https://books.openedition.org/msha/19759
https://books.openedition.org/msha/19912
https://books.openedition.org/msha/19816
"Récupération de la théorie sorélienne par Carl Schmitt, sa transformation littéraire dans les romans de Ernst Jünger, sa propagation dans les cercles d'extrême droite et néo-nationalistes, autour des revues comme Hochland, Die Tat et tant d'autres."
"Si Eduard Bernstein, en Allemagne, a mis en question l'analyse par Marx de l'évolution économique du capitalisme dont le socialisme serait l'aboutissement, il voulait donner à la nécessité du socialisme une justification idéaliste et éthique selon les maximes kantiennes de la raison pratique — démarche qui aboutissait dans la pratique politique — comme on le sait — à la justification d'une voie parlementaire et réformiste vers le socialisme et à la légitimation de cette voie, déjà pratiquée en grande partie par les sociaux-démocrates et les syndicalistes à l'époque. Si Georges Sorel, en France, approuvait la révision de la théorie de Marx par Bernstein, c'était plutôt dans le but inverse, c'est-à-dire pour donner au mouvement ouvrier une nouvelle impulsion révolutionnaire et pour légitimer la pratique révolutionnaire des syndicalistes et des anarchistes — contre la voie réformiste et parlementaire des socialistes. Dans les deux cas, pour le révisionnisme de droite comme pour celui de gauche, les lois objectives entraînant le capitalisme dans la crise, formulées dans la critique de l'économie politique de Marx, sont devenues pour l'un une chimère, un mythe pour l'autre."
"Ce n'est pas par hasard que Henryk Grossmann, économiste éminent et membre de l'Institut de recherche sociale sous la direction de Carl Grünberg et plus tard sous celle de Max Horkheimer, s'est attaqué à Georges Sorel dans son œuvre principale, consacrée à la théorie de l'accumulation et de l'effondrement du système capitaliste. En citant le passage de Sorel reproduit plus haut il lui reprochait de n'avoir rien compris à la théorie de l'accumulation et à ses conséquences chez Marx et de s'être débarrassé volontairement de toute analyse économique en la convertissant en mot d'ordre pour la lutte de classe.
Quand Karl Korsch entreprit au début des années trente de discuter les thèses de Sorel dans un cercle d'amis (parmi eux Bertolt Brecht et Alfred Döblin) il qualifia l'approche qui était celle de H. Grossmann — ainsi que de Rosa Luxemburg et de Fritz Sternberg — dans la discussion du problème des crises comme "une option de base objective, ou 'objectiviste'" (KORSCH 1933, p. 172) par opposition à l'option 'subjectiviste' qui caractérisait selon lui la théorie social-démocrate officielle de l'époque, représentée par Hilferding, Lederer, Tarnow et Naphtali, et qui s'inscrivait dans la perspective théorique tracée par Bernstein. "La conséquence pratique de toutes ces options 'subjectives' sous-jacentes des crises est cette annihilation complète des bases objectives du mouvement de classe prolétarien" (KORSCH 1933, p. 171 sq.) qui ramène la lutte pour l'émancipation du prolétariat à une simple exigence morale."
"Sorel se réclame du socialisme mais fait abstraction de la base économique, on retrouve ce même constat — sur un autre plan — dans les analyses des représentants de l'Ecole de Francfort, soit comme point de départ de leurs explications des glissements des idées soréliennes vers le fascisme, soit comme condition préalable à un renforcement de la lutte révolutionnaire contre le fascisme."
"Thèses sur la Philosophie de l'Histoire de Walter Benjamin, fort imprégnées par Sorel."
"C'est Herbert Marcuse qui a le plus mis l'accent sur les dangers inhérents aux conceptions soréliennes. Dans l'étude de l'Institut de recherches sociales sur Autorité et famille24 il déclare que la violence prolétarienne, détachée de son but économique et social, devient autorité en soi, sans contenu et sans critère rationnel. Une conception anti-autoritaire et anarchiste se transforme ainsi en un autoritarisme formel qui se prête à la fois aux conceptions fascistes de l'Etat autoritaire et à la conception léniniste de l'avant-garde prolétarienne.
C'était tout à fait dans ce dernier sens qu'Otto Kirchheimer, avant d'entrer dans l'Institut de recherches sociales, avait fait l'éloge du mythe sorélien. En soulignant les divergences de la conception de la lutte des classes chez Marx et Sorel, il se félicite que Sorel ait mis en question la dépendance fonctionnelle du mouvement prolétarien par rapport à l'évolution du capitalisme et qu'il ait remplacé l'idée de la luttes des classes selon Marx par une nouvelle éthique de la lutte qui trouve sa nouvelle base de légitimation dans l'intégration des ouvriers au mythe, non par la revendication de salaire mais par l'acte héroïque des élus privilégiés pour la bataille finale, une bataille où le bien triomphera du mal, l’irrationnel du rationnel, la violence créatrice du prolétariat de la force économique de la bourgeoisie...
