https://fr.1lib.fr/book/4923555/68a08d
"L’Europe a connu durant son histoire de nombreuses crises, par exemple celle produite par la Révolution française. Il s’agissait cependant d’épreuves qui ont contribué à renforcer son dynamisme, en rejetant d’anciennes structures pour se donner de nouvelles, plus adaptées aux innovations et plus supportables par les couches sociales qui étaient les porteurs de ces innovations. C’était, si l’on veut, des crises de croissance. Ce qui se passe de nos jours est d’un autre ordre. Il y a, malgré une énergie apparente, comme un affadissement de la volonté des populations de l’Europe. Cet amollissement se manifeste dans les domaines les plus divers, par exemple la facilité avec laquelle les Européens acceptent de se laisser culpabiliser, ou bien l’abandon à une jouissance immédiate et capricieuse, ou bien le renoncement à certains emplois qu’on abandonne aux travailleurs immigrés, ou encore les justifications d’une violence terroriste, quand certains intellectuels ne l’approuvent pas directement. Les Européens seraient-ils même encore capables de mener une guerre ? Il y a donc toute une conjugaison de raisons diverses qui donnent l’impression qu’ils souffrent d’une lassitude généralisée, qu’ils n’ont plus de ressort ni de vigueur, comme si leur âme était devenue vide. On peut même se demander si une révolution serait en mesure de modifier cet état de choses."
"L’Europe est en passage vers autre chose qu’elle n’a été jusqu’à présent. Par conséquent, nous sommes les témoins non d’une crise interne à la civilisation qui fut la nôtre, qu’on pourrait surmonter en prenant les mesures adéquates, mais de l’agonie d’une civilisation, entrecoupée de périodes de crise et de périodes de répit, ces crises se produisant dans tous les secteurs de l’activité humaine à la fois, sauf qu’elles sont tantôt plus violentes ou spectaculaires dans un secteur, tantôt dans l’autre."
"Les idées développées dans les pages qui suivent ont leur source dans les années 1952-1954, lors de la controverse sur la Communauté européenne de Défense. Elles ont lentement pris corps par la suite. C’est donc depuis plus d’une vingtaine d’années que je porte cet ouvrage en moi, l’écrivant et le réécrivant à plusieurs reprises en langage intérieur."
"Je prendrai ici la notion de décadence au double sens que lui a donné le sociologue italien Pareto : celui de la dégénérescence d’un type historique d’une civilisation avec ses conditions politiques, économiques, culturelles et sociales propres, et celui d’une renaissance possible à un stade ultérieur sous les aspects nouveaux d’une autre civilisation dans un espace géographique qui peut être différent. Une décadence n’est donc pas nécessairement une rupture absolue ni une ruine totale, sauf dans les rares cas d’un génocide qui raye purement et simplement de l’histoire une civilisation déterminée. Elle s’inscrit en général dans une continuité comportant des cycles de croissance et de décroissance ayant chacun son originalité. Il n’y a pas eu, par exemple, de césure radicale entre l’Europe et l’Empire romain, pas plus qu’entre Rome et la Grèce en décomposition."
"Le déclin de l’Europe constitue néanmoins un phénomène historiquement original et particulier, qu’il n’est pas possible d’expliquer uniquement par des analogies avec la décadence d’autres grandes civilisations."
"S’unir uniquement dans le but de s’unir, et non en vue d’objectifs qui dépassent cette union, signifie que l’on fait pour le moins une politique médiocre, car elle risque de s’épuiser dans la recherche sans fin de l’union. Politiquement on s’unit pour d’autres raisons que l’union, c’est-à-dire que, si la volonté d’expansion et l’audace font défaut, l’unité ne se fera pas ou bien elle s’engourdira dans sa propre contemplation, sauf au cas où elle devrait résister à un ennemi extérieur."
"La décadence se manifeste par le fait que le désir de la jouissance immédiate prend le pas sur la hardiesse de la volonté et de ses tentatives, étant entendu que l’esprit de résistance fait partie des effets de la volonté. Une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver."
