"Vers midi, par un jour de printemps de l'année 1908, Maurice Barrès, député de Paris, et Henri Massis, longeant les Halles de Paris, vinrent les murs couverts d'affiches neuves. "L'Action française, proclamaient-elles, organe quotidien du nationalisme intégral". Barrès haussa les épaules: "Entreprise absurde, dit... Elle ne durera pas six mois !" (p.19)
"De tous les mouvements politiques contemporains, aucun ne fut plus conscient, plus inquiet de son idéologie et de l'importance de celle-ci. L'élaboration d'une doctrine occupe les dix premières années de son existence et font d'elle, dès ses commencements, un mouvement intellectuel et hautement didactique." (p.19)
"Les premiers à prendre parti dans un débat où principes, documents et témoignages jouaient un tel rôle furent les universitaires et les intellectuels. Non seulement ils étaient enclins par formation et orientation à donner de l'importance à ce genre de choses, mais aussi ils étaient moins disposés à accepter les affirmations gratuites des autorités établies. C'est ainsi qu'un grand nombre des premiers champions de Dreyfus vinrent de l'Université, ou, comme Zola, de milieux intellectuels et artistiques. Il se peut que les intellectuels qui défendaient Dreyfus contre ses accusateurs de l'armée aient eu leur impartialité compromise du fait de leur service (ils y étaient astreints depuis 1889), dont beaucoup étaient sortis avec le souvenir de l'insuffisance, de l'étroitesse d'esprit stupide du corps des officiers dont les préjugés différaient des leurs. [...]
Quand, au moins de février 1898, se fonda la Ligue des Droits de l'Homme, en réponse à l'appel de Zola, ils coururent gonfler ses rangs." (p.21)
"Quelques semaines après ces élections, en juillet 1898, le ministre de la Guerre, Eugène Cavaignac, exposa devant la Chambre les preuves de la culpabilité de Dreyfus. Il devait commettre l'erreur d'insister sur le billet, fabriqué par Henry, de Panizzardi à l'attaché militaire allemand. Un autre officier du Deuxième Bureau ayant vérifié les "documents", le faux fut démasqué. Henry, alors colonel, admis qu'il était son œuvre et fut arrêté. Le 31 août suivant, on le trouvait mort dans sa cellule, suicidé peut-être, ou assassiné.
Après Esterhazy, qui, entre-temps, avait fait preuve de prévoyance en passant en Angleterre, Henry: la révélation de ce faux, et plus encore, peut-être, les circonstances dramatiques qui l'entouraient, renforçait la thèse en faveur de la révision. Ses adversaires étaient désorientés. Un des plus animés de ceux-ci, un royaliste provençal âgé de trente ans, qui venait de prendre un congé d'une semaine pour aller admirer les marbes d'Elgin au British Museum, à Londres, fut rappelé d'urgence par son rédacteur en chef. Huit jours après la mort violente de Henry, la royaliste Gazette de France déclarait, sous la signature de Charles Maurras, que le faux commis par le colonel Henry l'avait été par patriotisme, et sa mort le "premier sang" versé au cours de l'Affaire.
La faute de Henry, sa seule, disait cet article, c'était de s'être laissé prendre." (p.21-22)
"L'origine des idées de Maurras, de même que celle du nationalisme dans certaines campagnes critiques de Maurice Barrès, fut littéraire et artistique plutôt que politique. C'était le dégoût de la barbarie prédominante, Maurras devait le déclarer par la suite, qui l'avait incité à rechercher les principes d'ordre "d'abord dans l'art, puis dans le reste de la Société"." (p.25-26)
"Les idées littéraires de Maurras apparaissent de façon très claire dans un essai moins connu que certaines autres de ses œuvres, écrit en 1896, sur les encouragements d'un ami. Pour Maurras, âge alors de vingt-huit ans, la caractéristique essentielle de l'Homme est la Raison, mais la Raison n'est que l'instrument employé par l'Homme afin d'équilibrer ses nombreux éléments constitutifs qui tous doivent pouvoir s'exprimer chez l'être humain complet. [...]
Le style est d'importance capitale et c'est simplement l'ordre et le mouvement que l'on donne à ses propres pensées. Le style -et ici Maurras reprend Buffon- est de l'homme même." (p.26)
"Chaque homme possède son style propre, et chaque nation aussi, et ce style est leur véritable expression. Maurras souligne ici que les Français, éveillés par le Romantisme au goût des sujets nationaux et entraînés par son courant, ont commis l'erreur d'écrire de façon non française, pour découvrir que ces sujets "français" étaient bien plus étrangers que Le Cid ou Esther, parce que, en insistant sur des thèmes nationaux, le nouveau style acceptait une mentalité étrangère, "gothique", cosmopolite, plus insidieusement corruptrice que n'aurait pu l'être le sujet traité. [...]
L'écrivain doit donc s'appuyer sur la tradition." (p.27)
"A part Anatole France, personne dans la génération littéraire antérieure ne s'était soucié de maintenir les valeurs classiques, et rares étaient ceux qui accordaient une pensée aux lettres classiques avant que Maurras, Jean Moréas et quelques autres, eussent fondé l'École Romane en vue de restaurer dans les lettres aveulies la virilité lucide du Passé. Maurras était bien placé pour savoir que l’École Romane n'avait suscité que peu d'échos. Pourtant, la dégénérescence qui leur agaçait les dents devait avoir des conséquences plus graves en France qu'ailleurs, l'esprit classique n'étant pas seulement la plus haute tradition née chez les hommes, mais l'essence même de la nation." (p.28)
"Il ne fallait pas chercher bien loin pour découvrir que l'art décadent n'était que le reflet de la Société décadente où il fleurissait. Cette décadence, une des affirmations principales de la doctrine maurrassienne, était bien prouvée par la défaite de la France en 1870, par la perte de l'Alsace et de la Lorraine qui avait suivi, par le taux décroissant de la natalité." (p.29)
"Aussi longtemps qu'on laisserait [d]es étrangers libres de coloniser la France, d'accroître leur influence dans tous les domaines, le pays ne serait pas seulement divisé "mais trahi, occupé, exploité par intérieur". Ainsi donc, avant toute tentative de synthèse ou d'union, ces corps étrangers ou mal assimilés -francs-maçons, protestants, étrangers, et Juifs- devaient être soit soumis, soit expulsés. [...]
