« Durant deux siècles et demi, de 1560 environ à 1810, on peut avoir l’impression qu’il ne s’est pas passé grand-chose en Nouvelle-Grenade ni dans le gouvernement de Popayan : seulement quelques expéditions contre les indigènes Pijaos, quelques émeutes locales sans lendemain (à la notable exception de la révolte du Socorro en 1781), quelques incursions étrangères (en 1698 et de nouveau en 1711, les Anglais tentèrent d’établir leur domination sur la région stratégique du golfe d’Uraba), et les exactions des pirates et des corsaires britanniques et français, rythment une période qui dans l’ensemble paraît bien morne. […]
Trois particularités essentielles marquèrent définitivement la future Colombie : la diminution rapide de la population indigène et l’essor précoce du métissage ; la place très importante occupée dans l’économie par les mines d’or, exploitées à partir du XVIIe siècle grâce à une main d’œuvre servile amenée d’Afrique ; la très stricte compartimentation régionale qui, après l’Indépendance, rendit très difficile l’édification d’un Etat moderne et la construction d’une nation. » (p.33)
« La Nouvelle-Grenade demeura toujours une colonie de second rang par rapport au Mexique ou au Pérou ; elle ne comptait que 825 000 habitants environ en 1778. Jaais, tant s’en faut, Santa Fe de Bogota n’atteignit la taille ni le raffinement de Mexico, de Lima ou même de Quito. Bien sûr la situation économique évolua. En simplifiant beaucoup, et sans tenir compte de la diversité des évolutions régionales, on peut distinguer trois phases : la fin du XVIe siècle, période de consolidation du régime colonial, caractérisée par la toute-puissance des encomenderos et un premier cycle de l’or dont l’apogée se situe vers 1590 ; le XVIIe siècle, une époque difficile, marquée par une grave crise de l’économie minière, la rapide décadence des encomiendas suite à l’effondrement de la population indigène, et l’essor de la grande propriété agricole ; le XVIIIe siècle enfin, marqué par un second cycle de l’or et le retour à une relative prospérité, mais qui fut aussi un siècle de réformes : la Couronne espagnole tenta de réaffirmer son autorité sur ses colonies, avec plus ou moins de constance et de bonheur, non sans provoquer sur place des réactions parfois violentes.
Plus qu’un espace bien structuré, organisé autour d’un centre fort, l’ancienne Colombie apparaissait comme une collection de régions très individualisées, isolées les unes des autres par la vigueur du relief et l’indigence des communications : un archipel de noyaux de peuplement séparés par de quasi-désert inexploités. Au cœur de la cordillière orientale, Santa Fe, siège du pouvoir, abritait la principale concentration de bureaucrates. Autour, jusqu’aux environs de Tunja, s’étendait une contrée surtout agricole ; la population était en majorité indienne et métisse ; c’était là qu’on trouvait les plus grosses encomiendas. Éloignée des côtes, mal reliée au Pérou, très dépendante de ses relations avec Carthagène, cette région souffrait de son enclavement. Le nord-est andin, d’où les Indiens disparurent très tôt, devint une dynamique région d’artisanat et de commerce ; autour de Giron, près de l’actuelle Bucaramanga, se développa une agriculture prospère, qui reposait notamment sur la culture du tabac. La côte caraïbe vivait du commerce de Carthagène et d’un élevage très extensif. Dans l’ouest prospérait une société esclavagiste, dont la richesse reposa, à partir de la fin du XVIIe siècle, sur l’exploitation des mines d’or de la côte pacifique ; les régions minières, qui ne pouvaient se nourrir, étaient approvisionnées par les immences haciendas des vallées interandines. » (p.35)
« C’est par l’or que la Nouvelle-Grenade était et reste connue ; c’est l’exploitation de ce métal pour le marché européen qui lui donna son rang (secondaire) parmi les colonies de l’Espagne. Mais sur place, l’agriculture resta toujours l’activité principale ; les échanges avec la métropole et avec les autres colonies étaient très réduits. » (p.36)
« Durant toute la période coloniale, le principal problème de l’ancienne Colombie fut la pénurie de main-d’œuvre : presque vide, le pays n’était pas assez riche pour attirer les colons en grand nombre. Dès les premiers temps, les Espagnols instaurèrent un système très strict d’exploitation de la main-d’œuvre indigène, grâce à l’institution de l’encomienda.