"L’idéologie anti-impérialiste et anticolonialiste a été élaborée par des Européens, cédant aux repentirs de la mauvaise conscience."
"Il n’existe pas d’entreprise durable sans la certitude de bien faire, car dès que cette assurance fait défaut une entreprise périclite."
"En politique on ne pardonne pas la faiblesse ; en tout cas, on n’aime pas les peuples ou une civilisation vacillante. Elle devient rapidement la proie de diverses convoitises. Il suffit de se souvenir des appétits que la Chine décadente a suscités à la fin du siècle dernier."
"[Raymond Aron] avoue que « la décadence de l’Europe occidentale ne prête pas au doute »."
"Il se crée un état d’esprit d’abandon et de renoncement, dont les groupes pacifistes, certains écologistes et des partisans de la moindre croissance se font les bruyants avocats. On aurait tort de croire qu’il s’agirait de simples groupuscules : leur contestation, sinon leur conviction, est partagée, certes mollement, par d’assez larges secteurs de l’opinion, mais cette mollesse est déjà significative en elle-même. Il y a une affinité, qu’il n’est pas toujours facile de discerner, entre la politique appréhensive menée aux échelons supérieurs et la propagation au sein de la population d’une mentalité qui refuse d’investir dans l’avenir."
"C’est l’autorité, ce sont les mœurs, c’est la conscience professionnelle qui se trouvent mis en question. Jusqu’au langage ordinaire qui se trouve transformé. En effet, le sens usuel des mots se modifie, et on les triture parfois pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils disaient jusqu’à présent."
"Walter Benjamin, l’ami de Bertold Brecht, qui passe pour un des plus grands philosophes marxistes de l’esthétique, écrivait dans la première thèse de ses Geschichtsphilosophischen Thesen : « On sait qu’il y aurait eu un automate, construit de telle façon qu’il pouvait répondre à chaque coup d’un joueur d’échecs par une riposte qui lui assurait le gain de la partie. Une poupée en costume turc, un narghilé à la bouche, était assise devant l’échiquier, qui reposait sur une vaste table. En vérité, il s’y cachait un nain bossu, maître ès jeu d’échecs, qui guidait la main de la poupée avec des ficelles. On peut se représenter en philosophie une réplique de cet appareil. C’est la poupée que l’on dénomme « matérialisme historique » qui doit toujours gagner. Celui-ci est en mesure de défier n’importe qui, s’il prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide et qu’en outre elle ne doit pas se laisser voir. » On reconnaît dans ce texte l’allusion au récit d’E. Poe, mais en même temps il jette une lumière inhabituelle sur les convictions marxistes de W. Benjamin."
"La grandeur de l’Europe est d’être capitaliste, d’avoir inventé le capitalisme, qui a permis pour la première fois dans l’histoire à l’homme de combattre avec succès la rareté au niveau des besoins immédiats et de faire profiter de l’abondance relative, dans des proportions diverses, l’ensemble des couches de la population. Il a généralisé le bien-être, sans supprimer évidemment les inégalités, dans la mesure même où la dépendance est un phénomène inhérent à l’essence de l’économique. Il est peu probable qu’un système économique, quel qu’il soit, pourra un jour supprimer cette dépendance. Dans les espaces économiques où régnait la pénurie les conditions de vie étaient sans doute plus égales de groupe à groupe, mais on y vivait sous la menace constante de la disette. Il est possible de réduire les inégalités ou leur volume dans les sociétés capitalistes actuelles, non de les lever définitivement. L’action du socialisme a été efficace dans cette direction, mais il devient démagogique s’il croit pouvoir instaurer un système égalitaire ou même réduire au minimum les inégalités tout en maintenant le bien-être."
"Les peuples allogènes ont plutôt accueilli l’idée du socialisme qui, par la négativité qu’elle implique, répond sans doute mieux aux habitudes de torpeur des autres continents, dont l’Europe a peut-être essayé vainement jusqu’à présent de les réveiller."
-Julien Freund, La fin de la renaissance, PUF, 1980.
