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    Julien Freund, Sociologie du conflit & autres oeuvres

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 13 Nov - 20:29

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Julien_Freund

    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4806958w

    http://www.in-limine.eu/2016/09/carl-schmitt-la-politique-et-la-puissance-par-julien-freund.html

    http://www.in-limine.eu/2015/05/conversation-avec-julien-freund.html

    "L'orgiasme n'est pas une réponse au retrait du politique, car il  exclut la présence de l'ennemi. Quand il se manifeste, l'ennemi, lui, ne s'adonne pas au ludisme dionysiaque. Si le politique baisse la garde, il y aura toujours un ennemi pour troubler notre sommeil et déranger nos rêves. Il n'y a qu'un pas de la fête à la défaite." (p.5)

    "Le politique doit toujours envisager le pire pour tenter de le prévenir." (p.9)

    "La modernité tardive que j'appelle décadence se veut formellement libertaire. Elle entend bannir tabous et inhibitions au profit d'une spontanéité qui rejette les conventions... La civilité, la politesse, la galanterie... Toutes ces procédures qui cantonnent l'instinct agressif pour lisser l'interface ; en un mot l'élégance sociétale, c'est-à-dire le souci de l'autre. Il y a un risque d'anomie que les thuriféraires de soixante-huit ont largement contribué à magnifier en laissant croire que tous ces codes relevaient d'une aliénation d'essence autoritaire et bourgeoise... Les bourgeois sont d'ailleurs les premiers à s'en émanciper, et avec quel entrain... Ils sont l'avant-garde de l'anomie à venir, des enragés de la décivilisation. [...]
    Le jeunisme, c'est cela ; le " cool ", le sympa, le décontracté, la sacralisation d'une société adolescente libérée des contraintes de la forme. Or la vitalité brute, instinctive, sauvage, célébrée par ce culte de la sincérité et de la transparence, c'est la dénégation de la vie collective et de ces protocoles compliqués qu'on appelle tout simplement la culture. La culture, Bérard, c'est-à-dire depuis Cicéron, ce qui cultive en l'homme social la retenue, la discrétion, la distinction. Le dernier homme ne veut plus être apprivoisé par les usages, et c'est vrai que délesté des impératifs de la règle, il est ainsi persuadé d'avoir inventé le bonheur. La courtoisie, la bienséance, la civilité. Tout cela nous suggère-t-on, ce sont des salamalec, des trucs de vieux, des préjugés d'un autre âge et pire encore des mensonges ; et c'est contre la duplicité que dissimuleraient les rigueurs du savoir-vivre que l'on veut procéder au sacre des penchants
    ." (p.11)

    "On a donc d'une part la juxtaposition potentiellement conflictuelle de groupes hétérogènes et d'autre part cette dramatique évolution des sociétés européennes qui débrident leurs anciennes disciplines et font crédit à la spontanéité du désir. Cette conjonction est explosive... Une société forte peut intégrer, mais la nôtre a renoncé à l'autorité..." (p.12)

    "P.B. - Les libéraux pensent que c'est le marché qui est intégrateur.
    J.F. - Le goulag en moins, ce qui n'est pas mince, c'est une utopie aussi dangereuse que celle des Léninistes
    ." (p.13)

    "Si l'on tient à établir un lien entre l'univers des discours et la manière dont les gens interprètent leur expérience, il y a selon moi quelque chose de plus frappant qui mériterait d'être creusé ; c'est cette occupation obsessionnelle de nos media par la seconde guerre mondiale ; plus exactement par le nazisme. Vous ne pouvez pas vous en souvenir, mais dans les années cinquante, soixante, Hitler était pratiquement oublié. Nous vivions dans l'euphorie de la reconstruction et, notre actualité politique, c'était quoi ? La guerre froide et les conflits coloniaux, c'est-à-dire des évènements concomitants. Les communistes célébraient pieusement le mensonge de leurs 75 000 fusillés et les anciens de la Résistance se retrouvaient rituellement devant les monuments aux morts. C'était tout. Ce passé, pourtant proche, était en cours de banalisation. Rien d'ailleurs que de très ordinaire dans cette lente érosion ; c'est un critère de vitalité. Aujourd'hui, en revanche, ce passé fait l'objet de constants rappels incantatoires. Hitler est partout, accommodé à toutes les sauces. C'est le nouveau croquemitaine d'une société qui retombe en enfance et se récite des contes effrayants avec spectres, fantômes et golem..." (p.13-14)

    "Cette génération hurlante n'a connu que la paix ; ce sont des nantis de l'abondance qui tranchent sans rien savoir des demi-teintes de l'existence concrète dans les temps tragiques. L'ambivalence et les dilemmes sont le lot de ce genre d'époque." (p.16)

    "Le communisme pourrait disparaître mais l'antifascisme parodique survivra à son géniteur, car il arrange trop de monde. Ce fricot, il est toujours sur le feu. Les dispositifs médiatiques de manipulation de l'imaginaire l'ont installé dans l'opinion comme un mode d'interprétation idéaltypique de l'histoire contemporaine. Il faut donc s'attendre à des rechutes à n'en plus finir d'autant que l'analphabétisme historique s'étend au rythme même de l'emprise journalistique sur la culture ambiante." (p.17)

    "Le mensonge de l'immédiat après-guerre colportait la fable d'une France occupée rassemblée derrière de Gaulle. Le mythe était soldé par la condamnation hâtive d'une poignée de traîtres choisis parmi les figures les plus visibles de la littérature et de la politique. Cette imposture avait une finalité politique honorable ; c'était une thérapie collective pour conjurer la discorde et abolir le risque d'une guerre civile sans cesse perpétuée... Le tournant s'est opérée dans les années soixante-dix, à la fin justement des Trente glorieuses. Ce qui n'était jusque là qu'une poignée de brebis galeuses est devenue l'expression la plus éloquente d'un peuple de délateurs et de renégats. C'est alors qu'on a commencé de parler d'une épuration bâclée et trop rapidement conclue. Épilogue fatal : puisque le crime était collectif, c'est bien la nation dans son essence qui était viciée. Il lui fallait donc expier massivement. C'est aussi à cette époque que de l'Inquisition aux Croisades et aux génocides coloniaux l'ensemble de notre histoire s'est trouvée indexée à la collaboration et à ses turpitudes... Maintenant elle envoûte de sa malédiction l'ensemble du passé... Peut-être est-ce lié au progressisme qui situe le meilleur dans l'avenir et doit en toute logique déprécier le passé pour le ravaler à l'obscurantisme et à la sauvagerie ? Mais les Trente glorieuses pourtant ont été furieusement prométhéennes sans que n'y sévisse ce masochisme extravagant. Il s'agit donc bien d'un phénomène plus profond qu'il faut rapporter à cette morbidité européenne dont nous parlions tout à l'heure. Ce que je constate, voyez-vous, c'est que durant trente ans, les élites, usant d'un pieux mensonge... oui, un bobard... ont célébré un peuple exemplaire en le dotant d'un passé glorieux. Et, simultanément, ces élites se montraient capables d'entraîner le pays dans une œuvre imposante de reconstruction, jetant les bases d'une véritable puissance industrielle, promouvant la force de frappe nucléaire, s'engageant dans la réconciliation avec l'Allemagne et l'édification d'un grand espace européen tout en soutenant plusieurs conflits outre-mer. Nonobstant certaines erreurs, ce fut un formidable effort de mobilisation stimulé par une allégresse collective comme la France n'en avait pas connue depuis longtemps...
    P.B. - Tout cela malgré les faiblesses dont on stigmatise la quatrième république.
    J.F. - Je connais ces critiques puisque, comme vous le savez bien, je suis gaulliste comme je suis aussi européen et régionaliste... mais la nature des institutions n'a ici qu'une faible pertinence. C'est la pâte humaine qui est décisive et les grands courants d'idée et d'humeur qui traversent la population. La rhétorique n'est pas sans conséquence ; il y a des récits toniques et d'autres qui, en revanche, nourrissent la neurasthénie. Dans l'ordre du discours, nous sommes passés de l'éloge à la disgrâce, de la gratification à l'affliction. Pareto associait déjà la décadence et le mépris de soi. C'est dans Les systèmes socialistes qu'il écrivait : "On éprouve une âpre volupté à s'avilir soi-même, à se dégrader, à bafouer la classe à laquelle on appartient, à tourner en dérision tout ce qui, jusqu'alors, avait été cru respectable. Les Romains de la décadence se ravalaient au niveau des histrions."
    " (p.19-20)

    "Je maintiens qu'en politique il faut savoir mentir à bon escient ; non pour dissimuler la corruption du pouvoir comme on le voit faire si souvent aujourd'hui, mais pour doter les vivants d'un passé supportable, rasséréner l'identité collective, renforcer l'estime de soi. Des élites qui accablent les morts pour fustiger leur peuple ne sont pas dignes de le gouverner. "Salus populi suprema lex esto", mon cher ; cet adage, Pareto le rappelle après Hobbes, c'est le but de la politique. La protection de la collectivité par la ruse comme par la force. La ruse du discours afin de servir un roman national suffisamment vraisemblable pour ne pas laisser le champ libre au persiflage et suffisamment gratifiant pour agréger les énergies. La force étant ici celle, pondérée, de l'institution, distincte de la violence caractéristique, elle, du chaos qui s'avance.Je note, par ailleurs, qu'après ce qu'on a appelé leur " miracle ", l'Italie comme l'Allemagne connaissent aujourd'hui une évolution comparable à la nôtre. En Allemagne notamment, la diffamation du passé a pris une dimension délirante qui n'épargne même pas la Prusse du despotisme éclairé, un Etat qui fit l'admiration de tous nos philosophes de Voltaire à Renan... Toute réminiscence y renvoie à la faute et au procès au point que les jeunes générations se trouvent condamnés au plus extrême dénuement historique... Des orphelins privés d'héritage et soumis au joug d'un éternel présent ! Rappelez-vous ce que dit le dernier homme de Zarathoustra. Il dit "Jadis tout le monde était fou". Et il ajoute en clignant de l’œil : "Qu'est-ce qu'aimer ? Qu'est-ce que créer ? Qu'est-ce que désirer ?" Il exprime en même temps le sentiment de supériorité de l'homme moderne et son incapacité à donner sens aux verbes aimer, créer, désirer ; les actions élémentaires de l'existence. L'homme moderne en rupture d'antécédant est condamné à l'indigence et à la stérilité ; il n'est plus créateur... Vantardise et impuissance voilà son apanage ! En l'occurrence, pour ce qui concerne l'Allemagne, l'hyper morale y secrète une fausse conscience qui confine à une dénationalisation brutale et dangereuse..." (p.21)