Dès les années 1540, l’ensemble des populations indigènes sous contrôle fut « réparti » entre les colons. […] Encore au début du XVIIe siècle, de nouvelles encomiendas furent distribuées aux principaux acteurs des guerres contre les Pijaos. » (p.39)
« Les réformes de 1592-1593 mirent fin au monopole de la main-d’œuvre indigène dont les encomenderos avaient joui jusqu’à cette date. Elles instituèrent les corregidores de indios ou caciques : choisis en principe au sein des communautés indigènes, souvent métis en fait, ils étaient chargés, entre autres, de répartir les Indiens entre tous les Espagnols, de plus en plus nombreux, qui en avaient besoin : cette main-d’œuvre était censée désormais recevoir un salaire en échange de son travail. Cette mesure mina la position sociale des encomenderos, mais elle n’améliora guère le sort des Indiens : les corregidores étaient loin de toujours défendre leurs intérêts.
Au début, beaucoup d’encomenderos exigeaient un tribut en or ou en émeraudes ; mais les Indiens eurent bien vite épuisé leurs réserves, et à la fin du XVIIe siècle les tributs étaient déjà pratiquement tous versés en produits agricoles ou artisanaux. Dans la région de Tunja il s’agissait de pièces de coton (les mantas, tissées par les femmes ; le coton venait du piémont andin oriental, tout proche) mais aussi de sel et de coca (cultivée notamment dans le canyon de la rivière Chicamocha, plus au nord). En outre les Indiens devaient semer une partie de leurs terres au bénéfice de leurs encomenderos ; on leur imposa ainsi la culture du blé et de l’orge. Enfin une partie des tributaire (4% au maximum en principe) étaient employés comme bergers ou comme valets de ferme sur les terres de leurs encomenderos, théoriquement contre un salaire. Le tribut pouvait aussi être payé en monnaie, ce qui encourageait les Indiens à se louer comme ouvriers agricoles.
Au XVIIe siècle, le système de l’encomienda se trouva peu à peu marginalisé, à cause des réformes décrites plus haut, de la diminution de la population indigène et de la pression de nouveaux groupes sociaux plus dynamiques que les encomenderos. Au XVIIIe siècle les encomiendas avaient presque disparu. » (p.41)
« Depuis toujours les indigènes devaient, outre le tribut à leur encomendero, un certain nombre de services à l’ensemble de la communauté espagnole : si le travail aux mines, trop meurtrier, fut officiellement aboli à la fin du XVIe siècle (il continua en fait jusqu’à l’extinction de la population autochtone dans les régions minières, par exemple dans l’Antioquia), les Indiens durent encore servir de porteurs sur les chemins exécrables des Andes, puis de guides pour les convois de mules à partir du moment où l’état des chemins permit l’usage d’animaux de bât. Les Indiens étaient encore soumis à la mita urbana, c’est-à-dire qu’ils devaient fournir les villes en bois, en eau, en fourrage, et assurer l’entretien des édifices publics. Dès le XVIe siècle apparurent les premiers obrajes, locaux où l’on concentrait les Indiens pour leur faire fabriquer artisanalement des pièces de tissu ; cependant ce phénomène demeura beaucoup moins important qu’au Mexique ou au Pérou.
En principe ces activités, qui demeuraient obligatoires, étaient rémunérées. Mais l’argent servait essentiellement à payer le tribut, tâche dont s’acquittait le corregidor au nom de la communauté : c’est donc ce personnage qui maniait l’argent de la mita urbana, et il n’en faisait pas toujours un usage très honnête. Comme il était chargé par ailleurs de la répartition de cette main-d’œuvre captive, il fut en mesure de l’accaparer, à mesure qu’elle se raréfiait. C’est ainsi que les corregidores devinrent des personnages presque aussi puissants que les encomenderos. Les prêtres aussi accaparaient la main-d’œuvre indigène, sous divers prétextes liés aux nécessités du culte.
