et socialistes. [...] Ainsi que l'affirme en son congrès de Montluçon, en septembre 1898, le Parti ouvrier français de Jules Guesde: "L'antisémitisme n'est qu'une des formes de la réaction"." (p.120)
"Vieille chanson, que les Français entendent depuis la Révolution: deux cents ans de "décadence" ininterrompue, malgré quelques faux-semblants, telle est bien une des convictions les mieux ancrées de la famille réactionnaire, et qui se diffuse de façon cyclique, spécialement dans les moments de récession économique, d'incertitudes politiques, ou de troubles sociaux. Refrain vieux comme le monde, entonné déjà par les Grecs et les Romains." (p.127)
"La décadence n'est pas un concept scientifique, c'est une notion incertaine mais aux riches connotations." (p.128)
"2. La nostalgie d'un âge d'or.
Le présent est odieux en ce qu'il est une étape de la dégradation d'un modèle d'origine valorisé comme un temps béni, un paradis perdu sous les coups de la modernité. La représentation de l'Histoire est variable selon les auteurs: tel pleure le temps des cathédrales, tel autre la belle ordonnance du Grand siècle, voire l'ordre napoléonien... L'important est de comprendre que l'harmonie ancienne entre les hommes et la nature, entre les hommes et le devin, entre les hommes entre eux, a été brisée.
3. L'éloge de l'immobilité
"Qu'est-ce que j'aime dans le passé ? demande Barrès, Sa tristesse, son silence et surtout sa fixité. Ce qui bouge me gêne" [Mes Cahiers, XI]. La décadence n'est souvent qu'un synonyme de "changement". Maurras fait la guerre au romantisme, cette esthétique de l'instable, et prône le classicisme en norme absolue: ordre, mesure, symétrie, discipline, alignement... Pour Platon, déjà, l'âge d'or était celui de l'Etat parfait, c'est-à-dire définitivement immobile. Le changement, c'est le mal. L'enracinement, c'est le bien. [...] D'où résulte la foisonnante exploitation de la métaphore sylvestre dans la littérature décadentielle: l'arbre comme figure de la durée sur place, de l'authencité, du généalogique ; l'arbre comme symbole du génie sédentaire opposé aux maléfices du nomadisme à la juive. [...]
4. L'anti-individualisme.
Pour la plupart des penseurs de la décadence, ce qui a été perdu est un monde organique, avec une tête, des hiérarchies acceptées, des hommes solidaires les uns des autres par nécessité (et non par choix comme l'entend le Contrat social). De ce point de vue, le libéralisme est, pour beaucoup, plus haïssable que le socialisme, car il provoque la désagrégation de l'Etat et la ruine de la société, sur lesquelles les révolutions collectivistes s'installent." (p.128-129)
"5. L'apologie des sociétés élitaires.
La décadence provient de l'affaiblissement ou de la fin des anciennes élites. [...] Pour Julius Evola, un des théoriciens les plus systématiques de la décadence, l'histoire universelle est sous la loi de la régression des castes: après la caste des prêtres, celle des guerriers, et celle des bourgeois, nous en sommes à la prise du pouvoir par les classes serviles. [...] Règne de la plèbe, règne de l'assistance généralisée, règne de la paresse !
6. La nostalgie du sacré.
Les penseurs de la décadence ne sont pas nécessairement chrétiens. Certains d'entre eux dénoncent dans le christianisme une doctrine dissolvante (voir par exemple les interprétations antichrétiennes de la "chute" de l'Empire romain), mais la perte du sacré, la fin des tabous, la déspiritualisation de l'homme et de la société, sont dénoncées comme autant de fléaux." (p.130)
"7. La peur de la dégradation génétique et l'effondrement démographique.
