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    Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ?

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ? Empty Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ?

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 15 Juin 2018 - 13:29

    "Alors que traditionnellement les historiens évitent (avec des succès divers) de porter des jugements moraux lorsqu'ils s'efforcent de parvenir à une "compréhension" (Verstehen), faite de sympathie, de leur objet d'étude, dans le cas du nazisme et de Hitler, cela serait tout bonnement impossible." (p.50)

    "Depuis les années 20, on ne cesse de s'interroger sur la nature du phénomène nazi -sur la façon dont il convient de le situer par rapport aux mouvements politiques totalement inédits qui, depuis la révolution bolchevique de 1917 et la "marche sur Rome" de Mussolini cinq ans plus tard, ont changé la face de l'Europe." (p.54)

    "Bien qu'il connu son apogée durant la guerre froide, il serait de voir dans le concept de totalitarisme un pur produit de cette période. Né dans les années vingt, il est en fait presque aussi ancien que celui de fascisme. Et bien qu'apparue un peu plus tard que les théories du fascisme, l'interprétation totalitaire fut la première à remporter un large assentiment, à devenir la théorie "dominante", celle de l'establishment, avant d'être gravement contestée dans les années soixante. C'est pourquoi nous commencerons par elle.
    Forgé en Italie dès le mois de mai 1923, le terme de totalitarisme est d'abord utilisé pour dénoncer le fascisme. Cherchant à couper l'herbe sous les pieds de ses adversaires, Mussolini s'en empare en juin 1925, et parle de la "farouche volonté totalitaire" de son mouvement. Dès lors, il sert à Mussolini et à d'autres fascistes italiens, puis aux juristes allemands et enfin aux nazis, à se décrire eux-mêmes sous un jour positif. Gentile, principal idéologue du fascisme italien, y recourt à de nombreuses reprises, quoique dans une acceptation plus étatiste, pour désigner un Etat total voué à l'emporter sur les démocratie pluralistes affaiblies par le clivage de l'Etat et de la société. Ces deux acceptations, l'étatiste et la mussolinienne, allaient coexister. Quoique légèrement différent, l'usage du terme par les Allemands comporte la même dualité. Dès les années vingt, Ernst Jünger, parmi d'autres, forge le terme de "guerre totale" et celui de "mobilisation totale", deux notions aux implications dynamiques et révolutionnaires. A peu près à la même époque, Carl Schmitt, le théoricien du droit le plus en vue d'Allemagne, développe sa conception d'une politique de puissance fondée sur la définition de la relation ami-ennemi, dans laquelle il insère, comme antithèse historique au pluralisme de l'Etat libéral, la notion d'une "identité totale entre l'Etat et la société". Ainsi les deux acceptations, l' "activiste" et l' "étatiste", existaient-elles déjà avant que les nazis n'arrivent au pouvoir et se les approprient (en fait, ces derniers n'utiliseront que rarement l'adjectif "totalitaire").
    La première utilisation du mot "totalitarisme" pour qualifier à la fois l'Etat fasciste et l'Etat communiste semble s'être produite en Angleterre vers 1929, même s'il est vrai que l'ancien Premier ministre italien Nitti était de ceux qui, quelques années plus tôt, établissaient déjà des rapprochements entre la structure du fascisme italien et celle du bolchevisme. Dans les années trente et quarante, le concept est repris par divers théoriciens de gauche, tels que Borkenau, Löwenthal, Hilferding et Franz Neumann, pour caractériser ce qui leur paraît nouveau et spécifique dans le fascisme (ou le nazisme), en dehors de toute comparaison avec le communisme soviétique. Ainsi, dans son magistral ouvrage Béhémoth, Franz Neumann s'en sert pour rendre compte de la façon dont le fascisme se perçoit lui-même et dont "l'Etat total" à la Schmitt court au chaos, emporté par l'élan "totalitaire" du mouvement nazi. Simultanément, favorisée par les travaux des exilés allemandes, la terreur stalinienne et la signature du pacte germano-soviétique, l'utilisation alors dominante de l'adjectif "totalitaire" qui rapproche le fascisme et le nazisme du communisme commence à gagner du terrain dans les pays anglo-saxons. Ainsi les conditions se trouvaient-elles réunies pour qu'apparaisse dans l'immédiat après-guerre un modèle totalitaire pleinement achevé, que populariseraient, chacun à leur manière, Hannah Arendt et Carl Friedrich notamment.
    Dans
    Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt se livre à une dénonciation passionnée et émouvante de l'inhumanité et de la terreur se déployant aussi froidement et aussi implacablement que des lois historiques objectives. Sa description de l'inéluctable radicalisation du nazisme et de sa nature intrinsèquement destructrice a été amplement confirmée par les recherches ultérieures. Toutefois, son analyse du stalinisme est moins convaincante. Bien plus, elle ne parvient pas à élaborer une théorie claire ou une conception satisfaisante des systèmes totalitaires. Enfin, son argument essentiel pour expliquer le développement du totalitarisme -la disparition des classes et leur remplacement par une "société de masse" -est à l'évidence erroné.
    Menés du point de vue de la théorie constitutionnelle, les travaux de Carl Friedrich exercèrent une influence plus grande encore que ceux de Hannah Arendt. Tous ceux qui, par la suite, s'attaquèrent au problème du totalitarisme durent se situer par rapport aux thèses qu'il développait, notamment son célèbre "syndrome en six points" qui, selon lui, mettait en lumière les caractéristiques fondamentales des systèmes totalitaires (une idéologie officielle, un parti unique à base de masse, un contrôle policier terroriste, le monopole des moyens de communication, le monopole des moyens de combat et un contrôle centralisée de l'économie). Les grandes faiblesses de ce modèle ont souvent été relevées. Il s'agit avant tout d'un modèle statique qui laisse peu de place au changement, ne rend pas compte de la dynamique interne du système et accorde une importance excessive au caractère fondamentalement monolithique des "régimes totalitaires". Aussi finit-il par largement rejeté, même par les historiens continuant à travailler dans le cadre de l'hypothèse totalitaire
    ." (p.58 à 61)