De plus en plus d’Indiens se louèrent comme ouvriers agricoles dans des haciendas, soit pour fuir les servitudes de l’encomienda, l’exiguïté et la mauvaise qualité des terres qui leur avaient été allouées […]
En principe le nombre d’Indiens conciertos (employés comme ouvriers agricoles) n’aurait pas dû dépasser le quart de chaque communauté ; en fait cette pratique conduisit à la dissolution totale de certaines communautés indigènes. Certains propriétaires fonciers amenaient leurs conciertos à s’endetter pour pouvoir mieux les contrôler : ainsi procédaient les Jésuites de manière systématique. Comme les dettes étaient héréditaires, à la fin du XVIIIe siècle les conciertos, incapables de rembourser, étaient devenus de quasi-esclaves ; les contrats de ventes et les testaments les mentionnaient avec leurs dettes parmi les « meubles » de l’hacienda ; du reste, dans une société où la main-d’œuvre demeurait rare ; ils valaient parfois aussi cher que la terre. La plupart étaient définitivement attachés à l’hacienda où ils habitaient avec leur famille ; parfois, ils bénéficiaient d’un petit lopin personnel en usufruit. » (p.42-43)
« Jusqu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle l’Espagne tenta de maintenir le monopole du commerce avec ses colonies, par l’intermédiaires du port de Cadix. Cela n’allait pas sans mal : sur les côtes la contrebande fleurissait ; au XVIIe siècle, période de crise, de nombreux convois furent interceptés ou détruits par les corsaires français ou anglais. Entre 1653 et 1659, une seule flotte put aborder à Carthagène. En 1697 encore, la ville de Carthagène, pourtant défendue depuis le XVI siècle par d’importantes fortifications, fut mise à sac par les Français. » (p.61)
« En 1700 les Bourbon remplacèrent les Hasbourg sur le trône d’Espagne. La nouvelle dynastie, très liée à la France, héritait d’un pays en crise et d’un ensemble de possessions américaines mal gérées, menacées par les appétits d’une Angleterre en plein essor, affaiblies par la concurrence commerciale de la France et de l’Angleterre qui se traduisait par une contrebande effrénée. Durant un siècle, les Bourbon tentèrent de réorganiser les territoires soumis à leur autorité, pour en faire un ensemble plus cohérent, plus centralisé, mieux administré, et surtout plus rentable pour la Couronne : celle-ci était de plus en plus endettée auprès des grandes compagnies bancaires étrangères, du fait des guerres incessantes.
Dans ce royaume modernisé, le rôle assigné aux territoires américains changea du tout au tout. A l’époque des Hasbourg les « Royaumes des Indes » étaient « unis » à la Couronne de Castille, sur le même pied en théorie que les royaumes de Léon ou de Grenade, avec leurs privilèges et une autonomie assez importante. Au XVIIIe siècle, de plus en plus, les « Provinces d’Outremer » (ainsi qu’on les dénommait à présent) furent rabaissées au rang de simples « colonies » (le terme se généralisa dans les deux dernières décennies du siècle) : soumise aux volontés de la métropole, destinées à être exploitées au maximum à son profit exclusif, elles étaient censées accepter les innovations sans rechigner. Cette nouvelle politique fut surtout sensible à partir du règne de Charles III (1759-1788), et plus particulièrement, pour la Nouvelle-Grenade, de la visite générale de Juan Francisco Gutierrez de Pineres en 1778-1781. Elle se traduisit par des bouleversements dans l’administration et par un alourdissement brutal de la fiscalité ; elle provoqua des réactions très violentes dans toute l’Amérique espagnole, sans pour autant être directement à l’origine des insurrections des années 1810 et de l’indépendance des Républiques latino-américains. » (p.79)
« On réforma aussi les Audiences. A partir des années 1750, la Couronne mit fin enchères des charges d’oidores [juges membres des Reales Audiencias], et chercha à réduire l’influence des Créoles aussi bien parmi les juges que parmi le personnel subalterne. » (p.80)
« Dans la seconde moitié du siècle, une vague d’émeutes secoua le pays ; elles visaient le fisc, surtout les monopoles, et les agents chargés de mettre en place l’administration directe. » (p.84)
-Jean-Pierre Minaudier, Histoire de la Colombie, L’Harmattan, Coll. Horizons Amériques Latines, 1997, 363 pages.
