« On pourrait […] établir un parallèle historico-politique assez significatif entre le joachimisme et le marxisme en ce qui concerne l’autorité qu’ils ont exercée l’un et l’autre sur la société de leur époque. » (p.XI)
« Toutes les rercherches positives ne supplééront jamais la méditation philosophique ni ne l’exclueront. » (p.XII)
-Julien Freund, Préface de 1978 à L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages, pp.VII-XII.
« Il y a une essence du politique. Il faut entendre par là que l’on trouve dans toute collectivité politique, quelle qu’elle soit et sans en excepter aucune, des constantes et des réalités immuables qui tiennent à sa nature même et font qu’elle est politique. Ces constantes restent évidemment indépendantes des variations historiques, des contingences spatiales et tomperelles, des régimes et des systèmes politiques. Les modalités d’exercer le pouvoir changent suivant les époues et la conformation particulière de l’unité politique, les rapports entre gouvernants et gouvernés sont différents suivant les constitutions, mais toute politique implique nécessairement un commandement et une obéissance. » (p.1)
« Il n’y a point de politique sans un ennemi réel ou virtuel. Une pareille proposition risque sans doute de choquer tous ceux qui rêvent de la politique idéale, du gouvernement le meilleur et de la société la plus juste et la plus harmonieuse. C’est avec horreur qu’ils repousseront l’idée que l’inimitié est un présupposé du politique, mais en même temps ils ne verront aucune contradiction à donner leur approbation à la lutte des classes par exemple. […] Autrement dit, il est extrêmement fréquent que ceux-là mêmes qui repoussent la proposition générale : pas de politique sans ennemi, sont les premiers à chercher à imposer aux autres un ennemi particulier : l’impérialiste ou le communiste, le colonialiste ou le nationaliste, le capitaliste ou le socialiste. » (p.1)
« Analyser l’essence du politique, ce n’est pas étudier la politique en tant qu’activité pratique et contingente qui s’exprime dans des institutions variables et dans des événements historiques de toutes sortes, mais c’est essayer de comprendre le phénomène du politique dans ses caractéristiques propres et distinctives qui le différencient d’autres phénomènes d’ordre collectif comme l’économique, le religieux et trouver les critères positifs et décisifs qui permettent de faire la discrimination entre les relations sociales qui sont proprement politiques et celles qui ne le sont pas. [… ] Ce dont il s’agit ici, c’est de philosophie politique. » (p.2)
« La question n’est pas de regarder l’activité politique avec les lunettes d’une quelconque doctrine, socialiste, étatiste, jacobine, libérale ou autre, mais de faire porter la réflexion sur les réalités concrètes immédiatement données dans n’importe quelle société politique : l’existence de frontières, d’une armée, d’une police, d’une diplomatie, d’institutions, d’une économie, d’opinions de caractère idéologique ou autre. » (p.3)
« Sous l’analyse risque de percer à toute instant des préférences et des aversions. Nous essayons cependant de nous en tenir à la rigueur conceptuelle la plus stricte. » (p.4)
« Comment faut-il entendre la notion d’essence ? On peut, nous semble-il, lui donner deux sens. Dans le premier cas l’étude de l’essence consiste à trouver et élucider les caractéristiques déterminantes et spécifiques d’une notion quelconque. On peut analyser ainsi l’essence de l’autorité, de la valeur, de la norme, du concept, de la logique, de la justice, de l’histoire, de la sociologie, de la métaphysique et de l’essence elle-même. L’approfondissement d’une notion en ce sens comporte une double opération : 1) dégager son ou ses présupposés propres, c’est-à-dire ses éléments caractéristiques et distincts qui font qu’elle ne se laisse pas confondre avec les autres notions et 2) déterminer sa fin, son but ou son intentionalité spécifique. » (p.4)
« Au deuxième sens, l’essence a un caractère ontologique. Elle définit alors une des orientations et activités vitales ou catégoriques de l’existence humaine, sans lesquelles l’être humain ne serait plus lui-même. Toute essence en ce sens a pour fondement une donné de la nature humaine ; par exemple il y a une politique parce que l’homme est immédiatement un être social, vit dans une collectivité qui constitue pour une grande part la raison de son destin. La société est donc la donnée du politique, comme le besoin est la donnée de l’économique ou la connaissance celle de la science. Dans ce cas il ne s’agit plus seulement d’analyser l’essence du politique et nous dirons même que la politique est une essence. Nous croyons qu’il y a six essences de cette sorte : la politique, l’économie, la religion, la morale, la science et l’art. Comprises en ce deuxième sens les essences se distinguent de ce que nous appelons les dialectiques, comme le droit, la question sociale, l’éducation, etc. La caractéristique de ces dialectiques consiste en ce qu’elles ne se fondent pas sur une donnée de la nature humaine, mais sur deux ou plusieurs essences au sens ontologique. Ainsi le droit a pour fondement la morale et la politique, la question sociale a pour fondement la politique et l’économie. […]
Le présent travail étudiera le politique au double sens de la notion d’essence. Il montrera d’abord que la politique est une essence qui a pour fondement une donnée de la nature humaine et analysera ensuite les présupposés propres de cette essence, les relations du commandement et de l’obéissance, du privé et du public, de l’ami et de l’ennemi et finalement le but et le moyen spécifique du politique. Il n’abordera pas directement la question de la signification du politique ni celle des dialectiques, car une pareille entreprise exigerait d’abord des analyses analogues des autres essences, en particulier celles de l’économie, de la morale et de la religion. Nous avons l’intention de les étudier ultérieurement. » (p.5)
« [Je voudrais] remercier ici M. Aron de ses précieux conseils et de la sympathie constante qu’il m’a témoignée au cours de l’élaboration de ce travail. Toute ma reconnaissance va également à M. Carl Schmitt pour les belles journées passées en sa compagnie dans la retraite de Plettenberg –qui est devenu son San Casciano –et au cours desquelles nous avons longuement débattu du politique. J’ai eu deux grands maîtres. » (p.6)
« Qu’est-ce en effet, qu’une révolution ? Elle est essentiellement et avant tout un événement politique, en dépit de ses fins ultimes d’ordre humanitaire, moral ou autre. Débarassée de ses oripeaux et considérées dans sa matérialité, elle signifie le paroxysme de toutes les grandeurs et de toutes les misères de la politique. Elle est une sorte d’état-limite qui donne une image fugitive et fulgurante de la réalité du phénomène politique. » (p.9)
« On renoncerait à comprendre l’œuvre de Machiavel ou de Max Weber si l’on résumait leur philosophie dans le pessimisme et si l’on omettait de tenir compte de la « foi » qui animait ces deux auteurs. Un être vraiment désabusé, qui ne se ferait plus aucune illusion sur autrui ou sur la collectivité, ne s’intéresserait pas (ou plus) à la politique. » (p.10)
« Peu importe la nature de l’action politique, qu’elle soit de gestion ou d’anticipation, qu’elle soit réglementaire ou révolutionnaire, jamais les acteurs ne lui donneront la même significtion, même s’ils sont d’accord sur la matérialité de l’objectif. Les uns considèreront la réalisation de cet objectif comme suffisante en soi, les autres n’y verront qu’une étape vers une fin plus lointaine. Bien que les périodes exceptionnelles ou révolutionnaires donnent plus de relief aux attitudes, il n’existe pas d’entreprise politique qui ne donne lieu à des heurts entre les durs ou maximalistes et les modérés ou attentistes. Il y a toujours des hommes qui ne reculeront devant aucun moyen et d’autres qui refuseront de recourir à des procédés qui contrediraient le sens ultime de leur action. A quoi s’ajoutent les divergences à propos de l’appréciation de la situation et de l’exploitation des possibilités. » (p.13)
« La quasi-totalité des régimes existant dans le monde ont pour origine une insurrection. » (p.14)
« L’éventail des doctrines politiques, extrêmement varié dans ses nuances, ne compte qu’un nombre limité d’options fondamentales qui prennent un autre visage suivant les époques et suivant les conditions sociales, économiques, techniques et autres. » (p.16)
« Toute activité humaine, qu’elle soit religieuse, économique, technique ou autre, tend à déborder les limites de ses fonctions spécifiques et, suivant les époques, tantôt l’une tantôt l’autre de ces activités acquiert la prépondérance culturelle et jouit du prestige d’une idée-force. De même, il y aura toujours des philosophes pour considérer qu’ « en dernière analyse » l’un ou l’autre de ces principes explique tout. Il semble donc qu’à se lancer dans une discussion sur le fondement ultime des choses on ouvre une querelle sans fin : en effet, il faudrait avoir résolu préalablement le problème des séries causales, celui de la cause première et aussi celui des transformations qualitatives à partir d’un principe unique originel. Dans l’état atuel des choses, ces explications unilatérales manquent elles-mêmes de fondement. Il est vrai, pendant de longues périodes de l’histoire, la religion a été la force apparemment prépondérante ; depuis deux siècles ce rôle semble dévolu à l’économie, bien que l’on puisse déjà pressentir l’importance future de la technique. Toutefois, à regarder les choses de près, on constate que le rayonnement de ces diverses activités n’a été ou n’est possible que parce qu’elles ont utilisé le levier politique. En dépit de la méfiance doctrinale à l’égard de la politique, le libéralisme par exemple doit son succès en grande partie au fait que les libéraux détenaient le pouvoir. Le programme économique du socialisme a été appliqué dans divers pays parce que des partisans de cette doctrine sont parvenus au pouvoir légalement ou par la force. Ne conviendrait-il pas alors de voir dans le politique le facteur déterminant « en dernière analyse » ou du moins ne pourrait-on pas parler d’un primat de la politique ? » (p.18)
« La politique vise l’homme globalement pisqu’elle possède la prérogative exceptionnelle de la violence physique légitime. Elle détient (généralement de façon exclusive) le droit de vie et de mort, elle peut exiger de l’individu le sacrifice suprême pour défendre la collectivité, elle lui commande de tuer l’ennemi. C’est aussi le pouvoir politique qui dispose de la puissance la plus grande et c’est à lui qu’appartient la décision ultime. Suivant que la politique d’un pays est heureuse ou malheureuse, la collectivité toute entière jouit de la sécurité ou se trouve précipitée dans la détresse. De plus, la politique a les moyens de pénétrer partout car, bien qu’il y ait des questions qui sont pour ainsi dire regulièrement politique, il n’y a cependant pas de secteur de la vie humaine qui, au cours de l’histoire, n’ait subi l’emprise du politique. » (p.19)
