"[Une] place centrale [...] dans ce processus, revient au XVIe siècle du fait de quatre innovations cruciales survenues à cette époque, et non dans les périodes précédentes ou suivantes:
1. sur mer, l'évolution du tir au canon par le travers ;
2. l'apparition du mousquet, de plus en plus soutenu par l'artillerie de campagne, comme arbitre des batailles ;
3. le bond en avant sans précédent, soudain mais durable, des effectifs de l'armée de terre ;
4. l'apparition de la "forteresse d'artillerie".
Il est pourtant vrai que tous ces changements, en chacun de leurs aspects, ne se produisirent pas exclusivement au cours de cette période. Il est assez évident, par exemple, que l'on se servit d'armes à poudre bien plus tôt et bien plus largement, à la fin du Moyen Age, qu'on ne l'avait cru jusqu'ici. Or, si les bouches à feu firent leur apparition en Occident dans les années 1320, il fallut attendre longtemps avant qu'on en tirât tout le parti possible. Ainsi l'artillerie fut-elle employée à bord de certains navires occidentaux -les galères de Méditerranée- dès les années 1440, tandis que des documents picturaux récemment exhumés attestent que les sabords de batterie sont là dès les années 1470 ; mais le tir au canon par le travers (marque distinctive de la guerre navale en Europe jusqu'à nos jours) n'apparaît qu'après 1500. De même, l'emploi de couleuvrines à main dans les batailles fut une autre innovation d'importance au XVe siècle, et certaines batailles qui opposèrent les Suisses aux forces de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, dans les années 1470, ou les troupes chrétiennes aux troupes mauresques en Espagne dans les années 1480, virent s'affronter des unités équipées d'armes à feu. Mais, une fois encore, ce furent là des exceptions, des signes avant-coureurs de l'avenir, mais ce n'était pas encore la norme. Compte tenu des limites techniques des armes disponibles, l'emploi efficace de couleuvrines à main dans les batailles dépendait de la possibilité d'entretenir un barrage de feu continu ; ce qui ne s'accomplit que dans les années 1590, dans les armées de la République hollandaise [...]
Sur le troisième point, il est vrai que le Moyen Age avait vu se déployer des forces imposantes, parfois très imposantes. Par exemple, l'armée que l'Occident mobilisa pour la première croisade dans les années 1096-1099 comptait sans doute quelque 35 000 hommes, tandis que l'armée rassemblée en 1202 pour la quatrième croisade dépassait certainement les 25 000: il fallut pour les transporter une flotte de deux cents bâtiments vénitiens. Mais ce furent là les plus fortes armées du Moyen Age, et seule permit de les réunir et de les entretenir une coopération internationale massive. Avant le XVIe siècle, rares sont les forces européennes en campagne qui alignaient plus de 15 000 hommes et la plupart étaient bien moins fournies. En revanche, les armées de campagne de 30 000 hommes devinrent chose courante en Europe au XVIe siècle: en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie et en Hongrie. D'aucunes, en vérité, étaient plus fortes encore: l'empereur Charles Quint était à la tête de 42 000 hommes lorsqu'il envahit la France en 1544, de 56 000 hommes lorsqu'il entreprit de battre la ligue de Smalkalde en 1546 en Allemagne, et de 55 000 lors du siège de Metz en 1552. De crainte de paraître "austro-centrique", rappelons aussi que, au printemps de la même année 1552, le roi de France Henri II conduisit une armée de 32 000 hommes lors de son "voyage d'Allemagne" et qu'en 1558 il entretint pendant cinq ou six mois une armée de campagne de près de 50 000 hommes sur la frontière flamande." (p.11-13)
"Il nous faut observer de près les évolutions de la fin du Moyen Age. Dans un premier temps, il semble que les armes à poudre n'aient servi qu'à des fins défensives: apparemment, on ne les employa pas pour canonner des murailles avant les années 1380. Mais par la suite, l'usage eut tôt fait de se répandre et, à la fin du XIVe et au XVe siècle, on imagina certaines techniques importantes pour accroître la résistance des fortifications aux bombardements par projectiles à poudre: d'abord en ajoutant des canons et des embrasures à des fins offensives, puis par toute une série de nouveaux dispositifs d'architecture (tels que l' "encastrage" du fort) visant à réduire l'impact du feu. Mais de telles innovations restèrent exceptionnelles: dans la plupart des régions, le "système vertical" traditionnel demeura le principal moyen de défense et, à compter du troisième quart du XVe siècle, lorsque entrèrent en contact une artillerie de siège et des murailles verticales, l'issue en fut le plus souvent parfaitement prévisible. Le verdict d'Andreas Bernaldez, lors de la conquête de Grenade par les chrétiens dans les années 1480 - "Les grandes villes, qui naguère eussent tenu un an contre tous les ennemis fors la faim, tombaient désormais en l'espace d'un mois"-, trouve un écho chez Machiavel, lorsqu'il évoque l'invasion de l'Italie par les Français dans les années 1490: "Il n'est pas de muraille, si épaisse soit-elle, que l'artillerie ne puisse abattre en quelques jours". Cinquante ans plus tard, ce n'était plus vrai à cause de la "forteresse d'artillerie" avec ses murs épais et bas et ses bastions à angles [...]
Je crois que cette évolution technique particulière est à l'origine de l'augmentation incontestée des effectifs militaires après 1530, et ce pour deux raisons. En premier lieu, une ville que défendait la "trace italienne" ne pouvait être normalement investie que par un siège en bonne et due forme, nécessitant des murs de circonvallation et de contrevallation pour se protéger des risques d'attaque par des forces de dégagement ou la garnison. Dans ces conditions, la réussite exigeait une grande armée d' "au moins 20 000 hommes", si l'on accepte l'estimation d'un éminent expert pour la fin du XVIIe siècle. En second lieu, il ne suffisait pas, bien entendu, d'attaquer simplement la forteresse choisie de son ennemi: encore fallait-il défendre les siennes, qui pouvaient être fort nombreuses. Ainsi François Ier tomba-t-il pour la première fois sur la "trace italienne" lors de la prise de Turin, l'une des places fortes les plus robustes de cette époque, au cours de sa campagne d'Italie en 1536. L'année suivante, on dépêcha des ingénieurs italiens pour travailler sur la frontière nord de la France, moderniser les défenses, si bien qu'en 1544 on dénombrait quinze places fortes dotées d'un nouveau style de fortifications, défendues par plus d'un millier de pièces d'artillerie et des garnisons de quelque 20 000 hommes. Ainsi la "trace italienne" avait-elle obligé la France à porter ses effectifs militaires à 40 000 hommes en temps de guerre: la moitié pour l'offensive et le reste pour la défense.