La pensée décadentielle est nourrie d'anxiété devant l'altération du groupe, de la race, de la collectivité nationale, par la multiplication des individus décrétés inférieurs. [...] Maurice Bardèche, pour sa part, impute à "la liberté anarchique des démocraties" d'avoir ouvert la société "de toutes parts à toutes les inondations, à tous les miasmes, à tous les vents fétides, sans digue contre la décadence...". [...] La crainte aujourd'hui de la "submersion arabe" s'accompagne de l'appréhension d'un dépeuplement européen par "collapsus démographique"." (p.131)
"8. La censure des mœurs.
Presque toute la littérature décadentielle flétrit la licence sexuelle (voir le cliché sur "Les Romains de la Décadence"). Celle-ci du reste contribue à la dégradation génétique. Hier, la syphilis ("Tout n'est que syphilis", songe le héros d'A rebours, et Drieu: "Il y a une puissance de syphilis dans la France") ; aujourd'hui, le SIDA... les mauvaises moeurs entraînent la putréfaction et la mort. Une seule solution, écrit l'organe d'extrême droite Présent: la fidélité conjugale. Renan, de même, faisait l'éloge des "peuples chastes" et jugeait que les Français faisaient trop l'amour." (p.131-132)
"9. L'anti-intellectualisme.
"La France est atteinte, déclare Pierre Poujade, au milieu des années cinquante, d'une surproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel". Le prophète de la décadence valorise l'instinct, l'habitude, les préjugés, les réflexes conditionnés par des générations d'humains qui ont vécu sur la même terre, au détriment de la raison raisonnante, de la raison prétentieuse et égarée par les maîtres d'école et les intellectuels." (p.131)
"Le choix d'une politique raisonnable exige lui-même peu ou prou théâtralisation, traduction symbolique, justification qui ne s'adresse pas seulement à l'intelligence." (p.141)
"Drumont n'a pas toujours été compris des siens. Les conservateurs pressentis se sont bien vite effarouchés du caractère social que prenait son antisémitisme: son anticapitalisme juif risquait d'atteindre au rebond les bastions du capitalisme catholique. Ils surent finalement trouver leur compte à l'épouvantail sémitique, lors de l'affaire Dreyfus, tout en se riant des rêveries socialisantes de Drumont. [...]
Dès lors qu'on désigne aux yeux des foules indigentes, aux petits commerçants et aux artisans victimes de l'évolution économique, aux ouvriers exploités et aux paysans contraints à l'exode rural, les Juifs responsables de tous leurs maux, on offre une arme inestimable à la conservation sociale qui, forte de son contrôle sur la presse, va orchestrer le développement du mythe à son propre usage. Les conflits de classes s'envolent: il ne reste plus qu'une minorité de profiteurs juifs écrasant l'immense majorité de leurs victimes aryennes et catholiques." (p.160)
"Il n'est pas exagéré de dire [...] que son expérience et ses idées ont été une des sources françaises du national-socialisme." (p.162)
"Par la loi électorale du 31 mai 1850, proposé par Thiers, la majorité de l'Assemblée fait obligation aux électeurs d'avoir trois ans de domiciliation dans le canton, ce qui écarte une bonne partie de "la vile multitude" (environ un tiers d'électeurs en moins)." (p.227)
"Combien de monde contient la salle Wagram à Paris ? 3000, 4000, 5000 places ? Les avis divergent dans les reportages. En tout cas, en ce 11 novembre 1925, elle est pleine à craquer, d'un public attentif, de gens très comme il faut: ingénieurs, voyageurs de commerce, employés des assurances. La date de la réunion n'a pas été choisie au hasard: la salle est décoré de drapeaux tricolores et les anciens combattants sont en majorité. L'un d'eux, Georges Gressent, qui depuis longtemps signe des articles et des livres "Georges Valois", domine la tribune, flanqué d'un ancien officier, Jacques Arthuys, et du fils d'un écrivain célèbre mort depuis peu, Philippe Barrès. [...]