« Si envahissante que soit l’activité politique, il y a toujours eu, sous tous les régimes, des zones variables qui échappaient à son contrôle et à sa puissance. » (p.19-20)
« Nier la nature humaine, c’est nier la possibilité d’une science de l’homme, car ce serait vouloir faire la science d’une réalité sans réalité puisqu’elle serait sans cesse autre. […] Aucun état n’est durable, seule la nature dure, sinon rien n’arriverait. » (p.20-21)
« Il est dans la nature des choses que l’homme agisse politiquement. » (p.21)
« Il est dans la nature de l’homme de vivre en société et de l’organiser politiquement […] Le politique est essence et non convention. […] Chercher à remonter au-delà du politique ou au-delà de la société signifierait vouloir remonter au-delà de l’homme. » (p.24)
« Le politique est une essence et comme tel il donne lieu à une activité spécifique indéfinie ; la société au contraire est une condition existentielle qui impose à l’homme, comme tout milieu, une limitation et une finitude. Vivre en société signifie donc du point de vue politique qu’il incombe à l’homme de l’organiser et de la réorganiser sans cesse en fonction de l’évolution de l’humanité, déterminée par le développement discordant des diverses activités humaines. » (p.25)
« On ne saurait expliquer totalement par l’histoire ni la société ni ses manifestations. » (p.27)
« Nous savons que l’homme n’a pas toujours vécu au sein d’un Etat […] On ne saurait cependant pas dire que l’humanité pré-étatique était apolitique, car en ces temps les hommes vivaient au sein de tribus ou de familles qui étaient investies des attributs politiques, sous une forme variable suivant les peuplades considérées. » (p.29)
« La plupart de ces théoriciens [contractualistes] ont admis une sociabilité naturelle, ce qui laisse supposer que la notion d’ « état de nature » qui servait de base de départ à leur démonstration ne visait pas à nier la société comme fait de nature ni à en faire une simple convention, mais uniquement à déterminer ce qu’il y a de conventionnel dans la société. Autrement dit, ils admettaient que, s’il y a société, il y a nécessairement aussi un commandement par exemple, mais la nature ne désigne pas le titulaire du commandement, c’est-à-dire seule forme des régimes est conventionnelle. Nul, en effet, n’est soumis à un être désigné par la nature : c’est ce qu’ils appellaient l’égalité naturelle. Il est donc possible de modifier les régimes et surtout d’instituer un autre que celui qui, par tradition, se maintenant alors en Europe. La théorie de l’ « état de nature » avait donc un caractère polémique dans la mesure où elle fournissait des armes et des arguments pour combattre l’idée du gouvernement par droit divin. » (p.29)
« L’objectif commun au libéralisme et au socialisme est de clôturer la politique afin de laisser libre champ aux réformes sociales spontanées ou dirigées. En fait, jamais peut-être l’empire de la politique n’a été si vaste ni si inquiétant que de nos jours ; mais une autre question se pose : peut-on procéder à des réformes sociales profondes autrement que par les voies politiques ? » (p.34)
« Bien que la société soit politique par elle-même, on ne saurait en tirer la conclusion que tout le social est de nature politique. […] A la rigueur, toute relation sociale se laisse politiser, mais toute relation sociale n’est pas spécifiquement politique. » (p.36)
« Comme essence le politique est une puissance de la société que la politique traduit en actes concrets et contingents d’organisation. » (p.36)
« L’unité politique est partitive, c’est-à-dire qu’elle n’unifie jamais la société humaine globalement, mais une société déterminée. C’est que, politiquement, il n’existe pas de société universelle, parce que, comme nous le verrons, en vertu de ses présupposés, la politique n’a pas de vocation universaliste comme la religion, la science, la morale ou l’art. Elle unifie un groupe en l’opposant à d’autres groupes. » (p.37)
« Contrairement à la loi morale, ouverte sur l’humanité, la loi politique est toujours particulière de par sa nature conventionnelle. Il n’y a pas de conventions sur l’universel. Traverser une frontière, c’est le plus souvent être dépayé (au sens plein du terme), parce qu’on entre dans une sorte d’autre monde avec d’autres institutions, d’autres coutumes, d’autres modes de vie, un autre esprit. La frontière exclut le reste. C’est elle qui donne un sens à l’acte de guerre, c’est elle qui définit l’étranger, c’est elle aussi qui détermine les situations qui désorientent l’être humain et le troublent parfois jusqu’au plus profond de lui-même : celle de l’exilé, du banni, du proscrit, du réfugié, de l’expulsé, de l’émigré, du déporté, etc. » (p.39)
« Une société qui n’a plus conscience de défendre un bien commun qui lui est particulier, c’est-à-dire toute société qui renonce à son originalité, perd du même coup toute cohésion interne, se disperse lentement et se trouve condamné à plus ou moins longue échéance à subir la loi extérieure. Le particularisme est une condition vitale de toute société politique. Il est toutefois aussi difficile de cerner conceptuellement la notion de bien commun que celle de santé. » (p.39)
« La géo-politique constitue un chapitre important de toute science politique. » (p.41)
« Entre politique et morale il y a une différence d’essence. L’une n’est pas le prolongement ni l’aboutissement ni le couronnement de l’autre. Il peut y avoir entre les deux accords dialectique sur certains points, mais le conflit possible reste aux aguets. » (p.42)
« Le politique […] n’obéit pas aux désirs et aux fantaisies de l’homme, qui ne peut pas faire qu’il ne soit pas ou bien qu’il soit autre chose que ce qu’il est. » (p.45)
« Le réactionnaire veut également quelque chose d’autre, au moins aussi passionnément que le progressiste. » (p.47)
« Le politique ne se laisse pas justifier. Il est seulement possible de justifier telle ou telle forme de pouvoir, par exemple la démocracie, parce qu’il existe des raisons de préférer ce régime à d’autres. Mais le politique ne saurait faire l’objet d’un choix, sinon il dépendrait de l’homme d’être ou non un animal politique. » (p.47)
« [Hobbes et Rousseau] n’ont jamais affirmé que les hommes se sont liés hitoriquement ou empiriquement par un contrat. […] Du même coup tombe toute une série d’objections, souvent adressées à ces auteurs, concernant la non-historicité du pacte social. » (p.55)
« Ce sont sans doute les monarchomaques qui, les premiers, ont fondé la politique sur un pacte, en particulier l’auteur supposé des Vindiciae contra tyrannos, Duplessis-Mornay. » (p.56)
« Sous les apparences d’une pensée plus tolérante, Rousseau ne contredit pas Hobbes. » (p.59)
« Dès que l’on oppose société et nature à la manière des théories du contrat, on est logiquement amené à faire du politique une altération ou une aliénation de la nature humaine. Par le passage de l’état de nature à l’état civil ou politique, l’homme serait devenu autre, il se serait en quelque sorte « dénaturé » suivant l’expression de Rousseau. » (p.61)
« Si le corps politique est un pur « être conventionnel » et une « création artificielle » de l’homme, on comprend aisément que les ouvrages qui traitent de cette question fassent de la société et du politique une œuvre de la raison, de la raison essentiellement utilitaire. » (p.61)
« La grande difficulté du marxisme réside dans le fait que, tout en affirmant théoriquement que seule la fin de l’aliénation économique abolira le politique, il s’est engagé dans la voie révolutionnaire, pensant pouvoir supprimer le politique par les voies du politique. D’où les nombreuses contradictions d’une théorie qui affirme pouvoir les résoudre toutes. » (p.68)
« [Pour Marx], le politique appartient seulement à l’historicité de l’homme, non à sa nature. » (p.70)
« La politique n’a de signification dans le marxisme que parce qu’il est pris entre un mythe originel et une utopie finale. En effet, l’aliénation suppose d’abord un état antérieur qualifié de légitime, de juste et de naturel, sinon elle n’aurait pas de sens, car il ne peut y avoir altération que par rapport à une situation antérieure, et d’autre part un état ultérieur désaliéné qui retrouvera, sous d’autres formes, la pureté originelle. C’est le même processus qui a permis à Rousseau de retrouver, par l’aliénation, dans l’état civil la liberté originelle de l’état de nature. » (p.76)
« Il n’est pas non plus possible de faire dériver le politique d’un phénomène soi-disant plus originaire que lui. Au contraire, toutes les essences sont également originaires ; aucune ne s’explique par une autre, mais chacune peut se comprendre en elle-même. » (p.78)
« Pas plus […] qu’il n’est possible d’expliquer l’essence de la science ou ses fondements par les moyens ordinaires de la méthode scientifique proprement dite ni l’essence des mathématiques par la voie de la démonstration mathématique ni l’essence de la religion par les diverses pratiques religieuses, il n’est pas non plus possible d’expliquer politiquement le politique, c’est-à-dire par les moyens même que l’activité politique utilise. Dans tous ces cas nous sommes obligés d’avoir recours à la philosophie, car seule elle est réflexion sur les fondements ou présupposés. » (p.83)
« Toute essence, parce qu’elle n’est pas une entité abstraite, apparaît aux hommes d’une époque comme liée à une forme particulière, mais cette forme particulière ou la somme de toutes les formes possibles ne suffisent pas à la déterminer dans toute sa réalité. L’essence de l’économique par exemple ne se réduit pas à la libre entreprise ou au dirigisme. La disparition de la démocratie n’interrompt pas l’activité politique, pas plus que le déclin du romantisme n’a entraîné la suppression de l’activité artistique. Il est enfin d’autres concepts qui définissent nécessairement, invariablement et immuablement une essence au sens où leur dissolution entraînerait l’abolition de l’essence elle-même. […] Si nous supprimons par exemple la relation de commandement et d’obéissance, nous supprimons la politique. » (p.84)
« L’essentiel est de savoir que, s’il peut y avoir commandement sans politique, il n’y a pas de politique sans commandement. […] Le fait qu’un présupposé est propre à une essence ne signifie pas qu’il lui appartient exclusivement » (p.85)
« Chaque fois qu’il y a politique il y a présence d’un ennemi ainsi que de la relation du commandement et de l’obéissance. » (p.86)
« Toute solution suscite de nouveaux problèmes et ainsi de suite à l’infini. » (p.89)
« Toute activité politique se donne invariablement une fin extra-politique. » (p.92)
« Il y a des révolutions politiques, il n’y a pas de révolution dans le politique. » (p.93)
« Il y a trois présupposés de l’essence du politique :
-la relation du commandement et de l’obéissance,
-la relation du privé et du public.
-la relation de l’ami et de l’ennemi.
Ce tableau appelle quelques remarques.
A) La relation de commandement et d’obéissance constitue le présupposé de base du politique en général. Celle du privé et du public commande plutôt la politique intérieure et celle de l’ami et de l’ennemi la politique extérieure.
