https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Raymond_(%C3%A9crivain)
"Tandis que l'écrivain classique, désireux de se connaître, se fiait à l'introspection et transposait le résultat de ses observations sur le plan de l'intelligence discursive, le poète romantique, renonçant à une connaissance qui ne serait pas en même temps un sentiment et une jouissance de soi -et un sentiment de l'univers, éprouvé comme une présence- charge son imagination de composer le portrait métaphorique, symbolique, de lui-même, de ses métamorphoses. Voilà l'essentiel de ce nouveau mode d'expression dont Rousseau et Chateaubriand donnèrent l'exemple ; mode d'expression naturel, direct même, malgré les apparences, et qui a sur le procédé d'expression analytique l'avantage de rendre au langage quelques-unes de ses plus anciennes prérogatives -celles-là même qu'un Baudelaire tentera d'utiliser pour faire de la poésie une "magie suggestive".
"Dégager son âme", retrouver l' "état de nature", qu'était-ce en somme que cet espoir, sinon la conséquence d'un rêve ancestral à demi noyé dans l'inconscience, le rêve d'un univers magique, où l'homme ne se sentirait pas distinct des choses, où l'esprit régnerait sans intermédiaire sur les phénomènes, en dehors de toute voie rationnelle ?" (p.13-14)
"Quant à Hugo, vers 1860, il était, avec toute sa gloire, assez généralement incompris. [...] L'opinion cultivée allait s'écarter d'un poète qu'elle pensait connaître et à qui les critiques autorisés (Faguet, entre autres) allaient reprocher, en toute naïveté et par un malentendu portant sur l'essence même de la poésie, et de n'avoir pas d'idées, ou d'avoir les idées de tout le monde." (p.15)
"C'est l'extraordinaire complexité de "l'âme humaine", en Baudelaire, et l'audience qu'il sut donner à quelques-unes des revendications les plus violentes du romantisme qui expliquent d'abord son pouvoir de rayonnement. Partagé entre le désir de s'élever jusqu'à la contemplation des "trônes et des dominations" et le besoin de savourer les liqueurs lourdes du péché, tour à tour, et parfois simultanément, attiré et repoussé par les extrêmes -l'amour appelant la haine et s'en nourrissant- l'homme en proie à cette cruelle ambivalence affective finit par s'immobiliser au centre de lui-même, livré à une sorte d'horreur extatique. "La franchise absolue, moyen d'originalité". Sans doute ; mais avant de devenir un moyen d'art, cette "franchise" répondait en Baudelaire à une nécessité impérieuse, la nécessité d'aller jusqu'au bout des possibilités de son être et de cultiver avec une volonté exacerbée des états d'âme exceptionnels. "Tous les élégiaques sont des canailles", affirmait-il, refusant de voir en eux autre chose que des hommes occupés à se duper eux-mêmes. Nul plus que lui, spiritualiste et matérialiste à la fois, ne fut esclave de son corps, en un sens, et de ses "perceptions obscures". De plus, rompant avec une morale et une psychologie conventionnelles, il accepte comme un fait évident, dont il saura dans sa poésie exploiter les premières conséquences, l'étroite relation du physique et du spirituel. Un parfum "chargé de nonchaloir" est capable d'enchaîner toutes ses puissances et de "changer son âme". Ce sentiment profond des rapports longtemps insoupçonnés du plus haut et du plus bas, des exigences de l'inconscient et des aspirations supérieures, en un mot cette conscience de l'unité de la vie psychique, voilà bien une des plus importantes révélations de la poésie de Baudelaire.
Seulement -et c'est là le signe de cette ambivalence affective dont nous parlions- le poète prend en haine ce "corps et ce cœur" auxquels il s'attache cependant presque amoureusement ; "horreur de la vie, extase de la vie" note-t-il avec une terrible clairvoyance. Il est donc condamné à l'insatisfaction perpétuelle, forcé de surmener une nature usée et de chercher sans cesse des moyens nouveaux de ne pas sentir "l'horrible fardeau du temps". Les conditions "normales" de la vie terrestre ne sauraient lui apporter désormais aucune jouissance qui ne se change bientôt en une douleur et l'oubli seul d'un monde relatif déplorablement peut l'élever un moment au-dessus des terres grises de l'ennui. Son histoire s'inscrit entre les premiers vers du Voyage et le vœu qui l'achève: "Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !".
Mais le drame dont il s'agit n'engage pas qu'un malade, une personnalité singulière ; par son désir éperdu d'aborder "n'importe où hors du monde", Baudelaire développe jusqu'au degré supérieur du tragique le thème romantique de la révolte et de l'évasion. De sorte que le secret de l'action décisive de son livre sur la sensibilité moderne doit être cherché dans cet accord fondamental, et qu'on a mis du temps à apercevoir, entre les sentiments et les aspirations auxquels il a donné forme et l'âme obscure et désirante de son siècle.