La monarchie avait sauvegardé l'unité nationale en empêchant les factions et les luttes." (p.30)
"Dans Si le coup de force est possible (1910), Maurras développait ces idées. L'avenir appartenait aux hommes d'action, et ce n'était que par l'action que la vérité politique serait rétablie dans le pays. Le "coup" qui le permettrait pourrait être l’œuvre d'un général, d'un préfet, d'un ministre disposant d'une fraction de la force publique, ou d'un groupe résolu obéissant à un chef énergique. L'occasion, ce serait peut-être une mutinerie militaire, un complot, un soulèvement, ou simplement une émeute de quelque importance, ou bien il y aurait quelqu'un, comme le général Monck en 1660, ou Talleyrand en 1814, pour jeter son poids dans la balance. Mais la condition préalable, essentielle, c'était "un état d'esprit royaliste" qui, n'existant pas, devait être créé. L'opinion, en France, devait être familiarisée avec l'idée qu'un tel "coup" était non seulement possible, mais nécessaire, avec la solution aux problèmes nationaux qu'elle avait négligés jusqu'ici. "Il faut créer une mentalité conspiratrice": il faut persuader le public que les royalistes sont véritablement persuadés de ce qu'ils affirment." (p.32)
"Entre-temps, la possibilité d'une dictature intermédiaire ne saurait être écartée. Comme l'écrivait Maurras en 1888: "Tous, nous sommes un peu bonapartistes"." (p.32)
"C'est dans cette situation confuse que se situe la fondation de la Ligue de la Patrie française, destinée à s'opposer aux défenseurs de Dreyfus et, en particulier, à la Ligue des Droits de l'Homme.
Alors que cette dernière organisation, existant déjà, recrutait parmi les membres de la Gauche Universitaire, la nouvelle cherchait à s'accroître parmi la Droite intellectuelle. Elle dressait contre l'Université: l'Institut et l'Académie française, contre les savants ternes et scrupuleux: les critiques et les écrivains à la mode. En trois jours seulement, les premiers du mois de janvier 1899, on rassembla vingt-cinq académiciens ; un peu plus tard seulement, on s'assura le soutien de quelques quatre-vingts autres membres de l'Institut, et d'autres lumières moins prestigieuses par centaines et milliers. Des catholiques, des conservateurs, des nationalistes, des professeurs tels que Louis Dimier, Gabriel Syveton et Henri Vaugeois, des écrivains comme Georges Fonsegrive et Maurras se rapprochèrent de la Ligue. C'est dans ses rangs qu'ils se rencontrèrent, engagèrent le dialogue et, comme nous le verrons plus tard, qu'ils se décidèrent à une action ultérieure.
Les événements qui avaient marqué le pas jusqu'à 1898, brusquement, se précipitèrent après la mort du président Faure, remplacé par un modéré -mais un modéré révisionniste- Emile Loubet.
Il est difficile de déterminer exactement ce qui se passe derrière la scène au cours de cette année 1898. Il semble cependant que les nationalistes et les monarchistes aient comploté séparément le renversement du régime avec l'appui éventuel de l'Armée, les officiers étant ulcérés du manque de respect qui leur était témoigné et des injures dont on les abreuvait. La mort soudaine du président vint semer la confusion dans ces projets, puis contribuer à les accélérer. Toujours est-il qu'une tentative brusquée, qui se produisit le jour des funérailles, échoua. Un peu plus tard, au mois de juin, les nationalistes ayant attaqué le nouveau président, après une année entière de violence ininterrompue, suscitaient une réaction vivave de la part des républicains. Le nationaliste Paul Déroulède, les royalistes André Buffet et Eugène de Lur-Saluces, impliqués dans ces complots, puis traduits en Haute Cour au mois de décembre 1899, furent condamnés à l'exil pour une durée variant dans chacun des cas.
Entre-temps, la Cour de Cassation cassait le premier jugement d'Alfred Dreyfus et ordonnait la réouverture de son procès. Un navire de guerre faisait force vapeur à destination de l'Ile du Diable, et l'espoir d'une grâce montait, cependant que dreyfusards et anti-dreyfusards faisaient le coup de poing ou se battaient en duel. Mais le 9 septembre 1899, un nouveau Conseil de Guerre, siégeant dans la morne ville de Rennes, déclarait encore Dreyfus coupable, bien que deux officiers sur cinq eussent voté l'acquittement. Le verdict contradictoire affirmait la culpabilité de l'accusé mais en lui trouvant des "circonstances atténuantes", sans autre précision, et réduisait la peine à dix ans de prison. C'était trop peu pour le traître, trop pour l'innocent, et de nature à ne satisfaire personne. Dreyfus fut grâcié officiellement un peu plus tard, mais ses partisans poursuivaient la lutte pour la réhabilitation et devaient finir par obtenir celle-ci, mais dans de telles conditions que la nature équivoque du procès n'en subsista pas moins jusqu'au bout.
L'Affaire approchant ainsi d'un terme destiné à faire du bruit, les conspirateurs traduits en justice, les anti-revisionnistes étaient déjoués et arrêtés à tous les tournants. La grande Affaire, en fin de compte, avait trouvé son issue et ils avaient perdu la partie. Le gouvernement Waldeck-Rousseau se montrait décidé à affermir la République et à dompter les ennemis de celle-ci dans l'Eglise, l'Armée, dans les "ligues" comme dans la rue. La Ligue de la Patrie française, naguère dans tout son éclat, se désintégrait à présent. [...]
Née dans la confusion de l'Affaire Dreyfus, l'Action Française fut dès le commencement une tentative de mise au point des grandes lignes d'une restauration française. [...]