Et ce n'était pas tout. Des considérations de haute stratégie gonflèrent davantage encore les chiffres, car au XVIe siècle les grandes puissances se battaient rarement sur un seul front. Le duel que se livrèrent les Habsbourg et les Valois eut plusieurs théâtres simultanés: les Pays-Bas, la Lorraine, l'Italie, les Pyrénées et la mer. Ainsi, dans le courant de l'automne 1552, tandis que l'empereur Charles Quint assiégeait les 5000 hommes en garnison à Metz, Henri II entretenait une armée d'observation en Champagne, dans l'éventualité où il faudrait voler au secours de Metz ; une autre sur la frontière des Flandres, où en septembre ses troupes s'emparèrent de Hesdin ; et une troisième en Italie, d'abord pour défendre Parme, puis pour mettre des troupes en garnison dans la République rebelle de Sienne. A en croire des contemporains, la France entretenait presque autant de troupes que l'empereur, dont les forces armées comptaient alors un total de quelques 150 000 hommes ; et elles se battaient sur trois fronts à la fois (quatre si l'on compte les garnisons et les forces de réserve le long des Pyrénées ; cinq si l'on compte la flotte française, qui évoluait au large des côtes italiennes en liaison avec les Turcs). Ainsi la stratégie et la politique jouèrent-elles certainement un rôle dans l'accroissement révolutionnaire des effectifs militaires au XVIe siècle, car, jamais auparavant, l'Etat français n'avait entretenu en même temps des forces armées sur tant de théâtres d'opérations différents (il allait y être amené à maintes reprises par la suite). Mais l'impact de la "trace italienne" dans cette évolution fut aussi décisif." (p.13-16)
"L'aube de l'ère moderne se distingue par une inhabituelle belligérance. Le XVIe siècle ne connaît pas plus de dix années de paix totale, le XVIIe siècle n'en verra que quatre. La période 1500-1700, selon une étude statistique récente sur les guerres en Europe, fut "la plus extrême pour le nombre relatif des années de guerre (95%) pour leur fréquente (environ une tous les trois ans), leur durée moyenne, leur étendue et leur ampleur". Au cours du XVIe siècle, l'Espagne et la France vécurent rarement en paix, tandis qu'au XVIIe l'Empire ottoman, l'Autriche des Habsbourg et la Suède furent en guerre deux ans sur trois, l'Espagne, trois années sur quatre, la Pologne et la Russie, quatre années sur cinq.
La critique historique récente de cet inhabituel recours au conflit armé tourne presque toujours autour de l'idée d'une "révolution militaire" à l'aube de l'Europe moderne. Cette notion a été pour la première fois analysée (et baptisée) au cours d'un éblouissant discours de rentrée de Michael Roberts à l'Université royale de Belfast, en janvier 1955, sous le titre "La révolution militaire de 1560 à 1660". Quatre changements dans l'art de la guerre y étaient présentés comme majeurs. D'abord, la "révolution des tactiques", la substitution de la flèche et du mousquet à la lance et à la pique qui provoque l'écroulement des chevaliers féodaux devant les masses d'archers, d'artilleurs et de mousquetaires. Dans le même temps, les effectifs augmentent: pour certains Etats, ils se trouveront décuplés de 1500 à 1700. Troisième facteur et conséquence logique du précédent, l'adoption de stratégies nouvelles, plus ambitieuses et complexes pour le maniement sur le terrain de ces masses nouvelles. Quatrième et dernier facteur: la "révolution militaire", selon Roberts, aggrave dramatiquement les répercussions sociales de la guerre. Les dépenses s'accroissent, le dommage également. La charge administrative des armées en guerre et les problèmes subséquents pèsent plus lourdement que jamais auparavant, tant sur les populations civiles que sur les dirigeants.
Il y avait naturellement bien d'autres nouveautés en ces débuts de la guerre moderne, telles que la création d'un enseignement militaire spécialisé, d'académies militaires, l'institution de "lois de la guerre" formelles et l'apparition d'une énorme littérature sur l'art de la guerre. Mais les tactiques, les effectifs, la stratégie et leurs effets sociaux apparaissent à Roberts comme les clefs de cette évolution. Comme tant d'autres conférences de rentrée universitaire, celle-là serait rapidement tombée dans l'oubli si sir George Clark, en ses brillantes conférences de 1956 à Belfast (publiées deux ans plus tard sous le titre Guerre et société au XVIIe siècle), ne l'avait signalée fort élogieusement comme exprimant la nouvelle orthodoxie. Au cours des deux décennies suivantes, aucun ouvrage sur l'Europe de l'époque ne manque d'inclure un ou deux paragraphes reprenant largement l'argumentation de Roberts. Mais, jusqu'en 1976, les critiques ne manquèrent pas. Certains estimaient que Roberts avait trop négligé les développements de la puissance navale et grossièrement sous-estimé l'importance de la guerre de siège à l'aube des Temps modernes, et, par contre, exagéré les conséquences des réformes effectuées dans l'armée suédoise sous Gustave Adolphe. Il aurait négligé les changements parallèles, mais indépendants, accomplis dans les armées française, hollandaise et habsbourgeoise. Toutes ces critiques visaient les raisons intrinsèques de la révolution militaire, mais appelaient dans une certaine mesure une révision des données plus générales de la thèse de Roberts et notamment de son analyse des conséquences générales de la révolution militaire. Par la suite, divers auteurs lui ont opposé les graves problèmes d'administration et de logistique soulevés par la nécessité de construire davantage de forteresses, d'armer davantage de vaisseaux pour la guerre, de lever et d'équiper davantage de troupes au bénéfice d'une révolution dans le gouvernement, d'où devait émerger, au XVIIIe siècle, l'Etat moderne.
En regard de telles objections, certains n'iront-ils pas jusqu'à contester l'appellation même de "révolution militaire" ? N'a-t-on pas voulu voir trop de cohérence en des séries d'ajustements graduels et modestes et attacher trop d'importance aux exigences changeantes de la guerre ? Le débat, cependant, s'éclaire par le rapprochement qui peut se faire entre l'expérience de la prime Europe moderne et celle d'une autre "révolution militaire", incontestable celle-là, survenue deux millénaires plus tôt.
Le déclin de la dynastie Tcheou au VIIIe siècle avant Jésus-Christ livra toute la Chine à nombre d'Etats féodaux antagonistes. Entre 770 et 221, il n'y eut guère que dix-sept années libres de toute hostilité. Ce n'est pas sans raison que cette période est connue des historiens comme l' "ère des royaumes combattants". Mais la nature, la durée et l'intensité de ces guerres se transformèrent radicalement à la longue. Au cours des VIIe et VIe siècles, les batailles, normalement livrées par concentrations opposées de chariots, ne mobilisaient que rarement plus de dix mille hommes. Au IIIe siècle, l'effectif des armées sur le terrain avait décuplé, et l'effectif total des forces dont disposaient les principaux Etats avoisinait le million. Cet accroissement inouï s'accompagnait d'importants progrès tactiques. Les aristocrates montés sur des chars, armés d'arcs et de flèches, s'effaçaient graduellement devant une infanterie massive de conscrits porteurs de piques et d'épées de fer (assistée de détachements beaucoup plus réduits d'archers à cheval). Naturellement, des innovations militaires de cette ampleur devaient amener des problèmes chroniques de ravitaillement et de commandement qui obligèrent les Etats belligérants à remanier leur structure politique. Et c'est ainsi que nombre de gouvernements abandonnèrent ce quelque chose qui ressemblait à une vaste maison, comprenant d'importants bureaux tenus par des familiers du souverain ou par de grands seigneurs, pour une forme d'Etat autocratique gouverné au nom d'un prince despotique par une bureaucratie salariée, prudemment endoctrinée (à partir du Ve siècle) de principes confucéens et recrutée au mérite dans toutes les classes de la société.
Grâce à cette nouvelle fonction publique et à l'accroissement des forces armées, les guerres se firent plus longues, moins nombreuses, mais plus décisives. Entre 722 et 464 avant Jésus-Christ, il n'y avait eu que 38 années de paix (1 sur 6). Entre 463 et 221, il y en eut 89 (1 sur 2.5) ; mais, dans ce dernier intervalle, le nombre des Etats indépendants s'amenuisa notablement. Entre 246 et 221 avant Jésus-Christ, l'habile prince Cheng, des Ch'in, détruisit les six derniers Etats indépendants et créa un empire unifié comptant peut-être 50 millions d'habitants et entretenant une armée de 1 million d'hommes.