"Bas romantisme", a-t-on dit à son sujet ; gardons l'épithète, mais avec le sens de profond, qui tient à la moelle même de l'être. Les Fleurs du Mal ne sauraient donc être envisagées seulement comme une illustration concertée de la poétique de l'Art pour l'Art, ni ne peuvent être expliquées [comme le fait Valéry] par l'intention froidement délibérée de faire autre chose que ce qu'avaient accompli Lamartine, Musset, Vigny, Hugo. Leur contenu moral, philosophique (au sens large), ne peut être négligé. S'il y a en Baudelaire une part de jeu, ce jeu n'est pas innocent." (p.16-18)
"Il existe aujourd'hui une tradition esthétique fondée par les Fleurs du Mal (et prolongée, magnifiée ensuite par Mallarmé)." (p.19)
"Baudelaire esthéticien, disciple de Poe, l'est aussi de Coleridge et des premiers romantiques anglais. Cette filiation est indéniable. Il y aurait cependant de distinguer entre la théorie et la pratique ; alors que Poe, comme tant de ses compatriotes, est un poète platonicien et séraphique, le poète des Fleurs du Mal (qui devaient s'intituler d'abord Les Limbes) crée une beauté plus humaine, qui ne se dégage pas toujours de la passion et plonge parfois dans une atmosphère plus infernale que paradisiaque." (p.20)
"Il serait très injuste d'affirmer, comme le faisait il y a quelques années l'auteur d'une Anthologie de la nouvelle poésie française: "Verlaine représente une fin...". Songeons à tout ce que lui doit, par exemple, un Guillaume Apollinaire." (p.29)
"Depuis environ vingt-cinq ans -après la période d'oubli relatif, de purgatoire, qui commence assez généralement au lendemain de la mort des grands artistes et qui précède leur entrée dans l'immortalité -l'étoile de Mallarmé n'a cessé de monter au-dessus de l'horizon poétique. Son destin de poète pur, de clerc, "exhibant volontiers son incompétence sur toute autre chose que l'absolu", son héroïsme tempéré d'ironie, n'ont pas cessé de séduire les imaginations et son œuvre, qu'on disait stérile, a porté des fruits.
Au premier regard, ses poèmes révèlent une exceptionnelle maîtrise de l'écrivain sur sa matière." (p.30)
-Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme. Essai sur le mouvement poétique contemporain, Paris, Éditions R. -A. Corrêa, 1933, 413 pages.
"Tandis que l'écrivain classique, désireux de se connaître, se fiait à l'introspection et transposait le résultat de ses observations sur le plan de l'intelligence discursive, le poète romantique, renonçant à une connaissance qui ne serait pas en même temps un sentiment et une jouissance de soi -et un sentiment de l'univers, éprouvé comme une présence- charge son imagination de composer le portrait métaphorique, symbolique, de lui-même, de ses métamorphoses. Voilà l'essentiel de ce nouveau mode d'expression dont Rousseau et Chateaubriand donnèrent l'exemple ; mode d'expression naturel, direct même, malgré les apparences, et qui a sur le procédé d'expression analytique l'avantage de rendre au langage quelques-unes de ses plus anciennes prérogatives -celles-là même qu'un Baudelaire tentera d'utiliser pour faire de la poésie une "magie suggestive".
"Dégager son âme", retrouver l' "état de nature", qu'était-ce en somme que cet espoir, sinon la conséquence d'un rêve ancestral à demi noyé dans l'inconscience, le rêve d'un univers magique, où l'homme ne se sentirait pas distinct des choses, où l'esprit régnerait sans intermédiaire sur les phénomènes, en dehors de toute voie rationnelle ?" (p.13-14)
"Quant à Hugo, vers 1860, il était, avec toute sa gloire, assez généralement incompris. [...] L'opinion cultivée allait s'écarter d'un poète qu'elle pensait connaître et à qui les critiques autorisés (Faguet, entre autres) allaient reprocher, en toute naïveté et par un malentendu portant sur l'essence même de la poésie, et de n'avoir pas d'idées, ou d'avoir les idées de tout le monde." (p.15)
"C'est l'extraordinaire complexité de "l'âme humaine", en Baudelaire, et l'audience qu'il sut donner à quelques-unes des revendications les plus violentes du romantisme qui expliquent d'abord son pouvoir de rayonnement. Partagé entre le désir de s'élever jusqu'à la contemplation des "trônes et des dominations" et le besoin de savourer les liqueurs lourdes du péché, tour à tour, et parfois simultanément, attiré et repoussé par les extrêmes -l'amour appelant la haine et s'en nourrissant- l'homme en proie à cette cruelle ambivalence affective finit par s'immobiliser au centre de lui-même, livré à une sorte d'horreur extatique. "La franchise absolue, moyen d'originalité". Sans doute ; mais avant de devenir un moyen d'art, cette "franchise" répondait en Baudelaire à une nécessité impérieuse, la nécessité d'aller jusqu'au bout des possibilités de son être et de cultiver avec une volonté exacerbée des états d'âme exceptionnels. "Tous les élégiaques sont des canailles", affirmait-il, refusant de voir en eux autre chose que des hommes occupés à se duper eux-mêmes. Nul plus que lui, spiritualiste et matérialiste à la fois, ne fut esclave de son corps, en un sens, et de ses "perceptions obscures". De plus, rompant avec une morale et une psychologie conventionnelles, il accepte comme un fait évident, dont il saura dans sa poésie exploiter les premières conséquences, l'étroite relation du physique et du spirituel. Un parfum "chargé de nonchaloir" est capable d'enchaîner toutes ses puissances et de "changer son âme". Ce sentiment profond des rapports longtemps insoupçonnés du plus haut et du plus bas, des exigences de l'inconscient et des aspirations supérieures, en un mot cette conscience de l'unité de la vie psychique, voilà bien une des plus importantes révélations de la poésie de Baudelaire.