Ce jour-là était fondé dans l'enthousiasme et accueilli par une vibrante Marseillaise le premier parti fasciste français: le Faisceau des combattants et des producteurs." (p.239)
"Valois ne cachait pas son admiration pour Mussolini: "A l'Italie, écrivait-il le 3 décembre 1925, reviendra l'honneur d'avoir donné un nom au mouvement par lequel l'Europe contemporaine tend à la création de l'Etat moderne". [...]
Le fascisme que Valois et ses amis voulaient donner à la France n'était pas un mouvement d'extrême droite de plus, à la manière des Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger, destiné à protéger les intérêts de la bourgeoisie face au péril rouge. Non seulement Valois affirmait son fascisme "antiploutocratique" [...] mais il se montrait partisan résolu d'un syndicalisme ouvrier "absolument livre" et en appelait aux producteurs, sans lesquels -disait-il- il n'y avait rien à espérer. [...]
Mussolini avait inventé le mot ; l'idée était née en France, avant 1914. Georges Valois lui-même avait contribué à son accouchement: "Nos emprunts au fascisme italien se réduisent au choix de la chemise comme pièce caractéristique de l'uniforme, et à une conception de l'opération révolutionnaire inspirée de la marche sur Rome [...] c'est tout. Pour le reste, conception de la structure de l'Etat moderne, c'est nous les inventeurs, et c'est nous que l'on copiait en Italie..."
Dans un livre qu'il publie en 1927 [Le Fascisme], Valois définit le fascisme par la fusion de deux courants jusqu'alors contradictoires: le nationalisme et le socialisme. Le nationalisme et le socialisme ne doivent plus se faire la guerre mais se réconcilier ; ils ont le même ennemi, le libéralisme et le régime parlementaire. Cette fusion eût été imaginable dans le socialisme français, blanquiste ou proudhonien, mais, dit Valois, "le marxisme l'a rendu impossible". [...]
Dans la genèse de l'idée fasciste, Valois insiste sur la dette qu'il a contractée envers Maurice Barrès. Le Barrès boulangiste, le député "révisionniste" élu en 1889, le journaliste franc-tireur: "Sa Cocarde, faite avec des républicains, des royalistes, des socialistes, c'était la préface de notre œuvre"." (p.241)
"A vingt ans, [Valois] est dreyfusard. Mais, précisément, il va faire partie de cette petite cohorte d'intellectuels dreyfusards qui sont bientôt déçus par l’œuvre de la gauche parlementaire accédant au pouvoir, sous les auspices de Combes et avec l'appui de Jaurès." (p.242)
"En février 1925, il lance un hebdomadaire, Le Nouveau Siècle. [...]
La fondation du Faisceau provoque les attaques du parti communiste. Valois, cependant, ne cesse d'appeler à lui les militants ouvriers. [...] En mars 1926, le maire communiste de Périgueux, Delagrange, qu'il a affronté naguère en réunion publique, donne son adhésion au Faisceau.
Victoire plus symbolique que substantielle. Peu d'ouvriers s'engagent au Faisceau dont la composante bourgeoise prédomine. [...] C'est aussi de la droite qu'il reçoit les coups les plus durs. Principalement ceux de l'Action française, qui, après quelques semaines de neutralité, passe à l'offensive verbale, puis à l'action de commando. [...]
Ils sont sans doute alors 25 000, mais le mouvement s'affaiblit en se divisant.