Cet empire se dota d'un code pénal et d'une structure administrative uniformes. L'on créa un réseau de routes et de canaux, une monnaie unique et un langage écrit, et l'on construisit la Grande Muraille de Chine, bordant la frontière nord sur 3000 kilomètres. Mais le monument le plus révélateur, élevé à la puissance du premier empereur de Chine, fut sans doute son mausolée, plus vaste que les pyramides d'Égypte. Édifié près de sa capitale, il était gardé par une armée de six mille statues de terre cuite, grandeur nature. Les visages, tous différents, reflétaient la diversité des types ethniques de l'empire. Mais les uniformes, d'un modèle unique -mis à part les insignes de la couleur de l'unité-, et les armes des guerriers impériaux, sorties d'une production de masse, témoignaient du haut degré de centralisation et de l'efficacité acquise. De la "révolution militaire" des Ch'in était donc né un système qui devait durer sans changement notable pendant deux millénaires.
L'analogie entre cette série d'événements et la révolution militaire européenne est frappante. Dans les deux cas, on observe une croissance massive des effectifs, une modification profonde des tactiques et de la stratégie, et une plus forte incidence guerrière sur l'état de la société. Ici et là, on éprouve la nécessité de changements profonds dans la structure et la philosophie des gouvernements. Si l'on peut parler de "révolution" dans un cas, il faut en parler dans l'autre. Admettons que les changements subis à l'aube de son histoire par l'Europe moderne n'ont pas engendré un système militaire se prolongeant, pour des siècles, plus ou moins égal à lui-même. Il reste qu'ils ne transformèrent pas seulement la conduite de la guerre dans le cadre des nations européennes, mais accélérèrent le progrès de l'expansion européenne outre-mer. La supériorité de l'organisation militaire des Ts'in les avait mis en état de conquérir toute la Chine. La supériorité de l'Occident permit à ce dernier de dominer le monde entier. Dans une large mesure, l' "ascension de l'Occident" a reposé sur le recours à la force, la balance militaire entre les Européens et leurs adversaires penchant nettement du côté des premiers. Et l'objet propre de cet ouvrage est de montrer comment la clef du succès des Occidentaux dans la création entre 1500 et 1750 des premiers authentiques empires mondiaux se trouve précisément dans ces progrès de l'habileté à conduire la guerre, progrès en lesquels a été reconnue la "révolution militaire". Telle est la principale justification à ma prétention à soumettre le problème entier à une nouvelle et plus minutieuse investigation.
Cet ouvrage n'est donc pas et n'entend pas se préparer comme une histoire générale de l'art de la guerre à l'aube des Temps modernes. Il ne pourra que décevoir ceux qui voudraient y trouver matière à discuter des effets de la guerre sur la société, du coût de la guerre pour les sociétés en conflit, de la littérature sur les limites de la guerre, des relations réciproques entre un Etat et le système militaire qu'il entretient. Toutes ces matières ont été admirablement traitées ailleurs. Je me suis concentré sur les seuls éléments de l'histoire militaire européenne qui éclairaient une autre question: comment se fait-il que l'Occident européen, si petit à l'origine, ait pu compenser à travers la supériorité militaire et la puissance navale ce qui lui manquait en ressources matérielles ?
Mon histoire commence par un examen des voies différentes dans lesquelles les Européens ont engagé leurs guerres au cours des XVIe et XVIIe siècles, au moment où la rapide expansion des armes à feu transformait les opérations, tant offensives que défensives, sans perdre de vue les zones apparemment non affectées par la révolution militaire, non plus que celles se trouvant au cœur de ce bouleversement [...].
Le chapitre II, par contraste, se focalise sur les secteurs plus avancés, en grande partie ouest-européens, pour examiner les problèmes logistiques crées par l'amélioration même des fortifications et la croissance des armées, et les moyens d'en venir à bout. Cependant, la course aux armements entre les puissances occidentales s'est déroulée en mer aussi bien qu'à terre. Et, ici, la "révolution militaire" a offert aux Etats européens une occasion d'étendre leurs conflits loin de leurs rivages. Au début, cette escalade demeure confinée aux rencontres à la mer, aux engagements entre flottilles européennes dans l'Atlantique-Nord, la Méditerranée, la mer des Caraïbes, voire l'océan Indien [...] Bientôt, dans leurs aventures au loin, les Européens se chercheront des alliés et projetteront leurs inimitiés sur les autres continents. Avec eux, ils apportent leurs nouvelles méthodes militaires.
Et, comme ils les perfectionnent rapidement, ils acquièrent une supériorité sur tous leurs adversaires, les Américains au XVIe siècle, les Indonésiens au XVIIe, les Indiens et Africains au XVIIIe. Finalement, seuls la Corée, la Chine et le Japon purent tenir, face à l'Occident, jusqu'à ce que la révolution industrielle en Europe et Amérique eût forgé quelques nouveaux "instruments d'empire", tels que le navire à vapeur cuirassé et le canon à tir rapide, auxquels l'Est asiatique ne pouvait opposer aucune riposte efficace [...]
Ce volume se conclut sur un bref examen du processus par lequel les armées et escadres des premiers Etats modernes se métamorphosèrent en celles de l'âge industriel, capables d'imposer et, pour près d'un siècle, de maintenir l'influence occidentale sur presque tout le globe. Cette sage a bien entendu été racontée par d'autres, tout particulièrement par Daniel R. Headrick, dans The Tools of Empire: Technology and European Imperialism in the Nineteenth Century (Oxford, 1981). Headrick expose que les Etats occidentaux, maîtres de 35% de la surface de la terre en 1800, en dominaient 84% en 1914. Son récit constitue une somme exhaustive. Il n'y a rien à y ajouter. Mon objectif est différent. Je cherche à éclairer les principaux moyens par lesquels l'Occident européen a conquis les premiers 35% entre 1500 et 1800." (p.57-65)
"Au XVe siècle, les forces royales françaises durent de grands succès à des concentrations de canons plus légers, plus efficaces contre les hauts remparts et les tours rondes que les grosses pièces en petit nombre. De 1440 à 1460, c'est une artillerie mobile qui réduisit les villes tenues par les Anglais en Normandie et en Aquitaine ; puis, en 1487-1488, les forteresses de Bretagne, quoique partiellement restaurées en vue de l'installation d'une artillerie de défense, furent battues en brèche et soumises. Dans l'entre-temps, en Espagne, les Rois Catholiques, Ferdinand et Isabelle, parce qu'ils avaient la chance de disposer d'un train de siège de quelques 180 canons, purent réduire en dix ans (1482-1492) les citadelles maures du royaume de Grenade qui avaient défié les royaumes chrétiens d'Espagne pendant des siècles. Il semblait que l'âge de la "défense verticale" fût dépassé.