C'est au printemps de 1898 que deux de ces hommes de bonne volonté, Maurice Pujo et Henri Vaugeois, affligés par les malheurs de la patrie mais peu désireux pour autant de suivre l'Union pour l'Action Morale dans le camp dreyfusard, fondaient un Comité d'Action française en prévision des élections qui devaient avoir lieu cette même année. Dans l'appel aux électeurs du Comité, on présentait la campagne des dreyfusards comme une reprise du panamisme, une diversion destinée à servir les intérêts des politiciens vénaux et des financiers. Les deux fondateurs étaient inconnus: Vaugeois, à trente-quatre ans, l'aîné, le plus marquant des deux, professeur de philosophie de son métier et quelque peu centre-gauche par inclination, était animé de tout le patriotisme jacobin qu'on pouvait attendre chez un homme qui comptait parmi ses ancêtres un conventionnel régicide. Pujo, de huit ans son cadet, avait fréquenté le lycée d'Orléans au même moment que Charles Péguy, avait été couronné à dix-huit ans pour un essai sur la philosophie morale de Spinoza, puis s'était livré à de vagues recherches intellectuelles dominées par le wagnérisme et une certaine curiosité de la poésie allemande. Depuis l'âge de vingt ans, en 1892, il dirigeait une revue fondée par lui, L'Art et la Vie, l'une des nombreuses publications qui voguait alors sur les courants du narcissisme fin de siècle de la rive gauche. Ils enrôlèrent le cousin de Vaugeois, le capitale Jules Caplain-Cortambert, ainsi que l'ardent colonel comte Georges-Henri de Villebois-Mareuil, qui bientôt mourrait en combattant avec les Boers, en Afrique du Sud. Mais cet appel semble être passé inaperçu. N'ayant pu exercer d'influence sur le scrutin, le Comité languit tout l'été durant, mais ses esprits directeurs ne faisaient que commencer leur travail. Le 19 décembre 1898, L'Eclair, journal nationaliste dirigé par Ernest Judet, publiait une lettre dans laquelle Pujo avertissait les intellectuels prêts à participer à "l'action française" que le moment était venu. Pour Pujo, à ce moment-là, le but d'une telle action devait être "de refaire de la France républicaine et libre, un Etat organisé à l'intérieur, puissant à l'extérieur, comme sous l'Ancien Régime". Et cela "sans recourir aux formes du passé", car, Pujo prenait la peine de l'expliquer, "on ne fait rien avec les morts".
Entre-temps, un groupe d'hommes qui croyaient sincèrement à l'importance des morts, à qui nous sommes redevables des traditions et de la base solide de toutes les sociétés humaines, avait fondé un mouvement qui devait d'abord noyer dans l'ombre ces timides tâtonnements. Organisée comme on l'a vu, afin de défendre le pays contre la subversion dreyfusarde, la Ligue de la Patrie Française débuta le 31 décembre, en un irrésistible flot d'activité. Pendant les quelques mois suivants, les membres du petit Comité d'Action Française, qui avaient joué un rôle décisif dans sa fondation, travaillèrent à organiser ceux des intellectuels désireux de défendre l'Ordre contre les prêcheurs et théoriciens de la Morale et de la Justice.
L'article de Pujo dans L'Eclair n'avait pas été du goût de la respectable hiérarchie de la Patrie Française, désireuse d'éviter les violences de langage et les choses qui peuvent mettre en danger les mieux conduites des carrières politiques ou littéraires. Vaugeois et ses partisans ne devaient pas, dans ces conditions, tarder à conclure que la Patrie Française était un véhicule trop peu résistant, trop mou et pusillanime pour le salut de la France. C'est au mois de janvier 1899 que Vaugeois rencontrait pour la première Maurras, alors âgé de trente ans, et tous deux tombaient d'accord que la Patrie Française n'allait pas assez vite et, surtout, qu'elle n'allait vers aucun but défini. Ils entreprirent donc l'étude des possibilités d'une action indépendante, ils tentèrent vainement de rassembler les fonds nécessaires au lancement d'un journal du soir à un sou, et, en fin de compte, en désespoir de cause, ils mirent sur pied leur organisation propre.
Le 20 juin 1899, au cours d'une conférence publique présentée sous le patronage de la Patrie Française et la présidence d'une des lumières de celle-ci, François de Mahy, Vaugeois présentait l'Action Française au public nationaliste. Un tract, publié à la même époque, mentionnait le chiffre probablement exagéré de six cents adhérents et proclamait le but "de créer un lien plus étroit entre le Peuple et ces hommes de haute culture dont l'action avait eu pour premier résultat la magnifique expansion de la Patrie Française". Une fois ce lien établi, on pourrait travailler ensemble au "retour d'une vie politique plus honnête".
Enfin, le 10 juillet 1899, paraissait sous une couverture grise et en in-douze, le premier numéro du Bulletin du nouveau mouvement, le Bulletin, ou, comme il devait bientôt s'intituler, la Revue de l'Action Française. La "petite revue grise" allait paraître sous ce même format, tous les quinze jours, jusqu'en 1904, où elle fut publiée en plus grande dimension et sous couverture bleue. Bleu ou gris, ce bimensuel resta le centre des activités de l'Action Française jusqu'à 1908, et dans ses pages se reflètent les orientations, les discussions, les crises qui devaient aboutir à la transformation de ce qui avait été d'abord un mouvement républicain patriotique en un mouvement royaliste, le plus sui generis et le plus victorieux des mouvements néo-royalistes du XXe siècle.
Ce que cette modification a de paradoxal apparaît si l'on se rappelle que parmi les initiateurs de l'Action Française, le 20 juin 1899, ne figurait qu'un seul monarchiste avoué. Vaugeois, professeur de philosophie du Collège de Coulommiers, ex-socialiste ; Pujo, qui, peu auparavant, flirtait avec l'anarchie, le premier président de la société, président de courte durée, François de Mahy, ex-ministre de la Marine, tous étaient républicains. Il y avait des bonapartistes, des catholiques, des libres penseurs, des positivistes, des démocrates parmi les adhérents. Quant à Maurras, apparemment le seul royaliste dans leurs rangs, des personnalités plus connues et plus actives l'éclipsaient encore et il consacrait une grande part de son énergie aux publications royalistes dont il était le collaborateur régulier. L'évolution de l'Action Française au cours des deux premières années de son existence est la conséquence de la rigueur avec laquelle certains de ses postulats furent suivis jusqu'à ce qui semblait être leurs conclusions les plus logiques. Et l'aspect le plus frappant de ce processus est le détachement manifesté à l'origine par certains de ces hommes qui, une fois qu'ils eurent déterminé leur position et tout ce qu'impliquait celle-ci, devinrent tenacement attachés à leurs convictions.
Au cours de la conférence publique du 20 juin, reproduite dans le premier numéro de la revue, Vaugeois définissait l'Action Française comme une bande de partisans, tournée vers l'avenir dans son esprit comme dans ses buts. Chose peut-être plus importante encore, il exprimait déjà les conceptions religieuses empiriques qui resteraient une des caractéristiques distinctives du mouvement. "La morale française, déclarait-il, ne dépend pas d'une théorie... Elle peut être athée" (Vifs applaudissement dans la salle).
