Claude Prioul, Les racines de la désindustrialisation
Le Monde du 14 juillet 2018
Pour Claude Prioul, professeur de génie mécanique, en France, le dénigrement culturel et éducatif de la technologie est autant responsable de la perte d'emplois et de compétitivité industrielle que les facteurs économiques
La part de la production industrielle dans la production de richesses ne cesse de décroître en France depuis une trentaine d'années, décroissance que l'on attribue principalement au phénomène de mondialisation. Cette explication simple permet de s'affranchir d'une réflexion plus approfondie sur la place attribuée à la technologie et plus généralement à l'industrie dans " l'inconscient collectif " français. C'est justement au début des années 1990 que le concept " d'entreprise sans usine " a vu le jour en France, associé à l'idée bien ancrée que la Chine serait l'usine du monde et que, en conséquence, la France devrait désormais se consacrer uniquement à la conception, laissant ainsi libre cours au " génie français " bien connu (seulement de nous-mêmes !). En dehors d'une arrogance évidente, ce concept reposait sur deux erreurs d'analyse dont la France paye encore les conséquences. La première était la sous-estimation d'une Chine ambitieuse, ayant les capacités d'être effectivement l'usine du monde avec une main-d'œuvre bon marché, mais aussi possédant des universités scientifiques et techniques de niveau international offrant des capacités de recherche et d'innovation à la hauteur, voire de niveau supérieur à celles des nations industrielles traditionnelles. La deuxième erreur d'analyse consistait à ignorer les relations de plus en plus étroites qui se tissaient entre recherche fondamentale, recherche appliquée, innovation, développement industriel et fabrication de produits nouveaux. Le temps écoulé entre une découverte fondamentale et son application industrielle se raccourcissait considérablement. L'idée de conception industrielle sans confrontation avec la réalisation a conduit inexorablement à l'impasse actuelle.
Le contre-exemple Allemand.
Ces erreurs d'analyse, qui n'ont pas été commises par l'Allemagne, résultent d'une spécificité bien française établissant une hiérarchie stricte entre les disciplines dites " nobles ", autrefois le grec et le latin, actuellement les mathématiques, la physique fondamentale, le management… reléguant les disciplines technologiques au rang de connaissances secondaires, ultime recours de ceux qui " ne sont pas doués pour l'abstraction ". Alors que les plus prestigieuses universités américaines font figurer le terme " technologie " dans leur nom, à l'instar du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ou du California Institute of Technology (Caltech), celui-ci n'apparaît, au sein des universités françaises, que dans les instituts universitaires de technologie (IUT) et dans l'appellation de rares universités technologiques (Compiègne, Troyes, Belfort-Montbéliard), qui ont dû se doter de statuts particuliers. L'organisation des filières de l'enseignement français est à l'image de ce mépris national pour la technologie. L'orientation vers l'enseignement technique est souvent choisie par défaut d'accès à un lycée d'enseignement général. A l'heure où une réforme du baccalauréat a été proposée, la rénovation des filières techniques n'a pas été mise à l'ordre du jour, et ce n'est pas le récent raccourcissement d'une année de la scolarité des baccalauréats professionnels qui est susceptible d'apporter des solutions, bien au contraire. Pourtant, la grille de formation des lycées professionnels est très rigide, et, hors les stages en entreprise, peu de liens existent avec les industries -concernées. La faible rémunération des enseignants est également un frein au recrutement de professeurs ayant réellement une expérience industrielle. Le baccalauréat professionnel ne donne pas à ses titulaires les outils nécessaires pour aborder des études universitaires avec les meilleures chances de réussite, et les chiffres d'échec en première année d'université le montrent sans équivoque. L'entrée en lycée professionnel à la sortie du collège n'offre ultérieurement aucune chance de rejoindre une filière généraliste avant le baccalauréat. La formation par apprentissage est pratiquement inexistante dans les lycées professionnels, et les projets de réforme de l'apprentissage vont plutôt dans le sens d'un transfert des formations vers des organismes privés. Concernant les formations supérieures, la dualité entre sections de techniciens supérieurs (STS, au lycée) et instituts universitaires de technologie (IUT, à l'université) reste peu lisible pour le grand public, et les relations entre les IUT et leur université de rattachement sont le plus souvent limitées, ce qui constitue un obstacle au développement d'une filière réellement technologique au sein des universités. Au sommet de la chaîne de compétences, les écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses se sont peu à peu détachées des " sciences de l'ingénieur " pour former leurs élèves au management et aux métiers de la finance, beaucoup plus rémunérateurs. La conjugaison de ces évolutions aux dépens de la promotion d'une industrie moderne, attractive et novatrice, explique une grande part de la désindustrialisation française.