B) Toute activité humaine divise, de son point de vue, l’univers humain en deux catégories de relations contraires. Ainsi la religion partage les objets en sacrés et profanes, la morale divise les actions en bonnes et mauvaises, l’esthétique sépare les œuvres en belles et laides et la science divine les connaissances en vraies et fausses. Chacune de ces divisions est spécifique, c’est-à-dire elles ne correspondent pas, au sens où le vrai pourrait être identique au bien et au beau ou inversement. » (p.94)
« De même que le bien et le mal ne sont pas définis d’avance et que seule l’action une fois accomplis se révèle comme bonne ou mauvaise, de même la relation du commandement et de l’obéissance ne décide pas à l’avance qui doit commander et qui doit obéir. Elle n’affirme donc nullement qu’il y a des hommes nés pour commander et d’autres pour obéir, mais seulement que partout où l’on rencontre un rapport politique, celui-ci a nécessairement pour condition la relation du commandement et de l’obéissance. » (p.95)
« Le rôle du présupposé, du privé et du public ainsi que celui de l’ami et de l’ennemi est […] de faire la séparation entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, étant bien entendu que la ligne de démarcation varie avec les régimes, les situations et les époques. […] Les couples du privé-public et de l’ami-ennemi sont les présupposés qui conditionnent non le politique en général, mais les buts de l’activité politique, ceux-ci consistant d’une part en l’organisation intérieure de la collectivité et d’autre part en sa défense contre les collectivités extérieures. » (p.96)
« Le privé […] tel que nous le concevons, n’est pas la négation du public ou inversement. Chacun de ces deux concepts est détermination positive et constante d’une sphère spécifique et autonome de l’activité humaine sans espoir d’une reconciliation entre eux. A certaines époques le public élargit son domaine au détriment du privé tandis qu’à d’autres le privé réaffirme ses droits face au public. Ce processus est sans fin et les modalités contingentes qu’il adopte au cours du temps constituent l’histoire. Jamais l’un des termes ne se laisse définitivement absorber par l’autre ; il n’y a pas non plus de suspension de leur contradiction au terme d’un développement historique de l’humanité ou d’un progrès culturel de l’esprit. La contradiction durera aussi longtemps que l’homme restera homme. » (p.97)
« Platon a sans doute été un des premiers philosophes à mettre l’accent sur la corrélation intrinsèque entre commandement et politique, quand il définissait la politique comme une « science directive » ou « science du commandement ». » (p.101)
« Un fondement ne se justifie pas, sinon il cesse d’être un fondement. » (p.104)
« Commandement et obéissance font qu’il y a politique. On peut déplorer qu’il en soit ainsi, mais à quoi bon protester contre l’inévitable ? » (p.104)
« En elle-même […] la politique n’est ni libérale ni socialiste, ni tyrannique ni démocratique, elle le devient par la manière dont on use du commandement et de l’obéissance. […] L’essentiel est de ne pas dissimuler la réalité qui veut que politiquement on ne peut atteindre ces fins en dehors du commandement et de l’obéissance. » (p.104)
« Il en est du commandement politique comme de toute autre espèce de commandement : il consiste en la relation hiérarchique qui s’établit au sein d’un groupe par la puissance qu’une volonté particulière exerce sur d’autres volontés particulières et façonne par là la cohésion du groupe. Nous appelons chef celui qui possède la prérogative du commandement et autorité l’aptitude à se montrer à la hauteur des tâches que comporte la fonction que l’on occupe. » (p.108)
« L’autorité du commandement ne se mesure pas seulement à la capacité de fortifier ou de maintenir la cohésion au sein de l’organisation dont il est responsable, mais aussi à l’habileté à semer la discorde chez les adversaires, à les mettre dans l’embarras ou dans une position d’infériorité. » (p.109)
« En dépit de toutes les précautions constitutionnelles et réglementaires on ne peut empêcher qu’à la base du commandement il y a la volonté personnelle. » (p.111)
« Ce ne sont pas les autres qui en général décident des buts de l’activité politique concrète, mais celui qui commande. Certes dans une démocratie fondée sur le suffrage universel et la souveraineté populaire les citoyens sont en prince censés d’en décider ; néanmoins, une fois que la majorité s’est exprimée, c’est le commandement qui en assure l’exécution et tout contrevenant s’expose à la contraine. » (p.113)
« Il n’y a certes de commandement effectif que reconnu par les autres, peu importe les motifs de cette reconnaissance : le charisme, l’hommage du vassal, le respect de l’autorité, la tradition, la légalité ou la peur de la contrainte. Toutefois, la capacité de commander reste indépendante de ces motifs ; elle suppose que le chef ou le dirigeant est animé de l’instinct de domination, de la volonté de puissance. » (p.114)
« Il résulte de tout cela que le commandement comporte toujours une part d’arbitraire. Cela est vrai de toute volonté, mais sans atteindre aux proportions du commandement qui, par la nature des choses, détermine le destin de toute une collectivité. » (p.114)
« Faire la paix est tout autre chose qu’être pacifiste. » (p.115)
« La première erreur à éviter est de croire que tout le politique est juridifiable, que le droit est coextensif à la politique. Il y a un domaine spécifique du droit et un autre de la politique qui ne coïncident pas, d’où conflits possibles entre les deux. » (p.119)
« Le souverain est extérieur au droit, mais encore au-delà du droit et […] il peut se décider contre le droit, contre la morale, bref contre toute espèce de normes, sa propre volonté se prenant elle-même pour norme absolue. » (p.121)
« On attribue la souveraineté à des personnes morales comme le peuple, la nation ou la classe, c’est-à-dire des entités en deviennent les dépositaires qui ne l’exercent que fictivement et non réellement, sauf en de très rares occasions. La difficulté tient à ce que le droit a besoin, pour fonder une règle, d’une continuité dans le temps, sans laquelle il n’y aurait pas de normes ; et, si la fiction préserve cette continuité, il optera pour la fiction. Politiquement cependant, le véritable dépositaire de la souveraineté est celui qui l’exerce effectivement. » (p.122)
« Est souverain non pas seulement celui qui décide de la situation d’exception, mais en cas de situation exceptionnelle. » (p.126)
« La souveraineté n’est pas née avec l’Etat moderne et destinée à disparaître avec lui. Elle est inhérente à l’exercice du commandement politique. » (p.127)
« Ce qui est moralement juste est loin de s’identifier à ce qui est bon politiquement. » (p.130)
« Il n’y a pas de rapport logique entre le développement d’une puissance et l’accumulation de moyens matériels. » (p.136)
« La puissance n’est pas la force. Celle-ci est matérielle et mesurable. La force d’un pays est constituée par le nombre de ses régiments et divisions, par ses effectifs de police et la quantité des ressources industrielles, économiques et techniques. Il est vrai, la force peut faire illusion quand à la puissance. Néanmoins, le volume des forces n’est pas nécessairement signe de puissance si la cohésion et l’énergie font défaut. L’effondrement de l’Empire de Napoléon III au début de la guerre de 1870 n’en est qu’un des multiples exemples. » (p.138)
« La puissance consiste en une volonté s’exerçant sur d’autres volontés et capables de faire éventuellement céder leur résistance. » (p.140)
« L’homme du commandement est l’homme de l’ordre, non celui du faire, du travail, de la production : il fait faire. » (p.140)
« Un corps politique n’a de raison d’être que s’il se donne des buts politiques. » (p.141)
« [Max Weber] a distingué trois types de domination : charismatique, traditionnel et légal. Cette classification commode est pourtant loin d’être exhaustive. Elle ne tient pas compte, par exemple, d’un fondement qui a acquis depuis quelques décennies une valeur croissante : le type idéologique. A vrai dire, les fondements de la puissance et de la domination sont extrêmement variés ; ils sont de nature rationnelle et irrationnelle et même ils sont loin d’être purement politiques. L’intérêt et les réalisations économiques jouent un rôle au même titre que les motifs religieux et moraux et, suivant les époques, l’une des raisons tend à éclipser les autres. » (p.142)
« Nulle part il n’y a de commandement qui s’en exempte [de la contrainte] ou n’en use au moins comme d’une menace. Il s’ensuit que du moment que le commandement est un présupposé du politique et que la puissance consiste dans le pouvoir d’imposer sa propre volonté à un groupe, au besoin en utilisant la contrainte contre les récalcitrants, la politique est inévitablement et sera toujours une domination de l’homme sur l’autre. » (p.142)
« Le commandement n’a pas […] de vocation directement scientifique ou morale. Ce n’est pas à lui de dire qu’elle est la vérité ou quel est le bien. Cette tâche incombe à d’autres essences, à la science et à l’éthique, sans considération de leurs conflits possibles avec la puissance politique. Le rôle du commandement est proprement politique et consiste à préserver l’ordre et la cohésion de la collectivité par les moyens offensifs ou défensifs appropriés. […]
Evidemment il est souhaitable de voir les finances entre les mains d’un grand argentier à la fois capable et intègre. Néanmoins, s’il fallait choisir entre un candidat au ministère des finances possédant un grand talent mais qui, à l’occasion, ne manquerait pas de tirer un profit personnel de ses capacités et un autre candidat connu pour son honnêteté exemplaire mais de compétence médiocre, il est indiscutable, que, politiquement, on devrait accorder la faveur au premier. En effet, pour une collectivité, la prospérité économique et financière générale importe plus sue l’honnêteté d’un homme. Que vaut du point de vue politique l’histoire anecdotique des maîtresses de Talleyrand à côté de ses qualités diplomatiques dont la collectivité a bénéficié ? Il ne saurait en aucun cas être question ici de mépriser ou de ridiculiser les vertus de sincérité, d’austérité ou de charité, elles ne sont cependant pas comme telles des attributs spécifiques de l’homme politique. […] Il y a quelque chose de tragique parfois dans le destin d’un homme d’Etat : il doit savoir se dévouer dans la dureté, quitte à devenir un meurtrier en puissance pour le salut de la cité. » (p.145)
« On peut parler d’une espèce de malédiction qui pèse sur le commandement. Il est, en effet, rare qu’une action politique atteigne les objetifs visés au départ : la réussite finale est souvent d’un autre ordre que celui prévu initialement. » (p.146)
« Il n’y a donc pas de rapport nécessaire entre les vertus morales d’un homme et ses capacités politiques. » (p.148)
« Nous entendons par obéissance l’acte qui consiste à se soumettre, dans l’intérêt d’une activité commune donnée, à la volonté d’autrui, à exécuter ses ordres ou à conformer le comportement à ses règlements. Cette définition générale convient à toutes les formes d’obéissance, politiques ou non politiques. Elle indique que tout le monde ne commande ni n’obéit en même dans tous les secteurs de l’activité humaine. Ainsi, le maître qui exige dans sa classe l’obéissance des élèves, obéit à son tour à ses supérieurs hiérarchiques, en tant qu’il est fonctionnaire d’une administration, ou encore il remplit bon gré mal gré ses devoirs de citoyens (il se soumet aux obligations militaires, il paie ses impôts, etc.). Du fait même que chacun de nous est, volontairement ou par la force des choses, membre de divers groupements autonomes ou hétéronomes (famille, entreprise administrative, commerciale, industrielle ou autre, syndicat professionnel, asspciation d’intérêt, parti politique) et qu’il entre inévitablement en contact avec d’autres hommes, ne serait-ce que pour traverser une rue encombrée, on peut affirmer qu’il n’existe sans doute pas d’individu qui n’obéisse ici ou là, même si par ailleurs il exerce une fonction de direction. Aller pendant les vacances dans un hôtel ou fréquenter un terrain de camping, c’est se plier à des règlements notifiés explicitement ou acceptés tacitement. Dans la plupart des cas, l’obéissance consiste à conformer sa conduite à un certain nombre de normes générales sans lesquelles aucune coexistence n’est possible. En ce sens là, on peut la considérer comme une simple résignation ou une discipline subie.