Georg Lukács s'occupait au même moment de fonder la notion de l'avant-garde léniniste de la lutte des classes mais par une démarche totalement différente, malgré sa connaissance des écrits de Sorel. Attiré lui-même dans sa jeunesse par les propos anti-étatiques, antiparlementaires et antibourgeois de Sorel et fasciné par la noble et héroïque cause d'un syndicalisme révolutionnaire, il s'attaque à partir de 1933, dans un contexte politique complètement changé, aux idées de Sorel, dans lesquelles il voit maintenant une préparation spirituelle de l'idéologie fasciste."
"Comme Lukács, Ernst Bloch a évoqué cette transition des idées soréliennes au fascisme. "L’élan vide" dit-il, "finit par entrer, en tant que violence, dans la ‘force de volonté’ du fascisme, dans les théories des disciples de Bergson, Sorel et Gentile, dans la pratique de la ‘maîtrise instantanée’ et de la ‘liberté spirituelle’ qui, à ce qu’on prétend, peut faire tout à tout instant." (BLOCH 1935, p. 325)."
"L'acte héroïque précipité partage avec l'Elan vital son incapacité à être défini rationnellement et son absence de contenus rationnels ; raison pour laquelle il fut si aisé de faire prendre au mythe de la grève générale une direction réactionnaire ; raison pour laquelle aussi la foi pure en la volonté, suffisante pour déclencher l'action, put en même temps approuver Lénine et préparer Mussolini." (BLOCH, 1938 sq., p. 35) En faisant cette analogie, Bloch se réfère apparemment à Carl Schmitt — sans le citer explicitement : "En France, la philosophie de Bergson a simultanément servi à un retour à la tradition conservatrice, au catholicisme et à un anarchisme athée radical. Ce n'est nullement un signe de sa fausseté interne." [Schmitt, 1923]."
"Si Sorel ramène au même plan l’énergie révolutionnaire et l’énergie capitaliste (SOREL 1908a, p. 74), quand il fait l’éloge des grands capitaines d’industrie, quand il parle plein d’admiration de "ce rapprochement du type capitaliste et du type guerrier" (ibid., p. 76), quand il postule : "plus la bourgeoisie sera ardemment capitaliste, plus le prolétariat sera plein d’un esprit de guerre" (ibid., p. 76), quand il tente une étrange application de la morale de maîtres de Nietzsche, "qui aurait surtout" — en vue des maîtres existant à l’heure actuelle — "établi un parallèle entre le héros antique et l’homme qui se lance à la conquête du Far-West" (ibid., p. 234), en passant par les "combats tout homériques" (ibid., p. 244) que se livraient les combattants des guerres de la Liberté et qu’il en conclut "que les anarchistes et les partisans de la grève générale représenteraient aujourd'hui l'esprit des guerriers révolutionnaires qui rossèrent [...] les belles armées de la coalition" (ibid., p. 246) — on voit très bien que Sorel est moins soucieux de donner à son mythe social un contenu qui serait lié à l'existence du prolétariat comme classe sociale que de dégager un type-modèle d'un nouveau genre humain à partir d'exemples tirés de toutes les classes, de tous les pays et de toutes les époques qui incarnent les valeurs héroïques, viriles, créatrices."
"Mannheim distingue pour l'influence de Sorel sur le fascisme italien deux étapes différentes, avant et après novembre 1921. En tant que mouvement pur, le fascisme était ouvert aux idées activistes et intuitionnistes et par conséquent à la conception sorélienne de la lutte syndicale ; par contre, après l’avènement au pouvoir, ce sont les idées nationalistes qui priment."
"Pour Schmitt, si on cherche la manifestation réelle de ce mythe et de cette énergie vitale à l'époque contemporaine, "on ne la trouvera certainement pas dans la bourgeoisie moderne, cette couche dépravée par le souci de l'argent et de la propriété, minée moralement par le scepticisme, le relativisme et le parlementarisme" (ibid., p. 85) ; ce qui ne veut pas dire pour autant que le porteur du mythe soit forcement le prolétariat."
-Manfred Gangl, "La force du mythe. L’impact de Georges Sorel sur les intellectuels allemands dans l'Entre-deux-guerres" in Gilbert Merlio (dir.), Ni droite ni gauche. Les chassés-croisés idéologiques des intellectuels français et allemands dans l’Entre-deux-guerres, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 1995, 314 pages.
https://books.openedition.org/msha/19825?lang=fr
https://books.openedition.org/msha/19846
https://books.openedition.org/msha/19912
https://books.openedition.org/msha/19816
"Récupération de la théorie sorélienne par Carl Schmitt, sa transformation littéraire dans les romans de Ernst Jünger, sa propagation dans les cercles d'extrême droite et néo-nationalistes, autour des revues comme Hochland, Die Tat et tant d'autres."