L'arrivée de Delagrange et les discours ouvriéristes de Valois déplaisent à la plupart des adhérents. Georges Valois, malgré ses qualités intellectuelles et son sens pratique, n'est pas et ne veut pas être le chef "charismatique" qui semble indispensable au succès des fascistes. Enfin Poincaré vient, rétablit la droite au pouvoir en 1926 et le franc sur ses bases en 1928. A la même date, Valois est exclu de son propre mouvement. Son évolution personnelle vers la gauche est alors entamée." (p.244-245)
"Entre 1933 et 1936, on assiste à la création d'au moins cinq organisations fascistes ou de type fasciste:
-la Solidarité française, fondée en 1933 par François Coty, parfumeur, qu'on trouve jusqu'à sa mort, en 1934, à l'origine de multiples financements de journaux et d'organisations de droite. Bernanos disait joliment de lui: c'est un Birotteau qui se prend pour un César. Grâce à L'Ami du Peuple, quotidien populaire et xénophobe qu'il avait lancé en 1928, il avait acquis de l'audience. A sa mort, c'est le commandant Jean Renaud qui prend la tête de la Solidarité française, dont les membres sont des plus actifs lors du 6 Février. Les milices de la SF portaient la chemise bleue de rigueur, des bottes, un ceinturon et saluaient "à l'antique". Une panoplie de grades, d'écussons, de brassards ajoutait encore à l'allure martiale qu'on voulait imprimer à ces corps d'élite. La Solidarité française n'a guère survécu à la mesure de dissolution qui la frappe en même temps que les autres ligues en juin 1936.
-Le Francisme est créé en septembre 1933 par Marcel Bucard, ancien combattant et blessé de guerre, qui avait été du Faisceau de Valois, et collaborateur de Gustave Hervé à La Victoire. Admirateur de Mussolini, Bucard est reçu par le Duce à Rome en septembre 1935. Il réunit quelques milliers de fidèles, dont les plus actifs défilent avec la chemise bleue, la cravate marine, le ceinturon baudrier et le béret basque. Le parti est dissous en juin 1936 mais le 11 novembre 1938 Bucard, qui entre-temps a fait un séjour en prison, fonde le Parti unitaire français d'action socialiste et nationale, dont le manifeste annonce le double objectif de combat: "A la fois contre la réaction ploutocratique et contre le judéo-marxisme". En 1941, Bucard lui redonnera vie sous le nom de parti franciste.
-Le Parti populaire français: la dérive de Jacques Doriot du communisme au fascisme s'est faite en plusieurs étapes. Précurseur du Front populaire au moment où il est exclu du Parti communiste, Doriot, grâce à la popularité acquise à Saint-Denis, dont il est le maire, tente d'abord de s'imposer entre communistes et socialistes par le biais du "Rayon majoritaire de Saint-Denis". Mais le rapprochement et l'accord final entre communistes, socialistes, puis radicaux, vont l'exclure du Rassemblement qu'il souhaitait à l'origine. En avril 1936, il est élu contre le candidat du Front populaire. Fort de son succès, il fonde le 28 juin le Parti populaire française qui, pendant deux ans, va conquérir une certaine audience. La base ouvrière de Saint-Denis donne à son parti une assise prolétarienne tandis que son éloquence de tribun le désigne, lui, comme le nouveau Mussolini. Des intellectuels, séduits, le rejoignent, les uns après être passés par le communisme comme Henri Barbé, ou Paul Marion passé aussi par le Parti socialiste ; d'autres sont issus de l'Action française comme Claude Jeantet ; les adhérents les plus connus restant Alfred Fabre-Luce, Ramond Fernandez, Bertrand de Jouvenel et Drieu La Rochelle. Grâce, notamment, à Pierre Pucheu, directeur du service d'exportation au Comptoir sidérurgique de France, Doriot bénéfice de l'aide financière d'industriels et d'associations patronales, que complètent les subsides de l'Italie fasciste.
Contrairement aux deux formations précédentes, le PPF réussit à devenir un parti de masse. On estime généralement à 100 000 ses effectifs, quand bien même ses vrais militants sont sensiblement moins nombreux. Ceux-ci n'ont pas à porter d'uniforme ; il leur suffit d'un insigne ; du reste, leur parti ne se déclare pas fasciste. Ils saluent toutefois "à la romaine" -geste qui s'oppose au poing levé du Front populaire. Ils ont un hymne, France, libère-toi ; ils prêtent serment. Sans oublier, dans toutes les réunions, le portrait géant de Doriot.