Seulement -et c'est là le signe de cette ambivalence affective dont nous parlions- le poète prend en haine ce "corps et ce cœur" auxquels il s'attache cependant presque amoureusement ; "horreur de la vie, extase de la vie" note-t-il avec une terrible clairvoyance. Il est donc condamné à l'insatisfaction perpétuelle, forcé de surmener une nature usée et de chercher sans cesse des moyens nouveaux de ne pas sentir "l'horrible fardeau du temps". Les conditions "normales" de la vie terrestre ne sauraient lui apporter désormais aucune jouissance qui ne se change bientôt en une douleur et l'oubli seul d'un monde relatif déplorablement peut l'élever un moment au-dessus des terres grises de l'ennui. Son histoire s'inscrit entre les premiers vers du Voyage et le vœu qui l'achève: "Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !".
Mais le drame dont il s'agit n'engage pas qu'un malade, une personnalité singulière ; par son désir éperdu d'aborder "n'importe où hors du monde", Baudelaire développe jusqu'au degré supérieur du tragique le thème romantique de la révolte et de l'évasion. De sorte que le secret de l'action décisive de son livre sur la sensibilité moderne doit être cherché dans cet accord fondamental, et qu'on a mis du temps à apercevoir, entre les sentiments et les aspirations auxquels il a donné forme et l'âme obscure et désirante de son siècle.
"Bas romantisme", a-t-on dit à son sujet ; gardons l'épithète, mais avec le sens de profond, qui tient à la moelle même de l'être. Les Fleurs du Mal ne sauraient donc être envisagées seulement comme une illustration concertée de la poétique de l'Art pour l'Art, ni ne peuvent être expliquées [comme le fait Valéry] par l'intention froidement délibérée de faire autre chose que ce qu'avaient accompli Lamartine, Musset, Vigny, Hugo. Leur contenu moral, philosophique (au sens large), ne peut être négligé. S'il y a en Baudelaire une part de jeu, ce jeu n'est pas innocent." (p.16-18)
"Il existe aujourd'hui une tradition esthétique fondée par les Fleurs du Mal (et prolongée, magnifiée ensuite par Mallarmé)." (p.19)
"Baudelaire esthéticien, disciple de Poe, l'est aussi de Coleridge et des premiers romantiques anglais. Cette filiation est indéniable. Il y aurait cependant de distinguer entre la théorie et la pratique ; alors que Poe, comme tant de ses compatriotes, est un poète platonicien et séraphique, le poète des Fleurs du Mal (qui devaient s'intituler d'abord Les Limbes) crée une beauté plus humaine, qui ne se dégage pas toujours de la passion et plonge parfois dans une atmosphère plus infernale que paradisiaque." (p.20)
"Il serait très injuste d'affirmer, comme le faisait il y a quelques années l'auteur d'une Anthologie de la nouvelle poésie française: "Verlaine représente une fin...". Songeons à tout ce que lui doit, par exemple, un Guillaume Apollinaire." (p.29)
"Depuis environ vingt-cinq ans -après la période d'oubli relatif, de purgatoire, qui commence assez généralement au lendemain de la mort des grands artistes et qui précède leur entrée dans l'immortalité -l'étoile de Mallarmé n'a cessé de monter au-dessus de l'horizon poétique. Son destin de poète pur, de clerc, "exhibant volontiers son incompétence sur toute autre chose que l'absolu", son héroïsme tempéré d'ironie, n'ont pas cessé de séduire les imaginations et son œuvre, qu'on disait stérile, a porté des fruits.
Au premier regard, ses poèmes révèlent une exceptionnelle maîtrise de l'écrivain sur sa matière." (p.30)
-Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme. Essai sur le mouvement poétique contemporain, Paris, Éditions R. -A. Corrêa, 1933, 413 pages.