    "[Auguste Comte] parle de l'immense gratitude des positivistes vis à vis de Joseph de Maistre." (p.22)

    "Le libéralisme a popularisé jusqu'à la confusion la notion de permissivité en cherchant à dissoudre l'idée d'interdit qui est constitutive de toute société et de toute cohabitation humaine." (p.28)
    -Julien Freund, in Pierre Bérard, Conversations avec Julien Freund.

    https://s3-eu-west-1.amazonaws.com/alaindebenoist/pdf/julien_freund.pdf

    http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article12

    "L'Europe est en décadence, en dépit de ses succès techniques. Il me semble même que l'Europe désire éprouver sa faiblesse jusqu'au bout, malgré toutes les invitations au sursaut, malgré toutes les bonnes intentions de ceux qui essaient de nous avertir des conséquences inéluctables de la décadence. Les Romains de la décadence, à part l'un ou l'autre esprit lucide (ils furent rares), n'avaient nullement conscience de vivre une période de décadence, puisque l'économie ne fut jamais aussi prospère qu'à cette époque et qu'on offrait aux citoyens toutes les jouissances des jeux sur les stades et, dans les cirques, les jeux les plus frivoles et les plus meurtriers. La décadence est au premier chef morale et politique et non point économique ou technique.

    Allez faire comprendre la prudence à un fou de la vitesse ! La drogue tue mais le plaisir qu'elle procure dans le présent est le plus fort. J'ai tendance à croire que l'économie du loisir, aujourd'hui prédominante jusqu'à faire du chômage un argument de la rhétorique politique, contribuera à accélérer la décadence. Il en va de même dans les autres domaines, en particulier celui de l'éducation. On élève petit à petit l'ignorance en prétention intellectuelle. L'expérience est dépourvue de signification, chaque génération vivant cependant sur l'acquis des précédentes, mais en même temps, en faisant croire que l'acquis dont elle profite est son œuvre. L'éducation moderne consiste avant tout à apprendre à se mentir à soi-même
    ."
    -Julien Freund, Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Vouloir, n°61-62, 1990.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 20 Mar - 17:41, édité 3 fois


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 27 Nov - 14:07

    https://fr.book4you.org/book/5258469/912cfa

    "Nous assistons à une accélération sans précédent dans l'histoire de mutations et de changements qui s'accumulent pêle-mêle, sans que l'on parvienne à maîtriser cette abondance, faute de pouvoir concilier la cadence et la cascade des modifications." (p.6)

    "La caractéristique fondamentale de notre époque réside dans le fait que toutes les activités humaines sont soumises en même temps à la contestation interne et à une critique radicale." (p.9)

    "Tout peut devenir objet de conflit, ce qui veut dire qu'il peut éclore dans n'importe quelle relation sociale. Il n'y a pas de relations sociales qui seraient polémogènes et d'autres qui ne le seraient pas ou jamais." (p.22)

    "La conflictualité est inhérente, consubstantielle à toute société, au même titre que la violence ou la bienveillance." (p.23)

    "L'artificialité de la société qu'allèguent les théories du contrat est au moins indirectement un des fondements de l'idéologie révolutionnaire moderne qui se donne pour tâche de déstabiliser et de détruire les sociétés existantes pour en construire une autre, plus conforme à leurs vœux, au besoin par la terreur.
    Telle est donc la conséquence paradoxale des philosophies du contrat: sous prétexte d'éliminer tout conflit, elles en ont suscité d'autres
    ." (p.33)

    "Le conflit naît de l'inévitable sélection sociale qui fait que tous ne peuvent pas avoir droit à tout, surtout au même moment." (p.51)

    "La paix n'est qu'un état qui élimine les moyens violents mais non les possibilités de conflit usant d'autres moyens." (p.51)

    "On ne peut éviter le conflit si, en vertu de ses convictions profondes, on veut faire prédominer son point de vue sur d'autres. On ne saurait donc limiter les conflits à la seule activité politique car ils peuvent aussi éclater ailleurs, dans tous les domaines, aussi bien celui de l'économie que celui de l'art et même de la science." (p.52)
    -Julien Freund, Sociologie du conflit, PUF, coll. "La politique éclatée", 1983, 380 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 7 Mar - 16:26, édité 6 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 20 Mar - 19:57

    On peut parler de nos jours d'un complot intellectuel contre la notion de décision, comme s'il fallait ranger celle-ci parmi les concepts éthiquement impurs. Du moins en Europe, où l'on a même élevé la non-décision au rang de principe de la cohabitation humaine et de l'avenir, supposé heureux, des sociétés de demain. Le démocratisme régnant, qui préconise comme méthode de gestion des relations entre les hommes la concertation, le dialogue, la contestation et l'autogestion, est le principal responsable de cette dérive, au mépris de l'idée même de démocratie. En effet, la démocratie est une cratie, ce qui signifie étymologiquement la disposition du pouvoir à commander et à décider. En faisant de la capacité de décider une tare, le démocratisme moderne contrevient à la notion de démocratie ; il en est la caricature. La décision est l'attribut de l'autorité, sans laquelle il n'y a ni ordre ni société viable possible. Les universités européennes en font la triste expérience depuis 1965. Elles ont fait du dialogue permanent et de l'absence de décision le principe de leur institution, de sorte que, actuellement, les professeurs et les étudiants ont la nostalgie de l'époque où il était permis de prendre une décision. Malheureusement, habitués à la non-décision, ils ne savent plus comment sortir avec honneur de l'impasse dans laquelle ils se sont engagés imprudemment.

    On sait également dans quel guêpier les Anglais se sont fourvoyés, à l'époque du gouvernement du Labour Party, pour s'être pliés au régime de la non-décision, prôné par les trade-unions : l'économie du pays reste au bord de la faillite, et par voie de conséquence le confort des citoyens et le crédit de leur pays en sont affectés. La France est en train de suivre le même chemin sous la houlette du parti socialiste qui, parce qu'il se donne pour règle, selon les propos de Pierre Mauroy, la controverse et la polémique entre les membres du gouvernement, mène une politique incohérente dont l'issue ne peut être que catastrophique. (Et déjà, à force de conciliabules conflictuels, l'économie française est devenue la grande malade de l'Europe). Or, en dépit de tous ces échecs, l'idéologie anti-décisionniste continue à faire des ravages. Elle passe toujours pour la solution de l'avenir. Mais, comme toute idéologie, elle repose sur une absence de réflexion et d'analyse, en l’occurrence sur l'absence d'une analyse de la nature du phénomène de la décision.

    La critique des interprétations erronées de la pensée globale de Schmitt, et non la référence à tel ou tel passage particulier, sélectionné pour les besoins d'une idée préconçue, nous aidera à situer le problème de la décision dans le cadre de l'activité humaine en général et, par conséquent, à saisir l'essence de la décision. Schmitt passe urbi et orbi pour l'apôtre d'une politique décisionniste, à la suite de Max Weber. Il serait pour cette raison un auteur particulièrement compromettant. À la vérité, on se méprend sur Schmitt et sur Weber. Dans son ouvrage Über die drei Arten des rechtswissenschaftlichen Denkens (1), Schmitt fait une triple distinction entre la pensée purement normativiste, la pensée purement décisionniste et la pensée de l'ordre concret. Si j'ai bien compris le fil conducteur de ce livre, la conception normativiste et la conception décisionniste sont également légitimes, théoriquement, mais la politique empirique, aux prises avec des situations concrètes, ne saurait se satisfaire absolument ni de l'une ni de l'autre. Elle doit en effet savoir coordonner norme et décision dans le cadre de l'ordre concret. Cette coordination est celle des Gegensatzpaaren, wie "ratio" und "voluntas", Objektivität und Subjektivität, unpersönliche Norm und persönnlichen Wille (2).

    La raison purement impersonnelle et objective est toute aussi impuissante à maîtriser l'ordre concret que la volonté purement personnelle et subjective. C'est que toute situation concrète est complexe, voire contradictoire. De ce point de vue, on peut dire de l'absence de décision ce que Schmitt dit de l'absence de norme : eine reine, situationslose und typenlose Norm wäre ein juristisches Unding (3). Gouverner un ordre concret exige à la fois des normes et des décisions. Les normes sont nécessaires, parce que toute situation est la résultante de situations antérieures et d'un ordre établi selon des normes, mais les décisions le sont tout autant parce qu'il faut faire face à la nouveauté et à l'imprévu qui ne sont pas contenus dans les normes. De ce fait, du moment que nous vivons dans un contexte social, sans cesse en mouvance, le pur normativisme est à rejeter au même titre que le pur décisionnisme. Cette idée de l'ordre concret est indispensable pour comprendre la notion de décision, non point dans sa pureté théorique et philosophiquement abstraite, mais dans sa réalité sociologique, dans le contexte du développement d'une société donnée et non pas imaginaire.

    La décision est un acte de volonté, mais elle n'est pas pure volonté, un fait ou un acte arbitraire et inconditionnel qui inaugurerait un nouveau cours des choses à partir de rien. Personne ne prend une décision pour le simple plaisir de la prendre, mais parce que la situation l'exige. De plus, il faut tenir compte des données et des antécédents de la situation ainsi que du tempérament des hommes auxquels on s'adresse. Admettons que Schmitt soit davantage porté vers le décisionnisme. Il n'est cependant pas un partisan du volontarisme, parce qu'il ne croit pas à l'utopie révolutionnaire. Quelle est donc la différence entre le volontarisme et le décisionnisme ?