S’en tenir à cette soumission passive, c’est passer à côté de la véritable question. Reprenons l’exemple du maître et des élèves. Si le premier exige l’obéissance ce n’est pas pour elle-même, comme si la discipline constituait une fin en soi, mais pour se donner les moyens d’accomplir sa tâche. Cette grâce à l’obéissance et à l’ordre qui en résulte que l’enfant apprend et que s’accomplit le but en vue duquel le maître et les élèves sont réunis au même endroit. C’est également l’avis des élèves. Bien sûr, ils profitent de toutes les occasions immédiates pour essayer de perturber la classe, mais ils n’auront que mépris pour le professeur qui se laisse chahuter, qui leur fait perdre leur temps qu’ils tuent alors à leur manière. On voit tout de suite par cet exemple que l’obéissance n’est pas cette simple passivité ou résignation qu’on se plaît à décrire, mais participation à une œuvre commune. Elle signifie collaboration à une tâche dont les fins peuvent être immanentes ou transcendantes au travail qu’on a accomplit. L’obéissance est donc aussi exécution, comme nous l’avons marqué dans notre définition. Il en est de même de l’obéissance en politique. » (p.154-155)
« Nous sommes maintenant en mesure de pénétrer au cœur même de l’obéissance. Parce que sa tâche est d’exécuter et de réaliser concrètement l’œuvre elle est essentiellement, du point de vue conceptuel, acte, à l’opposé du commandement qui appartient à la sphère du possible et de la virtualité. […] Commander, c’est donner un ordre en vue de quelque chose ; obéir, c’est recevoir cet ordre et l’exécuter. » (p.155)
« L’obéissance reste elle aussi une volonté, mais de nature hétéronome. » (p.156)
« L’obéissance politique n’implique pas le consentement des citoyens au sens d’une adhésion intime ou d’une conversion personnelle aux vues et à la doctrine du commandement, mais uniquement la reconnaissance et l’acceptation tacite et extérieure de son institution. Un minimum de confiance est cependant indispensable, sinon la reconnaissance extérieure est elle-même impossible. On peut donc combattre au sein d’un parti ou par d’autres voies –celles de la presse ou des associations- la cause ou l’action d’un gouvernement tout en obéissant formellement aux lois et aux ordres du pouvoir établi. La soumission qu’implique l’obéissance n’est pas total asservissement, mais respect d’une discipline nécessaire sans laquelle la cohésion de la collectivité serait inexistante et même la liberté de critique perdrait toute signification. » (p.158)
« En politique on ne choisit pas d’obéir, il le faut. » (p.159)
« L’obéissance politique n’est pas non plus cet avilissement et cette usurpation que dénonce la fausse conception du démocratisme libertaire, hostile à tout commandement et à toute obéissance. » (p.160)
« Il s’en faut de beaucoup que toutes les banalités soient ridicules et stériles. » (p.166)
« En politique, les intentions ne sont que futilités si aucune puissance ne les soutient. » (p.167)
« Aucun obéissance n’est à l’abri de la révolte. Sans la possibilité de la dissidence la soumission ne serait qu’un mouvement purement mécanique. […] Au demeurant il y a toujours moyen de désobéir même sous la plus terrible des oppressions pourvu qu’on prenne le parti d’accepter la mort plutôt que de céder. » (p.170)
« Ce serait une ineptie que de rejeter sans autre forme de procès l’anarchisme. Cette doctrine mérite de retenir l’attention pour toutes sortes de raisons théoriques, tant parce qu’elle nous force à prendre conscience d’une manière insolite de nos problèmes habituels que parce qu’elle démasque nos préjugés et nous aide à comprendre la part d’arbitraire qu’il y a dans toutes les activités humaines. » (p.171)
« On ne peut pas s’incliner soi-même devant la puissance qu’on exerce sur autrui. A l’opposé de Rousseau, Kant a très bien vu que l’autonomie n’a de sens qu’en morale. » (p.173)
« Dès lors que la révolte se prend elle-même pour fin, le nihilisme est la conséquence logique, car il n’existe d’autre issue pour la pure négativité que le suicide ou le meurtre. » (p.173)
« La désobéissance signifie l’irruption de l’antagonisme des essences à l’intérieur de la sphère du politique. » (p.176)
« La confusion entre politique et morale est peut-être nécessaire à toute entreprise politique qu’elle soit de commandement ou de révolte. » (p.179)
« A l’exception des anarchistes et de quelques écrivains isolés comme l’auteur du Réveille-Matin des Français et de leurs voisins (1573) ou encore Mably (Des droits et des devoirs du citoyen), les théoriciens politiques refusent en général le droit de désobéissance ou de révolte au particulier individuellement et l’accordent au peuple ou à une portion du peuple, sous forme du droit de résistance. » (p.179)
« La tendance à l’oppression est enracinée dans tout pouvoir et, comme Locke l’a bien vu, le régime d’assemblée lui-même peut devenir tyrannique. » (p.185)
« Luther n’admettait en aucun cas la rébellion, même pour défendre une cause juste. » (p.185)
« La violence est au cœur du politique et il semble exclu qu’il puisse se débarrasser, avec le temps, de ce péché originel. » (p.189)
« L’insurrection est une manifestation de puissance politique et non un droit. » (p.191)
« La position de Spinoza aboutit à un véritable divorce entre pensée et action […] Ce que Spinoza préconise, c’est la liberté inconditionnelle de la raison ou
la tolérance en contre-partie d’une obéissance inconditionnelle au pouvoir, puisqu’il va jusqu’à condamner non seulement le droit de résistance, mais même le tyrannicide. C’est dans ces conditions qu’il est possible de dire que la fin de l’Etat n’est pas seulement la sécurité, mais aussi la liberté. Il entend par là l’usage de la libre raison dans la sphère des choses spéculatives avec interdiction absolue de prolonger celles-ci dans la sphère de l’action. » (p.193)
« Kant sépare lui aussi le domaine de la pensée et de l’action et affirme le caractère irrévocable de l’obéissance politique. » (p.198)
« Il est […] contraire au concept et à l’esprit de la critique de se laisser confiner dans les limites fixées d’avance, sous peine de perdre sa substance et sa raison d’être. […] Toute pensée véhicule nécessairement des prises de position implicites ou inconscientes. » (p.199)
« Qu’est-ce qu’un régime, sinon la traduction politique d’une conception générale du monde, c’est-à-dire un choix de certaines idées contre d’autres ? » (p.214)
« Même une constitution est un ensemble philosophique plus ou moins cohérent avant d’être juridique. Le droit n’est que l’instrument technique qui permet à la politique d’axiomatiser cette philosophie. » (p.218)
« En faisant une loi, le législateur se propose un but déterminé : résoudre un conflit, donner satisfaction à des revendications, aménager avec plus de cohérence un secteur de la vie collective, bref dominer toutes sortes de problèmes qui surgissent au cours du développement même de l’ordre sous l’effet des variations des conditions. Cela signifie que la loi n’est pas à déduire rationnellement de principes préexistants : elle est imposée par une autorité dont le rôle est de faire face à des situations et de prévenir les obstacles. » (p.231)
« [La loi] est une convention, non point au sens d’un contrat ou d’un accord mutuel entre diverses parties, mais à celui du consentement par l’obéissance. » (p.237)
« Il faut obéir à la loi parce qu’elle est la loi, sinon il n’y aurait jamais d’ordre, car il n’existe pas de terme aux discussions portant sur la justice, l’égalité et la liberté. » (p.239)
« La morale ne saurait jouer le rôle de souveraine en politique. » (p.240)
« Divers théoriciens des dictatures, en particulier sous le régime nazi, se sont expressément réclamés de la théorie de la loi développée dans le Contrat social. » (p.243)
« Il y a de la raison dans la politique parce que, à l’instar de toutes les autres essences, elle est la source d’une activité ordonnatrice et normative, dont le but est d’harmoniser le mieux possible les relations humaines au sein de la collectivité. » (p.269)
-Julien Freund, L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages.
« Le changement se définit relativement à des invariants, sinon nous ne pourrions même pas l’appréhender. » (p.816)
« Être machiavélien, c’est adopter un style théorique de pensée, sans concessions aux comédies moralisatrices d’un quelconque pouvoir. Ce n’est pas être immoral, mais précisément essayer entre autres de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique. » (p.818)
« Dans un certain sens le théologien et le journaliste répondent au même archétype, celui de personnes qui se mêlent de tout, du fait divers jusqu’à la paix mondiale. » (p.822)
« Chacun est libre de faire du sport ou de n’en pas faire, d’assister à des matchs ou de s’en désintéresser totalement. Qu’il s’agisse de la famille, créee par la libre décision des époux, des associations culturelles, professionnelles ou ecclésiales, le privé est le lieu de nos libres choix. Dans une société non despotique, il signifie qu’il existe légitiment des zones non politiques qui échappent aux contraintes et au contrôle du politique. » (p.822-823)
« La distinction entre gauche et droite est d’ordre polémique et électoral, elle ne détermine pas des catégories politiques essentielles. » (p.825)
« Seule une société dans laquelle le conflit est possible est une société libre. La paix à tout prix est de ce point de vue une idée néfaste et tyrannoïde. Il en est de même de celle de l’égalité au sens de l’égalitarisme. En effet, une société égalitaire ne peut être qu’une société oppressive. » (p.828)
-Julien Freund, Appendice de 1986 à la troisième édition de L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages, pp.813-828.
« La caste des intellectuels ne ressemble nullement à un camp retranché d’esprits libres. Le sens des libertés et l’exercice de la pensée libre n’auront été illustrés que par une minorité d’entre eux. Le conformisme extrémiste a constitué la passion dominante des « intellectuels » engagés à la française, des années Barrès-Maurras aux années Sartre-Foucault. Entretemps, les années Gide-communisme et les années Brasillach-fascisme. » (p.867)
« Freund était également un lecteur d’Ellul, auquel il a rendu hommage par un bel article sur « l’aliénation ». » (note 4. P.867)
-Pierre-André Taguieff, « Julien Freund, penseur du politique », postface à Julien Freund, L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages.