En 1938, les accords de Munich et la découverte des liens financiers avec l'Italie provoquent des dissensions au sein du PPF ; c'est le début d'une crise durable, à laquelle le parti de Doriot ne pourra survivre qu'à la faveur de la guerre et de la collaboration.
-Le CSAR (la Cagoule). Le Comité secret d'action révolutionnaire, fondé en 1936, appartient à l'histoire des sociétés secrètes plus qu'à celle du fascisme. Mais bien de ses membres adhèrent aux idées du fascisme. Il fut crée au lendemain de la victoire du Front populaire par des transfuges de l'Action française décidés à l'action, notamment Eugène Deloncle et Jean Filliol. Administrateur de société, polytechnicien, ancien combattant plusieurs fois cité, Deloncle est particulièrement à l'aise dans l'univers des complots, des serments, des mystères... Pour lui, il importe de lutter par l'action clandestine contre les trois ennemis désignés: le bolchevisme, le Juif et la franc-maçonnerie.
Disposant de fonds, d'armes et de munitions, la Cagoule met à son compte un certain nombre d'activités: sabotages sur les avions en transit en France destinés aux républicains espagnols, exécution des frères Rosseli, militants antifascistes réfugiés en France. Mais le but ultime est le coup d'Etat. A cette fin, la Cagoule doit nécessairement entraîner une partie de l'armée. En mars 1937, le maréchal Francet d'Esperey s'entremet afin d'unir les projets de Deloncle avec les activités du commandant Loustanau-Lacau. Celui-ci avait crée un "réseau Corvignolles", qu'on appela aussi la "Cagoule militaire", destiné à surveiller et faire expulser de l'armée les communistes. Mais Loustanau refuse de participer à tout mouvement putschite. Sans se décourager, la Cagoule -après quelques attentats provocateurs (par exemple contre le siège de la Confédération générale du patronat français le 11 septembre 1937) -décide le coup de force pour la nuit du 15 au 16 novembre. Mais, faute du soutien de l'armée escompté jusqu'au bout, l'opération est finalement annulée. Les dirigeants de la Cagoule sont arrêtés peu de temps après. La guerre va les faire libérer. L'un de ces "cagoulards" se fera particulièrement connaître sous Vichy: Joseph Darnand, chef de la Milice.
-Un "fascisme paysan": les Chemises vertes de Dorgères. Henri d'Halluin, fils de petits commerçants, journalistes dans la presse agricole sous le pseudonyme d'Henry Dorgères, se fait vraiment connaître en mars 1935, au cours d'une campagne électorale, à l'issue de laquelle il est battu de peu pour le siège que Camille Chautemps venait de laisser après son élection au Sénat. En quelques mois il devient le chef éloquent d'une Défense paysanne, où il sait regrouper des comités de défense paysanne régionaux, dont l'origine remonte à 1929, et qui étaient alors dirigés contre les assurances sociales. Propagandiste de la mythologie terrienne contre la "tyrannie des villes", violemment antiétatiste ("le fonctionnaire, voilà l'ennemi"), antimarxiste, xénophobe, le mouvement de Dorgères se donne des allures fascistes avec la création des Jeunesses paysannes. Vêtus de la chemise verte, décorés d'un insigne (une fourche et une faux entrecroisées sur un faisceau de blé), ils sabotent les réunions des adversaires et se préparent à établir une "Dictature paysanne", par laquelle la France retrouverait ses antiques vertus.