    Le volontarisme estime que, une fois qu'on a élaboré théoriquement et abstraitement une doctrine considérée comme généreuse et secourable pour toute l'humanité, il suffit d'avoir la volonté de la réaliser, d'y mettre toute sa volonté, indépendamment des circonstances, des conditions et des éventuelles résistances qu'on peut rencontrer, et l'on réussira. Prenons le cas des révolutionnaires marxistes de type léniniste qui raisonnent tous selon ce schéma. Ils estiment que l'émancipation totale du genre humain constitue un projet bienfaisant et avantageux pour l'humanité entière ; de ce fait il faut à tout prix l'actualiser. En conséquence, on démolira l'ancienne société pour créer une sorte de point zéro dans l'histoire à partir duquel on construira la nouvelle société, quelles que soient les réticences morales, quelle que soit l'opinion des hommes et quel que soit le coût, fût-ce l'élimination physique de tous les opposants et même des hésitants. Du moment que la doctrine est bonne en théorie, ça doit marcher en pratique. On ne décide même plus, mais on décrète et ordonne uniquement en fonction de l'a priori doctrinal, sans se soucier de quoi que ce soit d'autre. Le décret prend ainsi l'allure d'un acte intemporel que l'on peut appliquer quel que soit l'espace ou la conjoncture concrète.

    Le décisionnisme est d'un tout autre genre. Il ne s'agit plus de prendre une résolution à partir d'un rien, d'une pure idéalité théorique, mais en fonction de la situation donnée, en tenant compte de l'objectif qu'on veut atteindre et des moyens disponibles, sauf que, une fois la décision prise dans ces conditions, on passera à l'exécution sans remettre l'initiative en discussion et sans hésitation inutile qui ne peut que retarder l'application. Il ne s'agit pas seulement de faire preuve de volonté, mais de montrer sa capacité à maîtriser une situation dans les limites des problèmes posés, des difficultés et éventuellement des conflits à résoudre et de la disponibilité des autres appelés à concourir à la réalisation du projet. La décision n'est donc pas close sur elle-même, elle n'est pas un acte de volonté isolé sans relation avec un contexte, mais elle établit une nouvelle orientation, compte tenu des conditions qui ont suscité la situation.

    À la différence du révolutionnaire marxiste qui est un pur volontariste, le partisan de la Konservative Revolution par ex. est un décisionniste, parce qu'il ne cherche pas à changer les choses pour elles-mêmes, par amour d'une doctrine, mais parce que les circonstances l'exigent, le cas échéant au prix d'un changement radical. Le décisionniste reconnaît les ambiguïtés et les servitudes d'une situation, le volontariste au contraire est, en tant que révolutionnaire, au fond de lui-même un terroriste, parce qu'il entend changer les choses même sans nécessité, uniquement parce qu'il croit personnellement qu'il faut les modifier, au besoin en imposant ses vues de partisan à tout le monde. Le volontariste est en général un militant qui n'agit pas au sens précis du terme, mais qui fait de l'activisme.

    Ce débat sur la différence entre volontarisme et décisionnisme est pour nous d'un double bénéfice. Tout d'abord il nous aide à mieux comprendre la finalité de l'activité politique en général : est-elle au service de la société et de ses membres en vue de trouver la solution la meilleure possible aux problèmes qui se posent au cours du développement social, ou bien n'est-elle qu'au service des désirs arbitraires et utopiques de l'activiste qui trouve une jouissance subjective dans la volonté de bouleverser la société en dehors des difficultés concrètes qui peuvent y surgir ? Nous nous contentons de soulever cette question sans la traiter au fond. En second lieu, ce débat nous fournit les premiers éléments, ainsi qu'une orientation, pour l'analyse du phénomène même de la décision. C'est à l'éclaircissement de cette dernière question que nous allons exclusivement nous attacher.

    La volonté, l'autorité et l'objectif commun

    La décision est donc un acte de volonté, mais de quel genre ? On peut exercer la volonté de nombreuses façons, mais toutes ne sont pas des décisions. En elle-même la volonté est une disposition de l'homme qui le rend capable d'agir, ce qui veut dire qu'il est en mesure d'échapper au déterminisme aveugle des choses et qu'il peut prendre une initiative qui introduit une césure dans le cours déterminé des choses, qui dès lors se développe autrement que s'il était abandonné à lui-même. C'est en ce sens que l'un des plus grands philosophes français, malheureusement trop peu connu, Maine de Biran, faisait de la volonté une puissance hyperorganique, c'est-à-dire une capacité humaine non soumise aux lois de la psycho-physiologie, précisément parce qu'elle est capable de les transcender. Cette vue de Maine de Biran est, à mon avis, confirmée par le fait que les psychologues ont été capables de construire toutes sortes de tests, d'intelligence, de comportement, de résistance physique, mais qu'ils ont échoué dans l'élaboration de tests de volonté, celle-ci étant capable de briser n'importe quelle batterie de tests. Personne ne soupçonne ce dont un être, jusqu'alors lâche, est capable de faire, alors qu'un être jusqu'alors courageux s'effondre brusquement. Mon expérience des camps de concentration est sur ce point significative, et elle explique pourquoi je ne puis partager les vues de nombre de nos intellectuels patentés qui ne raisonnent sur aucune expérience vécue (4). Il me semble malheureusement que les psychologues n'ont pas pris conscience de la portée de leur impuissance à élaborer des tests de volonté concluants. C'est précisément cette faculté incommensurable, au sens littéral de ce mot, de volonté qu'il faut prendre en compte pour mieux comprendre le phénomène de la décision.

    La décision est le genre de volonté qui, par son autorité, engage la volonté des autres dans la voie de l'accomplissement d'un objectif commun. Cette définition comporte 3 points qu'il s'agit maintenant d'expliciter le plus clairement possible.

    Tout d'abord, la décision est l'expression d'une volonté qui manifeste une autorité. Par autorité, il faut entendre la compétence d'un homme ou d'un groupement d'hommes (par ex. un gouvernement) dans l'exercice de leur fonction. L'autorité d'un professeur, d'un entrepreneur ou d'un ministre réside en effet dans leur aptitude respective à répondre adéquatement aux exigences de leur mission. Seul un professeur incompétent est contraint de faire preuve d'autoritarisme, faute d'autorité, donc d'avoir recours à des menaces et à des sanctions parce qu'il n'est pas à la hauteur de sa tâche. Les étudiants se plient sans difficulté à l'autorité d'un professeur qui répond à leur attente, c'est-à-dire à la raison pour laquelle ils fréquentent une salle de cours. On ne demande pas à un professeur de chimie ou de géographie d'être un socialiste ou un réactionnaire, mais d'être compétent dans sa matière. Il en va de même d'un entrepreneur. Son autorité est respectée, à moins d'incidents extérieurs, s'il conduit avec maîtrise son usine, tant du point de vue de la gestion que de l'innovation, de sorte que ses subordonnés trouvent des satisfactions matérielles et spirituelles dans leur travail. Dans le cas contraire, il s'expose à être contesté. Un gouvernement qui, à l'image de l'actuel gouvernement socialiste en France, montre son incompétence dans la conduite des affaires économiques et politiques, perd la confiance des citoyens et du même coup toute autorité, de sorte qu'il est obligé de recourir à des mesures coercitives et autoritaires, par ex. le blocage des salaires et des prix. À force de prendre des décisions incohérentes, il perd son crédit et son autorité. L'autoritarisme est la caricature de l'autorité, par inaptitude à prendre les mesures et les décisions appropriées à une situation donnée.

    Qu'on le veuille ou non, l'autorité est indispensable dans la conduite des affaires humaines pour éviter que les actes des hommes ne se développent dans le désordre, le chaos permanent, et dans l'irrégularité. En dépit d'un certain indéterminisme mis à jour par la physique moderne, le monde inerte de la matière n'a pas besoin de décisions, parce qu'il se déroule selon un processus uniforme, réversible et relativement prévisible. Le monde humain, au contraire, est soumis à un processus aléatoire, ce qui veut dire qu'il existe en général une pluralité de solutions simultanément possibles. L'ordre humain obéit à des conventions, à des règles qui sont le produit de décisions. Il est tout à fait vrai que toute règle ou toute décision est en son principe arbitraire, mais il s'agit d'un arbitraire qui nous délivre d'un arbitraire pire et plus ample, celui de la confusion conflictuelle des impulsions individuelles. C'est donc parce que la vie humaine comporte de l'aléatoire qu'il faut prendre des décisions. Celles-ci définissent l'ordre et la direction en vue de maîtriser les contingences des situations.

    Ainsi comprise la décision a une double signification : d'une part elle organise les conduites des hommes en les rendant compatibles entre elles, d'autre part elle opère au sein de l'aléatoire un choix entre diverses solutions possibles. Dans le premier cas, la décision est un principe d'organisation, en partie irrationnel dans sa source, qui coordonne et de ce fait rationalise dans toute la mesure du possible les comportements respectifs des êtres. Il s'ensuit que, à cause de cette irrationalité, on ne saurait espérer qu'on puisse un jour rationaliser complètement les conduites humaines. En effet, la rationalisation restera inévitablement relative tant du point de vue de la prévision que de celui de la stratégie qui combine les activités. Dans le second cas, il n'y a de décision que parce qu'il y a précisément un choix à faire. Décision et choix sont conceptuellement liés. Cette notion de choix comporte à son tour 3 conséquences.

    Tout d'abord la décision hiérarchise l'activité humaine qu'elle commande, qu'il s'agisse de l'activité politique, technique ou autre, selon l'ordre des urgences et des priorités, cet ordre dépendant d'une appréciation évaluative du cours des choses. En second lieu, il ne saurait tout simplement pas y avoir de décision sans alternative. En effet, là où l'alternative n'existe pas, par ex. dans le monde déterminé de l'inertie, il n'est pas besoin de décider. Cette observation nous permet également d'écarter les pseudo-décisions, telles l'activité par résignation, celle que l'on exécute sous la contrainte, ou encore celle qui n'est qu'une expression ou un prolongement de nos désirs ou instincts. (Il n'arrive que trop souvent que la décision aille à l'encontre de nos préférences !). Enfin, le choix implique par lui-même des sacrifices. Une décision qui porterait au même moment sur tout, sans aucun renoncement, ne serait qu'une prédestination : il n'y aurait plus à prendre de décision là où tout serait décidé d'avance.