Trois particularités essentielles marquèrent définitivement la future Colombie : la diminution rapide de la population indigène et l’essor précoce du métissage ; la place très importante occupée dans l’économie par les mines d’or, exploitées à partir du XVIIe siècle grâce à une main d’œuvre servile amenée d’Afrique ; la très stricte compartimentation régionale qui, après l’Indépendance, rendit très difficile l’édification d’un Etat moderne et la construction d’une nation. » (p.33)
« La Nouvelle-Grenade demeura toujours une colonie de second rang par rapport au Mexique ou au Pérou ; elle ne comptait que 825 000 habitants environ en 1778. Jaais, tant s’en faut, Santa Fe de Bogota n’atteignit la taille ni le raffinement de Mexico, de Lima ou même de Quito. Bien sûr la situation économique évolua. En simplifiant beaucoup, et sans tenir compte de la diversité des évolutions régionales, on peut distinguer trois phases : la fin du XVIe siècle, période de consolidation du régime colonial, caractérisée par la toute-puissance des encomenderos et un premier cycle de l’or dont l’apogée se situe vers 1590 ; le XVIIe siècle, une époque difficile, marquée par une grave crise de l’économie minière, la rapide décadence des encomiendas suite à l’effondrement de la population indigène, et l’essor de la grande propriété agricole ; le XVIIIe siècle enfin, marqué par un second cycle de l’or et le retour à une relative prospérité, mais qui fut aussi un siècle de réformes : la Couronne espagnole tenta de réaffirmer son autorité sur ses colonies, avec plus ou moins de constance et de bonheur, non sans provoquer sur place des réactions parfois violentes.
Plus qu’un espace bien structuré, organisé autour d’un centre fort, l’ancienne Colombie apparaissait comme une collection de régions très individualisées, isolées les unes des autres par la vigueur du relief et l’indigence des communications : un archipel de noyaux de peuplement séparés par de quasi-désert inexploités. Au cœur de la cordillière orientale, Santa Fe, siège du pouvoir, abritait la principale concentration de bureaucrates. Autour, jusqu’aux environs de Tunja, s’étendait une contrée surtout agricole ; la population était en majorité indienne et métisse ; c’était là qu’on trouvait les plus grosses encomiendas. Éloignée des côtes, mal reliée au Pérou, très dépendante de ses relations avec Carthagène, cette région souffrait de son enclavement. Le nord-est andin, d’où les Indiens disparurent très tôt, devint une dynamique région d’artisanat et de commerce ; autour de Giron, près de l’actuelle Bucaramanga, se développa une agriculture prospère, qui reposait notamment sur la culture du tabac. La côte caraïbe vivait du commerce de Carthagène et d’un élevage très extensif. Dans l’ouest prospérait une société esclavagiste, dont la richesse reposa, à partir de la fin du XVIIe siècle, sur l’exploitation des mines d’or de la côte pacifique ; les régions minières, qui ne pouvaient se nourrir, étaient approvisionnées par les immences haciendas des vallées interandines. » (p.35)
« C’est par l’or que la Nouvelle-Grenade était et reste connue ; c’est l’exploitation de ce métal pour le marché européen qui lui donna son rang (secondaire) parmi les colonies de l’Espagne. Mais sur place, l’agriculture resta toujours l’activité principale ; les échanges avec la métropole et avec les autres colonies étaient très réduits. » (p.36)
« Durant toute la période coloniale, le principal problème de l’ancienne Colombie fut la pénurie de main-d’œuvre : presque vide, le pays n’était pas assez riche pour attirer les colons en grand nombre. Dès les premiers temps, les Espagnols instaurèrent un système très strict d’exploitation de la main-d’œuvre indigène, grâce à l’institution de l’encomienda.