L'architecte et humaniste italien Leon Battista Alberti fut le premier à imaginer une réplique correcte à la bombarde. Dans son traité De re aedificatoria, écrit au cours des années 1440, il soutient que les fortifications défensives pourraient être plus efficaces si elles étaient disposées en dents de scie, et il va jusqu'à conjecturer que la meilleure configuration au sol pourrait être l'étoile. Mais peu de gouvernants y prêtèrent attention et le traité d'Alberti ne fut pas publié avant 1485. Ce fut seulement dans les dernières années du siècle que certains Etats italiens se mirent à bâtir des fortifications capables de résister à des bombardements d'artillerie. Très peu comportaient des bastions d'angle: la Rocca près d'Ostie, Brolio et Poggio Imperiale en Toscane, le château Saint-Ange à Rome. Beaucoup plus nombreuses furent les fortifications construites sur le modèle traditionnel, mais à une telle échelle que les plus vastes d'entre elles (telles la citadelle Sforza à Milan) se montrèrent encore aptes à la défense pendant plus de deux siècles. La catalyse du changement majeur se fit par l'invasion française de la péninsule. En 1494-1495, Charles VIII précipita sur l'Italie une armée de 18 000 hommes et un matériel de siège hippotracté d'au moins 40 canons. Même les contemporains comprirent qu'un nouveau départ était donné à la conduite de la guerre. En 1498, le Sénat de Venise déclara que "les guerres du temps présent étaient affectées plus par les bombardes et autres forces d'artillerie que par les effectifs d'hommes en armes". Et il s'empressa d'acquérir des armes à feu." (p.77-78)
"Cependant, la dépense était accablante. [...] La république de Sienne avait perdu son indépendance en grande partie parce que ses dirigeants s'étaient lancés dans un programme de fortifications auquel ils n'avaient pu faire face. En 1553, confrontés à une imminente agression de leurs ennemis, ils avaient décidé que dix-sept villes, dont Sienne, seraient équipées à neuf de remparts et de bastions. Mais rassembler main-d’œuvre, finances et matériaux de construction était au-dessus de leurs forces. Et, quand vint l'invasion, n'avait été exécutée qu'une faible partie des travaux, tandis que la république, financièrement épuisée, n'était plus en mesure de lever une armée de secours, ni d'armer, ou louer, et manœuvrer une flotte de guerre pour porter aide à ses places fortes de la côte. Et c'était ainsi qu'au terme d'un siège épuisant de dix mois Sienne avait dû capituler sans conditions, puis, après une brève occupation, avait été annexée par sa voisine Florence. La révolution militaire l'avait menée directement à sa perte." (p.82-83)
"En France, plus de cent ingénieurs italiens, sous la direction de Girolamo Marini, puis d'Antonio Melloni, se faisaient la main sur les défenses nordiques du royaume. Vers 1544, quinze places fortes de la frontière avec les Pays-Bas avaient été équipées d'ouvrages modernes armés de 1012 pièces d'artillerie. Pour la seule dernière place, la dépense avait été de 50 000 livres sterling. Au même moment, d'autres Italiens travaillaient aux Pays-Bas sous domination hasbourgeoise: à Breda, pour le comte Henri de Nassau, à Anvers, pour le conseil de la cité, sur la frontière sud, pour l'empereur Charles Quint. Une fois encore, la dépense se révéla exorbitante. Ainsi, l'enceinte de 7 kilomètres d'Anvers, avec ses 9 bastions et ses portes monumentales, revenait à 1 million de florins (environ 100 000 livres). Mais, comme d'habitude, les considérations de sécurité nationale primèrent les récriminations des contribuables.
Entre 1529 et 1572, on avait construit quelque 43 kilomètres de défenses modernes aux Pays-Bas: furent édifiées 4 citadelles et 12 enceintes, et rénovées 18 autres enceintes, pour un total de 10 millions de florins. En 1648, quand prirent fin les guerres des Pays-Bas, une poignée seulement de places fortes demeuraient sans bastions. Peu après, le même processus se mit en place outre-mer, mais sans que fût changée l'inspiration italienne. A partir de 1580, Giovanni Battista Antonelli conçut pour les Espagnols et dirigea la construction de fortifications à La Havane, à San Juan de Ulloa et à Fort Augustine, en Floride, tandis que Giovanni Battista Cairati construisait des forts pour les Portugais à Mombasa (Kenya), à Bassein et à Damao (au nord de Bombay)." (p.83-84)
"Après la Renaissance, une bonne partie de l'Europe occidentale parut s'enfermer dans un système militaire où s'équilibraient exactement offensive et défensive. Il y eut encore des progrès au XVIIe siècle pour les fortifications, mais ils ne rendirent pas les précédentes modèles périmés, comme avait pu le faire immédiatement le bastion pour les vieilles murailles médiévales. Certaines forteresses datant de l'aube de la période moderne gardaient encore leur valeur stratégique dans les années 1920.
Pourtant, en 1722, un ingénieur militaire de Juliers, J. D. Durange, publiait un traité où il relevait les erreurs de chacune des cent dix-huit méthodes de fortification proposées par quelques soixante-dix auteurs. Inutile de dire qu'il s'empressait d'en proposer une nouvelle, la cent-dix neuvième, toute de son cru. En cela, son travail était amplement justifié, car nombre de projets bizarres avaient été imaginés de leur fauteuil par des économistes ou des mathématiciens, voire des architectes civils, plutôt que par des ingénieurs militaires. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. La "révolution militaire" avait en effet amené des problèmes stratégiques auxquels il n'y avait pas de solution facile. Une ville ou une forteresse puissamment défendues pouvaient abriter 10 000 combattants et, soutenues par des ouvrages mineurs à proximité, elles étaient beaucoup trop dangereuses pour être laissées dans le sillage d'une armée en pleine progression. Elles devaient être prises à n'importe quel prix. Et il n'y avait pas à cela de solution expéditive, si puissante que fût l'armée des assiégeants. Ce simple paradoxe rendait les batailles plus ou moins inopérantes dans tous les secteurs où étaient construites les nouvelles fortifications, sauf, ainsi qu'il advint fréquemment, si elles étaient livrées entre l'armée assiégeante et une colonne de secours, et qu'ainsi pût dépendre de leur résultat la conclusion du siège. Tel avait le cas pour Saint-Quentin en 1557, Nördlingen en 1634, Rocroi en 1643, Marson Moor en 1644, la bataille des Dunes en 1658, Vienne en 1683. Et pour chaque bataille, il y eut de nombreux sièges." (p.86-88)
"La révolution dans la guerre de siège de la Renaissance s'était accompagnée, en effet, d'une révolution de la guerre en rase campagne, où les tactiques fondées sur le recours direct à la force brutale (charge à franc étrier, corps-à-corps acharnés) avaient fait place à la puissance de feu. La transition s'était faite comme pour le style des fortifications, et cela aussi au XVe siècle et en Italie. Les Anglais, depuis les guerres d'Édouard Ier (1272-1307), usaient dans la bataille de volées de flèches autant que de charges de cavalerie. Lorsque, sous Édouard III (1327-1377), ils avaient tenté de conquérir la France, leurs archers leur avaient assuré toute une série de spectaculaires victoires sur les chevaliers montés français. Cependant, jusqu'au début du XVe siècle, les Français avaient résisté aux conséquences logiques de leurs incessantes défaites. En 1415, à Azincourt, l'armée vaincue des Valois comptait encore deux hommes d'armes pour un archer. Par la suite, ils avaient modifié leur façon de voir. Et la grande ordonnance de 1445 avait fixé la composition de l'armée royale à deux archers pour un homme d'armes.
C'était dans ce contexte de la prédominance des armes de jet qu'avait grandi l'intérêt pour les armes à feu. Les petits calibres, armes à main ou sur chariots, avaient fait leur apparition sur les champs de bataille européens au XIVe siècle, mais, pour la précision et la portée, ils étaient restés longtemps inférieurs à l'arc. Les Anglais persistaient encore au XVe siècle dans leur préférence pour l'arc sur l'arme à feu. Quant à Jacques IV d'Écosse, s'il avait acquis en 1508 une "couleuvrine à main" (pour traquer le daim à Falkland, tirer les oiseaux de mer à l'île de May, et tirer au but dans la grande salle de Holyrood House), ni lui ni presque personne dans son armée ne portait d'arme à feu lors de sa catastrophique défaite de Flodden, cinq ans plus tard.