    Ces explications nous apportent suffisamment de précisions pour mieux comprendre en quel sens la décision est un acte d'autorité. Hobbes en a donné la formulation la plus concise : Auctoritas, non veritas, facit legem [L'autorité, non la vérité, fait la loi]. L'objet de la décision n'est pas de faire un partage entre le vrai et le faux, mais, en présence de plusieurs possibles, de peser le pour et le contre au regard de ce qui paraît le plus opportun. La décision a pour fonction d'instaurer l'ordre ou le processus le plus convenable, compte tenu de la situation, des antécédents et de l'objectif à atteindre, afin que les divers intérêts et opinions puissent coexister, au besoin au détriment de l'un ou de l'autre. Par conséquent, contrairement à un préjugé intellectualiste, il existe une différence essentielle entre l'esprit scientifique et l'esprit de décision.

    L'esprit scientifique est un esprit de recherche théorique qui exige une constante vérification des propositions par les faits, en continuité logique avec des propositions antérieures, et qui procède par enchaînement de raisons. L'esprit de décision n'a pas besoin de confirmation par les antécédents ou par les précédents ; il lui importe seulement d'être approuvé, ne serait-ce que tacitement, par ceux auxquels il s'adresse. La science se caractérise par la rectitude théorique des conclusions, la décision par le sens pratique d'une solution. À cet effet, la décision exige de la fermeté, de l'audace, un coup d’œil et le sens de l'à-propos, afin d'agir avec le plus d'habileté et d'efficacité possibles. Elle ne recherche pas l'optimum d'une connaissance, mais le maximum de détermination. La science prend en considération le plus d'éléments ou de facteurs possibles pour porter le jugement le plus exact possible ; la décision procède par option, donc par exclusion de certaines orientations, pour se former le jugement le plus approprié possible au regard de la situation - ce qui ne l'empêche pas de se ménager, s'il le faut, une porte de sortie en cas d'échec. La conclusion d'une mauvaise décision est l'échec et non l'erreur.

    Il va de soi que la décision n'exclut pas le savoir. En effet, elle a besoin d'informations pour être la plus appropriée possible. Aussi l'homme appelé à décider consulte-t-il des conseillers, aujourd'hui des experts. Toutefois, l'urgence des problèmes à régler ne peut attendre que l'information soit la plus complète, parce qu'à un moment donné il faut prendre parti pour ne pas aggraver la situation. Il faut donc éviter de croire que la meilleure décision serait celle qui résulterait de la plus grande connaissance. Il arrive même fréquemment qu'il vaut mieux prendre une mauvaise décision que de n'en prendre pas du tout ou tergiverser trop longtemps. En tout cas, on n'apprend pas à décider comme on apprend à devenir sociologue ou physicien. Pour la décision le savoir est un adjuvant, il n'est pas son élément constitutif.

    Second point : la décision engage d'autres personnes que celle qui décide. La signification courante du terme l'indique déjà : "décider" veut dire que l'on maîtrise une situation, avec ses données et ses difficultés, et que l'on peut dire aux autres ce qu'il faut faire. Celui qui décide n'est pas en général celui qui exécute, sauf en de rares cas, par ex. celui d'une petite entreprise commerciale ou artisanale, où le patron met lui aussi la main à la pâte. La décision est signe, elle n'est pas elle-même acte. Elle est la puissance qui fait passer les autres à l'acte. De ce fait, elle appelle l'obéissance et la discipline des autres, car sans le passage de l'intention ou du signe à l'acte, une décision reste pur désir ou souhait. Une décision ne s'adresse donc pas à soi-même ; elle communique à autrui ce qui est à accomplir. L'expression "se décider" (sich entscheiden) n'est décision qu'au sens figuré : il s'agit plutôt d'une résolution (sich entschliessen).

    Il découle de ce caractère conceptuel 2 conséquences. La première est que la décision est l'œuvre d'un seul ou tout au plus d'une minorité. Le Parlement qui décide de la loi (qu'il n'est pas chargé lui-même d'appliquer) est une minorité, qu'on l'appelle aristocratie des partis ou oligarchie. Une décision peut donc être collective, par ex. celle d'un gouvernement, mais cette collectivité est minoritaire. Cette observation nous amène à faire justice de l'idéologie de la participation, entendue comme collaboration de tous ou de la majorité à la prise de décision. La participation existe seulement du fait que, sans le concours des autres, une décision reste lettre morte. On peut éventuellement aussi envisager la participation sous la forme de la co-gestion ou de commissions consultatives, mais à condition que ces organes ne possèdent pas le pouvoir de décider. La décision collective de la majorité, y compris l'unanimité, si elle est peut-être éthiquement souhaitable, est en pratique funeste, à tout le moins inefficace.

    La quasi totalité des essais de démocratie directe ou d'assemblées majoritaires ayant pouvoir de décision ont été des échecs. Une fois le premier enthousiasme passé, ces organismes se disloquent à la suite de nombreuses et d'âpres discussions qui deviennent des prétextes à autant de conflits internes. Il serait trop long de rendre une visite au cimetière des organisations qui étaient fondées sur le principe de la décision commune. Elles ont, dans le meilleur des cas, conduit à l'inertie et à la paralysie, mais le plus souvent elles ont engendré des catastrophes, par ex. lorsque, sous la Révolution française, on avait accordé aux soldats le droit de décider au même titre que les généraux. Les défaites ont vite balayé ces bonnes intentions. L'indécision n'a en général d'autre résultat que de susciter l'insécurité et la perte de confiance. Une décision n'est pas bonne en raison du nombre des participants, mais en vertu de l'autorité et de la détermination de celui qui décide.

    La seconde conséquence situe ce que peut être la responsabilité dans une entreprise. Les idéologies actuellement en vogue revendiquent la responsabilité pour tous. Une fois de plus, on peut approuver cette revendication pour des raisons éthiques, mais en pratique on réclame en général sa part de responsabilité pour mieux la fuir. La responsabilité généralisée est une responsabilité diluée, de sorte que personne ne veut en être comptable en cas d'échec. Rappelons le mot du maréchal Joffre, le vainqueur de la bataille de la Marne en 1914, à qui on avait contesté la responsabilité de la victoire : "Si la bataille de la Marne avait été une défaite, disait-il, je sais qui l'on aurait désigné dans ce cas comme responsable". Le sophisme actuel consiste à ne concevoir le concept de responsabilité que comme un pur et simple engagement au nom d'une conviction. Or, dans sa plénitude, la responsabilité exige surtout la prise en charge des conséquences voulues et non voulues.

    Il est inutile de répéter ici l'admirable analyse de Max Weber dans Politik als Beruf et ses pages sur l'éthique de responsabilité opposée à l'éthique de conviction. La responsabilité pèse sur les épaules de celui qui décide. On comprend alors qu'il mette en œuvre toute sa force et son intelligence afin de réussir. Lorsque tout le monde est responsable, personne ne l'est plus. Une fois de plus, les universités nous offrent à ce propos l'affligeant spectacle des conséquences de l'indécision du fait de la responsabilité partagée. Dans de nombreux cas, le système universitaire est paralysé par peur : on craint toute initiative parce qu'elle mettrait en cause les droits acquis. Pour garantir ces droits acquis, les syndicats d'enseignants entendent n'accepter que l'avancement à l'ancienneté. Autrement dit, la gérontocratie n'est pas un régime limité aux sociétés d'autrefois ou aux sociétés archaïques ; parce que les syndicats n'acceptent que l'avancement à l'ancienneté, ils constituent les formes modernes de la gérontocratie.

    En dernier lieu, la décision porte sur un but commun à un groupe ou à une collectivité, et non sur l'objectif d'un individu isolé. En un sens, ce dernier point est la conséquence du précédent. Toutefois, il importe d'y ajouter les moments nouveaux qui donnent toute sa prégnance à la décision. En effet, la décision implique la capacité de celui à qui il appartient de la prendre, de fixer la voie à suivre et les méthodes qui permettent d'atteindre l'objectif, d'évaluer les moyens nécessaires parmi les ressources disponibles, de définir les tâches respectives de ceux qui sont appelés à participer à l'opération, enfin de prévoir les replis en cas de résistance ou d'insuccès ou éventuellement d'échec total. Il incombe à celui qui décide de définir la stratégie de l'action, de déterminer les normes de l'exécution, mais également d'échafauder les justifications de l'entreprise, aussi bien pour motiver les participants que pour créer une solidarité entre eux. On pourrait élaborer à ce propos toute une philosophie de la décision pour montrer qu'il est très rare que le but final une fois réalisé coïncide parfaitement avec l'intention initiale, soit que les résultats dépassent les espérances, soit qu'ils soient en retrait par rapport aux attentes. Il n'existe en effet de perfection logique d'une décision qu'en idée.

    Les problèmes posés par l'exécution

    Cette dernière réflexion nous conduit à reconnaître qu'une décision comporte en général dans son déroulement 2 aspects : elle peut être une décision impérative ou ordre (Befehl), ou bien être un arbitrage, les 2 n'étant pas exclusifs l'un de l'autre. La décision impérative écarte la discussion et refuse d'être mise en question, tout le problème consistant dans la transmission correcte de l'ordre du haut en bas de l'échelle, quitte à faire intervenir des sanctions en cas de défaillances. L'ordre impératif est déterminant pour la sauvegarde de l'unité d'action au cours de son développement. L'arbitrage, lui, intervient du fait des obstacles qu'on peut rencontrer et qui suscitent parmi les participants des divergences d'opinions ou d'intérêts, lesquelles peuvent le cas échéant être également utiles à l'exécution ainsi qu'à la stabilité de l'objectif qu'on veut atteindre. Il est certain que l'arbitrage est par lui-même plus fragile que l'ordre impératif, mais en général il est inévitable. En effet, à défaut de pouvoir concilier les désaccords, il ne reste que de trouver un compromis précaire, au moins jusqu'au moment où l'objectif a été atteint. On aurait tort de déprécier l'arbitrage comme une solution de faiblesse : il a l'avantage d'introduire de la souplesse dans le déroulement. Il n'arrive que trop fréquemment, d'ailleurs, qu'un ordre impératif trop rigide contribue à provoquer l'échec. Pour être efficace, il n'est pas bon qu'une décision soit monolithique. La prétention est également un péché dans ce cas.