"L’Europe a connu durant son histoire de nombreuses crises, par exemple celle produite par la Révolution française. Il s’agissait cependant d’épreuves qui ont contribué à renforcer son dynamisme, en rejetant d’anciennes structures pour se donner de nouvelles, plus adaptées aux innovations et plus supportables par les couches sociales qui étaient les porteurs de ces innovations. C’était, si l’on veut, des crises de croissance. Ce qui se passe de nos jours est d’un autre ordre. Il y a, malgré une énergie apparente, comme un affadissement de la volonté des populations de l’Europe. Cet amollissement se manifeste dans les domaines les plus divers, par exemple la facilité avec laquelle les Européens acceptent de se laisser culpabiliser, ou bien l’abandon à une jouissance immédiate et capricieuse, ou bien le renoncement à certains emplois qu’on abandonne aux travailleurs immigrés, ou encore les justifications d’une violence terroriste, quand certains intellectuels ne l’approuvent pas directement. Les Européens seraient-ils même encore capables de mener une guerre ? Il y a donc toute une conjugaison de raisons diverses qui donnent l’impression qu’ils souffrent d’une lassitude généralisée, qu’ils n’ont plus de ressort ni de vigueur, comme si leur âme était devenue vide. On peut même se demander si une révolution serait en mesure de modifier cet état de choses."
"L’Europe est en passage vers autre chose qu’elle n’a été jusqu’à présent. Par conséquent, nous sommes les témoins non d’une crise interne à la civilisation qui fut la nôtre, qu’on pourrait surmonter en prenant les mesures adéquates, mais de l’agonie d’une civilisation, entrecoupée de périodes de crise et de périodes de répit, ces crises se produisant dans tous les secteurs de l’activité humaine à la fois, sauf qu’elles sont tantôt plus violentes ou spectaculaires dans un secteur, tantôt dans l’autre."
"Les idées développées dans les pages qui suivent ont leur source dans les années 1952-1954, lors de la controverse sur la Communauté européenne de Défense. Elles ont lentement pris corps par la suite. C’est donc depuis plus d’une vingtaine d’années que je porte cet ouvrage en moi, l’écrivant et le réécrivant à plusieurs reprises en langage intérieur."
"Je prendrai ici la notion de décadence au double sens que lui a donné le sociologue italien Pareto : celui de la dégénérescence d’un type historique d’une civilisation avec ses conditions politiques, économiques, culturelles et sociales propres, et celui d’une renaissance possible à un stade ultérieur sous les aspects nouveaux d’une autre civilisation dans un espace géographique qui peut être différent. Une décadence n’est donc pas nécessairement une rupture absolue ni une ruine totale, sauf dans les rares cas d’un génocide qui raye purement et simplement de l’histoire une civilisation déterminée. Elle s’inscrit en général dans une continuité comportant des cycles de croissance et de décroissance ayant chacun son originalité. Il n’y a pas eu, par exemple, de césure radicale entre l’Europe et l’Empire romain, pas plus qu’entre Rome et la Grèce en décomposition."
"Le déclin de l’Europe constitue néanmoins un phénomène historiquement original et particulier, qu’il n’est pas possible d’expliquer uniquement par des analogies avec la décadence d’autres grandes civilisations."
"S’unir uniquement dans le but de s’unir, et non en vue d’objectifs qui dépassent cette union, signifie que l’on fait pour le moins une politique médiocre, car elle risque de s’épuiser dans la recherche sans fin de l’union. Politiquement on s’unit pour d’autres raisons que l’union, c’est-à-dire que, si la volonté d’expansion et l’audace font défaut, l’unité ne se fera pas ou bien elle s’engourdira dans sa propre contemplation, sauf au cas où elle devrait résister à un ennemi extérieur."
"La décadence se manifeste par le fait que le désir de la jouissance immédiate prend le pas sur la hardiesse de la volonté et de ses tentatives, étant entendu que l’esprit de résistance fait partie des effets de la volonté. Une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver."