L'apogée du mouvement se situe entre 1936 et 1938. L'Ouest, le Nord, la région parisienne, la région de Nice, l'Algérie furent les plus touchés par le dorgérisme qui put compter sur plusieurs dizaines de milliers d'adhérents, dont 10 000 environ réellement actifs. Il est à noter que son influence dépassa le monde des notables et des petits exploitants, le dorgérisme réussissant à intégrer bon nombre de salariés agricoles." (p.249-252)
"Ces organisations sont nées dans la crise générale des années trente: elles prétendent faire sortir la France de la décadence. En face des menaces externes (restauration de l'Italie, de l'Allemagne, danger soviétique), elles dénoncent les faiblesses du pays: le régime parlementaire, la lutte des classes, la menace communiste... Changer de régime, mettre en place un Etat fort, à même de se faire respecter à l'extérieur, de rétablir et de maintenir l'ordre à l'intérieur, tel est le but commun de leur nationalisme." (p.252)
"Si diverses organisations fascistes récupèrent encore le terme de socialisme, celui-ci n'a plus grand-chose à voir avec les concepts de Sorel et de Valois. Eux défendaient les principes d'un syndicalisme ouvrier resté libre. Les fascistes des années trente rêvent, pour leur part, de tenir en respect la classe ouvrière dans des institutions corporatistes d'où ses organisations propres seraient chassées." (p.254)
"Le parti de La Rocque ne saurait être considéré comme fasciste puisqu'il avait le souci de se tenir dans une stricte légalité et défendait un programme plus conservateur que "révolutionnaire"." (p.254-255)
"Le fascisme porte en lui l'impérialisme. Il porte en lui la guerre, comme moyen de gouvernement, comme éthique collective, comme mythe national. [...] La France n'avait plus de conquête à faire depuis 1918 ; le fascisme français avait beau se déclarer nationaliste: il était pacifiste -du moins face à l'Allemagne d'où venait le danger. Ce n'est pas là la moindre de ses contradictions." (p.258)
"Le succès des fascismes s'est appuyé socialement sur deux masses de manœuvre: la petite-bourgeoisie appauvrie et apeurée, et les ouvriers chômeurs ou en passe de l'être, dans des Etats tardivement unifiés et sans habitudes démocratiques enracinées." (p.261)
"Par un effet pervers, contre lequel le pacifisme n'est jamais prémuni, celui-ci devait en définitive faciliter la guerre, la défaite et ainsi la chute de la démocratie." (p.261)
"Pour Sternhell, les trois droites de René Rémond ne sont plus que deux, à la fin du siècle dernier: il reste une droite conservatrice, plus ou moins libérale, ralliée aux institutions parlementaires, appuyée sur les solidarités traditionnelles, et cette nouvelle droite, aux aspirations révolutionnaires, une droite encanaillée, antibourgeoise, voire prolétarienne, qui rêve d'abattre la République parlementaire, au nom des vertus patriotiques et plébéiennes." (p.264)
"La lecture de ces Cahiers et d'un certain nombre d'écrits contemporains de Sorel et de Berth nous incite effectivement à identifier ce qu'on peut appeler approximativement un préfascisme." (p.266)
"Malgré ce discours, il serait judicieux de noter ce que fut l'attitude d'Esprit devant la guerre d'Éthiopie, face à la guerre d'Espagne, au moment du renoncement de Munich, contre la vague de xénophobie et d'antisémitisme dont la France est le siège en ces années de crise. Sur tout ces problèmes concrets, la revue de Mounier a pris position dans un sens qui engageait à la résistance au fascisme. Certes, Mounier n'évite pas le faux pas de 1940 ; il croit habile une politique "de présence" au sein de la Révolution nationale, à un moment où il s'imagine comme tant d'autres que le sort de la guerre décidé. Encore faudrait-il mentionner qu'Esprit est frappé d'interdiction en juillet 1941 ; et que son directeur est incarcéré par la police de Vichy: sont-ce là des détails insignifiants ?" (p.275)