Dès les années 1540, l’ensemble des populations indigènes sous contrôle fut « réparti » entre les colons. […] Encore au début du XVIIe siècle, de nouvelles encomiendas furent distribuées aux principaux acteurs des guerres contre les Pijaos. » (p.39)
« Les réformes de 1592-1593 mirent fin au monopole de la main-d’œuvre indigène dont les encomenderos avaient joui jusqu’à cette date. Elles instituèrent les corregidores de indios ou caciques : choisis en principe au sein des communautés indigènes, souvent métis en fait, ils étaient chargés, entre autres, de répartir les Indiens entre tous les Espagnols, de plus en plus nombreux, qui en avaient besoin : cette main-d’œuvre était censée désormais recevoir un salaire en échange de son travail. Cette mesure mina la position sociale des encomenderos, mais elle n’améliora guère le sort des Indiens : les corregidores étaient loin de toujours défendre leurs intérêts.
Au début, beaucoup d’encomenderos exigeaient un tribut en or ou en émeraudes ; mais les Indiens eurent bien vite épuisé leurs réserves, et à la fin du XVIIe siècle les tributs étaient déjà pratiquement tous versés en produits agricoles ou artisanaux. Dans la région de Tunja il s’agissait de pièces de coton (les mantas, tissées par les femmes ; le coton venait du piémont andin oriental, tout proche) mais aussi de sel et de coca (cultivée notamment dans le canyon de la rivière Chicamocha, plus au nord). En outre les Indiens devaient semer une partie de leurs terres au bénéfice de leurs encomenderos ; on leur imposa ainsi la culture du blé et de l’orge. Enfin une partie des tributaire (4% au maximum en principe) étaient employés comme bergers ou comme valets de ferme sur les terres de leurs encomenderos, théoriquement contre un salaire. Le tribut pouvait aussi être payé en monnaie, ce qui encourageait les Indiens à se louer comme ouvriers agricoles.
Au XVIIe siècle, le système de l’encomienda se trouva peu à peu marginalisé, à cause des réformes décrites plus haut, de la diminution de la population indigène et de la pression de nouveaux groupes sociaux plus dynamiques que les encomenderos. Au XVIIIe siècle les encomiendas avaient presque disparu. » (p.41)
« Depuis toujours les indigènes devaient, outre le tribut à leur encomendero, un certain nombre de services à l’ensemble de la communauté espagnole : si le travail aux mines, trop meurtrier, fut officiellement aboli à la fin du XVIe siècle (il continua en fait jusqu’à l’extinction de la population autochtone dans les régions minières, par exemple dans l’Antioquia), les Indiens durent encore servir de porteurs sur les chemins exécrables des Andes, puis de guides pour les convois de mules à partir du moment où l’état des chemins permit l’usage d’animaux de bât. Les Indiens étaient encore soumis à la mita urbana, c’est-à-dire qu’ils devaient fournir les villes en bois, en eau, en fourrage, et assurer l’entretien des édifices publics. Dès le XVIe siècle apparurent les premiers obrajes, locaux où l’on concentrait les Indiens pour leur faire fabriquer artisanalement des pièces de tissu ; cependant ce phénomène demeura beaucoup moins important qu’au Mexique ou au Pérou.
En principe ces activités, qui demeuraient obligatoires, étaient rémunérées. Mais l’argent servait essentiellement à payer le tribut, tâche dont s’acquittait le corregidor au nom de la communauté : c’est donc ce personnage qui maniait l’argent de la mita urbana, et il n’en faisait pas toujours un usage très honnête. Comme il était chargé par ailleurs de la répartition de cette main-d’œuvre captive, il fut en mesure de l’accaparer, à mesure qu’elle se raréfiait. C’est ainsi que les corregidores devinrent des personnages presque aussi puissants que les encomenderos. Les prêtres aussi accaparaient la main-d’œuvre indigène, sous divers prétextes liés aux nécessités du culte.