L'admirable avec la foi catholique, "cette forme atténuée de christianisme, décantée par l'heureux génie de la France", était son sens pratique. Son discours entier était du même ton: Vaugeois se disait catholique parce que le catholicisme était français, il était républicain pour la même raison. La République n'était pas capable d'une résistance soutenue contre le sentiment général de l'instinct national. Avant longtemps, par conséquent, elle reflèterait cette tendance autoritaire qu'il était heureux de pressentir. Là, une partie de l'assistance s'agita, mal à son aise, mais il y eut quelques applaudissements. François de Mahy protesta: le ton du discours, l'humeur du public, l'un et l'autre étaient trop révolutionnaires et trop autoritaires à son gré. Mais Vaugeois eut vite fait de le rassurer: rien n'était plus loin de sa pensée que le césarisme ou la révolution. Nul ne connaissait mieux que lui les terribles dangers inhérents à l'action illégale, à la force brutale, au pronunciamiento, toutes choses que l'Action Française saurait fuir. [...]
Ces précautions ne devaient pas durer. Le 1er août, Vaugeois qui, trois semaines auparavant, affirmait que l'Action Française se tournait non pas vers le passé mais vers l'avenir, changeait d'avis: "Réaction d'abord". Avant tout, déclarait-il maintenant, l'Action Française était un retour en arrière, une réaction. Une semaine plus tard, François de Mahy renonçait à la présidence en raison de l'antirépublicanisme trop explicite de Vaugeois [...]
Le caractère français, les besoins nationaux sont définis de façon plus claire dans un autre des articles préliminaires de 1899: la France est catholique et doit donc se débarrasser des protestants, des francs-maçons et des Juifs ; la France est agricole, elle a donc besoin d'une politique protectionniste et d'un mouvement de retour à la terre ; la France est militaire, partant, sa gloire et la gloire de ses armes sont une condition de son bonheur ; la France est républicaine, elle n'est pas démocrate. Cependant cet empirisme restait éclectique: un mois après cette déclaration du caractère républicain de la France, Maurras rappelait dans ces mêmes pages que, pour sa part, il n'était pas républicain. La doctrine républicaine lui apparaissait comme puérile, et la République comme le dernier degré de la décadence française. Le lecteur sérieux, conséquent dans son patriotisme, persévérant dans la volonté de travailler de son mieux pour la France, devait s'en faire une raison une fois pour toutes: la France ne serait sauvée que par l'abandon du "légalisme" en faveur de la Justice. Rien d'étonnant à ce que de nombreux lecteurs fussent étonnés par de telles affirmations, et la Revue dut rappeler dans son numéro suivant que la discussion restait libre entre patriotes, réaffirmer que l'Action Française en tant que telle n'était pas royaliste et entendait ne lier partie avec aucune famille ayant régné.
Et d'abord, le cercle de l'Action Française se cherchait une doctrine politique, tâchant à en dégager une par la discussion. On avait commencé par écarter ce qui déplaisait: la démocratie et le parlementarisme. Mais on se refusait à accepter des idées monarchistes ou même bonapartistes. Le groupe avait beau éprouver de la sympathie pour la famille d'Orléans, on estimait, en majorité, que la République serait durable et la Restauration impossible.
Maurras, cependant, était à l’œuvre. Dans la royaliste Gazette de France du 6 mai 1899, il exposait son point de vue sur ce que devrait être la monarchie restaurée [...]
Quelques semaines plus tard, comme le gouvernement commençait les poursuites contre les dirigeants royalistes, il décidait de répondre à ce défi des autorités par un défi personnel. Il écrivit un bref manifeste explicitement royaliste: "Dictateur et Roi", où il décrivait le double rôle qu'il envisageait pour le Prince, une fois restauré: "Châtier d'abord ceux qui se sont rendus coupables de crimes contre l'Etat ; puis commencer à reconstruire et à gouverner le pays".
Cet écrit, sous sa forme manuscrite, aida à la conversion de plusieurs de ceux qui le lurent, à celle de Pujo, notamment. Maurras sollicita alors les idées des deux chefs royalistes proscrits: Buffet et Lur-Saluces, qui vivaient à Bruxelles. "Dictateur et Roi" augmenté grâce à leurs concours, puis annoté avec beaucoup de talent et d'adresse dialectique, devint la bible néo-royaliste, L'Enquête sur la Monarchie (1900). L'ayant lue, Vaugeois dit à Maurras: "Vous êtes le seul royaliste en France". "Joignez-vous à moi, lui répondit Maurras, nous serons deux". Il en fallut davantage pour convaincre Vaugeois. Toujours est-il qu'en 1901 lui aussi avait succombé. Deux articles de l'été de cette année-là expriment le royalisme qu'il vient de découvrir. Vouloir améliorer la République, écrivait-il, c'était poursuivre un espoir fallacieux. Le seul principe soutenable était le monarchique, qui apportait la seule conclusion logique à une recherche sérieuse de l'ordre et de la stabilité.
Au moins de novembre 1899, Maurras tranquillisait Barrès, inquiet au sujet de l'influence subversive du journaliste monarchiste. Ses amis de la Revue, écrivait-il, ne cessaient d'opposer des objections à ses idées: "Je n'ai aucune influence sur Caplain, ou sur Copin-Albancelli, ou sur Spronck, ou sur Delebet, ou sur le colonel de Villebois-Mareuil... Je ne suis qu'une minuscule minorité, à laquelle s'opposent sans cesse Moreau et Vaugeois, eux-mêmes solidement appuyés par quatorze ou quinze champions prêts à prendre leur place. Il me paraît que la République est bien défendue". Mais ces défenses s'effondraient bientôt au son des trompettes de Maurras. En décembre 1900, l'association primitive était dissoute pour faire place à une autre. Caplain, co-directeur avec Vaugeois de la Revue, abandonnèrent avec Copin-Albancelli, et leurs amis l'entreprise "qui devait être dirigée désormais selon des principes entièrement différents du programme républicain et national sur lequel était fondé l'appel de la première Action Française". En l'espace de quelques mois, Vaugeois, maintenant seul directeur politique, Montesquiou et Moreau déclaraient publiquement leur conversion."(p.34-40)
-Eugen Weber, L'Action française, Fayard, coll. Pluriel, 1985 (1962 pour la première édition états-unienne), 685 pages.