« Toutes les rercherches positives ne supplééront jamais la méditation philosophique ni ne l’exclueront. » (p.XII)
-Julien Freund, Préface de 1978 à L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages, pp.VII-XII.
« Il y a une essence du politique. Il faut entendre par là que l’on trouve dans toute collectivité politique, quelle qu’elle soit et sans en excepter aucune, des constantes et des réalités immuables qui tiennent à sa nature même et font qu’elle est politique. Ces constantes restent évidemment indépendantes des variations historiques, des contingences spatiales et tomperelles, des régimes et des systèmes politiques. Les modalités d’exercer le pouvoir changent suivant les époues et la conformation particulière de l’unité politique, les rapports entre gouvernants et gouvernés sont différents suivant les constitutions, mais toute politique implique nécessairement un commandement et une obéissance. » (p.1)
« Il n’y a point de politique sans un ennemi réel ou virtuel. Une pareille proposition risque sans doute de choquer tous ceux qui rêvent de la politique idéale, du gouvernement le meilleur et de la société la plus juste et la plus harmonieuse. C’est avec horreur qu’ils repousseront l’idée que l’inimitié est un présupposé du politique, mais en même temps ils ne verront aucune contradiction à donner leur approbation à la lutte des classes par exemple. […] Autrement dit, il est extrêmement fréquent que ceux-là mêmes qui repoussent la proposition générale : pas de politique sans ennemi, sont les premiers à chercher à imposer aux autres un ennemi particulier : l’impérialiste ou le communiste, le colonialiste ou le nationaliste, le capitaliste ou le socialiste. » (p.1)
« Analyser l’essence du politique, ce n’est pas étudier la politique en tant qu’activité pratique et contingente qui s’exprime dans des institutions variables et dans des événements historiques de toutes sortes, mais c’est essayer de comprendre le phénomène du politique dans ses caractéristiques propres et distinctives qui le différencient d’autres phénomènes d’ordre collectif comme l’économique, le religieux et trouver les critères positifs et décisifs qui permettent de faire la discrimination entre les relations sociales qui sont proprement politiques et celles qui ne le sont pas. [… ] Ce dont il s’agit ici, c’est de philosophie politique. » (p.2)
« La question n’est pas de regarder l’activité politique avec les lunettes d’une quelconque doctrine, socialiste, étatiste, jacobine, libérale ou autre, mais de faire porter la réflexion sur les réalités concrètes immédiatement données dans n’importe quelle société politique : l’existence de frontières, d’une armée, d’une police, d’une diplomatie, d’institutions, d’une économie, d’opinions de caractère idéologique ou autre. » (p.3)
« Sous l’analyse risque de percer à toute instant des préférences et des aversions. Nous essayons cependant de nous en tenir à la rigueur conceptuelle la plus stricte. » (p.4)
« Comment faut-il entendre la notion d’essence ? On peut, nous semble-il, lui donner deux sens. Dans le premier cas l’étude de l’essence consiste à trouver et élucider les caractéristiques déterminantes et spécifiques d’une notion quelconque. On peut analyser ainsi l’essence de l’autorité, de la valeur, de la norme, du concept, de la logique, de la justice, de l’histoire, de la sociologie, de la métaphysique et de l’essence elle-même. L’approfondissement d’une notion en ce sens comporte une double opération : 1) dégager son ou ses présupposés propres, c’est-à-dire ses éléments caractéristiques et distincts qui font qu’elle ne se laisse pas confondre avec les autres notions et 2) déterminer sa fin, son but ou son intentionalité spécifique. » (p.4)
« Au deuxième sens, l’essence a un caractère ontologique. Elle définit alors une des orientations et activités vitales ou catégoriques de l’existence humaine, sans lesquelles l’être humain ne serait plus lui-même. Toute essence en ce sens a pour fondement une donné de la nature humaine ; par exemple il y a une politique parce que l’homme est immédiatement un être social, vit dans une collectivité qui constitue pour une grande part la raison de son destin. La société est donc la donnée du politique, comme le besoin est la donnée de l’économique ou la connaissance celle de la science. Dans ce cas il ne s’agit plus seulement d’analyser l’essence du politique et nous dirons même que la politique est une essence. Nous croyons qu’il y a six essences de cette sorte : la politique, l’économie, la religion, la morale, la science et l’art. Comprises en ce deuxième sens les essences se distinguent de ce que nous appelons les dialectiques, comme le droit, la question sociale, l’éducation, etc. La caractéristique de ces dialectiques consiste en ce qu’elles ne se fondent pas sur une donnée de la nature humaine, mais sur deux ou plusieurs essences au sens ontologique. Ainsi le droit a pour fondement la morale et la politique, la question sociale a pour fondement la politique et l’économie. […]
Le présent travail étudiera le politique au double sens de la notion d’essence. Il montrera d’abord que la politique est une essence qui a pour fondement une donnée de la nature humaine et analysera ensuite les présupposés propres de cette essence, les relations du commandement et de l’obéissance, du privé et du public, de l’ami et de l’ennemi et finalement le but et le moyen spécifique du politique. Il n’abordera pas directement la question de la signification du politique ni celle des dialectiques, car une pareille entreprise exigerait d’abord des analyses analogues des autres essences, en particulier celles de l’économie, de la morale et de la religion. Nous avons l’intention de les étudier ultérieurement. » (p.5)
« [Je voudrais] remercier ici M. Aron de ses précieux conseils et de la sympathie constante qu’il m’a témoignée au cours de l’élaboration de ce travail. Toute ma reconnaissance va également à M. Carl Schmitt pour les belles journées passées en sa compagnie dans la retraite de Plettenberg –qui est devenu son San Casciano –et au cours desquelles nous avons longuement débattu du politique. J’ai eu deux grands maîtres. » (p.6)
« Qu’est-ce en effet, qu’une révolution ? Elle est essentiellement et avant tout un événement politique, en dépit de ses fins ultimes d’ordre humanitaire, moral ou autre. Débarassée de ses oripeaux et considérées dans sa matérialité, elle signifie le paroxysme de toutes les grandeurs et de toutes les misères de la politique. Elle est une sorte d’état-limite qui donne une image fugitive et fulgurante de la réalité du phénomène politique. » (p.9)
« On renoncerait à comprendre l’œuvre de Machiavel ou de Max Weber si l’on résumait leur philosophie dans le pessimisme et si l’on omettait de tenir compte de la « foi » qui animait ces deux auteurs. Un être vraiment désabusé, qui ne se ferait plus aucune illusion sur autrui ou sur la collectivité, ne s’intéresserait pas (ou plus) à la politique. » (p.10)
« Peu importe la nature de l’action politique, qu’elle soit de gestion ou d’anticipation, qu’elle soit réglementaire ou révolutionnaire, jamais les acteurs ne lui donneront la même significtion, même s’ils sont d’accord sur la matérialité de l’objectif. Les uns considèreront la réalisation de cet objectif comme suffisante en soi, les autres n’y verront qu’une étape vers une fin plus lointaine. Bien que les périodes exceptionnelles ou révolutionnaires donnent plus de relief aux attitudes, il n’existe pas d’entreprise politique qui ne donne lieu à des heurts entre les durs ou maximalistes et les modérés ou attentistes. Il y a toujours des hommes qui ne reculeront devant aucun moyen et d’autres qui refuseront de recourir à des procédés qui contrediraient le sens ultime de leur action. A quoi s’ajoutent les divergences à propos de l’appréciation de la situation et de l’exploitation des possibilités. » (p.13)
« La quasi-totalité des régimes existant dans le monde ont pour origine une insurrection. » (p.14)
« L’éventail des doctrines politiques, extrêmement varié dans ses nuances, ne compte qu’un nombre limité d’options fondamentales qui prennent un autre visage suivant les époques et suivant les conditions sociales, économiques, techniques et autres. » (p.16)
« Toute activité humaine, qu’elle soit religieuse, économique, technique ou autre, tend à déborder les limites de ses fonctions spécifiques et, suivant les époques, tantôt l’une tantôt l’autre de ces activités acquiert la prépondérance culturelle et jouit du prestige d’une idée-force. De même, il y aura toujours des philosophes pour considérer qu’ « en dernière analyse » l’un ou l’autre de ces principes explique tout. Il semble donc qu’à se lancer dans une discussion sur le fondement ultime des choses on ouvre une querelle sans fin : en effet, il faudrait avoir résolu préalablement le problème des séries causales, celui de la cause première et aussi celui des transformations qualitatives à partir d’un principe unique originel. Dans l’état atuel des choses, ces explications unilatérales manquent elles-mêmes de fondement. Il est vrai, pendant de longues périodes de l’histoire, la religion a été la force apparemment prépondérante ; depuis deux siècles ce rôle semble dévolu à l’économie, bien que l’on puisse déjà pressentir l’importance future de la technique. Toutefois, à regarder les choses de près, on constate que le rayonnement de ces diverses activités n’a été ou n’est possible que parce qu’elles ont utilisé le levier politique. En dépit de la méfiance doctrinale à l’égard de la politique, le libéralisme par exemple doit son succès en grande partie au fait que les libéraux détenaient le pouvoir. Le programme économique du socialisme a été appliqué dans divers pays parce que des partisans de cette doctrine sont parvenus au pouvoir légalement ou par la force. Ne conviendrait-il pas alors de voir dans le politique le facteur déterminant « en dernière analyse » ou du moins ne pourrait-on pas parler d’un primat de la politique ? » (p.18)
« La politique vise l’homme globalement pisqu’elle possède la prérogative exceptionnelle de la violence physique légitime. Elle détient (généralement de façon exclusive) le droit de vie et de mort, elle peut exiger de l’individu le sacrifice suprême pour défendre la collectivité, elle lui commande de tuer l’ennemi. C’est aussi le pouvoir politique qui dispose de la puissance la plus grande et c’est à lui qu’appartient la décision ultime. Suivant que la politique d’un pays est heureuse ou malheureuse, la collectivité toute entière jouit de la sécurité ou se trouve précipitée dans la détresse. De plus, la politique a les moyens de pénétrer partout car, bien qu’il y ait des questions qui sont pour ainsi dire regulièrement politique, il n’y a cependant pas de secteur de la vie humaine qui, au cours de l’histoire, n’ait subi l’emprise du politique. » (p.19)
« Si envahissante que soit l’activité politique, il y a toujours eu, sous tous les régimes, des zones variables qui échappaient à son contrôle et à sa puissance. » (p.19-20)