    Ce troisième point nous amène à aborder la question du prolongement de la décision dans l'exécution, sans quoi elle ne serait qu'injonction vide et creuse. Il importe donc de prendre en considération l'application empirique et concrète de la décision si l'on veut comprendre son essence, parce que l'exécution est son accomplissement. En même temps, nous sommes amenés à soulever la délicate question de la difficulté qu'on peut éprouver à prendre une décision.

    L'exécution pose des problèmes au moins aussi embarrassants que la prise de la décision. En fait, c'est le contrôle ou la surveillance du déroulement qui en soulève le moins. La principale difficulté provient de ce qu'une décision n'est pas un impératif isolé, qui trancherait une fois pour toutes. Une entreprise, qu'elle soit politique, économique ou autre, réclame une succession de décisions qui sont loin d'être toujours cohérentes entre elles, qui sont parfois même contradictoires. Et pourtant, il faut maintenir au moins en apparence la continuité du dessein. Il arrive qu'une décision qui était bonne au départ ne puisse pas être répétée par la suite, même si les circonstances sont analogues. De toute façon, une première décision retentit sur les autres décisions à prendre, c'est-à-dire qu'elle détermine une ligne de conduite dont l'ordonnateur est plus ou moins prisonnier. Très souvent, ce n'est même pas la première décision à prendre qui est la plus délicate, mais les suivantes, qui forment une chaîne, sans que les unes procèdent nécessairement des précédentes. C'est cependant cette chaîne qui forme la cohésion et la stabilité de l'entreprise dans la fidélité à elle-même, bien que toutes les décisions ne se laissent pas toujours subordonner à une norme identique. Chaque décision constitue une sphère relativement autonome, qui peut le cas échéant déroger aux raisons qui l'ont conditionnée.

    Toute décision appelle ainsi d'autres décisions subséquentes ou secondaires, qui peuvent être aussi capitales pour la suite d'une action que la première. Il est, en effet, très rare qu'une action ne soit la conséquence que d'une seule décision. Cette chaîne de décisions, même si elles correspondent à l'intention primitive, fait que l'action achevée répond rarement à l'intégrité du projet initial. Il y a en général un décalage plus ou moins considérable entre le départ et la réalisation finale, cette dernière constituant le moment vraiment décisif, puisque l'on ne sait qu'à cet instant si l'entreprise a été un succès ou un échec. Cet écart inévitable est l'une des raisons de ce qu'une action, même conduite rationnellement, n'obéit pas à une logique au même titre qu'un raisonnement. À tout instant, il faut faire face à l'imprévu et aux impondérables qui résultent de l'action elle-même, ce qui exige un constant effort de celui qui a l'initiative de la décision. Il faut en effet éviter que les décisions secondaires ne dévient par trop outrageusement par rapport à l'intention originaire. (Il n'est pas rare que le résultat de l'action contredise cette intention originaire, au sens de ce que Max Weber a appelé le paradoxe des conséquences).

    La décision, garante de l'ordre et de la justice

    Nous sommes ici au cœur des principales difficultés. Ce sont en général, en effet, les hésitations dans la prise des décisions subséquentes qui compromettent le succès d'une action. Si correcte et étudiée que soit par ex. la décision d'un commandant en chef du point de vue stratégique, ce sont cependant les décisions secondaires d'ordre tactique qui conduisent à la victoire ou à la défaite. Ce n'est donc pas sans raison que Clausewitz a considéré la tactique comme l'élément essentiel de toute entreprise. Étant donné qu'il faut sans cesse compter avec les circonstances que l'action suscite du fait de son déroulement même, les décisions successives ne se laissent pas déduire des principes de départ ; elles peuvent seulement s'en inspirer. La correspondance des décisions secondaires avec la situation sur le terrain est au moins aussi importante que leur conformité avec la stratégie de départ.

    Les difficultés ne surgissent pas seulement entre les décisions plus ou moins autonomes d'une même chaîne, mais aussi au sein d'une même décision. Une fois de plus, c'est Max Weber qui a fait l'analyse de cette problématique (5). Il est possible que l'exécution d'une décision exige, par suite des obstacles rencontrés ou de la résistance qu'elle provoque, le recours à des moyens supplémentaires non prévus, qui mettent en échec le bénéfice escompté de l'action ou bien qui contreviennent à la qualité de la fin attendue ; il est également possible que certaines conséquences subsidiaires (Nebenerfolge) risquent de blesser nos convictions éthiques ou religieuses ; donc de nous mettre en fâcheuse posture vis-à-vis de nous-mêmes, de sorte qu'il peut arriver que nous soyons obligés de renoncer à poursuivre l'action et de revenir sur notre décision initiale ou bien, si nous voulons la poursuivre malgré tout, de lui donner un nouveau sens. Cela signifie qu'une décision n'est jamais à l'abri de nouvelles évaluations ou de réévaluations en cours de route, du fait que des surprises désagréables sont toujours possibles. Il ne serait pas difficile d'agir et de prendre une décision si l'entreprise pratique se développait avec la même logique qu'un raisonnement théorique. Au surplus, nous pouvons prendre notre temps pour mener à bien une recherche théorique, mais les urgences de la vie nous obligent très souvent à prendre une décision rapide, sans autre garantie que celle de notre savoir-faire.

    Nous nous contenterons simplement de signaler en passant que la facilité à se décider est une affaire de tempérament. Il y a des personnes qui, par nature, possèdent le don de la décision prompte et efficace, tandis que d'autres hésitent longuement et ont plus de peine à prendre parti, soit par crainte velléitaire, soit par scrupules. Cet aspect de la question relève davantage de la psychologie de la décision que de l'analyse phénoménologique de son essence. Nous ne discuterons pas non plus les autres questions de la délibération avec soi-même, de la motivation et de la détermination, car elles ressortissent elles aussi à la psychologie. Remarquons seulement qu'il n'est pas vrai qu'une longue réflexion soit nécessaire avant toute décision. Bien sûr, cette déclaration d'un homme politique : "Je décide, ensuite je réfléchis" est avant tout un bon mot, mais il semble bien quand même qu'il y ait des êtres qui possèdent la faveur de savoir prendre parti pour ainsi dire par intuition, sans peser longuement le pour et le contre. Et ils savent prendre par instinct la bonne décision, pour réfléchir ensuite sur les meilleurs moyens et les meilleures chances dans l'exécution. Tout cela nous aide à mieux comprendre qu'une décision ne procède pas nécessairement d'une autre. En matière de décision, la stricte causalité constitue plutôt une vue abstraite de l'esprit.

    Les principales inhibitions qui paralysent la capacité de décider sont liées à la notion de responsabilité et des risques qu'elle inclut. En fait, il n'y a tout simplement pas de décision sans risque. Aussi la conception qui fait de la décision un parti n'est-elle pas à rejeter. Toute décision comporte d'ailleurs une double responsabilité : envers les autres et envers soi-même. La responsabilité envers les autres va de soi, à la suite de l'analyse que nous avons faite plus haut. Si la notion de décision a de nos jours une presse relativement mauvaise, c'est parce que se répand l'idée qu'aucun homme ne devrait avoir le droit de décider du sort des autres. Toute la propagande pacifiste par ex. s'oriente dans ce sens : chaque être devrait pouvoir décider de lui-même. La conséquence en est la mise en question de la légitimité de l'autorité. Une fois de plus, il faut reconnaître qu'en théorie et du point de vue de l'éthique inconditionnelle, ces vues sont idéalement nobles. En pratique cependant, et suivant le paradoxe des conséquences qui me semble être une règle que l'histoire confirme sans cesse, ces vues aboutissent au résultat inverse de leur magnanimité généreuse.

    La décision est sociologiquement un facteur de sécurité. Les diverses expériences des régimes faibles parce que les gouvernements qui se succèdent ne savent pas prendre une décision, en apportent sans cesse de nouvelles attestations. L'absence de décision ou l'indécision suscite la méfiance entre les citoyens et jette la société dans la détresse. En général, le désordre et la discorde qui s'ensuivent produisent en réaction une révolte qui, le cas échéant, peut conduire au renversement du régime. Et pourtant sans cesse renaissent les idées chimériques qui discréditent l'autorité - mais sans cesse aussi les sociétés qui deviennent la proie de ces idées passent ou bien sous la férule d'un pouvoir despotique ou bien sous la coupe de l'oppression étrangère. Tout se passe comme si, depuis des siècles, chaque génération voulait refaire les mêmes erreurs, comme si l'expérience était intransmissible.

    Le risque engourdit également la responsabilité envers soi-même. Celui qui décide prend en effet en même temps la responsabilité du succès ou de l'échec. À moins d'être nihiliste, personne n'aime entrer dans la mémoire des hommes comme responsable d'un échec. Il est vrai que l'ambition et l'appétit téméraire du pouvoir estompent le plus souvent les appréhensions et les inquiétudes que peut susciter la charge de lourdes responsabilités. Au demeurant, il est très rare que des angoissés postulent ce genre de charges. Il n'y a pas lieu de le déplorer car, par peur du risque, ils risqueraient de précipiter dans la peur ceux dont ils seraient responsables.

