"Sa passion du Sud, disaient Robert Brasillach et Thierry Maulnier, était une passion entièrement allemande, celle de fuir l’Allemagne tout en traînant avec soi l’Allemagne profonde, orphique et orientale. “Voilà” écrit Brasillach en 1933, “ce qui sans doute éloigne Nietzsche de tout Latin raisonnable.” Malgré tous ses efforts pour se faire une âme latine dit Thierry Maulnier dans son étude de 1933, Nietzsche n’avait jamais réussi à se débarrasser de l’ontologie propre à l’Allemagne, du Devenir, et à arriver à l’Être français, au sens de l’instant. Nietzsche fut toujours en mouvement, en transformation, en déséquilibre; sa réalité à lui fut toujours conçue comme quelque chose d’éphémère, un pont, un passage vers un avenir indéterminé et indéterminable. Or l’esprit méditerranéen véritable était tout le contraire." (p.89)
[R. Brasillach, “Le Nietzsche de Maulnier”, L’Action française (8 juin 1933), p. 4; H. Massis, “Mise au point”, Cahiers du mois n° 9/10 (1925), p. 37.]
"Pour la jeunesse chrétienne de Réaction et de la Revue du siècle, Jean de Fabrègues et Pierre Gignac firent de Nietzsche un cas théologique, un symbole de la faillite morale qui sévissait en Occident et qui marquait son déclin. [P. Gignac, Réaction (janvier-février 1932), p. 49; J. de Fabrègues, ibid. (juin-juillet 1932), p. 29.]" (p.40)
"C’est L’Ordre nouveau qui était le plus imprégné de nietzschéisme. Arnaud Dandieu, Alexandre Marc, Claude Chevalley, Denis de Rougemont, tous connaissaient ses idées. Nietzsche est cité dans “l’essai de bibliographie révolutionnaire” dans le numéro 3 de la revue, et il a sa place parmi “les textes de doctrine et d’action” publiés sur la couverture, textes émanant “des plus grandes autorités révolutionnaires du passé auxquels les circonstances présentes donnent une valeur particulièrement actuelle”. Si certains d’entre eux était des catholiques et furent critiqués par les plus orthodoxes pour leur idées nietzschéennes, un des collaborateurs les plus actifs du groupe, Alexandre Marc, prit la défense de son maître: il ne s’agissait pas de subir des influences hostiles au catholicisme, car on n’était ni nietzschéen ni sorélien ni proudhonien, mais plutôt de “reconquérir au Christ et à l’Église des biens spirituels qu’ils (les catholiques du groupe) eussent pu être tentés d’utiliser contre l’Église et le Christ.” Mais Nietzsche et les autres en faisaient la base même de L’Ordre nouveau, et il ne pouvait pas s’agir simplement “d’utilisation”, à la façon dont St. Thomas avait “utilisé” les philosophes païens et musulmans. Or, le fait même que catholiques, maurrassiens, et défenseurs de la tradition culturelle et révolutionnaire française faisaient une si grande place à Nietzsche, anti-chrétien, romantique par certains côtés, germanique par d’autres, exprime déjà le désarroi de cette même tradition. Pour cette jeunesse comme pour celle qui alla vers le communisme, Nietzsche ne fut jamais suffisant par lui seul; mais, intégré dans les traditions françaises pour les vivifier, il devint un puissant levier de renouvellement culturel et moral." (p.40)
"C’est Daniel Halévy qui fit la réponse la plus nette à cette bolchévisation de Nietzsche de la part de certains intellectuels, et même parfois de la part de la droite maurrassienne, contente, elle, de pouvoir ainsi condamner ensemble Nietzsche et “la subversion moscovite.” Dans Courrier d’Europe, publié en janvier 1933, c’est à Andler et à Guéhenno qu’il s’en prit, recevant l’approbation ardente de Gabriel Marcel, parmi d’autres. Il était vrai, disait Halévy, qu’il y avait des vœux révolutionnaires chez Nietzsche: son amour de la force, son appel à une élite sans pitié capable de détruire la société bourgeoise et unifier le monde, pouvaient, en effet, le rapprocher des vainqueurs du tsarisme. Mais ce n’était là que des apparences. Nietzsche voulait la noblesse; qu’y avait-il de noble chez les bolchévistes? Tout là-bas n’était qu’une “odieuse entreprise”. Nietzsche aimait l’autorité, mais il avait toujours détesté la puissance exercée par la masse devenue tyran absolu et appliquant la force “avec son dogmatisme fanatique, son américanisme naïf”, imposant par le feu et le supplice “le matérialisme le plus court.” Rien n’aurait plus horrifié Zarathoustra. Ce qui justifiait la destruction pour Nietzsche, c’était la nature de ceux qui l’accomplissaient:
“Certes Nietzsche aimait le glaive, mais il avait l’âme exigeante, il regardait aux mains qui portaient l’arme, il voulait qu’un justicier les eût parfaitement belles.”