« Nier la nature humaine, c’est nier la possibilité d’une science de l’homme, car ce serait vouloir faire la science d’une réalité sans réalité puisqu’elle serait sans cesse autre. […] Aucun état n’est durable, seule la nature dure, sinon rien n’arriverait. » (p.20-21)
« Il est dans la nature des choses que l’homme agisse politiquement. » (p.21)
« Il est dans la nature de l’homme de vivre en société et de l’organiser politiquement […] Le politique est essence et non convention. […] Chercher à remonter au-delà du politique ou au-delà de la société signifierait vouloir remonter au-delà de l’homme. » (p.24)
« Le politique est une essence et comme tel il donne lieu à une activité spécifique indéfinie ; la société au contraire est une condition existentielle qui impose à l’homme, comme tout milieu, une limitation et une finitude. Vivre en société signifie donc du point de vue politique qu’il incombe à l’homme de l’organiser et de la réorganiser sans cesse en fonction de l’évolution de l’humanité, déterminée par le développement discordant des diverses activités humaines. » (p.25)
« On ne saurait expliquer totalement par l’histoire ni la société ni ses manifestations. » (p.27)
« Nous savons que l’homme n’a pas toujours vécu au sein d’un Etat […] On ne saurait cependant pas dire que l’humanité pré-étatique était apolitique, car en ces temps les hommes vivaient au sein de tribus ou de familles qui étaient investies des attributs politiques, sous une forme variable suivant les peuplades considérées. » (p.29)
« La plupart de ces théoriciens [contractualistes] ont admis une sociabilité naturelle, ce qui laisse supposer que la notion d’ « état de nature » qui servait de base de départ à leur démonstration ne visait pas à nier la société comme fait de nature ni à en faire une simple convention, mais uniquement à déterminer ce qu’il y a de conventionnel dans la société. Autrement dit, ils admettaient que, s’il y a société, il y a nécessairement aussi un commandement par exemple, mais la nature ne désigne pas le titulaire du commandement, c’est-à-dire seule forme des régimes est conventionnelle. Nul, en effet, n’est soumis à un être désigné par la nature : c’est ce qu’ils appellaient l’égalité naturelle. Il est donc possible de modifier les régimes et surtout d’instituer un autre que celui qui, par tradition, se maintenant alors en Europe. La théorie de l’ « état de nature » avait donc un caractère polémique dans la mesure où elle fournissait des armes et des arguments pour combattre l’idée du gouvernement par droit divin. » (p.29)
« L’objectif commun au libéralisme et au socialisme est de clôturer la politique afin de laisser libre champ aux réformes sociales spontanées ou dirigées. En fait, jamais peut-être l’empire de la politique n’a été si vaste ni si inquiétant que de nos jours ; mais une autre question se pose : peut-on procéder à des réformes sociales profondes autrement que par les voies politiques ? » (p.34)
« Bien que la société soit politique par elle-même, on ne saurait en tirer la conclusion que tout le social est de nature politique. […] A la rigueur, toute relation sociale se laisse politiser, mais toute relation sociale n’est pas spécifiquement politique. » (p.36)
« Comme essence le politique est une puissance de la société que la politique traduit en actes concrets et contingents d’organisation. » (p.36)
« L’unité politique est partitive, c’est-à-dire qu’elle n’unifie jamais la société humaine globalement, mais une société déterminée. C’est que, politiquement, il n’existe pas de société universelle, parce que, comme nous le verrons, en vertu de ses présupposés, la politique n’a pas de vocation universaliste comme la religion, la science, la morale ou l’art. Elle unifie un groupe en l’opposant à d’autres groupes. » (p.37)
« Contrairement à la loi morale, ouverte sur l’humanité, la loi politique est toujours particulière de par sa nature conventionnelle. Il n’y a pas de conventions sur l’universel. Traverser une frontière, c’est le plus souvent être dépayé (au sens plein du terme), parce qu’on entre dans une sorte d’autre monde avec d’autres institutions, d’autres coutumes, d’autres modes de vie, un autre esprit. La frontière exclut le reste. C’est elle qui donne un sens à l’acte de guerre, c’est elle qui définit l’étranger, c’est elle aussi qui détermine les situations qui désorientent l’être humain et le troublent parfois jusqu’au plus profond de lui-même : celle de l’exilé, du banni, du proscrit, du réfugié, de l’expulsé, de l’émigré, du déporté, etc. » (p.39)
« Une société qui n’a plus conscience de défendre un bien commun qui lui est particulier, c’est-à-dire toute société qui renonce à son originalité, perd du même coup toute cohésion interne, se disperse lentement et se trouve condamné à plus ou moins longue échéance à subir la loi extérieure. Le particularisme est une condition vitale de toute société politique. Il est toutefois aussi difficile de cerner conceptuellement la notion de bien commun que celle de santé. » (p.39)
« La géo-politique constitue un chapitre important de toute science politique. » (p.41)
« Entre politique et morale il y a une différence d’essence. L’une n’est pas le prolongement ni l’aboutissement ni le couronnement de l’autre. Il peut y avoir entre les deux accords dialectique sur certains points, mais le conflit possible reste aux aguets. » (p.42)
« Le politique […] n’obéit pas aux désirs et aux fantaisies de l’homme, qui ne peut pas faire qu’il ne soit pas ou bien qu’il soit autre chose que ce qu’il est. » (p.45)
« Le réactionnaire veut également quelque chose d’autre, au moins aussi passionnément que le progressiste. » (p.47)
« Le politique ne se laisse pas justifier. Il est seulement possible de justifier telle ou telle forme de pouvoir, par exemple la démocracie, parce qu’il existe des raisons de préférer ce régime à d’autres. Mais le politique ne saurait faire l’objet d’un choix, sinon il dépendrait de l’homme d’être ou non un animal politique. » (p.47)
« [Hobbes et Rousseau] n’ont jamais affirmé que les hommes se sont liés hitoriquement ou empiriquement par un contrat. […] Du même coup tombe toute une série d’objections, souvent adressées à ces auteurs, concernant la non-historicité du pacte social. » (p.55)
« Ce sont sans doute les monarchomaques qui, les premiers, ont fondé la politique sur un pacte, en particulier l’auteur supposé des Vindiciae contra tyrannos, Duplessis-Mornay. » (p.56)
« Sous les apparences d’une pensée plus tolérante, Rousseau ne contredit pas Hobbes. » (p.59)
« Dès que l’on oppose société et nature à la manière des théories du contrat, on est logiquement amené à faire du politique une altération ou une aliénation de la nature humaine. Par le passage de l’état de nature à l’état civil ou politique, l’homme serait devenu autre, il se serait en quelque sorte « dénaturé » suivant l’expression de Rousseau. » (p.61)
« Si le corps politique est un pur « être conventionnel » et une « création artificielle » de l’homme, on comprend aisément que les ouvrages qui traitent de cette question fassent de la société et du politique une œuvre de la raison, de la raison essentiellement utilitaire. » (p.61)
« La grande difficulté du marxisme réside dans le fait que, tout en affirmant théoriquement que seule la fin de l’aliénation économique abolira le politique, il s’est engagé dans la voie révolutionnaire, pensant pouvoir supprimer le politique par les voies du politique. D’où les nombreuses contradictions d’une théorie qui affirme pouvoir les résoudre toutes. » (p.68)
« [Pour Marx], le politique appartient seulement à l’historicité de l’homme, non à sa nature. » (p.70)
« La politique n’a de signification dans le marxisme que parce qu’il est pris entre un mythe originel et une utopie finale. En effet, l’aliénation suppose d’abord un état antérieur qualifié de légitime, de juste et de naturel, sinon elle n’aurait pas de sens, car il ne peut y avoir altération que par rapport à une situation antérieure, et d’autre part un état ultérieur désaliéné qui retrouvera, sous d’autres formes, la pureté originelle. C’est le même processus qui a permis à Rousseau de retrouver, par l’aliénation, dans l’état civil la liberté originelle de l’état de nature. » (p.76)
« Il n’est pas non plus possible de faire dériver le politique d’un phénomène soi-disant plus originaire que lui. Au contraire, toutes les essences sont également originaires ; aucune ne s’explique par une autre, mais chacune peut se comprendre en elle-même. » (p.78)
« Pas plus […] qu’il n’est possible d’expliquer l’essence de la science ou ses fondements par les moyens ordinaires de la méthode scientifique proprement dite ni l’essence des mathématiques par la voie de la démonstration mathématique ni l’essence de la religion par les diverses pratiques religieuses, il n’est pas non plus possible d’expliquer politiquement le politique, c’est-à-dire par les moyens même que l’activité politique utilise. Dans tous ces cas nous sommes obligés d’avoir recours à la philosophie, car seule elle est réflexion sur les fondements ou présupposés. » (p.83)
« Toute essence, parce qu’elle n’est pas une entité abstraite, apparaît aux hommes d’une époque comme liée à une forme particulière, mais cette forme particulière ou la somme de toutes les formes possibles ne suffisent pas à la déterminer dans toute sa réalité. L’essence de l’économique par exemple ne se réduit pas à la libre entreprise ou au dirigisme. La disparition de la démocratie n’interrompt pas l’activité politique, pas plus que le déclin du romantisme n’a entraîné la suppression de l’activité artistique. Il est enfin d’autres concepts qui définissent nécessairement, invariablement et immuablement une essence au sens où leur dissolution entraînerait l’abolition de l’essence elle-même. […] Si nous supprimons par exemple la relation de commandement et d’obéissance, nous supprimons la politique. » (p.84)
« L’essentiel est de savoir que, s’il peut y avoir commandement sans politique, il n’y a pas de politique sans commandement. […] Le fait qu’un présupposé est propre à une essence ne signifie pas qu’il lui appartient exclusivement » (p.85)
« Chaque fois qu’il y a politique il y a présence d’un ennemi ainsi que de la relation du commandement et de l’obéissance. » (p.86)
« Toute solution suscite de nouveaux problèmes et ainsi de suite à l’infini. » (p.89)
« Toute activité politique se donne invariablement une fin extra-politique. » (p.92)
« Il y a des révolutions politiques, il n’y a pas de révolution dans le politique. » (p.93)
« Il y a trois présupposés de l’essence du politique :
-la relation du commandement et de l’obéissance,
-la relation du privé et du public.
-la relation de l’ami et de l’ennemi.
Ce tableau appelle quelques remarques.
A) La relation de commandement et d’obéissance constitue le présupposé de base du politique en général. Celle du privé et du public commande plutôt la politique intérieure et celle de l’ami et de l’ennemi la politique extérieure.