(p.88-100)
-Geoffrey Parker, La révolution militaire. La guerre et l'essor de l'Occident (1500-1800), Gallimard, coll. Folio.Histoire, 1993 (1988 pour la première édition britannique), 489 pages.
1. sur mer, l'évolution du tir au canon par le travers ;
2. l'apparition du mousquet, de plus en plus soutenu par l'artillerie de campagne, comme arbitre des batailles ;
3. le bond en avant sans précédent, soudain mais durable, des effectifs de l'armée de terre ;
4. l'apparition de la "forteresse d'artillerie".
Il est pourtant vrai que tous ces changements, en chacun de leurs aspects, ne se produisirent pas exclusivement au cours de cette période. Il est assez évident, par exemple, que l'on se servit d'armes à poudre bien plus tôt et bien plus largement, à la fin du Moyen Age, qu'on ne l'avait cru jusqu'ici. Or, si les bouches à feu firent leur apparition en Occident dans les années 1320, il fallut attendre longtemps avant qu'on en tirât tout le parti possible. Ainsi l'artillerie fut-elle employée à bord de certains navires occidentaux -les galères de Méditerranée- dès les années 1440, tandis que des documents picturaux récemment exhumés attestent que les sabords de batterie sont là dès les années 1470 ; mais le tir au canon par le travers (marque distinctive de la guerre navale en Europe jusqu'à nos jours) n'apparaît qu'après 1500. De même, l'emploi de couleuvrines à main dans les batailles fut une autre innovation d'importance au XVe siècle, et certaines batailles qui opposèrent les Suisses aux forces de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, dans les années 1470, ou les troupes chrétiennes aux troupes mauresques en Espagne dans les années 1480, virent s'affronter des unités équipées d'armes à feu. Mais, une fois encore, ce furent là des exceptions, des signes avant-coureurs de l'avenir, mais ce n'était pas encore la norme. Compte tenu des limites techniques des armes disponibles, l'emploi efficace de couleuvrines à main dans les batailles dépendait de la possibilité d'entretenir un barrage de feu continu ; ce qui ne s'accomplit que dans les années 1590, dans les armées de la République hollandaise [...]
Sur le troisième point, il est vrai que le Moyen Age avait vu se déployer des forces imposantes, parfois très imposantes. Par exemple, l'armée que l'Occident mobilisa pour la première croisade dans les années 1096-1099 comptait sans doute quelque 35 000 hommes, tandis que l'armée rassemblée en 1202 pour la quatrième croisade dépassait certainement les 25 000: il fallut pour les transporter une flotte de deux cents bâtiments vénitiens. Mais ce furent là les plus fortes armées du Moyen Age, et seule permit de les réunir et de les entretenir une coopération internationale massive. Avant le XVIe siècle, rares sont les forces européennes en campagne qui alignaient plus de 15 000 hommes et la plupart étaient bien moins fournies. En revanche, les armées de campagne de 30 000 hommes devinrent chose courante en Europe au XVIe siècle: en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie et en Hongrie. D'aucunes, en vérité, étaient plus fortes encore: l'empereur Charles Quint était à la tête de 42 000 hommes lorsqu'il envahit la France en 1544, de 56 000 hommes lorsqu'il entreprit de battre la ligue de Smalkalde en 1546 en Allemagne, et de 55 000 lors du siège de Metz en 1552. De crainte de paraître "austro-centrique", rappelons aussi que, au printemps de la même année 1552, le roi de France Henri II conduisit une armée de 32 000 hommes lors de son "voyage d'Allemagne" et qu'en 1558 il entretint pendant cinq ou six mois une armée de campagne de près de 50 000 hommes sur la frontière flamande." (p.11-13)
"Il nous faut observer de près les évolutions de la fin du Moyen Age. Dans un premier temps, il semble que les armes à poudre n'aient servi qu'à des fins défensives: apparemment, on ne les employa pas pour canonner des murailles avant les années 1380. Mais par la suite, l'usage eut tôt fait de se répandre et, à la fin du XIVe et au XVe siècle, on imagina certaines techniques importantes pour accroître la résistance des fortifications aux bombardements par projectiles à poudre: d'abord en ajoutant des canons et des embrasures à des fins offensives, puis par toute une série de nouveaux dispositifs d'architecture (tels que l' "encastrage" du fort) visant à réduire l'impact du feu. Mais de telles innovations restèrent exceptionnelles: dans la plupart des régions, le "système vertical" traditionnel demeura le principal moyen de défense et, à compter du troisième quart du XVe siècle, lorsque entrèrent en contact une artillerie de siège et des murailles verticales, l'issue en fut le plus souvent parfaitement prévisible. Le verdict d'Andreas Bernaldez, lors de la conquête de Grenade par les chrétiens dans les années 1480 - "Les grandes villes, qui naguère eussent tenu un an contre tous les ennemis fors la faim, tombaient désormais en l'espace d'un mois"-, trouve un écho chez Machiavel, lorsqu'il évoque l'invasion de l'Italie par les Français dans les années 1490: "Il n'est pas de muraille, si épaisse soit-elle, que l'artillerie ne puisse abattre en quelques jours". Cinquante ans plus tard, ce n'était plus vrai à cause de la "forteresse d'artillerie" avec ses murs épais et bas et ses bastions à angles [...]
Je crois que cette évolution technique particulière est à l'origine de l'augmentation incontestée des effectifs militaires après 1530, et ce pour deux raisons. En premier lieu, une ville que défendait la "trace italienne" ne pouvait être normalement investie que par un siège en bonne et due forme, nécessitant des murs de circonvallation et de contrevallation pour se protéger des risques d'attaque par des forces de dégagement ou la garnison. Dans ces conditions, la réussite exigeait une grande armée d' "au moins 20 000 hommes", si l'on accepte l'estimation d'un éminent expert pour la fin du XVIIe siècle. En second lieu, il ne suffisait pas, bien entendu, d'attaquer simplement la forteresse choisie de son ennemi: encore fallait-il défendre les siennes, qui pouvaient être fort nombreuses. Ainsi François Ier tomba-t-il pour la première fois sur la "trace italienne" lors de la prise de Turin, l'une des places fortes les plus robustes de cette époque, au cours de sa campagne d'Italie en 1536. L'année suivante, on dépêcha des ingénieurs italiens pour travailler sur la frontière nord de la France, moderniser les défenses, si bien qu'en 1544 on dénombrait quinze places fortes dotées d'un nouveau style de fortifications, défendues par plus d'un millier de pièces d'artillerie et des garnisons de quelque 20 000 hommes. Ainsi la "trace italienne" avait-elle obligé la France à porter ses effectifs militaires à 40 000 hommes en temps de guerre: la moitié pour l'offensive et le reste pour la défense.