"Nous ne pouvons juger que sur ce qui fut, non sur ce qui aurait pu être." (p.315)
"Ajoutons que La Rocque n'a pas attendu très longtemps, comme le suggère Soucy, pour transmettre des renseignements militaires aux Anglais: dès la fin de 1940, il le fait par l'entremise des Artisans du devoir patriotique (ADP), constitutif d'un réseau de relais sociaux d'aide aux réfugies et aux persécutés, avant son action dans le réseau Klan qui n'est opérationnel qu'en juin 1942." (p.323)
"Aux élections de septembre-octobre, les boulangistes n'obtiennent que 44 sièges, Boulanger étant lui-même élu à Clignancourt. Une petite minorité était composée de conservateurs ; le reste -dont était Barrès, élu à Nancy- allait siéger à l'extrême gauche, aux côtés de socialistes. Le boulangisme était retombé, il se morcelait, mais il avait semé une nouvelle graine dans la vie politique et dans la société française: celle du nationalisme." (p.348)
"En septembre 1889, il est élu député en Charente, en même temps que quelques dizaines d'autres révisionnistes, dont Barrès à Nancy.[...] Le scandale de Panama lui donne l’occasion de prononcer un violent réquisitoire contre Clemenceau [...] qu'il accuse d'avoir reçu pour son journal La Justice 400 000 francs de Cornelius Herz, présenté à la fois comme un financier véreux et comme un espion allemand. [...] Clemenceau se défend et accuse Déroulède de mensonge. La querelle est vidée par un inévitable duel, à Saint-Ouen, le 22 décembre 1892: on échangea six balles en vain. L'accusation était sans preuves, mais Clemenceau en perdit son siège à la Chambre aux élections de 1893." (p.362)
"En 1893, il entame sa carrière de penseur socialiste. Portant sur son époque et sur le régime de république bourgeoise un regard méprisant de moraliste (c'est le temps du scandale de Panama), épris d'un souci d'absolu, il croit trouver chez Marx les outils scientifiques d'une philosophie sociale. Il devient alors, pendant cinq ans, comme le dit Shlomo Sand, "une espèce de compagnon de route du parti guesdiste". Il collabore à ces deux premières revues marxistes qu'ont été, en France, L’Ère nouvelle, puis Le Devenir social, en compagnie de Lafargue, Deville et autres intellectuels proches du Parti ouvrier français. Mais, en 1908, premier coup de barre à droite: à la suite d'Édouard Bernstein, Sorel va entrer dans le révisionnisme du marxisme, planter là ses amis guesdistes, et, l'affaire Dreyfus explosant en janvier, se faire le militant de cet autre révisionnisme, également abhorré des guesdistes: la révision du procès qui a expédié à l'île du Diable le capitaine juif.
Au cours de cette phase "dreyfusienne", Sorel, qui a toujours conçu le plus grain dédain pour le socialisme démocratique, porte Jaurès aux nues et soutient même la participation de Millerand dans le gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau: "La conduite admirable de Jaurès est la plus belle preuve qu'il y a une éthique socialiste". Contre la réaction, redevenue si dangereuse, les socialistes doivent prendre leurs responsabilités et ne pas hésiter à soutenir la gauche. Mais, en 1902, coup de barre à gauche et adieu Jaurès ! Après les élections qui portent Émile Combes à la tête du gouvernement, le spectacle d'une république radicale, à la mesquinerie de laquelle Jaurès donne la caution socialiste, partis à la "curée": de 1903 à 1908, il va se faire le praticien d'un autre compagnonnage de route, celui du syndicalisme révolutionnaire, nouvelle chance de ce "socialisme prolétarien", dont les partis marxistes et les pratiques parlementaires des réformistes se sont révélés de si piètres interprètes.