    Il reste à tirer la conclusion sociologique de ces analyses. Il n'est évidemment pas souhaitable que ceux qui ne possèdent pas l'esprit de décision parviennent à occuper des postes de responsabilité, mais il n'est pas plus souhaitable qu'on accorde le pouvoir de décision à ceux qui n'ont pas à en assumer la responsabilité. Or, c'est ce qui arrive fréquemment de nos jours, sous le couvert de l'idéologie de la participation, entendue comme Mitbestimmungsrecht. Étant une expression d'autorité, la décision est aussi la garante de l'ordre. Je n'ai pas personnellement la superstition de l'ordre, parce que je sais que tout ordre comporte une part de désordre, sans laquelle il ne serait qu'oppression. L'idéologie actuelle de la participation est funeste parce qu'elle dilue la responsabilité et la décision dans l'égalitarisme d'une multiplicité d'instances décisionnelles qui sont davantage des organismes de revendication que d'autorité. De ce fait, la notion de hiérarchie se trouve ébranlée. Dans toute société, il existe des relations égalitaires et des relations hiérarchiques. L'erreur serait de ne reconnaître exclusivement de validité qu'aux relations égalitaires ou bien aux relations hiérarchiques. La conséquence en est que nous sommes plongés aujourd'hui dans une société éminemment conflictuelle (Konfliktgesellschaft).

    Personne ne conteste de nos jours la nécessité d'une pluralité d'instances décisionnelles, du fait de la complexité des actuelles interactions sociales. L'inconvénient n'est pas là. Il provient de ce que, au nom de la démocratisation, on en arrive à récuser l'autorité au profit d'un confusionnisme généralisé. La démocratie est un régime politique, et légitime comme tel. La démocratisation, par contre, cherche à étendre le principe démocratique à des sphères d'activité non politiques, par ex. la pédagogie, l'économie, la religion ou l'art, où précisément il n'a pas sa place, sous peine de politiser ces activités. Il est tout à fait normal que dans une entreprise moderne, il existe plusieurs directions ou instances décisionnelles (direction technique, administrative, commerciale et autres), mais il est également nécessaire qu'il n'existe qu'un seul centre de décision souverain. De même, il existe des activités comme la justice ou le sport, où la décision par arbitrage est primordiale, mais on ne saurait étendre impunément l'arbitrage à toutes les activités humaines, dans lesquelles il convient au contraire de respecter la décision impérative. C'est ce genre de confusion qu'il faut rejeter.

    De fait, la grande désolation que constitue la société conflictuelle a sa source dans ce confusionnisme généralisé, où personne ne se retrouve. Dans les démocraties occidentales, on dilue la décision dans l'égalitarisme d'une multiplicité abusive d'instances décisionnelles, au détriment de la hiérarchie nécessaire. C'est la confusion par absence d'ordre. Dans les régimes socialistes totalitaires, on concentre au contraire dans l'activité politique toutes les décisions, y compris celles qui concernent l'économie, l'art, la science et l'idéologie. C'est la confusion par négation de la spécificité de l'ordre propre à chaque activité humaine, au détriment de la compétence. La conséquence la plus grave de l'absence d'esprit de décision par dilution des responsabilités est que l'on perd du même coup le sens du compromis indispensable à toute société ordonnée : le confusionnisme actuel tue le compromis au profit de compromissions aussi stériles qu’écœurantes.

    ► Julien Freund, Nouvelle École n°41, 1984.

    • NOTES :

    Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg, 1934.
    Op. cit., p. 24.
    Ibid., p. 23.
    Dans les camps, j'ai compris not. une chose très simple : que la capacité de survivre ne dépendait pas de l'intelligence ou de la logique, mais de la force de résistance et de la volonté.
    En particulier dans son étude Sinn der Wertfreiheit der soziologischen und ökonomischen Wissenschaften, in Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Mohr, Tubingen, 1951, pp. 496-497. Remarquons en passant que, s'il existe de très nombreuses théories ou critiques de la connaissance, les théories ou critiques de l'action sont par contre plutôt rares. Ce sont encore Clausewitz et Max Weber qui demeurent les meilleurs théoriciens en cette matière.


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    Julien Freund, Sociologie du conflit & autres oeuvres Empty Re: Julien Freund, Sociologie du conflit & autres oeuvres

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 20 Mar - 19:59

    http://www.archiveseroe.eu/economisme-a48738900

    Au cours d’un entretien (paru dans éléments n°28, mars 1979), Julien Freund note qu’avec l'avènement de la bourgeoisie, l'économique a supplanté le politique. Or selon lui, la réduction du politique à la gestion débouche nécessairement sur la dictature. Et le socialisme n'est qu'une doctrine de gestion du capitalisme.

    • Vous préparez un ouvrage sur l'économie. Quel en sera le thème ? Parlerez-vous d'économie en technicien, ou définirez-vous la nature et la place de l'économie dans la société, comme vous l'avez fait pour !a politique dans Essence du politique ?

    Mon travail porte sur l'essence de l'économique. Par conséquent le problème sera traité selon la même méthode des présupposés, élaborée dans l'Essence du politique. Il s'agit de déterminer les conditions qui font qu'un fait est économique et non pas autre chose, donc de définir la spécificité de l'activité économique dans son autonomie. C'est précisément la manière que les techniciens renoncent en général à envisager. D'ailleurs il existe suffisamment d'ouvrages de techniciens, mais il manque une œuvre de philosophie économique, attachée à comprendre le phénomène même de l'économie et sa place dans la société. À cet effet, il me semble indispensable de balayer la confusion entre l'économique et le social, entretenue par le marxisme, et qui continue à désorienter de nos jours la pensée économique, même chez des auteurs non-marxistes.

    Il y a une spécificité du social comme il y a une spécificité de l'économique, du politique ou de l'artistique. Il va de soi que l'autonomie de l'économique n'a de signification qu'au plan de l'analyse phénoménologique de son essence, car dans la réalité de l'activité économique il y a de constantes interactions entre cette activité et les autres, soit que l'économie joue dans certains cas le rôle d'un conditionnant, soit que dans d'autres cas elle est conditionnée. Aussi voudrais-je faire la critique d'un mythe qui est sous-jacent au libéralisme et que le marxisme a systématisé en l'élevant au rang de soi-disant doctrine philosophique et scientifique, à savoir que l'économie serait le facteur déterminant en dernière analyse.

    Tout d'abord, une telle proposition est anti-scientifique, du fait que la science, en tant qu'elle est par essence une recherche indéfinie, ne saurait admettre l'idée d'une dernière analyse. De plus, une pareille idée conduit au dogmatisme, non seulement dans la sphère de l'économie, mais aussi dans les autres. Elle ouvre la porte à tous les dogmatismes qui règnent dans tous les domaines de l'activité humaine, comme on peut le constater dans tous les pays, sans exception aucune, qui prétendent appliquer la doctrine marxiste.

    • Estimez-vous, selon la formule de Louis Pauwels, que l'économie n'est pas le destin ?

    Sans entrer ici dans le détail du développement des divers présupposés de l'économique, je voudrais montrer entre autres que la relation de maître à esclave est aussi fondamentale pour cette activité que celle d'ami et d'ennemi l'est pour le politique. Je sais que je risque d'irriter une fois de plus les professionnels de la générosité humanitariste. Je voudrais donner une interprétation nouvelle de la théorie de l'esclave d'Aristote qui a bien vu qu'il s'agit d'une catégorie économique et non pas politique. On prétend qu'Aristote a été la victime des préjugés de son temps ; je voudrais au contraire mettre en évidence que nous sommes nous-mêmes les porteurs de préjugés tels que nous n'arrivons même plus à comprendre Aristote. Il montre que la dépendance est naturellement inhérente à l'économie, cette dépendance pouvant prendre des visages différents dans l'histoire, celle de l'esclave, du serf, du prolétaire, etc.

    Il est clair que dans ces conditions j'accepte sans difficulté une formule comme celle-ci : “L'économie n'est pas le destin”. En effet, elle n'est qu'une des activités humaines qui, par leur collaboration ou par leur discordance, contribuent à forger notre destin. Je pense pouvoir mettre ainsi le doigt sur l'un des paradoxes tragiques de la pensée contemporaine : elle prétend faire de l'économie l'activité rédemptrice de l'univers, la force désaliénante qui pourrait émanciper le genre humain, c-à-d. elle cherche à faire de l'activité qui implique, naturellement ou par la force des choses, une dépendance, l'activité de libération générale. Je conçois mon travail comme une sorte de désinfection d'un certain nombre de concepts.

    • Pensez-vous que le politique ait été réduit à la “gestion” ?

    Réduire le politique à la gestion — peu importe la formule, celle de la cogestion, de l'auto-gestion, etc. — c'est le livrer à la bureaucratie. Celle-ci n'est qu'un aspect de la fonction politique, dans la mesure où elle comporte un secteur administratif. La politique n'est cependant pas que cela, car elle a encore d'autres dimensions, comme je l'ai montré dans l'Essence du politique. C'est une erreur de privilégier, à la manière du socialisme, la fonction de gestion, car on finit par vouloir gérer tout, aussi bien les besoins que les intérêts, aussi bien les idées que les aspirations. Autrement dit, la réduction du politique à la gestion est une formule qui conduit à la dictature. Tout cela soulève d'ailleurs le problème du socialisme qui, économiquement, n'est qu'une version du capitalisme. Le socialisme n'est pas un système économique, pas plus que le libéralisme : ils ne sont tout 2 que des doctrines socio-politiques de gestion du capitalisme.

    Il ne faut donc pas croire que le socialisme pourrait être la solution des contradictions du capitalisme. D'ailleurs il n'y a pas de vie sans contradictions. La fin possible du capitalisme, au profit d'un autre système économique, signifiera en même temps le déclin de l'idée socialiste. En politique, il ne s'agit pas seulement de gérer et d'organiser, mais il faut aussi protéger. Roberto Michels a montré de façon éclatante comment une politique qui donne la priorité à la gestion et à l'organisation, suscite une oligarchie qui, à la limite, se transforme en dictature, sous le prétexte de gérer démocratiquement l'ensemble de la vie.

    • Est-ce que la fonction économique, en prenant la première place dans l'organisme social, entraîne non seulement la domination des valeurs marchandes hors de leur sphère propre, mais aussi la fin de l'État comme instance politique ?

    Je viens de répondre à l'instant en grande partie à cette question. J'ajouterai seulement ceci : ainsi que Carl Schmitt l'a montré, l'État peut dépérir comme toute autre création historique, mais la fin éventuelle de l'État ne signifie pas le dépérissement du politique. La nouvelle unité politique qui succédera à l'État s'arrogera nécessairement les attributs ordinaires du politique. L'illusion d'une époque où prédomine l'idéologie marchande est de croire que l'autorité politique pourrait agir à la manière d'un PDG, flanqué de son Conseil d'administration. La finalité du politique est spécifiquement différente de celle de l'économie, ce qui n'exclut pas une collaboration ou la volonté de l'un de dominer l'autre.