Et ce n'était pas tout. Des considérations de haute stratégie gonflèrent davantage encore les chiffres, car au XVIe siècle les grandes puissances se battaient rarement sur un seul front. Le duel que se livrèrent les Habsbourg et les Valois eut plusieurs théâtres simultanés: les Pays-Bas, la Lorraine, l'Italie, les Pyrénées et la mer. Ainsi, dans le courant de l'automne 1552, tandis que l'empereur Charles Quint assiégeait les 5000 hommes en garnison à Metz, Henri II entretenait une armée d'observation en Champagne, dans l'éventualité où il faudrait voler au secours de Metz ; une autre sur la frontière des Flandres, où en septembre ses troupes s'emparèrent de Hesdin ; et une troisième en Italie, d'abord pour défendre Parme, puis pour mettre des troupes en garnison dans la République rebelle de Sienne. A en croire des contemporains, la France entretenait presque autant de troupes que l'empereur, dont les forces armées comptaient alors un total de quelques 150 000 hommes ; et elles se battaient sur trois fronts à la fois (quatre si l'on compte les garnisons et les forces de réserve le long des Pyrénées ; cinq si l'on compte la flotte française, qui évoluait au large des côtes italiennes en liaison avec les Turcs). Ainsi la stratégie et la politique jouèrent-elles certainement un rôle dans l'accroissement révolutionnaire des effectifs militaires au XVIe siècle, car, jamais auparavant, l'Etat français n'avait entretenu en même temps des forces armées sur tant de théâtres d'opérations différents (il allait y être amené à maintes reprises par la suite). Mais l'impact de la "trace italienne" dans cette évolution fut aussi décisif." (p.13-16)
"L'aube de l'ère moderne se distingue par une inhabituelle belligérance. Le XVIe siècle ne connaît pas plus de dix années de paix totale, le XVIIe siècle n'en verra que quatre. La période 1500-1700, selon une étude statistique récente sur les guerres en Europe, fut "la plus extrême pour le nombre relatif des années de guerre (95%) pour leur fréquente (environ une tous les trois ans), leur durée moyenne, leur étendue et leur ampleur". Au cours du XVIe siècle, l'Espagne et la France vécurent rarement en paix, tandis qu'au XVIIe l'Empire ottoman, l'Autriche des Habsbourg et la Suède furent en guerre deux ans sur trois, l'Espagne, trois années sur quatre, la Pologne et la Russie, quatre années sur cinq.
La critique historique récente de cet inhabituel recours au conflit armé tourne presque toujours autour de l'idée d'une "révolution militaire" à l'aube de l'Europe moderne. Cette notion a été pour la première fois analysée (et baptisée) au cours d'un éblouissant discours de rentrée de Michael Roberts à l'Université royale de Belfast, en janvier 1955, sous le titre "La révolution militaire de 1560 à 1660". Quatre changements dans l'art de la guerre y étaient présentés comme majeurs. D'abord, la "révolution des tactiques", la substitution de la flèche et du mousquet à la lance et à la pique qui provoque l'écroulement des chevaliers féodaux devant les masses d'archers, d'artilleurs et de mousquetaires. Dans le même temps, les effectifs augmentent: pour certains Etats, ils se trouveront décuplés de 1500 à 1700. Troisième facteur et conséquence logique du précédent, l'adoption de stratégies nouvelles, plus ambitieuses et complexes pour le maniement sur le terrain de ces masses nouvelles. Quatrième et dernier facteur: la "révolution militaire", selon Roberts, aggrave dramatiquement les répercussions sociales de la guerre. Les dépenses s'accroissent, le dommage également. La charge administrative des armées en guerre et les problèmes subséquents pèsent plus lourdement que jamais auparavant, tant sur les populations civiles que sur les dirigeants.
Il y avait naturellement bien d'autres nouveautés en ces débuts de la guerre moderne, telles que la création d'un enseignement militaire spécialisé, d'académies militaires, l'institution de "lois de la guerre" formelles et l'apparition d'une énorme littérature sur l'art de la guerre. Mais les tactiques, les effectifs, la stratégie et leurs effets sociaux apparaissent à Roberts comme les clefs de cette évolution. Comme tant d'autres conférences de rentrée universitaire, celle-là serait rapidement tombée dans l'oubli si sir George Clark, en ses brillantes conférences de 1956 à Belfast (publiées deux ans plus tard sous le titre Guerre et société au XVIIe siècle), ne l'avait signalée fort élogieusement comme exprimant la nouvelle orthodoxie. Au cours des deux décennies suivantes, aucun ouvrage sur l'Europe de l'époque ne manque d'inclure un ou deux paragraphes reprenant largement l'argumentation de Roberts. Mais, jusqu'en 1976, les critiques ne manquèrent pas. Certains estimaient que Roberts avait trop négligé les développements de la puissance navale et grossièrement sous-estimé l'importance de la guerre de siège à l'aube des Temps modernes, et, par contre, exagéré les conséquences des réformes effectuées dans l'armée suédoise sous Gustave Adolphe. Il aurait négligé les changements parallèles, mais indépendants, accomplis dans les armées française, hollandaise et habsbourgeoise. Toutes ces critiques visaient les raisons intrinsèques de la révolution militaire, mais appelaient dans une certaine mesure une révision des données plus générales de la thèse de Roberts et notamment de son analyse des conséquences générales de la révolution militaire. Par la suite, divers auteurs lui ont opposé les graves problèmes d'administration et de logistique soulevés par la nécessité de construire davantage de forteresses, d'armer davantage de vaisseaux pour la guerre, de lever et d'équiper davantage de troupes au bénéfice d'une révolution dans le gouvernement, d'où devait émerger, au XVIIIe siècle, l'Etat moderne.
En regard de telles objections, certains n'iront-ils pas jusqu'à contester l'appellation même de "révolution militaire" ? N'a-t-on pas voulu voir trop de cohérence en des séries d'ajustements graduels et modestes et attacher trop d'importance aux exigences changeantes de la guerre ? Le débat, cependant, s'éclaire par le rapprochement qui peut se faire entre l'expérience de la prime Europe moderne et celle d'une autre "révolution militaire", incontestable celle-là, survenue deux millénaires plus tôt.
Le déclin de la dynastie Tcheou au VIIIe siècle avant Jésus-Christ livra toute la Chine à nombre d'Etats féodaux antagonistes. Entre 770 et 221, il n'y eut guère que dix-sept années libres de toute hostilité. Ce n'est pas sans raison que cette période est connue des historiens comme l' "ère des royaumes combattants". Mais la nature, la durée et l'intensité de ces guerres se transformèrent radicalement à la longue. Au cours des VIIe et VIe siècles, les batailles, normalement livrées par concentrations opposées de chariots, ne mobilisaient que rarement plus de dix mille hommes. Au IIIe siècle, l'effectif des armées sur le terrain avait décuplé, et l'effectif total des forces dont disposaient les principaux Etats avoisinait le million. Cet accroissement inouï s'accompagnait d'importants progrès tactiques. Les aristocrates montés sur des chars, armés d'arcs et de flèches, s'effaçaient graduellement devant une infanterie massive de conscrits porteurs de piques et d'épées de fer (assistée de détachements beaucoup plus réduits d'archers à cheval). Naturellement, des innovations militaires de cette ampleur devaient amener des problèmes chroniques de ravitaillement et de commandement qui obligèrent les Etats belligérants à remanier leur structure politique. Et c'est ainsi que nombre de gouvernements abandonnèrent ce quelque chose qui ressemblait à une vaste maison, comprenant d'importants bureaux tenus par des familiers du souverain ou par de grands seigneurs, pour une forme d'Etat autocratique gouverné au nom d'un prince despotique par une bureaucratie salariée, prudemment endoctrinée (à partir du Ve siècle) de principes confucéens et recrutée au mérite dans toutes les classes de la société.