Or en Russie, l’élite nouvelle n’avait guère les vertus requises. C’étaient “des plébéiens”, des sectaires, “âmes sans lumière et sans promesse, chefs de masses fanatiques” qui ne sauraient jamais achever l’œuvre de reconstruction pourtant si nécessaire après la catastrophe, ni réintroduire les hiérarchies naturelles indispensables au vrai progrès. C’était en somme une fausse élite, animée par la volonté slave la plus dégénérée, celle même qui avait étouffé la Russie de Stravinsky et de Diaghilef que Nietzsche eût certainement aimée. Et finalement ce marxisme si cher aux “bolchévistes”, ne tirait-il sa force des trois traditions intellectuelles que Nietzsche avait le plus détestées?: la juive et la biblique qui avaient ruiné le monde antique; la hégélienne de la “plèbe professorale” qui justifiait tous les asservissements; l’allemande, avec ses “nébuleuses rêveries”, son inculture psychologique, ses “vaines éruditions”." (pp.66-67)
"De 1900 à 1940, et tout en admettant ses éloges de la culture française, “frappants” pour un Allemand, selon Maurras, ce fut toujours l’image d’un Nietzsche germain qui l’emportait dans ce milieu. Nietzsche était un Allemand, dit Léon Daudet, par ses “racines les plus profondes”, par son déséquilibre, par sa manière de transformer tout en hargne, rage et fureur, en déchirements violents, précisément à la façon slave et teutonique." (p.81)
"Dans tous les mouvements originaux du XXe siècle, et dans leurs jeunesses surtout, disaient les collaborateurs de L’Ordre nouveau et de la Revue Française, il y avait le même esprit de rupture avec les fondements idéologiques et spirituels de l’ancien monde et une recherche fervente d’un nouvel ordre humain. Cependant, aucun des mouvements n’avait réussi en faisant appel aux intérêts matériels de ceux qui prirent part à l’insurrection; aucun d’eux ne se prolongeait en faisant des promesses de vie facile dans le proche avenir; aucun ne s’était contenté avec les valeurs prosaïques du marxisme qui faisaient du “bonheur” le summum bonum de la destinée humaine. En U.R.S.S., en Italie, en Allemagne, la Révolution s’était faite malgré ou contre Marx. Les trois régimes nouveaux prônaient tous des valeurs venant d’influences non marxistes, et celle de Nietzsche tout d’abord: l’esprit d’abnégation, le courage, la sévérité, la volonté créatrice, une vitalité agressive, l’élan mystique vers des destinées inconnues, en un mot l’héroïsme. Comme le dit Thierry Maulnier:
“ (…) La révolution qui promet beaucoup aux hommes a été vaincue par la Révolution qui exige beaucoup d’eux (...) au lieu de promettre à leurs soldats l’égalité, le bien-être, la prospérité, les hauts salaires, ils (Fascisme, Communisme et Nazisme) ne leur ont annoncé que de longs efforts, des blessures, de rudes devoirs et une grandeur virile et vague, une grandeur collective et lointaine dont les vivants, peut-être, ne profiteraient point.” [Th. Maulnier, Mythes socialistes (Gallimard, 1936), p. 60.] (p.132)