    • Pensez-vous, avec Jean Fourastié, qu'il n'y a pas de “rationalité” économique ?

    À mon avis, il y a une rationalité économique. Par contre toute rationalité n'est pas d'ordre économique. Il y a une rationalité propre à la politique, à la science, à l'art ou à la religion. Du fait que toute activité essaie de se donner les moyens appropriés et efficaces pour atteindre un but déterminé, elle comporte nécessairement une rationalité, mais en même temps elle sécrète une irrationalité correspondante. C'est en ce sens que j'ai montré dans une étude récente qu'il y a autant d'égalités (au pluriel) qu'il y a d'inégalités. La rationalité économique est indéniable, mais elle n'est pas tellement due aux doctrines qu'aux progrès étonnants de la technique et de la rationalité technique depuis environ 2 siècles.

    Il y aurait beaucoup à dire sur les relations entre économie et technique. Le piège à éviter, c'est de prendre l'une des multiples rationalités possibles pour modèle des autres. L'erreur commune du libéralisme et du marxisme consiste à faire de la rationalité économique le modèle de toute rationalité. L'une des raisons de mes divergences avec la sociologie de Max Weber vient de ce que celui-ci a élaboré sa théorie de la rationalité sur le modèle économique, bien qu'il envisage aussi la rationalité selon les valeurs. Néanmoins, son modèle reste la rationalité économique. La pire des irrationalités consiste à penser que l'on pourrait tout rationaliser.


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    Julien Freund, Sociologie du conflit & autres oeuvres Empty Re: Julien Freund, Sociologie du conflit & autres oeuvres

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 26 Jan - 18:30

    « Le terme d’impolitique peut surprendre. Il n’est pas très usité, et pourtant il a ses lettres de noblesse, car, si on le trouve dans la plupart des dictionnaires, le Robert signale qu’il fut déjà employé par Robespierre et par Chateaubriand. De surcroît, la formation du mot correspond parfaitement au génie de la langue française, à l’exemple d’autres termes comme imparfait, impartial ou impatient. Il désigne –et c’est en ce sens que je l’utilise- ce qui contrevient à l’intelligence et à la pertinence dans l’action politique ou qui blesse l’esprit et la vocation de la politique. […] L’être apolitique est extérieur à la politique ou s’en désintéresse, tandis que l’être impolitique participe activement à la vie politique, mais manque de jugement ou d’habileté dans l’exercice de sa fonction, parce qu’il ne possède pas le sens du discernement. » (p.1)

    « Je suis le premier à reconnaître la nécessité pour l’homme politique d’être au service d’une cause, en tant qu’elle est l’animatrice qui confère une dynamique à la démarche et qu’elle constitue l’idée directrice qui fond les actes discontinus et successifs dans le projet d’ensemble. En effet, en l’absence d’une cause, la politique chute dans la médiocrité de l’opportunisme et la mesquinerie de la brigue. Néanmoins, c’est à la mise en œuvre des moyens que se révèlent la lucidité et la perspicacité du sens politique. Il faut regretter que la plupart des philosophies politiques se préoccupent davantage des fins –le jeu est facile- que du problème des moyens, qui donne son caractère au pouvoir. » (p.2)

    « Si l’on voulait présenter des exemples d’impolitique, le gouvernement socialiste en a fourni abondamment de 1981 à 1986. Venus au pouvoir avec des idées vieillotes en matières économiques, les socialistes ont été contraints de les renier, après deux ans, pour se régler sur les économies environnantes. Sur la presque totalité des grands problèmes politiques Mitterand a été obligé de faire machine arrière, que ce soit à propos de la Nouvelle Calédonie, de l’école privée, de la presse, de l’affaire Greenpeace ou des otages au Liban. Il n’a réussi que dans les domaines politiquement mineurs, par exemple la loi électorale, où il pouvait faire preuve de son habileté politicienne en matière d’astuce, de rouerie et d’intrigue. Je me contenterai de commenter un seul exemple, celui de l’équipée militaire au Liban. Lorsqu’on est menacé et surtout lorsqu’on est attaqué, il n’y a que deux et rien que deux solutions possibles : la risposte ou la capitulation. Le gouvernement a échafaudé intellectuellement une troisième voie, appelée force d’interposition. Lorsque l’attentat contre le contingent français eut fait des dizaines de morts et qu’on eut renoncé à la riposte, il ne resta plus que la capitulation, puisque le gouvernement français a retiré ses troupes quelques jours plus tard. Du moment que l’on refusait d’avance de riposter, il ne fallait pas aller au Liban. Autrement dit, il était impolitique d’y envoyer des troupes dans des conditions aussi contraire à la fonction militaire. » (p.3)

    « La politisation est un envahissement abusif des autres sphères de l’activité humaine en vue de faire dépendre tous les jugements du jugement politique et détourner leur finalité propre en les utilisant à des fins politiques. Notons en passant le socialisme qui prétend faire dépérir la politique est le principal artisan de la politisation insidieuse et outrancière de tous les secteurs de l’activité humaine. » (p.4)

    « A l’époque de la guerre du Vietnam, les Américains furent mis en cause quotidiennement dans la presse, lors de rassemblement répétés, et même tous les soirs la radio et à la télévision pénétraient dans nos foyers pour nous en entretenir. Par contre, les mêmes organes d’information ne nous parlent que sporadiquement de l’action des Soviétiques en Afghanistan. Tout se passe comme s’il y avait une connivence généralisée pour manifester de l’indulgence pour tout ce qui regarde de loin ou de près le socialisme. » (p.6-7)

    « Le capitalisme demeure un proscrit. Il est vrai certains échecs du socialisme sont en train de « détabouiser » les notions de profit ou d’entreprise, mais il ne faut pas se réjouir trop tôt, car il ne s’agit sans doute que d’une trêve momentanée. » (p.7)

    « L’intellectualisation consiste en somme dans le processus de diffusion de l’abstraction intellectuelle dans le comportement d’être qui ne sont pas des intellectuels, mais qui y sont devenus réceptifs par la vulgarisation de la pensée idéologique. Cette abstraction renonce au raisonnement, au contact des actions concrètes, pour envisager les choses essentiellement sous l’angle des intentions vagues, des vélléités et des fins indéterminées, en entretenant une sourde révolte contre un monde considéré comme débile, en tout cas insensible à la gravité des idées abstraites. Il en résulte une insatisfaction contestataire, souvent ensevelies dans des âmes dépitées face à l’incompréhension prétendue des autres, sous prétexte qu’ils seraient insensibles aux immenses malheurs d’un monde à sauver. L’imagination se dépouille de toute ironie pour devenir sérieuse et compassée, comme s’il fallait par exemple être à tout instant à l’écoute du Tiers Monde, à l’affût des conversations pour débusquer les ombres du racisme, prêt à manifester en faveur de la paix ou disposé à libérer le genre humain chaque fois d’une autre aliénation. L’événement le plus insignifiant est interprété comme déterminant pour le destin du monde. Tout se passe comme si on voulait nous condamner à une existence chagrine, dépourvue de tout humour et de toute gaîté. En fin de compte tout sentiment s’épuise dans un sentimentalisme militant et toute émotion dans une dramatisation sentencieuse. L’insatisfaction se traduit le plus souvent par un ténébreux mécontentement pour la profession qu’on occupe. En effet on se plaît à rêver d’une profession seconde, sous la forme par exemple d’une vélléité de s’engager aux côtés des médecins sans frontières, sans aucune qualification dans le domaine de la santé, rien que pour jouer avec son désir indistinct de dévouement dans toutes sortes d’associations humanitaires, fraternelles ou soi-disant culturellement libératrices (féminisme, écologisme, etc.). La priorité écologique par exemple n’est pas donnée à une réflexion sur les conditions de la sauvegarde de la nature, mais à la manifestation rhétorique préconisant cette sauvegarde. » (p.11)

    « L’égalitarisme […] considère l’ensemble [des] relations sous l’aspect exclusif ou prédominant de l’égalité. Il nivelle les activités humaines dans la médiocrité du moindre effort, en particulier par la généralisation usurpée de la méthode des essais et des erreurs. La conséquence en est le mépris de toute règle et le dérèglement des mœurs, du fait qu’il accorde la primauté à la jouissance et à la nonchalance, en débilitant la volonté créatrice, avec ses tensions et ses concentrations intérieures, ainsi que la lucidité anticipatrice et vigilante. La jouissance est un aspect de la vie ; l’erreur consiste à ne considérer l’existence que sous so empire. » (p.19)

    « L’invocation du futur n’est […] que tromperie si elle congédie l’histoire pour solenniser un point zéro de l’humanité arrachée à sa mémoire.» (p.21)

    « Le machiavélien est en général un chercheur ou un savant honni par les autres, parce qu’il refuse d’être dupe de leur affectation et fatuité moralisantes. » (p.28)

    « Il faudra bien répondre à la question suivante : pourquoi toutes les expériences révolutionnaires ont-elles en fin de compte intronisé, sans qu’on puisse faire état d’une seule exception, le despotisme ? » (p.30)

    « Tout se passe […] comme si le pouvoir révolutionnaire était une manière efficace d’accroître la puissance de la minorité qui détient les rênes du gouvernement, suivant les analyses de sociologues de la politique comme R. Michels ou Pareto. Nous sommes mêmes en présence d’une illustration éclatante de ce qu’un autre sociologue de la politique, Max Weber, appelait le paradoxe des conséquences : les actes pratiques du pouvoir révolutionnaire contredisent les intentions théoriques des prophètes de la révolution. On ne s’étonnera pas si en notre époque révolutionnariste on s’efforce de jeter le voile sur les œuvres de des sociologues de la politique qui se sont montrés les plus lucides. » (p.31)