Au cours de cette nouvelle séquence quinquennale (c'est Sand qui observe ce rythme quinquennal dans l'évolution de Sorel), notre auteur fait entendre la voix des déçus du dreyfusisme. Parmi ceux-ci, Charles Péguy a été le plus éloquent. Du reste, Sorel et Péguy ont fait un bout de chemin ensemble. Le premier fréquentait la boutique des Cahiers du second et le second appelait le premier, par un hommage de cadet à aîné: "Notre bon maître à M. Sorel". Un autre cénacle exprime alors cette critique du dreyfusisme politique: Le Mouvement socialiste, revue dirigée par Hubert Lagardelle et dans laquelle Sorel va se trouver un moment en communion d'esprit. C'est au cours de cette période, en 1906, qu'il publie son livre resté le plus célèbre, Réflexions sur la violence, réputé comme une sorte de théorie officieuse du syndicalisme révolutionnaire." (p.381-382)
"C'est aussi au cours de cette période rouge que Sorel commence à distiller un antisémitisme d'autant plus curieux chez lui qu'il l'avait dénoncé antérieurement comme une duperie pour la classe ouvrière et qu'il avait vanté la culture et l'histoire juives. [...] Il n'était, du reste, pas unique en son genre. En juillet 1906, Le Mouvement socialiste publie un article de Robert Louzon intitulé "La faillite du dreyfusisme ou le triomphe du parti juif". Sorel l'approuve, au point, nous dit Sand, de suggérer à Lagardelle d'adresser l'article à... Drumont." (p.383)
"[Hervé] peut se vanter, vers 1910, au moment où dirige l'hebdomadaire La Guerre sociale, de pouvoir compter sur des milliers de "bons bougres", qui n'attendent que son signal pour se jeter dans l'insurrection. Gustave Hervé est alors, pour une minorité fiévreuse du Parti socialiste et bon nombres d' "anars", un vrai révolutionnaire qui ne fait pas carrière à la Chambre, comme les "blablateurs" et les "bourgeois" du parti. Certains l'appellent le "Blanqui moderne": il croit au coup de force plutôt qu'aux urnes et il passe une bonne partie de son temps en prison -tout comme l'Enfermé. [...]
Bénéficiant d'une bourse, il a pu faire ses études à Paris. Et puis, à force d'entêtement, de privations, de travail solitaire, il est devenu, de pion, professeur, réussissant l'agrégation d'histoire en 1897. Il se fixe à Sens, en pleine affaire Dreyfus ; c'est de là que commence sa carrière publique.
Sa carrière de professeur, quant à elle, ne va pas s'éterniser puisqu'il est révoqué assez vite par le Conseil supérieur de l'Instruction publique." (p.393-394)
"Le 6 décembre 1901, Gustave est flanqué à la porte de son lycée.
Qu'à cela ne tienne ! Le pédagogue, chez Hervé, ne sommeillera pas pour autant. Sa vocation de professeur, il lui donne libre cours toute sa vie. Et pas seulement dans les journaux. Il rédige de vrais manuels d'histoire et d'instruction civique, non officiels évidemment, qu'il signe fièrement: "Gustave Hervé, agrégé de l'Université, professeur révoqué". [...] Hervé y professe sa foi socialiste avec des images fortes et des mots simples: "Les socialistes considèrent que, par-dessus les frontières, tous les travailleurs exploités ont les mêmes intérêts ; qu'ils doivent s'entendre pour empêcher leurs classes dirigeantes de les jeter les uns contre les autres dans des guerres internationales fratricides, etc"." (p.394)
"Hervé et ses compagnons entretiennent l'esprit insurrectionnel, antimilitariste, anticolonialiste, à coups de déclarations tonitruantes et de reportages à effets. La crise marocaine leur donne l'occasion de fustiger le "brigandage" de la conquête et de prendre parti pour les Marocains. Les inculpations pleuvent, les condamnations s'accumulent, la Santé et la Conciergerie deviennent les résidences secondaires d'Hervé. Rien de paraît l'arrêter." (p.395)
-Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Éditions du Seuil, coll. Points Histoire, 2014 (1990 pour la première édition), 506 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 22 Oct 2018 - 12:49, édité 1 fois