"Arnaud Dandieu, dans son article de juillet 1933 à propos des récentes publications nietzchéennes, se réjouit de ce que “le sang de Nietzsche” venait enfin de fleurir “dans un monde où triomphent ses pires ennemis, l’étatisme et l’américanisme”, porteurs des valeurs grégaires que le philosophe avait toujours détestées. Ce fut dans ce sens que Nietzsche trouva sa place dans “l’essai de bibliographie révolutionnaire” publié dans L’Ordre nouveau en juillet 1933 qui constituait la base doctrinale du groupe. Sous la rubrique qui était censée définir le “principe général” de cet “effort révolutionnaire” dont se réclamaient les collaborateurs de la revue, deux textes de Nietzsche furent cités côte à côté avec deux textes de Marx: de l’un les deux chapitres du Zarathoustra, “De la nouvelle idole” et “De l’immaculée connaissance”; de l’autre La Commune de Paris et le Manifeste communiste. Or le rôle de Nietzsche fut clairement exprimé dans le commentaire qui accompagna les références:
Dans le combat contre l’industrialisme, contre l’étatisme et contre la “massification” de l’individu, Nietzsche était indispensable: “Il faut appeler Nietzsche à la rescousse. Nietzsche contre l’Etat, qu’il soit hitlérien ou stalinien, Nietzsche pour l’homme contre la masse, qu’elle soit fasciste, américaine ou soviétique. Nietzsche contre le rationalisme, qu’il soit de Rome, de Moscou ou de la Sorbonne. Nietzsche contre Marx disait hier Drieu la Rochelle. Non pas. Nietzsche contre l’Etat et Marx contre le marxisme, comme lui-même l’avait dit”. [L’Ordre nouveau (juillet 1933), p. 3.]
[L’Ordre nouveau (15 décembre 1934) et (15 novembre 1933).]
Les deux extraits de Nietzsche publiés dans L’Ordre nouveau en novembre 1933 et en décembre 1934 faisaient partie de la même attaque contre la trahison des valeurs aristocratiques dans le monde contemporain. L’un des extraits venait de Zarathoustra, du chapitre “Le pays de la civilisation” ou Nietzsche s’en était pris aux “hommes actuels” qui vivaient sous une conception de la civilisation aussi fausse que stérile ; l’autre venait de la Généalogie (II, 2) où Nietzsche avait fait l’éloge de “l’homme souverain”, de l’aristocrate, par rapport aux hommes de masses, aux “superflus” dont le pitoyable “esprit grégaire” les poussait à s’abriter derrière l’Etat-Moloch, soumis et craintifs. Il fallait retourner à la tradition aristocratique et guerrière de la France classique." (p.132-133)
"Pour Jules de Gaultier “l’instinct de grandeur” était censé mettre fin à la lutte des classes. La morale de la grandeur, disait-il, exigeait des valeurs forcément contraires à “l’instinct possessif” et avare des sociétés contemporaines, bourgeoises ou prolétariennes, qui prêchaient l’envie et la convoitise, donc la lutte entre les hommes pour les bien matériels. Le nietzschéisme prônait d’autres valeurs, les seules vivables au niveau social: l’ascétisme, le mépris du bonheur, la cruauté envers soi-même, le sacrifice, la générosité et le don de soi. La grandeur telle que Nietzsche la concevait allait, comme de Gaultier essaya de le montrer dans son Nietzsche (Ed. du siècle, 1926), à l’encontre de la médiocrité et du nivellement, donc fatalement à l’encontre du socialisme qui était le dernier avatar de la “morale des esclaves”..."(p.172)
-Donato Longo, La présence de Nietzsche dans les débats politiques et culturels en France pendant l'entre-deux-guerres, 1919-1940, thèse préparée à l'Université de Paris VIII sous la direction de Madeleine Rebérioux, soutenue en 1985 et revue en 2015, 435 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 5 Oct - 14:59, édité 9 fois