"De tous les mouvements politiques contemporains, aucun ne fut plus conscient, plus inquiet de son idéologie et de l'importance de celle-ci. L'élaboration d'une doctrine occupe les dix premières années de son existence et font d'elle, dès ses commencements, un mouvement intellectuel et hautement didactique." (p.19)
"Les premiers à prendre parti dans un débat où principes, documents et témoignages jouaient un tel rôle furent les universitaires et les intellectuels. Non seulement ils étaient enclins par formation et orientation à donner de l'importance à ce genre de choses, mais aussi ils étaient moins disposés à accepter les affirmations gratuites des autorités établies. C'est ainsi qu'un grand nombre des premiers champions de Dreyfus vinrent de l'Université, ou, comme Zola, de milieux intellectuels et artistiques. Il se peut que les intellectuels qui défendaient Dreyfus contre ses accusateurs de l'armée aient eu leur impartialité compromise du fait de leur service (ils y étaient astreints depuis 1889), dont beaucoup étaient sortis avec le souvenir de l'insuffisance, de l'étroitesse d'esprit stupide du corps des officiers dont les préjugés différaient des leurs. [...]
Quand, au moins de février 1898, se fonda la Ligue des Droits de l'Homme, en réponse à l'appel de Zola, ils coururent gonfler ses rangs." (p.21)
"Quelques semaines après ces élections, en juillet 1898, le ministre de la Guerre, Eugène Cavaignac, exposa devant la Chambre les preuves de la culpabilité de Dreyfus. Il devait commettre l'erreur d'insister sur le billet, fabriqué par Henry, de Panizzardi à l'attaché militaire allemand. Un autre officier du Deuxième Bureau ayant vérifié les "documents", le faux fut démasqué. Henry, alors colonel, admis qu'il était son œuvre et fut arrêté. Le 31 août suivant, on le trouvait mort dans sa cellule, suicidé peut-être, ou assassiné.
Après Esterhazy, qui, entre-temps, avait fait preuve de prévoyance en passant en Angleterre, Henry: la révélation de ce faux, et plus encore, peut-être, les circonstances dramatiques qui l'entouraient, renforçait la thèse en faveur de la révision. Ses adversaires étaient désorientés. Un des plus animés de ceux-ci, un royaliste provençal âgé de trente ans, qui venait de prendre un congé d'une semaine pour aller admirer les marbes d'Elgin au British Museum, à Londres, fut rappelé d'urgence par son rédacteur en chef. Huit jours après la mort violente de Henry, la royaliste Gazette de France déclarait, sous la signature de Charles Maurras, que le faux commis par le colonel Henry l'avait été par patriotisme, et sa mort le "premier sang" versé au cours de l'Affaire.
La faute de Henry, sa seule, disait cet article, c'était de s'être laissé prendre." (p.21-22)
"L'origine des idées de Maurras, de même que celle du nationalisme dans certaines campagnes critiques de Maurice Barrès, fut littéraire et artistique plutôt que politique. C'était le dégoût de la barbarie prédominante, Maurras devait le déclarer par la suite, qui l'avait incité à rechercher les principes d'ordre "d'abord dans l'art, puis dans le reste de la Société"." (p.25-26)
"Les idées littéraires de Maurras apparaissent de façon très claire dans un essai moins connu que certaines autres de ses œuvres, écrit en 1896, sur les encouragements d'un ami. Pour Maurras, âge alors de vingt-huit ans, la caractéristique essentielle de l'Homme est la Raison, mais la Raison n'est que l'instrument employé par l'Homme afin d'équilibrer ses nombreux éléments constitutifs qui tous doivent pouvoir s'exprimer chez l'être humain complet. [...]
Le style est d'importance capitale et c'est simplement l'ordre et le mouvement que l'on donne à ses propres pensées. Le style -et ici Maurras reprend Buffon- est de l'homme même." (p.26)
"Chaque homme possède son style propre, et chaque nation aussi, et ce style est leur véritable expression. Maurras souligne ici que les Français, éveillés par le Romantisme au goût des sujets nationaux et entraînés par son courant, ont commis l'erreur d'écrire de façon non française, pour découvrir que ces sujets "français" étaient bien plus étrangers que Le Cid ou Esther, parce que, en insistant sur des thèmes nationaux, le nouveau style acceptait une mentalité étrangère, "gothique", cosmopolite, plus insidieusement corruptrice que n'aurait pu l'être le sujet traité. [...]
L'écrivain doit donc s'appuyer sur la tradition." (p.27)
"A part Anatole France, personne dans la génération littéraire antérieure ne s'était soucié de maintenir les valeurs classiques, et rares étaient ceux qui accordaient une pensée aux lettres classiques avant que Maurras, Jean Moréas et quelques autres, eussent fondé l'École Romane en vue de restaurer dans les lettres aveulies la virilité lucide du Passé. Maurras était bien placé pour savoir que l’École Romane n'avait suscité que peu d'échos. Pourtant, la dégénérescence qui leur agaçait les dents devait avoir des conséquences plus graves en France qu'ailleurs, l'esprit classique n'étant pas seulement la plus haute tradition née chez les hommes, mais l'essence même de la nation." (p.28)
"Il ne fallait pas chercher bien loin pour découvrir que l'art décadent n'était que le reflet de la Société décadente où il fleurissait. Cette décadence, une des affirmations principales de la doctrine maurrassienne, était bien prouvée par la défaite de la France en 1870, par la perte de l'Alsace et de la Lorraine qui avait suivi, par le taux décroissant de la natalité." (p.29)
"Aussi longtemps qu'on laisserait [d]es étrangers libres de coloniser la France, d'accroître leur influence dans tous les domaines, le pays ne serait pas seulement divisé "mais trahi, occupé, exploité par intérieur". Ainsi donc, avant toute tentative de synthèse ou d'union, ces corps étrangers ou mal assimilés -francs-maçons, protestants, étrangers, et Juifs- devaient être soit soumis, soit expulsés. [...]