Le Monde du 14 juillet 2018
Pour Claude Prioul, professeur de génie mécanique, en France, le dénigrement culturel et éducatif de la technologie est autant responsable de la perte d'emplois et de compétitivité industrielle que les facteurs économiques
La part de la production industrielle dans la production de richesses ne cesse de décroître en France depuis une trentaine d'années, décroissance que l'on attribue principalement au phénomène de mondialisation. Cette explication simple permet de s'affranchir d'une réflexion plus approfondie sur la place attribuée à la technologie et plus généralement à l'industrie dans " l'inconscient collectif " français. C'est justement au début des années 1990 que le concept " d'entreprise sans usine " a vu le jour en France, associé à l'idée bien ancrée que la Chine serait l'usine du monde et que, en conséquence, la France devrait désormais se consacrer uniquement à la conception, laissant ainsi libre cours au " génie français " bien connu (seulement de nous-mêmes !). En dehors d'une arrogance évidente, ce concept reposait sur deux erreurs d'analyse dont la France paye encore les conséquences. La première était la sous-estimation d'une Chine ambitieuse, ayant les capacités d'être effectivement l'usine du monde avec une main-d'œuvre bon marché, mais aussi possédant des universités scientifiques et techniques de niveau international offrant des capacités de recherche et d'innovation à la hauteur, voire de niveau supérieur à celles des nations industrielles traditionnelles. La deuxième erreur d'analyse consistait à ignorer les relations de plus en plus étroites qui se tissaient entre recherche fondamentale, recherche appliquée, innovation, développement industriel et fabrication de produits nouveaux. Le temps écoulé entre une découverte fondamentale et son application industrielle se raccourcissait considérablement. L'idée de conception industrielle sans confrontation avec la réalisation a conduit inexorablement à l'impasse actuelle.
Le contre-exemple Allemand.
Ces erreurs d'analyse, qui n'ont pas été commises par l'Allemagne, résultent d'une spécificité bien française établissant une hiérarchie stricte entre les disciplines dites " nobles ", autrefois le grec et le latin, actuellement les mathématiques, la physique fondamentale, le management… reléguant les disciplines technologiques au rang de connaissances secondaires, ultime recours de ceux qui " ne sont pas doués pour l'abstraction ". Alors que les plus prestigieuses universités américaines font figurer le terme " technologie " dans leur nom, à l'instar du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ou du California Institute of Technology (Caltech), celui-ci n'apparaît, au sein des universités françaises, que dans les instituts universitaires de technologie (IUT) et dans l'appellation de rares universités technologiques (Compiègne, Troyes, Belfort-Montbéliard), qui ont dû se doter de statuts particuliers. L'organisation des filières de l'enseignement français est à l'image de ce mépris national pour la technologie. L'orientation vers l'enseignement technique est souvent choisie par défaut d'accès à un lycée d'enseignement général. A l'heure où une réforme du baccalauréat a été proposée, la rénovation des filières techniques n'a pas été mise à l'ordre du jour, et ce n'est pas le récent raccourcissement d'une année de la scolarité des baccalauréats professionnels qui est susceptible d'apporter des solutions, bien au contraire. Pourtant, la grille de formation des lycées professionnels est très rigide, et, hors les stages en entreprise, peu de liens existent avec les industries -concernées. La faible rémunération des enseignants est également un frein au recrutement de professeurs ayant réellement une expérience industrielle. Le baccalauréat professionnel ne donne pas à ses titulaires les outils nécessaires pour aborder des études universitaires avec les meilleures chances de réussite, et les chiffres d'échec en première année d'université le montrent sans équivoque. L'entrée en lycée professionnel à la sortie du collège n'offre ultérieurement aucune chance de rejoindre une filière généraliste avant le baccalauréat. La formation par apprentissage est pratiquement inexistante dans les lycées professionnels, et les projets de réforme de l'apprentissage vont plutôt dans le sens d'un transfert des formations vers des organismes privés. Concernant les formations supérieures, la dualité entre sections de techniciens supérieurs (STS, au lycée) et instituts universitaires de technologie (IUT, à l'université) reste peu lisible pour le grand public, et les relations entre les IUT et leur université de rattachement sont le plus souvent limitées, ce qui constitue un obstacle au développement d'une filière réellement technologique au sein des universités. Au sommet de la chaîne de compétences, les écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses se sont peu à peu détachées des " sciences de l'ingénieur " pour former leurs élèves au management et aux métiers de la finance, beaucoup plus rémunérateurs. La conjugaison de ces évolutions aux dépens de la promotion d'une industrie moderne, attractive et novatrice, explique une grande part de la désindustrialisation française.