"Si Eduard Bernstein, en Allemagne, a mis en question l'analyse par Marx de l'évolution économique du capitalisme dont le socialisme serait l'aboutissement, il voulait donner à la nécessité du socialisme une justification idéaliste et éthique selon les maximes kantiennes de la raison pratique — démarche qui aboutissait dans la pratique politique — comme on le sait — à la justification d'une voie parlementaire et réformiste vers le socialisme et à la légitimation de cette voie, déjà pratiquée en grande partie par les sociaux-démocrates et les syndicalistes à l'époque. Si Georges Sorel, en France, approuvait la révision de la théorie de Marx par Bernstein, c'était plutôt dans le but inverse, c'est-à-dire pour donner au mouvement ouvrier une nouvelle impulsion révolutionnaire et pour légitimer la pratique révolutionnaire des syndicalistes et des anarchistes — contre la voie réformiste et parlementaire des socialistes. Dans les deux cas, pour le révisionnisme de droite comme pour celui de gauche, les lois objectives entraînant le capitalisme dans la crise, formulées dans la critique de l'économie politique de Marx, sont devenues pour l'un une chimère, un mythe pour l'autre."
"Ce n'est pas par hasard que Henryk Grossmann, économiste éminent et membre de l'Institut de recherche sociale sous la direction de Carl Grünberg et plus tard sous celle de Max Horkheimer, s'est attaqué à Georges Sorel dans son œuvre principale, consacrée à la théorie de l'accumulation et de l'effondrement du système capitaliste. En citant le passage de Sorel reproduit plus haut il lui reprochait de n'avoir rien compris à la théorie de l'accumulation et à ses conséquences chez Marx et de s'être débarrassé volontairement de toute analyse économique en la convertissant en mot d'ordre pour la lutte de classe.
Quand Karl Korsch entreprit au début des années trente de discuter les thèses de Sorel dans un cercle d'amis (parmi eux Bertolt Brecht et Alfred Döblin) il qualifia l'approche qui était celle de H. Grossmann — ainsi que de Rosa Luxemburg et de Fritz Sternberg — dans la discussion du problème des crises comme "une option de base objective, ou 'objectiviste'" (KORSCH 1933, p. 172) par opposition à l'option 'subjectiviste' qui caractérisait selon lui la théorie social-démocrate officielle de l'époque, représentée par Hilferding, Lederer, Tarnow et Naphtali, et qui s'inscrivait dans la perspective théorique tracée par Bernstein. "La conséquence pratique de toutes ces options 'subjectives' sous-jacentes des crises est cette annihilation complète des bases objectives du mouvement de classe prolétarien" (KORSCH 1933, p. 171 sq.) qui ramène la lutte pour l'émancipation du prolétariat à une simple exigence morale."
"Sorel se réclame du socialisme mais fait abstraction de la base économique, on retrouve ce même constat — sur un autre plan — dans les analyses des représentants de l'Ecole de Francfort, soit comme point de départ de leurs explications des glissements des idées soréliennes vers le fascisme, soit comme condition préalable à un renforcement de la lutte révolutionnaire contre le fascisme."
"Thèses sur la Philosophie de l'Histoire de Walter Benjamin, fort imprégnées par Sorel."
"C'est Herbert Marcuse qui a le plus mis l'accent sur les dangers inhérents aux conceptions soréliennes. Dans l'étude de l'Institut de recherches sociales sur Autorité et famille24 il déclare que la violence prolétarienne, détachée de son but économique et social, devient autorité en soi, sans contenu et sans critère rationnel. Une conception anti-autoritaire et anarchiste se transforme ainsi en un autoritarisme formel qui se prête à la fois aux conceptions fascistes de l'Etat autoritaire et à la conception léniniste de l'avant-garde prolétarienne.
C'était tout à fait dans ce dernier sens qu'Otto Kirchheimer, avant d'entrer dans l'Institut de recherches sociales, avait fait l'éloge du mythe sorélien. En soulignant les divergences de la conception de la lutte des classes chez Marx et Sorel, il se félicite que Sorel ait mis en question la dépendance fonctionnelle du mouvement prolétarien par rapport à l'évolution du capitalisme et qu'il ait remplacé l'idée de la luttes des classes selon Marx par une nouvelle éthique de la lutte qui trouve sa nouvelle base de légitimation dans l'intégration des ouvriers au mythe, non par la revendication de salaire mais par l'acte héroïque des élus privilégiés pour la bataille finale, une bataille où le bien triomphera du mal, l’irrationnel du rationnel, la violence créatrice du prolétariat de la force économique de la bourgeoisie...