La monarchie avait sauvegardé l'unité nationale en empêchant les factions et les luttes." (p.30)
"Dans Si le coup de force est possible (1910), Maurras développait ces idées. L'avenir appartenait aux hommes d'action, et ce n'était que par l'action que la vérité politique serait rétablie dans le pays. Le "coup" qui le permettrait pourrait être l’œuvre d'un général, d'un préfet, d'un ministre disposant d'une fraction de la force publique, ou d'un groupe résolu obéissant à un chef énergique. L'occasion, ce serait peut-être une mutinerie militaire, un complot, un soulèvement, ou simplement une émeute de quelque importance, ou bien il y aurait quelqu'un, comme le général Monck en 1660, ou Talleyrand en 1814, pour jeter son poids dans la balance. Mais la condition préalable, essentielle, c'était "un état d'esprit royaliste" qui, n'existant pas, devait être créé. L'opinion, en France, devait être familiarisée avec l'idée qu'un tel "coup" était non seulement possible, mais nécessaire, avec la solution aux problèmes nationaux qu'elle avait négligés jusqu'ici. "Il faut créer une mentalité conspiratrice": il faut persuader le public que les royalistes sont véritablement persuadés de ce qu'ils affirment." (p.32)
"Entre-temps, la possibilité d'une dictature intermédiaire ne saurait être écartée. Comme l'écrivait Maurras en 1888: "Tous, nous sommes un peu bonapartistes"." (p.32)
"C'est dans cette situation confuse que se situe la fondation de la Ligue de la Patrie française, destinée à s'opposer aux défenseurs de Dreyfus et, en particulier, à la Ligue des Droits de l'Homme.
Alors que cette dernière organisation, existant déjà, recrutait parmi les membres de la Gauche Universitaire, la nouvelle cherchait à s'accroître parmi la Droite intellectuelle. Elle dressait contre l'Université: l'Institut et l'Académie française, contre les savants ternes et scrupuleux: les critiques et les écrivains à la mode. En trois jours seulement, les premiers du mois de janvier 1899, on rassembla vingt-cinq académiciens ; un peu plus tard seulement, on s'assura le soutien de quelques quatre-vingts autres membres de l'Institut, et d'autres lumières moins prestigieuses par centaines et milliers. Des catholiques, des conservateurs, des nationalistes, des professeurs tels que Louis Dimier, Gabriel Syveton et Henri Vaugeois, des écrivains comme Georges Fonsegrive et Maurras se rapprochèrent de la Ligue. C'est dans ses rangs qu'ils se rencontrèrent, engagèrent le dialogue et, comme nous le verrons plus tard, qu'ils se décidèrent à une action ultérieure.
Les événements qui avaient marqué le pas jusqu'à 1898, brusquement, se précipitèrent après la mort du président Faure, remplacé par un modéré -mais un modéré révisionniste- Emile Loubet.
Il est difficile de déterminer exactement ce qui se passe derrière la scène au cours de cette année 1898. Il semble cependant que les nationalistes et les monarchistes aient comploté séparément le renversement du régime avec l'appui éventuel de l'Armée, les officiers étant ulcérés du manque de respect qui leur était témoigné et des injures dont on les abreuvait. La mort soudaine du président vint semer la confusion dans ces projets, puis contribuer à les accélérer. Toujours est-il qu'une tentative brusquée, qui se produisit le jour des funérailles, échoua. Un peu plus tard, au mois de juin, les nationalistes ayant attaqué le nouveau président, après une année entière de violence ininterrompue, suscitaient une réaction vivave de la part des républicains. Le nationaliste Paul Déroulède, les royalistes André Buffet et Eugène de Lur-Saluces, impliqués dans ces complots, puis traduits en Haute Cour au mois de décembre 1899, furent condamnés à l'exil pour une durée variant dans chacun des cas.
Entre-temps, la Cour de Cassation cassait le premier jugement d'Alfred Dreyfus et ordonnait la réouverture de son procès. Un navire de guerre faisait force vapeur à destination de l'Ile du Diable, et l'espoir d'une grâce montait, cependant que dreyfusards et anti-dreyfusards faisaient le coup de poing ou se battaient en duel. Mais le 9 septembre 1899, un nouveau Conseil de Guerre, siégeant dans la morne ville de Rennes, déclarait encore Dreyfus coupable, bien que deux officiers sur cinq eussent voté l'acquittement. Le verdict contradictoire affirmait la culpabilité de l'accusé mais en lui trouvant des "circonstances atténuantes", sans autre précision, et réduisait la peine à dix ans de prison. C'était trop peu pour le traître, trop pour l'innocent, et de nature à ne satisfaire personne. Dreyfus fut grâcié officiellement un peu plus tard, mais ses partisans poursuivaient la lutte pour la réhabilitation et devaient finir par obtenir celle-ci, mais dans de telles conditions que la nature équivoque du procès n'en subsista pas moins jusqu'au bout.
L'Affaire approchant ainsi d'un terme destiné à faire du bruit, les conspirateurs traduits en justice, les anti-revisionnistes étaient déjoués et arrêtés à tous les tournants. La grande Affaire, en fin de compte, avait trouvé son issue et ils avaient perdu la partie. Le gouvernement Waldeck-Rousseau se montrait décidé à affermir la République et à dompter les ennemis de celle-ci dans l'Eglise, l'Armée, dans les "ligues" comme dans la rue. La Ligue de la Patrie française, naguère dans tout son éclat, se désintégrait à présent. [...]
Née dans la confusion de l'Affaire Dreyfus, l'Action Française fut dès le commencement une tentative de mise au point des grandes lignes d'une restauration française. [...]