B) Toute activité humaine divise, de son point de vue, l’univers humain en deux catégories de relations contraires. Ainsi la religion partage les objets en sacrés et profanes, la morale divise les actions en bonnes et mauvaises, l’esthétique sépare les œuvres en belles et laides et la science divine les connaissances en vraies et fausses. Chacune de ces divisions est spécifique, c’est-à-dire elles ne correspondent pas, au sens où le vrai pourrait être identique au bien et au beau ou inversement. » (p.94)
« De même que le bien et le mal ne sont pas définis d’avance et que seule l’action une fois accomplis se révèle comme bonne ou mauvaise, de même la relation du commandement et de l’obéissance ne décide pas à l’avance qui doit commander et qui doit obéir. Elle n’affirme donc nullement qu’il y a des hommes nés pour commander et d’autres pour obéir, mais seulement que partout où l’on rencontre un rapport politique, celui-ci a nécessairement pour condition la relation du commandement et de l’obéissance. » (p.95)
« Le rôle du présupposé, du privé et du public ainsi que celui de l’ami et de l’ennemi est […] de faire la séparation entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, étant bien entendu que la ligne de démarcation varie avec les régimes, les situations et les époques. […] Les couples du privé-public et de l’ami-ennemi sont les présupposés qui conditionnent non le politique en général, mais les buts de l’activité politique, ceux-ci consistant d’une part en l’organisation intérieure de la collectivité et d’autre part en sa défense contre les collectivités extérieures. » (p.96)
« Le privé […] tel que nous le concevons, n’est pas la négation du public ou inversement. Chacun de ces deux concepts est détermination positive et constante d’une sphère spécifique et autonome de l’activité humaine sans espoir d’une reconciliation entre eux. A certaines époques le public élargit son domaine au détriment du privé tandis qu’à d’autres le privé réaffirme ses droits face au public. Ce processus est sans fin et les modalités contingentes qu’il adopte au cours du temps constituent l’histoire. Jamais l’un des termes ne se laisse définitivement absorber par l’autre ; il n’y a pas non plus de suspension de leur contradiction au terme d’un développement historique de l’humanité ou d’un progrès culturel de l’esprit. La contradiction durera aussi longtemps que l’homme restera homme. » (p.97)
« Platon a sans doute été un des premiers philosophes à mettre l’accent sur la corrélation intrinsèque entre commandement et politique, quand il définissait la politique comme une « science directive » ou « science du commandement ». » (p.101)
« Un fondement ne se justifie pas, sinon il cesse d’être un fondement. » (p.104)
« Commandement et obéissance font qu’il y a politique. On peut déplorer qu’il en soit ainsi, mais à quoi bon protester contre l’inévitable ? » (p.104)
« En elle-même […] la politique n’est ni libérale ni socialiste, ni tyrannique ni démocratique, elle le devient par la manière dont on use du commandement et de l’obéissance. […] L’essentiel est de ne pas dissimuler la réalité qui veut que politiquement on ne peut atteindre ces fins en dehors du commandement et de l’obéissance. » (p.104)
« Il en est du commandement politique comme de toute autre espèce de commandement : il consiste en la relation hiérarchique qui s’établit au sein d’un groupe par la puissance qu’une volonté particulière exerce sur d’autres volontés particulières et façonne par là la cohésion du groupe. Nous appelons chef celui qui possède la prérogative du commandement et autorité l’aptitude à se montrer à la hauteur des tâches que comporte la fonction que l’on occupe. » (p.108)
« L’autorité du commandement ne se mesure pas seulement à la capacité de fortifier ou de maintenir la cohésion au sein de l’organisation dont il est responsable, mais aussi à l’habileté à semer la discorde chez les adversaires, à les mettre dans l’embarras ou dans une position d’infériorité. » (p.109)
« En dépit de toutes les précautions constitutionnelles et réglementaires on ne peut empêcher qu’à la base du commandement il y a la volonté personnelle. » (p.111)
« Ce ne sont pas les autres qui en général décident des buts de l’activité politique concrète, mais celui qui commande. Certes dans une démocratie fondée sur le suffrage universel et la souveraineté populaire les citoyens sont en prince censés d’en décider ; néanmoins, une fois que la majorité s’est exprimée, c’est le commandement qui en assure l’exécution et tout contrevenant s’expose à la contraine. » (p.113)
« Il n’y a certes de commandement effectif que reconnu par les autres, peu importe les motifs de cette reconnaissance : le charisme, l’hommage du vassal, le respect de l’autorité, la tradition, la légalité ou la peur de la contrainte. Toutefois, la capacité de commander reste indépendante de ces motifs ; elle suppose que le chef ou le dirigeant est animé de l’instinct de domination, de la volonté de puissance. » (p.114)
« Il résulte de tout cela que le commandement comporte toujours une part d’arbitraire. Cela est vrai de toute volonté, mais sans atteindre aux proportions du commandement qui, par la nature des choses, détermine le destin de toute une collectivité. » (p.114)
« Faire la paix est tout autre chose qu’être pacifiste. » (p.115)
« La première erreur à éviter est de croire que tout le politique est juridifiable, que le droit est coextensif à la politique. Il y a un domaine spécifique du droit et un autre de la politique qui ne coïncident pas, d’où conflits possibles entre les deux. » (p.119)
« Le souverain est extérieur au droit, mais encore au-delà du droit et […] il peut se décider contre le droit, contre la morale, bref contre toute espèce de normes, sa propre volonté se prenant elle-même pour norme absolue. » (p.121)
« On attribue la souveraineté à des personnes morales comme le peuple, la nation ou la classe, c’est-à-dire des entités en deviennent les dépositaires qui ne l’exercent que fictivement et non réellement, sauf en de très rares occasions. La difficulté tient à ce que le droit a besoin, pour fonder une règle, d’une continuité dans le temps, sans laquelle il n’y aurait pas de normes ; et, si la fiction préserve cette continuité, il optera pour la fiction. Politiquement cependant, le véritable dépositaire de la souveraineté est celui qui l’exerce effectivement. » (p.122)
« Est souverain non pas seulement celui qui décide de la situation d’exception, mais en cas de situation exceptionnelle. » (p.126)
« La souveraineté n’est pas née avec l’Etat moderne et destinée à disparaître avec lui. Elle est inhérente à l’exercice du commandement politique. » (p.127)
« Ce qui est moralement juste est loin de s’identifier à ce qui est bon politiquement. » (p.130)
« Il n’y a pas de rapport logique entre le développement d’une puissance et l’accumulation de moyens matériels. » (p.136)
« La puissance n’est pas la force. Celle-ci est matérielle et mesurable. La force d’un pays est constituée par le nombre de ses régiments et divisions, par ses effectifs de police et la quantité des ressources industrielles, économiques et techniques. Il est vrai, la force peut faire illusion quand à la puissance. Néanmoins, le volume des forces n’est pas nécessairement signe de puissance si la cohésion et l’énergie font défaut. L’effondrement de l’Empire de Napoléon III au début de la guerre de 1870 n’en est qu’un des multiples exemples. » (p.138)
« La puissance consiste en une volonté s’exerçant sur d’autres volontés et capables de faire éventuellement céder leur résistance. » (p.140)
« L’homme du commandement est l’homme de l’ordre, non celui du faire, du travail, de la production : il fait faire. » (p.140)
« Un corps politique n’a de raison d’être que s’il se donne des buts politiques. » (p.141)
« [Max Weber] a distingué trois types de domination : charismatique, traditionnel et légal. Cette classification commode est pourtant loin d’être exhaustive. Elle ne tient pas compte, par exemple, d’un fondement qui a acquis depuis quelques décennies une valeur croissante : le type idéologique. A vrai dire, les fondements de la puissance et de la domination sont extrêmement variés ; ils sont de nature rationnelle et irrationnelle et même ils sont loin d’être purement politiques. L’intérêt et les réalisations économiques jouent un rôle au même titre que les motifs religieux et moraux et, suivant les époques, l’une des raisons tend à éclipser les autres. » (p.142)
« Nulle part il n’y a de commandement qui s’en exempte [de la contrainte] ou n’en use au moins comme d’une menace. Il s’ensuit que du moment que le commandement est un présupposé du politique et que la puissance consiste dans le pouvoir d’imposer sa propre volonté à un groupe, au besoin en utilisant la contrainte contre les récalcitrants, la politique est inévitablement et sera toujours une domination de l’homme sur l’autre. » (p.142)
« Le commandement n’a pas […] de vocation directement scientifique ou morale. Ce n’est pas à lui de dire qu’elle est la vérité ou quel est le bien. Cette tâche incombe à d’autres essences, à la science et à l’éthique, sans considération de leurs conflits possibles avec la puissance politique. Le rôle du commandement est proprement politique et consiste à préserver l’ordre et la cohésion de la collectivité par les moyens offensifs ou défensifs appropriés. […]
Evidemment il est souhaitable de voir les finances entre les mains d’un grand argentier à la fois capable et intègre. Néanmoins, s’il fallait choisir entre un candidat au ministère des finances possédant un grand talent mais qui, à l’occasion, ne manquerait pas de tirer un profit personnel de ses capacités et un autre candidat connu pour son honnêteté exemplaire mais de compétence médiocre, il est indiscutable, que, politiquement, on devrait accorder la faveur au premier. En effet, pour une collectivité, la prospérité économique et financière générale importe plus sue l’honnêteté d’un homme. Que vaut du point de vue politique l’histoire anecdotique des maîtresses de Talleyrand à côté de ses qualités diplomatiques dont la collectivité a bénéficié ? Il ne saurait en aucun cas être question ici de mépriser ou de ridiculiser les vertus de sincérité, d’austérité ou de charité, elles ne sont cependant pas comme telles des attributs spécifiques de l’homme politique. […] Il y a quelque chose de tragique parfois dans le destin d’un homme d’Etat : il doit savoir se dévouer dans la dureté, quitte à devenir un meurtrier en puissance pour le salut de la cité. » (p.145)
« On peut parler d’une espèce de malédiction qui pèse sur le commandement. Il est, en effet, rare qu’une action politique atteigne les objetifs visés au départ : la réussite finale est souvent d’un autre ordre que celui prévu initialement. » (p.146)
« Il n’y a donc pas de rapport nécessaire entre les vertus morales d’un homme et ses capacités politiques. » (p.148)
« Nous entendons par obéissance l’acte qui consiste à se soumettre, dans l’intérêt d’une activité commune donnée, à la volonté d’autrui, à exécuter ses ordres ou à conformer le comportement à ses règlements. Cette définition générale convient à toutes les formes d’obéissance, politiques ou non politiques. Elle indique que tout le monde ne commande ni n’obéit en même dans tous les secteurs de l’activité humaine. Ainsi, le maître qui exige dans sa classe l’obéissance des élèves, obéit à son tour à ses supérieurs hiérarchiques, en tant qu’il est fonctionnaire d’une administration, ou encore il remplit bon gré mal gré ses devoirs de citoyens (il se soumet aux obligations militaires, il paie ses impôts, etc.). Du fait même que chacun de nous est, volontairement ou par la force des choses, membre de divers groupements autonomes ou hétéronomes (famille, entreprise administrative, commerciale, industrielle ou autre, syndicat professionnel, asspciation d’intérêt, parti politique) et qu’il entre inévitablement en contact avec d’autres hommes, ne serait-ce que pour traverser une rue encombrée, on peut affirmer qu’il n’existe sans doute pas d’individu qui n’obéisse ici ou là, même si par ailleurs il exerce une fonction de direction. Aller pendant les vacances dans un hôtel ou fréquenter un terrain de camping, c’est se plier à des règlements notifiés explicitement ou acceptés tacitement. Dans la plupart des cas, l’obéissance consiste à conformer sa conduite à un certain nombre de normes générales sans lesquelles aucune coexistence n’est possible. En ce sens là, on peut la considérer comme une simple résignation ou une discipline subie.