Grâce à cette nouvelle fonction publique et à l'accroissement des forces armées, les guerres se firent plus longues, moins nombreuses, mais plus décisives. Entre 722 et 464 avant Jésus-Christ, il n'y avait eu que 38 années de paix (1 sur 6). Entre 463 et 221, il y en eut 89 (1 sur 2.5) ; mais, dans ce dernier intervalle, le nombre des Etats indépendants s'amenuisa notablement. Entre 246 et 221 avant Jésus-Christ, l'habile prince Cheng, des Ch'in, détruisit les six derniers Etats indépendants et créa un empire unifié comptant peut-être 50 millions d'habitants et entretenant une armée de 1 million d'hommes.
Cet empire se dota d'un code pénal et d'une structure administrative uniformes. L'on créa un réseau de routes et de canaux, une monnaie unique et un langage écrit, et l'on construisit la Grande Muraille de Chine, bordant la frontière nord sur 3000 kilomètres. Mais le monument le plus révélateur, élevé à la puissance du premier empereur de Chine, fut sans doute son mausolée, plus vaste que les pyramides d'Égypte. Édifié près de sa capitale, il était gardé par une armée de six mille statues de terre cuite, grandeur nature. Les visages, tous différents, reflétaient la diversité des types ethniques de l'empire. Mais les uniformes, d'un modèle unique -mis à part les insignes de la couleur de l'unité-, et les armes des guerriers impériaux, sorties d'une production de masse, témoignaient du haut degré de centralisation et de l'efficacité acquise. De la "révolution militaire" des Ch'in était donc né un système qui devait durer sans changement notable pendant deux millénaires.
L'analogie entre cette série d'événements et la révolution militaire européenne est frappante. Dans les deux cas, on observe une croissance massive des effectifs, une modification profonde des tactiques et de la stratégie, et une plus forte incidence guerrière sur l'état de la société. Ici et là, on éprouve la nécessité de changements profonds dans la structure et la philosophie des gouvernements. Si l'on peut parler de "révolution" dans un cas, il faut en parler dans l'autre. Admettons que les changements subis à l'aube de son histoire par l'Europe moderne n'ont pas engendré un système militaire se prolongeant, pour des siècles, plus ou moins égal à lui-même. Il reste qu'ils ne transformèrent pas seulement la conduite de la guerre dans le cadre des nations européennes, mais accélérèrent le progrès de l'expansion européenne outre-mer. La supériorité de l'organisation militaire des Ts'in les avait mis en état de conquérir toute la Chine. La supériorité de l'Occident permit à ce dernier de dominer le monde entier. Dans une large mesure, l' "ascension de l'Occident" a reposé sur le recours à la force, la balance militaire entre les Européens et leurs adversaires penchant nettement du côté des premiers. Et l'objet propre de cet ouvrage est de montrer comment la clef du succès des Occidentaux dans la création entre 1500 et 1750 des premiers authentiques empires mondiaux se trouve précisément dans ces progrès de l'habileté à conduire la guerre, progrès en lesquels a été reconnue la "révolution militaire". Telle est la principale justification à ma prétention à soumettre le problème entier à une nouvelle et plus minutieuse investigation.
Cet ouvrage n'est donc pas et n'entend pas se préparer comme une histoire générale de l'art de la guerre à l'aube des Temps modernes. Il ne pourra que décevoir ceux qui voudraient y trouver matière à discuter des effets de la guerre sur la société, du coût de la guerre pour les sociétés en conflit, de la littérature sur les limites de la guerre, des relations réciproques entre un Etat et le système militaire qu'il entretient. Toutes ces matières ont été admirablement traitées ailleurs. Je me suis concentré sur les seuls éléments de l'histoire militaire européenne qui éclairaient une autre question: comment se fait-il que l'Occident européen, si petit à l'origine, ait pu compenser à travers la supériorité militaire et la puissance navale ce qui lui manquait en ressources matérielles ?
Mon histoire commence par un examen des voies différentes dans lesquelles les Européens ont engagé leurs guerres au cours des XVIe et XVIIe siècles, au moment où la rapide expansion des armes à feu transformait les opérations, tant offensives que défensives, sans perdre de vue les zones apparemment non affectées par la révolution militaire, non plus que celles se trouvant au cœur de ce bouleversement [...].
Le chapitre II, par contraste, se focalise sur les secteurs plus avancés, en grande partie ouest-européens, pour examiner les problèmes logistiques crées par l'amélioration même des fortifications et la croissance des armées, et les moyens d'en venir à bout. Cependant, la course aux armements entre les puissances occidentales s'est déroulée en mer aussi bien qu'à terre. Et, ici, la "révolution militaire" a offert aux Etats européens une occasion d'étendre leurs conflits loin de leurs rivages. Au début, cette escalade demeure confinée aux rencontres à la mer, aux engagements entre flottilles européennes dans l'Atlantique-Nord, la Méditerranée, la mer des Caraïbes, voire l'océan Indien [...] Bientôt, dans leurs aventures au loin, les Européens se chercheront des alliés et projetteront leurs inimitiés sur les autres continents. Avec eux, ils apportent leurs nouvelles méthodes militaires.
Et, comme ils les perfectionnent rapidement, ils acquièrent une supériorité sur tous leurs adversaires, les Américains au XVIe siècle, les Indonésiens au XVIIe, les Indiens et Africains au XVIIIe. Finalement, seuls la Corée, la Chine et le Japon purent tenir, face à l'Occident, jusqu'à ce que la révolution industrielle en Europe et Amérique eût forgé quelques nouveaux "instruments d'empire", tels que le navire à vapeur cuirassé et le canon à tir rapide, auxquels l'Est asiatique ne pouvait opposer aucune riposte efficace [...]
Ce volume se conclut sur un bref examen du processus par lequel les armées et escadres des premiers Etats modernes se métamorphosèrent en celles de l'âge industriel, capables d'imposer et, pour près d'un siècle, de maintenir l'influence occidentale sur presque tout le globe. Cette sage a bien entendu été racontée par d'autres, tout particulièrement par Daniel R. Headrick, dans The Tools of Empire: Technology and European Imperialism in the Nineteenth Century (Oxford, 1981). Headrick expose que les Etats occidentaux, maîtres de 35% de la surface de la terre en 1800, en dominaient 84% en 1914. Son récit constitue une somme exhaustive. Il n'y a rien à y ajouter. Mon objectif est différent. Je cherche à éclairer les principaux moyens par lesquels l'Occident européen a conquis les premiers 35% entre 1500 et 1800." (p.57-65)
"Au XVe siècle, les forces royales françaises durent de grands succès à des concentrations de canons plus légers, plus efficaces contre les hauts remparts et les tours rondes que les grosses pièces en petit nombre. De 1440 à 1460, c'est une artillerie mobile qui réduisit les villes tenues par les Anglais en Normandie et en Aquitaine ; puis, en 1487-1488, les forteresses de Bretagne, quoique partiellement restaurées en vue de l'installation d'une artillerie de défense, furent battues en brèche et soumises. Dans l'entre-temps, en Espagne, les Rois Catholiques, Ferdinand et Isabelle, parce qu'ils avaient la chance de disposer d'un train de siège de quelques 180 canons, purent réduire en dix ans (1482-1492) les citadelles maures du royaume de Grenade qui avaient défié les royaumes chrétiens d'Espagne pendant des siècles. Il semblait que l'âge de la "défense verticale" fût dépassé.