C'est au printemps de 1898 que deux de ces hommes de bonne volonté, Maurice Pujo et Henri Vaugeois, affligés par les malheurs de la patrie mais peu désireux pour autant de suivre l'Union pour l'Action Morale dans le camp dreyfusard, fondaient un Comité d'Action française en prévision des élections qui devaient avoir lieu cette même année. Dans l'appel aux électeurs du Comité, on présentait la campagne des dreyfusards comme une reprise du panamisme, une diversion destinée à servir les intérêts des politiciens vénaux et des financiers. Les deux fondateurs étaient inconnus: Vaugeois, à trente-quatre ans, l'aîné, le plus marquant des deux, professeur de philosophie de son métier et quelque peu centre-gauche par inclination, était animé de tout le patriotisme jacobin qu'on pouvait attendre chez un homme qui comptait parmi ses ancêtres un conventionnel régicide. Pujo, de huit ans son cadet, avait fréquenté le lycée d'Orléans au même moment que Charles Péguy, avait été couronné à dix-huit ans pour un essai sur la philosophie morale de Spinoza, puis s'était livré à de vagues recherches intellectuelles dominées par le wagnérisme et une certaine curiosité de la poésie allemande. Depuis l'âge de vingt ans, en 1892, il dirigeait une revue fondée par lui, L'Art et la Vie, l'une des nombreuses publications qui voguait alors sur les courants du narcissisme fin de siècle de la rive gauche. Ils enrôlèrent le cousin de Vaugeois, le capitale Jules Caplain-Cortambert, ainsi que l'ardent colonel comte Georges-Henri de Villebois-Mareuil, qui bientôt mourrait en combattant avec les Boers, en Afrique du Sud. Mais cet appel semble être passé inaperçu. N'ayant pu exercer d'influence sur le scrutin, le Comité languit tout l'été durant, mais ses esprits directeurs ne faisaient que commencer leur travail. Le 19 décembre 1898, L'Eclair, journal nationaliste dirigé par Ernest Judet, publiait une lettre dans laquelle Pujo avertissait les intellectuels prêts à participer à "l'action française" que le moment était venu. Pour Pujo, à ce moment-là, le but d'une telle action devait être "de refaire de la France républicaine et libre, un Etat organisé à l'intérieur, puissant à l'extérieur, comme sous l'Ancien Régime". Et cela "sans recourir aux formes du passé", car, Pujo prenait la peine de l'expliquer, "on ne fait rien avec les morts".
Entre-temps, un groupe d'hommes qui croyaient sincèrement à l'importance des morts, à qui nous sommes redevables des traditions et de la base solide de toutes les sociétés humaines, avait fondé un mouvement qui devait d'abord noyer dans l'ombre ces timides tâtonnements. Organisée comme on l'a vu, afin de défendre le pays contre la subversion dreyfusarde, la Ligue de la Patrie Française débuta le 31 décembre, en un irrésistible flot d'activité. Pendant les quelques mois suivants, les membres du petit Comité d'Action Française, qui avaient joué un rôle décisif dans sa fondation, travaillèrent à organiser ceux des intellectuels désireux de défendre l'Ordre contre les prêcheurs et théoriciens de la Morale et de la Justice.
L'article de Pujo dans L'Eclair n'avait pas été du goût de la respectable hiérarchie de la Patrie Française, désireuse d'éviter les violences de langage et les choses qui peuvent mettre en danger les mieux conduites des carrières politiques ou littéraires. Vaugeois et ses partisans ne devaient pas, dans ces conditions, tarder à conclure que la Patrie Française était un véhicule trop peu résistant, trop mou et pusillanime pour le salut de la France. C'est au mois de janvier 1899 que Vaugeois rencontrait pour la première Maurras, alors âgé de trente ans, et tous deux tombaient d'accord que la Patrie Française n'allait pas assez vite et, surtout, qu'elle n'allait vers aucun but défini. Ils entreprirent donc l'étude des possibilités d'une action indépendante, ils tentèrent vainement de rassembler les fonds nécessaires au lancement d'un journal du soir à un sou, et, en fin de compte, en désespoir de cause, ils mirent sur pied leur organisation propre.
Le 20 juin 1899, au cours d'une conférence publique présentée sous le patronage de la Patrie Française et la présidence d'une des lumières de celle-ci, François de Mahy, Vaugeois présentait l'Action Française au public nationaliste. Un tract, publié à la même époque, mentionnait le chiffre probablement exagéré de six cents adhérents et proclamait le but "de créer un lien plus étroit entre le Peuple et ces hommes de haute culture dont l'action avait eu pour premier résultat la magnifique expansion de la Patrie Française". Une fois ce lien établi, on pourrait travailler ensemble au "retour d'une vie politique plus honnête".
Enfin, le 10 juillet 1899, paraissait sous une couverture grise et en in-douze, le premier numéro du Bulletin du nouveau mouvement, le Bulletin, ou, comme il devait bientôt s'intituler, la Revue de l'Action Française. La "petite revue grise" allait paraître sous ce même format, tous les quinze jours, jusqu'en 1904, où elle fut publiée en plus grande dimension et sous couverture bleue. Bleu ou gris, ce bimensuel resta le centre des activités de l'Action Française jusqu'à 1908, et dans ses pages se reflètent les orientations, les discussions, les crises qui devaient aboutir à la transformation de ce qui avait été d'abord un mouvement républicain patriotique en un mouvement royaliste, le plus sui generis et le plus victorieux des mouvements néo-royalistes du XXe siècle.
Ce que cette modification a de paradoxal apparaît si l'on se rappelle que parmi les initiateurs de l'Action Française, le 20 juin 1899, ne figurait qu'un seul monarchiste avoué. Vaugeois, professeur de philosophie du Collège de Coulommiers, ex-socialiste ; Pujo, qui, peu auparavant, flirtait avec l'anarchie, le premier président de la société, président de courte durée, François de Mahy, ex-ministre de la Marine, tous étaient républicains. Il y avait des bonapartistes, des catholiques, des libres penseurs, des positivistes, des démocrates parmi les adhérents. Quant à Maurras, apparemment le seul royaliste dans leurs rangs, des personnalités plus connues et plus actives l'éclipsaient encore et il consacrait une grande part de son énergie aux publications royalistes dont il était le collaborateur régulier. L'évolution de l'Action Française au cours des deux premières années de son existence est la conséquence de la rigueur avec laquelle certains de ses postulats furent suivis jusqu'à ce qui semblait être leurs conclusions les plus logiques. Et l'aspect le plus frappant de ce processus est le détachement manifesté à l'origine par certains de ces hommes qui, une fois qu'ils eurent déterminé leur position et tout ce qu'impliquait celle-ci, devinrent tenacement attachés à leurs convictions.
Au cours de la conférence publique du 20 juin, reproduite dans le premier numéro de la revue, Vaugeois définissait l'Action Française comme une bande de partisans, tournée vers l'avenir dans son esprit comme dans ses buts. Chose peut-être plus importante encore, il exprimait déjà les conceptions religieuses empiriques qui resteraient une des caractéristiques distinctives du mouvement. "La morale française, déclarait-il, ne dépend pas d'une théorie... Elle peut être athée" (Vifs applaudissement dans la salle).