Georg Lukács s'occupait au même moment de fonder la notion de l'avant-garde léniniste de la lutte des classes mais par une démarche totalement différente, malgré sa connaissance des écrits de Sorel. Attiré lui-même dans sa jeunesse par les propos anti-étatiques, antiparlementaires et antibourgeois de Sorel et fasciné par la noble et héroïque cause d'un syndicalisme révolutionnaire, il s'attaque à partir de 1933, dans un contexte politique complètement changé, aux idées de Sorel, dans lesquelles il voit maintenant une préparation spirituelle de l'idéologie fasciste."
"Comme Lukács, Ernst Bloch a évoqué cette transition des idées soréliennes au fascisme. "L’élan vide" dit-il, "finit par entrer, en tant que violence, dans la ‘force de volonté’ du fascisme, dans les théories des disciples de Bergson, Sorel et Gentile, dans la pratique de la ‘maîtrise instantanée’ et de la ‘liberté spirituelle’ qui, à ce qu’on prétend, peut faire tout à tout instant." (BLOCH 1935, p. 325)."
"L'acte héroïque précipité partage avec l'Elan vital son incapacité à être défini rationnellement et son absence de contenus rationnels ; raison pour laquelle il fut si aisé de faire prendre au mythe de la grève générale une direction réactionnaire ; raison pour laquelle aussi la foi pure en la volonté, suffisante pour déclencher l'action, put en même temps approuver Lénine et préparer Mussolini." (BLOCH, 1938 sq., p. 35) En faisant cette analogie, Bloch se réfère apparemment à Carl Schmitt — sans le citer explicitement : "En France, la philosophie de Bergson a simultanément servi à un retour à la tradition conservatrice, au catholicisme et à un anarchisme athée radical. Ce n'est nullement un signe de sa fausseté interne." [Schmitt, 1923]."
"Si Sorel ramène au même plan l’énergie révolutionnaire et l’énergie capitaliste (SOREL 1908a, p. 74), quand il fait l’éloge des grands capitaines d’industrie, quand il parle plein d’admiration de "ce rapprochement du type capitaliste et du type guerrier" (ibid., p. 76), quand il postule : "plus la bourgeoisie sera ardemment capitaliste, plus le prolétariat sera plein d’un esprit de guerre" (ibid., p. 76), quand il tente une étrange application de la morale de maîtres de Nietzsche, "qui aurait surtout" — en vue des maîtres existant à l’heure actuelle — "établi un parallèle entre le héros antique et l’homme qui se lance à la conquête du Far-West" (ibid., p. 234), en passant par les "combats tout homériques" (ibid., p. 244) que se livraient les combattants des guerres de la Liberté et qu’il en conclut "que les anarchistes et les partisans de la grève générale représenteraient aujourd'hui l'esprit des guerriers révolutionnaires qui rossèrent [...] les belles armées de la coalition" (ibid., p. 246) — on voit très bien que Sorel est moins soucieux de donner à son mythe social un contenu qui serait lié à l'existence du prolétariat comme classe sociale que de dégager un type-modèle d'un nouveau genre humain à partir d'exemples tirés de toutes les classes, de tous les pays et de toutes les époques qui incarnent les valeurs héroïques, viriles, créatrices."
"Mannheim distingue pour l'influence de Sorel sur le fascisme italien deux étapes différentes, avant et après novembre 1921. En tant que mouvement pur, le fascisme était ouvert aux idées activistes et intuitionnistes et par conséquent à la conception sorélienne de la lutte syndicale ; par contre, après l’avènement au pouvoir, ce sont les idées nationalistes qui priment."
"Pour Schmitt, si on cherche la manifestation réelle de ce mythe et de cette énergie vitale à l'époque contemporaine, "on ne la trouvera certainement pas dans la bourgeoisie moderne, cette couche dépravée par le souci de l'argent et de la propriété, minée moralement par le scepticisme, le relativisme et le parlementarisme" (ibid., p. 85) ; ce qui ne veut pas dire pour autant que le porteur du mythe soit forcement le prolétariat."
-Manfred Gangl, "La force du mythe. L’impact de Georges Sorel sur les intellectuels allemands dans l'Entre-deux-guerres" in Gilbert Merlio (dir.), Ni droite ni gauche. Les chassés-croisés idéologiques des intellectuels français et allemands dans l’Entre-deux-guerres, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 1995, 314 pages.
https://books.openedition.org/msha/19825?lang=fr
https://books.openedition.org/msha/19846