    « Il existe un principal fondamental de logique qui dit : on n’obtient à la fin que ce que l’on se donne au départ. Si vous ne faites que mentir vous ne pouvez obtenir à la fin la confiance des autres. Si vous vous donnez au départ un pouvoir violent et exclusif sur l’économie, la presse, la culture et les croyances, vous ne pouvez affaiblir le pouvoir. » (p.32)

    « La finalité de toute politique […] consiste à protéger les membres d’une collectivité déterminée contre leur violence réciproque, y compris celle du pouvoir, afin que chacun puisse accomplir son destin humain suivant son génie propre, ses goûts et ses aspirations. » (p.33)

    « Prenez par exemple un traité de droit romain : on n’y parle guère du droit, ius, au singulier, mais des droits, iura, au pluriel, non point de l’obligatio, mais des obligationes. Jusqu’au XVIIIe siècle on ne connaissait presque pas la liberté au singulier, avec un grand L, mais essentiellement les franchises au pluriel. Machiavel (mais également Guichardin) n’a pas écrit une histoire de Florence, mais des Storie fiorentine. Bodin est l’auteur d’un De cognitione historiarum et même chez Descartes histoire est encore employé au pluriel. On ignorait la révolution, mais on utilisait la notion au pluriel de révolutions cycliques par exemple. On pourrait multiplier les exemples. Cette réduction au singulier des notions employées jusqu’alors au pluriel a, je crois, obligé la pensée idéologique à concevoir les choses sous la rubrique de l’adjectif pour introduire une différenciation dans le singulier devenu souverain. » (p.34)

    « Le pouvoir est à la fois nécessaire et exposé à une démesure qui peut être préjudiciable aux membres de la société. C’est pourquoi le véritable problème n’est pas de le faire dépérir, mais de l’aménager. » (p.36)

    « Il existe des classifications [politiques] classiques, les plus connues étant celles d’Aristote, de Montesquieu et de Max Weber. Il ne semble qu’elles ont toutes le désavantage de chercher leur critère dans des notions extérieures au pouvoir et à l’usage qu’on en fait, qu’il s’agisse du nombre pour Aristote, d’un principe chez Montesquieu ou de la légitimité chez Weber. Le fondement de la classification que je vous propose est interne au pouvoir, parce qu’il concerne la manière dont on l’exerce pratiquement.

    Le pouvoir peut être de nature hypercratique, anarchique ou mésocratique, c’est-à-dire qu’il peut être exercé avec une rigueur oppressive, avec faiblesse ou avec tempérance. Ou bien il y a trop de pouvoirs, ou pas assez ou enfin ce que Platon appelait la juste mesure. Dans le cas du pouvoir hypercratique, on exerce le pouvoir pour lui-même, en ne reculant pas à l’extrême devant aucune des conséquences de l’arbitraire, de la politisation de toutes les relations sociales, qu’elles soient économiques ou culturelles, et en réduisant l’obéissance à une pure soumission par élimination de toute opposition. C’est le pouvoir qui se caractérise par les excès et les abus du pouvoir, étant entendu que la démocratie, comme on peut le constater de nos jours, peut être aussi hypercratique que la tyrannie ou le despotisme, quand elle prétend exercer le pouvoir dictatorialement au nom d’une fraction de la population. L’anarchie, qui ne se réalisera jamais totalement parce qu’il n’y aura jamais de vide du pouvoir, se caractérise par l’affaiblissement des instances institutionnelles et par le désordre qui en découle sous les effets d’une contestation des règles et des lois, conditions indispensables de la cohabitation humaine. Je voudrais parler un peu plus longuement de la mésocratie.

    Il ne s’agit pas d’un gouvernement incolore du juste milieu, mais du pouvoir tempéré, exercé avec mesure au bénéfice de la collectivité et non à la dévotion des détenteurs du pouvoir ou des fantaisies des individus. Un tel régime reconnaît que les fins humaines sont multiples, qu’elles donnent de ce fait lieu à des activités diverses mais autonomes, parce que la fin de la science n’est pas la même que celle de l’art ou celle de la religion la même que celle de la politique. Il refuse tout exclusivisme par subordination : par exemple de la liberté à l’égalité, du bonheur individuel au bonheur collectif ou de la tradition à l’innovation. Chaque activité humaine est le lieu d’un pouvoir propre, valable dans ses limites, que le pouvoir politique a pour rôle d’aménager sans l’assujettir à ses propres fins. Aussi le pouvoir mésocratique refuse-t-il d’imposer ses vues aux autres activités, il se contente de les coordonner le plus harmonieusement possible, dans le respect du droit à l’erreur, en leur laissant toute liberté d’expression dans les limites de la loi. Il est le système de l’équilibre ou de ce qu’on appelle la balance des pouvoirs, c’est-à-dire qu’il reconnaît la légitimité des pouvoirs intermédiaires et des contre-pouvoirs, au sens où Montesquieu disait que le pouvoir doit arrêter le pouvoir. Ce qui est important, c’est précisément la reconnaissance des pouvoirs intermédiaires et des contre-pouvoirs, parce que le pouvoir mésocratique ne se donne pas pour le détenteur de la vérité. Certes, un tel régime n’est pas à l’abri de certains abus, mais il accepte qu’on les dévoile.

    La mésocratie se caractérise par trois traits essentiels que je me contenterai de résumer :

    1. Le pouvoir y est conçu au pluriel et non au singulier, puisqu’elle admet l’existence d’une opposition et de pouvoirs intermédiaires qui peuvent exprimer des opinions concurrentes et même divergentes. Le pouvoir au singulier est un pouvoir idéologique et idéologisé, au même titre que la liberté ou l’égalité au singulier sont des notions idéologiques. Dans un tel régime il ne s’agit ni d’exalter le pouvoir ni de le dénigrer mais de reconnaître sa nécessité et son rôle dans l’économie de la société. On aurait tort de voir dans cette tolérance une lacune, pour autant que la tolérance n’est pas un rapport entre les idées, mais un rapport entre des hommes aux idées différentes. Le signe du totalitarisme réside dans la dissolution des différences. Il n’y a que les êtres qui peuvent être tolérants entre eux. L’erreur dans ce cas serait d’assimiler la tolérance au scepticisme ou à l’indifférence.

    2. Le pouvoir mésocratique fait sa place au tiers, fondement de toute société. D’où la nécessité de négociations constantes, suivant que les conditions ou les circonstances changent, et par conséquent du compromis entre les diverses activités humaines et sociales dont les fins sont différentes. […]

    3. La mésocratie est le régime qui répond le plus adéquatement à la finalité de l’activité politique. Celle-ci consiste en la protection des membres d’une collectivité déterminée à la fois contre les menaces et la violence d’origine extérieure et contre l’agressivité et la violence de source interne, en assurant la sécurité sur les frontières et la concorde à l’intérieur des frontières. Cette protection se fonde sur des règles ou lois communes à tous les citoyens, le cas échéant en mettant en jeu leur vie, uniquement si un ennemi attaque l’intégrité de la collectivité. C’est dans le respect de ces règles communes que la mésocratie protège aussi la concurrence entre les opinions sur le meilleur moyen d’assurer la sécurité et la concorde et qu’elle laisse aux citoyens la liberté d’accomplir selon leurs options personnelles ou communautaires les fins des autres activités en fonction de leurs aptitudes, de leurs inclinations et de leurs espérances. Le pouvoir, qu’il soit révolutionnaire ou réactionnaire, agit à l’encontre de cette finalité si, au lieu de protéger les membres de la collectivité, il les opprime au nom de son arbitraire ou de son idéologie et leur impose par la violence, par des prisons, des camps ou autres lieux d’internement, parfois en les mettant à mort, ses vues unilatérales dans le domaine des biens matériels et spirituels. Dans la mesure où le politique a une finalité spécifique qui lui est propre, il ne peut que renoncer à subordonner à son pouvoir les autres activités humaines et sociales qui ont également une finalité spécifique qui leur est propre. Quand le pouvoir révolutionnaire ou réactionnaire usurpe le monopole des intérêts et des idées, il dénature et pervertit la fonction du pouvoir. Il ne protège plus les citoyens en les livrant à sa merci. Il peut se produire dans chaque société des situations exceptionnelles qui exige une décision exceptionnelle, mais il est contraire à la politique, en tant qu’elle est une activité ordinaire, de maintenir en permanence les citoyens dans une situation exceptionnelle de peur et de terreur.
    » (p.36-38)

    « Il existe […] des politiques qui sont mauvaises, non pas tant en vertu de normes morales, mais en vertu des normes mêmes de la politique. » (p.40-41)

    « En vertu de leur théorie, ni Hobbes ni Rousseau ne pouvaient accepter la notion de révolution qui implique le droit de briser le pacte social au nom des droits imprescriptibles et inaliénables de la personne. » (p.47)

    « La puissance consiste dans la manière dont un individu ou une collectivité emploient la force, en tirent parti ou non, savent l’exploiter ou non. Elle est affaire d’intelligence, de volonté, d’adresse et d’à propos, pour traduire en acte les potentialités que représente la force. Nous dirons que la force est de l’ordre de l’addition, la puissance de l’ordre de la multiplication. Les forces armées occidentales par exemple se composent d’un certain nombre de divisions, de chars, d’avions, de navires et d’engins nucléaires, face aux forces soviétiques qui se composent également d’un certain nombre de divisions, de chars, d’avions, de navires et d’engins nucléaires. Ainsi comprises, les forces sont dénombrables, repérables : elles alignent des quantités. La puissance par contre comporte un quotient d’indétermination et d’obscurité parce qu’elle est d’ordre qualitatif. Elle se développe par un mouvement interne qui dépend de l’intelligence stratégique et tactique des utilisateurs, du moral des participants, au point de pouvoir le cas échéant défier toute proportion. Aussi, des forces numériquement faibles peuvent-elles déployer une puissance telle qu’elles balaient des forces supérieures en nombre. L’histoire nous offre maints exemples de cette spontanéité multiplicatrice de la puissance qui a triomphé de forces impressionnantes en quantité. » (p.50)
    -Julien Freund, Politique et impolitique, Paris, Éditions Sirey, 1987, 426 pages.



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