L'admirable avec la foi catholique, "cette forme atténuée de christianisme, décantée par l'heureux génie de la France", était son sens pratique. Son discours entier était du même ton: Vaugeois se disait catholique parce que le catholicisme était français, il était républicain pour la même raison. La République n'était pas capable d'une résistance soutenue contre le sentiment général de l'instinct national. Avant longtemps, par conséquent, elle reflèterait cette tendance autoritaire qu'il était heureux de pressentir. Là, une partie de l'assistance s'agita, mal à son aise, mais il y eut quelques applaudissements. François de Mahy protesta: le ton du discours, l'humeur du public, l'un et l'autre étaient trop révolutionnaires et trop autoritaires à son gré. Mais Vaugeois eut vite fait de le rassurer: rien n'était plus loin de sa pensée que le césarisme ou la révolution. Nul ne connaissait mieux que lui les terribles dangers inhérents à l'action illégale, à la force brutale, au pronunciamiento, toutes choses que l'Action Française saurait fuir. [...]
Ces précautions ne devaient pas durer. Le 1er août, Vaugeois qui, trois semaines auparavant, affirmait que l'Action Française se tournait non pas vers le passé mais vers l'avenir, changeait d'avis: "Réaction d'abord". Avant tout, déclarait-il maintenant, l'Action Française était un retour en arrière, une réaction. Une semaine plus tard, François de Mahy renonçait à la présidence en raison de l'antirépublicanisme trop explicite de Vaugeois [...]
Le caractère français, les besoins nationaux sont définis de façon plus claire dans un autre des articles préliminaires de 1899: la France est catholique et doit donc se débarrasser des protestants, des francs-maçons et des Juifs ; la France est agricole, elle a donc besoin d'une politique protectionniste et d'un mouvement de retour à la terre ; la France est militaire, partant, sa gloire et la gloire de ses armes sont une condition de son bonheur ; la France est républicaine, elle n'est pas démocrate. Cependant cet empirisme restait éclectique: un mois après cette déclaration du caractère républicain de la France, Maurras rappelait dans ces mêmes pages que, pour sa part, il n'était pas républicain. La doctrine républicaine lui apparaissait comme puérile, et la République comme le dernier degré de la décadence française. Le lecteur sérieux, conséquent dans son patriotisme, persévérant dans la volonté de travailler de son mieux pour la France, devait s'en faire une raison une fois pour toutes: la France ne serait sauvée que par l'abandon du "légalisme" en faveur de la Justice. Rien d'étonnant à ce que de nombreux lecteurs fussent étonnés par de telles affirmations, et la Revue dut rappeler dans son numéro suivant que la discussion restait libre entre patriotes, réaffirmer que l'Action Française en tant que telle n'était pas royaliste et entendait ne lier partie avec aucune famille ayant régné.
Et d'abord, le cercle de l'Action Française se cherchait une doctrine politique, tâchant à en dégager une par la discussion. On avait commencé par écarter ce qui déplaisait: la démocratie et le parlementarisme. Mais on se refusait à accepter des idées monarchistes ou même bonapartistes. Le groupe avait beau éprouver de la sympathie pour la famille d'Orléans, on estimait, en majorité, que la République serait durable et la Restauration impossible.
Maurras, cependant, était à l’œuvre. Dans la royaliste Gazette de France du 6 mai 1899, il exposait son point de vue sur ce que devrait être la monarchie restaurée [...]
Quelques semaines plus tard, comme le gouvernement commençait les poursuites contre les dirigeants royalistes, il décidait de répondre à ce défi des autorités par un défi personnel. Il écrivit un bref manifeste explicitement royaliste: "Dictateur et Roi", où il décrivait le double rôle qu'il envisageait pour le Prince, une fois restauré: "Châtier d'abord ceux qui se sont rendus coupables de crimes contre l'Etat ; puis commencer à reconstruire et à gouverner le pays".
Cet écrit, sous sa forme manuscrite, aida à la conversion de plusieurs de ceux qui le lurent, à celle de Pujo, notamment. Maurras sollicita alors les idées des deux chefs royalistes proscrits: Buffet et Lur-Saluces, qui vivaient à Bruxelles. "Dictateur et Roi" augmenté grâce à leurs concours, puis annoté avec beaucoup de talent et d'adresse dialectique, devint la bible néo-royaliste, L'Enquête sur la Monarchie (1900). L'ayant lue, Vaugeois dit à Maurras: "Vous êtes le seul royaliste en France". "Joignez-vous à moi, lui répondit Maurras, nous serons deux". Il en fallut davantage pour convaincre Vaugeois. Toujours est-il qu'en 1901 lui aussi avait succombé. Deux articles de l'été de cette année-là expriment le royalisme qu'il vient de découvrir. Vouloir améliorer la République, écrivait-il, c'était poursuivre un espoir fallacieux. Le seul principe soutenable était le monarchique, qui apportait la seule conclusion logique à une recherche sérieuse de l'ordre et de la stabilité.
Au moins de novembre 1899, Maurras tranquillisait Barrès, inquiet au sujet de l'influence subversive du journaliste monarchiste. Ses amis de la Revue, écrivait-il, ne cessaient d'opposer des objections à ses idées: "Je n'ai aucune influence sur Caplain, ou sur Copin-Albancelli, ou sur Spronck, ou sur Delebet, ou sur le colonel de Villebois-Mareuil... Je ne suis qu'une minuscule minorité, à laquelle s'opposent sans cesse Moreau et Vaugeois, eux-mêmes solidement appuyés par quatorze ou quinze champions prêts à prendre leur place. Il me paraît que la République est bien défendue". Mais ces défenses s'effondraient bientôt au son des trompettes de Maurras. En décembre 1900, l'association primitive était dissoute pour faire place à une autre. Caplain, co-directeur avec Vaugeois de la Revue, abandonnèrent avec Copin-Albancelli, et leurs amis l'entreprise "qui devait être dirigée désormais selon des principes entièrement différents du programme républicain et national sur lequel était fondé l'appel de la première Action Française". En l'espace de quelques mois, Vaugeois, maintenant seul directeur politique, Montesquiou et Moreau déclaraient publiquement leur conversion."(p.34-40)
-Eugen Weber, L'Action française, Fayard, coll. Pluriel, 1985 (1962 pour la première édition états-unienne), 685 pages.