    "Tout bien considéré, le concept de totalitarisme semble n'avoir qu'un intérêt extrêmement limité pour déterminer la nature fondamentale du nazisme, les inconvénients de son application l'emportant largement sur ses supposés avantages." (p.82-83)

    "Ce qui différencie le fascisme italien du national-socialisme allemand l'emporte sur les apparentes similitudes." (p.83)

    "Par ses caractéristiques, le nazisme se situe résolument dans le cadre, plus largement européen, de mouvements extrémistes antisocialistes, nationalistes et intégrationnistes qui, eux aussi, rejetaient les formes extérieures de la société bourgeoise mais non son contenu économique." (p.91)

    "En raison du développement particulier du capitalisme sous le IIIème Reich, notamment à partir de 1936, la guerre impérialiste de pillage devint une nécessité logique -et de plus en plus la seule option possible." (p.118-119)

    "Les profits gigantesques réalisées par les grosses entreprises ne furent assurément pas un résultat accidentel du nazisme, dont la philosophie entretenait d'étroits rapport avec la liberté de l'industrie privée et l'exaltation de l'esprit d'entreprise." (p.125)

    "Il est vrai que les interventions répétées de l'Etat dans le marché du travail comme dans celui du capital, ajoutées au retrait autarcique du nouvel imperium allemand des marchés mondiaux, avaient alors engendré un capitalisme très différent de celui analysé par Marx." (p.125-126)

    "Nous ne pouvons avoir que des présomptions concernant l'existence d'une décision d'extermination, sa nature précise et le moment où elle est intervenue. Bien que des responsables SS de second rang se soient à maintes reprises réclamés d'un "ordre" ou d'un "mandat" du Führer au cours de leurs procès, aucun témoin direct d'un tel ordre n'a survécu pour en attester après la guerre. En outre, il n'existe aucun document montrant Hitler évoquant expressément, même devant ses plus proches collaborateurs, une décision qu'il aurait prise d'exterminer les Juifs -bien que tous ses propos indiquent à l'évidence qu'il avait une connaissance détaillée des actes en son nom, qu'il les approuvait et en acceptait la "gloire"." (p.195)

    "Jusqu'à une date avancée de la guerre, le régime nazi a incontestablement joui d'une large popularité et d'un soutien actif que la force manipulatrice de la propagande ou la lourde répression d'un Etat policier ne suffisent pas à expliquer." (p.257)

    "Issu d'une profonde agitation sociale et d'une désaffection pour la politique, il bénéficia d'un soutien de masse extrêmement hétérogène qu'unissaient seulement des revendications radicales et négatives (contre le marxisme, contre la République de Weimar, contre les Juifs), conjuguées à une vision millénaristes et pseudo-religieuse du "renouveau national" -incarnée dans l' "idée" vague (et aussi finalement négative) de "communauté nationale" (Volksgemeinschaft). Indéniablement, ce mythe de la "communauté nationale", qui prônait le dépassement des divisions politiques, religieuses et de classes par la création d'une nouvelle entité ethnique fondée sur les "vraies" valeurs allemandes, exerçait un puissant attrait avant 1933." (p.268-269)

    "Au départ, le régime nazi eut pour rôle objectif de restaurer l'ordre socio-économique et de rétablir dans leur position les élites dirigeantes menacées, en écrasant de façon implacable le mouvement ouvrier. En un sens, son irruption spectaculaire sur la scène politique en 1933 apparaît donc comme un moment décisif de la lutte opposant le capital et le travail dans une économie industrielle avancée. Et, de fait, le nazisme au pouvoir produisit la société de classe la plus brutale et la plus exploiteuse de l'ère industrielle." (p.279)
    -Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ?, Saint-Amand, Éditions Gallimard, coll. Folio Histoire, 1992, 538 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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