"L’idéologie anti-impérialiste et anticolonialiste a été élaborée par des Européens, cédant aux repentirs de la mauvaise conscience."
"Il n’existe pas d’entreprise durable sans la certitude de bien faire, car dès que cette assurance fait défaut une entreprise périclite."
"En politique on ne pardonne pas la faiblesse ; en tout cas, on n’aime pas les peuples ou une civilisation vacillante. Elle devient rapidement la proie de diverses convoitises. Il suffit de se souvenir des appétits que la Chine décadente a suscités à la fin du siècle dernier."
"[Raymond Aron] avoue que « la décadence de l’Europe occidentale ne prête pas au doute »."
"Il se crée un état d’esprit d’abandon et de renoncement, dont les groupes pacifistes, certains écologistes et des partisans de la moindre croissance se font les bruyants avocats. On aurait tort de croire qu’il s’agirait de simples groupuscules : leur contestation, sinon leur conviction, est partagée, certes mollement, par d’assez larges secteurs de l’opinion, mais cette mollesse est déjà significative en elle-même. Il y a une affinité, qu’il n’est pas toujours facile de discerner, entre la politique appréhensive menée aux échelons supérieurs et la propagation au sein de la population d’une mentalité qui refuse d’investir dans l’avenir."
"C’est l’autorité, ce sont les mœurs, c’est la conscience professionnelle qui se trouvent mis en question. Jusqu’au langage ordinaire qui se trouve transformé. En effet, le sens usuel des mots se modifie, et on les triture parfois pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils disaient jusqu’à présent."
"Walter Benjamin, l’ami de Bertold Brecht, qui passe pour un des plus grands philosophes marxistes de l’esthétique, écrivait dans la première thèse de ses Geschichtsphilosophischen Thesen : « On sait qu’il y aurait eu un automate, construit de telle façon qu’il pouvait répondre à chaque coup d’un joueur d’échecs par une riposte qui lui assurait le gain de la partie. Une poupée en costume turc, un narghilé à la bouche, était assise devant l’échiquier, qui reposait sur une vaste table. En vérité, il s’y cachait un nain bossu, maître ès jeu d’échecs, qui guidait la main de la poupée avec des ficelles. On peut se représenter en philosophie une réplique de cet appareil. C’est la poupée que l’on dénomme « matérialisme historique » qui doit toujours gagner. Celui-ci est en mesure de défier n’importe qui, s’il prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide et qu’en outre elle ne doit pas se laisser voir. » On reconnaît dans ce texte l’allusion au récit d’E. Poe, mais en même temps il jette une lumière inhabituelle sur les convictions marxistes de W. Benjamin."
"La grandeur de l’Europe est d’être capitaliste, d’avoir inventé le capitalisme, qui a permis pour la première fois dans l’histoire à l’homme de combattre avec succès la rareté au niveau des besoins immédiats et de faire profiter de l’abondance relative, dans des proportions diverses, l’ensemble des couches de la population. Il a généralisé le bien-être, sans supprimer évidemment les inégalités, dans la mesure même où la dépendance est un phénomène inhérent à l’essence de l’économique. Il est peu probable qu’un système économique, quel qu’il soit, pourra un jour supprimer cette dépendance. Dans les espaces économiques où régnait la pénurie les conditions de vie étaient sans doute plus égales de groupe à groupe, mais on y vivait sous la menace constante de la disette. Il est possible de réduire les inégalités ou leur volume dans les sociétés capitalistes actuelles, non de les lever définitivement. L’action du socialisme a été efficace dans cette direction, mais il devient démagogique s’il croit pouvoir instaurer un système égalitaire ou même réduire au minimum les inégalités tout en maintenant le bien-être."
"Les peuples allogènes ont plutôt accueilli l’idée du socialisme qui, par la négativité qu’elle implique, répond sans doute mieux aux habitudes de torpeur des autres continents, dont l’Europe a peut-être essayé vainement jusqu’à présent de les réveiller."
-Julien Freund, La fin de la renaissance, PUF, 1980.