De plus en plus d’Indiens se louèrent comme ouvriers agricoles dans des haciendas, soit pour fuir les servitudes de l’encomienda, l’exiguïté et la mauvaise qualité des terres qui leur avaient été allouées […]
En principe le nombre d’Indiens conciertos (employés comme ouvriers agricoles) n’aurait pas dû dépasser le quart de chaque communauté ; en fait cette pratique conduisit à la dissolution totale de certaines communautés indigènes. Certains propriétaires fonciers amenaient leurs conciertos à s’endetter pour pouvoir mieux les contrôler : ainsi procédaient les Jésuites de manière systématique. Comme les dettes étaient héréditaires, à la fin du XVIIIe siècle les conciertos, incapables de rembourser, étaient devenus de quasi-esclaves ; les contrats de ventes et les testaments les mentionnaient avec leurs dettes parmi les « meubles » de l’hacienda ; du reste, dans une société où la main-d’œuvre demeurait rare ; ils valaient parfois aussi cher que la terre. La plupart étaient définitivement attachés à l’hacienda où ils habitaient avec leur famille ; parfois, ils bénéficiaient d’un petit lopin personnel en usufruit. » (p.42-43)
« Jusqu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle l’Espagne tenta de maintenir le monopole du commerce avec ses colonies, par l’intermédiaires du port de Cadix. Cela n’allait pas sans mal : sur les côtes la contrebande fleurissait ; au XVIIe siècle, période de crise, de nombreux convois furent interceptés ou détruits par les corsaires français ou anglais. Entre 1653 et 1659, une seule flotte put aborder à Carthagène. En 1697 encore, la ville de Carthagène, pourtant défendue depuis le XVI siècle par d’importantes fortifications, fut mise à sac par les Français. » (p.61)
« En 1700 les Bourbon remplacèrent les Hasbourg sur le trône d’Espagne. La nouvelle dynastie, très liée à la France, héritait d’un pays en crise et d’un ensemble de possessions américaines mal gérées, menacées par les appétits d’une Angleterre en plein essor, affaiblies par la concurrence commerciale de la France et de l’Angleterre qui se traduisait par une contrebande effrénée. Durant un siècle, les Bourbon tentèrent de réorganiser les territoires soumis à leur autorité, pour en faire un ensemble plus cohérent, plus centralisé, mieux administré, et surtout plus rentable pour la Couronne : celle-ci était de plus en plus endettée auprès des grandes compagnies bancaires étrangères, du fait des guerres incessantes.
Dans ce royaume modernisé, le rôle assigné aux territoires américains changea du tout au tout. A l’époque des Hasbourg les « Royaumes des Indes » étaient « unis » à la Couronne de Castille, sur le même pied en théorie que les royaumes de Léon ou de Grenade, avec leurs privilèges et une autonomie assez importante. Au XVIIIe siècle, de plus en plus, les « Provinces d’Outremer » (ainsi qu’on les dénommait à présent) furent rabaissées au rang de simples « colonies » (le terme se généralisa dans les deux dernières décennies du siècle) : soumise aux volontés de la métropole, destinées à être exploitées au maximum à son profit exclusif, elles étaient censées accepter les innovations sans rechigner. Cette nouvelle politique fut surtout sensible à partir du règne de Charles III (1759-1788), et plus particulièrement, pour la Nouvelle-Grenade, de la visite générale de Juan Francisco Gutierrez de Pineres en 1778-1781. Elle se traduisit par des bouleversements dans l’administration et par un alourdissement brutal de la fiscalité ; elle provoqua des réactions très violentes dans toute l’Amérique espagnole, sans pour autant être directement à l’origine des insurrections des années 1810 et de l’indépendance des Républiques latino-américains. » (p.79)
« On réforma aussi les Audiences. A partir des années 1750, la Couronne mit fin enchères des charges d’oidores [juges membres des Reales Audiencias], et chercha à réduire l’influence des Créoles aussi bien parmi les juges que parmi le personnel subalterne. » (p.80)
« Dans la seconde moitié du siècle, une vague d’émeutes secoua le pays ; elles visaient le fisc, surtout les monopoles, et les agents chargés de mettre en place l’administration directe. » (p.84)
-Jean-Pierre Minaudier, Histoire de la Colombie, L’Harmattan, Coll. Horizons Amériques Latines, 1997, 363 pages.