S’en tenir à cette soumission passive, c’est passer à côté de la véritable question. Reprenons l’exemple du maître et des élèves. Si le premier exige l’obéissance ce n’est pas pour elle-même, comme si la discipline constituait une fin en soi, mais pour se donner les moyens d’accomplir sa tâche. Cette grâce à l’obéissance et à l’ordre qui en résulte que l’enfant apprend et que s’accomplit le but en vue duquel le maître et les élèves sont réunis au même endroit. C’est également l’avis des élèves. Bien sûr, ils profitent de toutes les occasions immédiates pour essayer de perturber la classe, mais ils n’auront que mépris pour le professeur qui se laisse chahuter, qui leur fait perdre leur temps qu’ils tuent alors à leur manière. On voit tout de suite par cet exemple que l’obéissance n’est pas cette simple passivité ou résignation qu’on se plaît à décrire, mais participation à une œuvre commune. Elle signifie collaboration à une tâche dont les fins peuvent être immanentes ou transcendantes au travail qu’on a accomplit. L’obéissance est donc aussi exécution, comme nous l’avons marqué dans notre définition. Il en est de même de l’obéissance en politique. » (p.154-155)
« Nous sommes maintenant en mesure de pénétrer au cœur même de l’obéissance. Parce que sa tâche est d’exécuter et de réaliser concrètement l’œuvre elle est essentiellement, du point de vue conceptuel, acte, à l’opposé du commandement qui appartient à la sphère du possible et de la virtualité. […] Commander, c’est donner un ordre en vue de quelque chose ; obéir, c’est recevoir cet ordre et l’exécuter. » (p.155)
« L’obéissance reste elle aussi une volonté, mais de nature hétéronome. » (p.156)
« L’obéissance politique n’implique pas le consentement des citoyens au sens d’une adhésion intime ou d’une conversion personnelle aux vues et à la doctrine du commandement, mais uniquement la reconnaissance et l’acceptation tacite et extérieure de son institution. Un minimum de confiance est cependant indispensable, sinon la reconnaissance extérieure est elle-même impossible. On peut donc combattre au sein d’un parti ou par d’autres voies –celles de la presse ou des associations- la cause ou l’action d’un gouvernement tout en obéissant formellement aux lois et aux ordres du pouvoir établi. La soumission qu’implique l’obéissance n’est pas total asservissement, mais respect d’une discipline nécessaire sans laquelle la cohésion de la collectivité serait inexistante et même la liberté de critique perdrait toute signification. » (p.158)
« En politique on ne choisit pas d’obéir, il le faut. » (p.159)
« L’obéissance politique n’est pas non plus cet avilissement et cette usurpation que dénonce la fausse conception du démocratisme libertaire, hostile à tout commandement et à toute obéissance. » (p.160)
« Il s’en faut de beaucoup que toutes les banalités soient ridicules et stériles. » (p.166)
« En politique, les intentions ne sont que futilités si aucune puissance ne les soutient. » (p.167)
« Aucun obéissance n’est à l’abri de la révolte. Sans la possibilité de la dissidence la soumission ne serait qu’un mouvement purement mécanique. […] Au demeurant il y a toujours moyen de désobéir même sous la plus terrible des oppressions pourvu qu’on prenne le parti d’accepter la mort plutôt que de céder. » (p.170)
« Ce serait une ineptie que de rejeter sans autre forme de procès l’anarchisme. Cette doctrine mérite de retenir l’attention pour toutes sortes de raisons théoriques, tant parce qu’elle nous force à prendre conscience d’une manière insolite de nos problèmes habituels que parce qu’elle démasque nos préjugés et nous aide à comprendre la part d’arbitraire qu’il y a dans toutes les activités humaines. » (p.171)
« On ne peut pas s’incliner soi-même devant la puissance qu’on exerce sur autrui. A l’opposé de Rousseau, Kant a très bien vu que l’autonomie n’a de sens qu’en morale. » (p.173)
« Dès lors que la révolte se prend elle-même pour fin, le nihilisme est la conséquence logique, car il n’existe d’autre issue pour la pure négativité que le suicide ou le meurtre. » (p.173)
« La désobéissance signifie l’irruption de l’antagonisme des essences à l’intérieur de la sphère du politique. » (p.176)
« La confusion entre politique et morale est peut-être nécessaire à toute entreprise politique qu’elle soit de commandement ou de révolte. » (p.179)
« A l’exception des anarchistes et de quelques écrivains isolés comme l’auteur du Réveille-Matin des Français et de leurs voisins (1573) ou encore Mably (Des droits et des devoirs du citoyen), les théoriciens politiques refusent en général le droit de désobéissance ou de révolte au particulier individuellement et l’accordent au peuple ou à une portion du peuple, sous forme du droit de résistance. » (p.179)
« La tendance à l’oppression est enracinée dans tout pouvoir et, comme Locke l’a bien vu, le régime d’assemblée lui-même peut devenir tyrannique. » (p.185)
« Luther n’admettait en aucun cas la rébellion, même pour défendre une cause juste. » (p.185)
« La violence est au cœur du politique et il semble exclu qu’il puisse se débarrasser, avec le temps, de ce péché originel. » (p.189)
« L’insurrection est une manifestation de puissance politique et non un droit. » (p.191)
« La position de Spinoza aboutit à un véritable divorce entre pensée et action […] Ce que Spinoza préconise, c’est la liberté inconditionnelle de la raison ou
la tolérance en contre-partie d’une obéissance inconditionnelle au pouvoir, puisqu’il va jusqu’à condamner non seulement le droit de résistance, mais même le tyrannicide. C’est dans ces conditions qu’il est possible de dire que la fin de l’Etat n’est pas seulement la sécurité, mais aussi la liberté. Il entend par là l’usage de la libre raison dans la sphère des choses spéculatives avec interdiction absolue de prolonger celles-ci dans la sphère de l’action. » (p.193)
« Kant sépare lui aussi le domaine de la pensée et de l’action et affirme le caractère irrévocable de l’obéissance politique. » (p.198)
« Il est […] contraire au concept et à l’esprit de la critique de se laisser confiner dans les limites fixées d’avance, sous peine de perdre sa substance et sa raison d’être. […] Toute pensée véhicule nécessairement des prises de position implicites ou inconscientes. » (p.199)
« Qu’est-ce qu’un régime, sinon la traduction politique d’une conception générale du monde, c’est-à-dire un choix de certaines idées contre d’autres ? » (p.214)
« Même une constitution est un ensemble philosophique plus ou moins cohérent avant d’être juridique. Le droit n’est que l’instrument technique qui permet à la politique d’axiomatiser cette philosophie. » (p.218)
« En faisant une loi, le législateur se propose un but déterminé : résoudre un conflit, donner satisfaction à des revendications, aménager avec plus de cohérence un secteur de la vie collective, bref dominer toutes sortes de problèmes qui surgissent au cours du développement même de l’ordre sous l’effet des variations des conditions. Cela signifie que la loi n’est pas à déduire rationnellement de principes préexistants : elle est imposée par une autorité dont le rôle est de faire face à des situations et de prévenir les obstacles. » (p.231)
« [La loi] est une convention, non point au sens d’un contrat ou d’un accord mutuel entre diverses parties, mais à celui du consentement par l’obéissance. » (p.237)
« Il faut obéir à la loi parce qu’elle est la loi, sinon il n’y aurait jamais d’ordre, car il n’existe pas de terme aux discussions portant sur la justice, l’égalité et la liberté. » (p.239)
« La morale ne saurait jouer le rôle de souveraine en politique. » (p.240)
« Divers théoriciens des dictatures, en particulier sous le régime nazi, se sont expressément réclamés de la théorie de la loi développée dans le Contrat social. » (p.243)
« Il y a de la raison dans la politique parce que, à l’instar de toutes les autres essences, elle est la source d’une activité ordonnatrice et normative, dont le but est d’harmoniser le mieux possible les relations humaines au sein de la collectivité. » (p.269)
-Julien Freund, L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages.
« Le changement se définit relativement à des invariants, sinon nous ne pourrions même pas l’appréhender. » (p.816)
« Être machiavélien, c’est adopter un style théorique de pensée, sans concessions aux comédies moralisatrices d’un quelconque pouvoir. Ce n’est pas être immoral, mais précisément essayer entre autres de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique. » (p.818)
« Dans un certain sens le théologien et le journaliste répondent au même archétype, celui de personnes qui se mêlent de tout, du fait divers jusqu’à la paix mondiale. » (p.822)
« Chacun est libre de faire du sport ou de n’en pas faire, d’assister à des matchs ou de s’en désintéresser totalement. Qu’il s’agisse de la famille, créee par la libre décision des époux, des associations culturelles, professionnelles ou ecclésiales, le privé est le lieu de nos libres choix. Dans une société non despotique, il signifie qu’il existe légitiment des zones non politiques qui échappent aux contraintes et au contrôle du politique. » (p.822-823)
« La distinction entre gauche et droite est d’ordre polémique et électoral, elle ne détermine pas des catégories politiques essentielles. » (p.825)
« Seule une société dans laquelle le conflit est possible est une société libre. La paix à tout prix est de ce point de vue une idée néfaste et tyrannoïde. Il en est de même de celle de l’égalité au sens de l’égalitarisme. En effet, une société égalitaire ne peut être qu’une société oppressive. » (p.828)
-Julien Freund, Appendice de 1986 à la troisième édition de L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages, pp.813-828.
« La caste des intellectuels ne ressemble nullement à un camp retranché d’esprits libres. Le sens des libertés et l’exercice de la pensée libre n’auront été illustrés que par une minorité d’entre eux. Le conformisme extrémiste a constitué la passion dominante des « intellectuels » engagés à la française, des années Barrès-Maurras aux années Sartre-Foucault. Entretemps, les années Gide-communisme et les années Brasillach-fascisme. » (p.867)
« Freund était également un lecteur d’Ellul, auquel il a rendu hommage par un bel article sur « l’aliénation ». » (note 4. P.867)
-Pierre-André Taguieff, « Julien Freund, penseur du politique », postface à Julien Freund, L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 29 Juil - 13:44, édité 2 fois