L'architecte et humaniste italien Leon Battista Alberti fut le premier à imaginer une réplique correcte à la bombarde. Dans son traité De re aedificatoria, écrit au cours des années 1440, il soutient que les fortifications défensives pourraient être plus efficaces si elles étaient disposées en dents de scie, et il va jusqu'à conjecturer que la meilleure configuration au sol pourrait être l'étoile. Mais peu de gouvernants y prêtèrent attention et le traité d'Alberti ne fut pas publié avant 1485. Ce fut seulement dans les dernières années du siècle que certains Etats italiens se mirent à bâtir des fortifications capables de résister à des bombardements d'artillerie. Très peu comportaient des bastions d'angle: la Rocca près d'Ostie, Brolio et Poggio Imperiale en Toscane, le château Saint-Ange à Rome. Beaucoup plus nombreuses furent les fortifications construites sur le modèle traditionnel, mais à une telle échelle que les plus vastes d'entre elles (telles la citadelle Sforza à Milan) se montrèrent encore aptes à la défense pendant plus de deux siècles. La catalyse du changement majeur se fit par l'invasion française de la péninsule. En 1494-1495, Charles VIII précipita sur l'Italie une armée de 18 000 hommes et un matériel de siège hippotracté d'au moins 40 canons. Même les contemporains comprirent qu'un nouveau départ était donné à la conduite de la guerre. En 1498, le Sénat de Venise déclara que "les guerres du temps présent étaient affectées plus par les bombardes et autres forces d'artillerie que par les effectifs d'hommes en armes". Et il s'empressa d'acquérir des armes à feu." (p.77-78)
"Cependant, la dépense était accablante. [...] La république de Sienne avait perdu son indépendance en grande partie parce que ses dirigeants s'étaient lancés dans un programme de fortifications auquel ils n'avaient pu faire face. En 1553, confrontés à une imminente agression de leurs ennemis, ils avaient décidé que dix-sept villes, dont Sienne, seraient équipées à neuf de remparts et de bastions. Mais rassembler main-d’œuvre, finances et matériaux de construction était au-dessus de leurs forces. Et, quand vint l'invasion, n'avait été exécutée qu'une faible partie des travaux, tandis que la république, financièrement épuisée, n'était plus en mesure de lever une armée de secours, ni d'armer, ou louer, et manœuvrer une flotte de guerre pour porter aide à ses places fortes de la côte. Et c'était ainsi qu'au terme d'un siège épuisant de dix mois Sienne avait dû capituler sans conditions, puis, après une brève occupation, avait été annexée par sa voisine Florence. La révolution militaire l'avait menée directement à sa perte." (p.82-83)
"En France, plus de cent ingénieurs italiens, sous la direction de Girolamo Marini, puis d'Antonio Melloni, se faisaient la main sur les défenses nordiques du royaume. Vers 1544, quinze places fortes de la frontière avec les Pays-Bas avaient été équipées d'ouvrages modernes armés de 1012 pièces d'artillerie. Pour la seule dernière place, la dépense avait été de 50 000 livres sterling. Au même moment, d'autres Italiens travaillaient aux Pays-Bas sous domination hasbourgeoise: à Breda, pour le comte Henri de Nassau, à Anvers, pour le conseil de la cité, sur la frontière sud, pour l'empereur Charles Quint. Une fois encore, la dépense se révéla exorbitante. Ainsi, l'enceinte de 7 kilomètres d'Anvers, avec ses 9 bastions et ses portes monumentales, revenait à 1 million de florins (environ 100 000 livres). Mais, comme d'habitude, les considérations de sécurité nationale primèrent les récriminations des contribuables.
Entre 1529 et 1572, on avait construit quelque 43 kilomètres de défenses modernes aux Pays-Bas: furent édifiées 4 citadelles et 12 enceintes, et rénovées 18 autres enceintes, pour un total de 10 millions de florins. En 1648, quand prirent fin les guerres des Pays-Bas, une poignée seulement de places fortes demeuraient sans bastions. Peu après, le même processus se mit en place outre-mer, mais sans que fût changée l'inspiration italienne. A partir de 1580, Giovanni Battista Antonelli conçut pour les Espagnols et dirigea la construction de fortifications à La Havane, à San Juan de Ulloa et à Fort Augustine, en Floride, tandis que Giovanni Battista Cairati construisait des forts pour les Portugais à Mombasa (Kenya), à Bassein et à Damao (au nord de Bombay)." (p.83-84)
"Après la Renaissance, une bonne partie de l'Europe occidentale parut s'enfermer dans un système militaire où s'équilibraient exactement offensive et défensive. Il y eut encore des progrès au XVIIe siècle pour les fortifications, mais ils ne rendirent pas les précédentes modèles périmés, comme avait pu le faire immédiatement le bastion pour les vieilles murailles médiévales. Certaines forteresses datant de l'aube de la période moderne gardaient encore leur valeur stratégique dans les années 1920.
Pourtant, en 1722, un ingénieur militaire de Juliers, J. D. Durange, publiait un traité où il relevait les erreurs de chacune des cent dix-huit méthodes de fortification proposées par quelques soixante-dix auteurs. Inutile de dire qu'il s'empressait d'en proposer une nouvelle, la cent-dix neuvième, toute de son cru. En cela, son travail était amplement justifié, car nombre de projets bizarres avaient été imaginés de leur fauteuil par des économistes ou des mathématiciens, voire des architectes civils, plutôt que par des ingénieurs militaires. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. La "révolution militaire" avait en effet amené des problèmes stratégiques auxquels il n'y avait pas de solution facile. Une ville ou une forteresse puissamment défendues pouvaient abriter 10 000 combattants et, soutenues par des ouvrages mineurs à proximité, elles étaient beaucoup trop dangereuses pour être laissées dans le sillage d'une armée en pleine progression. Elles devaient être prises à n'importe quel prix. Et il n'y avait pas à cela de solution expéditive, si puissante que fût l'armée des assiégeants. Ce simple paradoxe rendait les batailles plus ou moins inopérantes dans tous les secteurs où étaient construites les nouvelles fortifications, sauf, ainsi qu'il advint fréquemment, si elles étaient livrées entre l'armée assiégeante et une colonne de secours, et qu'ainsi pût dépendre de leur résultat la conclusion du siège. Tel avait le cas pour Saint-Quentin en 1557, Nördlingen en 1634, Rocroi en 1643, Marson Moor en 1644, la bataille des Dunes en 1658, Vienne en 1683. Et pour chaque bataille, il y eut de nombreux sièges." (p.86-88)
"La révolution dans la guerre de siège de la Renaissance s'était accompagnée, en effet, d'une révolution de la guerre en rase campagne, où les tactiques fondées sur le recours direct à la force brutale (charge à franc étrier, corps-à-corps acharnés) avaient fait place à la puissance de feu. La transition s'était faite comme pour le style des fortifications, et cela aussi au XVe siècle et en Italie. Les Anglais, depuis les guerres d'Édouard Ier (1272-1307), usaient dans la bataille de volées de flèches autant que de charges de cavalerie. Lorsque, sous Édouard III (1327-1377), ils avaient tenté de conquérir la France, leurs archers leur avaient assuré toute une série de spectaculaires victoires sur les chevaliers montés français. Cependant, jusqu'au début du XVe siècle, les Français avaient résisté aux conséquences logiques de leurs incessantes défaites. En 1415, à Azincourt, l'armée vaincue des Valois comptait encore deux hommes d'armes pour un archer. Par la suite, ils avaient modifié leur façon de voir. Et la grande ordonnance de 1445 avait fixé la composition de l'armée royale à deux archers pour un homme d'armes.
C'était dans ce contexte de la prédominance des armes de jet qu'avait grandi l'intérêt pour les armes à feu. Les petits calibres, armes à main ou sur chariots, avaient fait leur apparition sur les champs de bataille européens au XIVe siècle, mais, pour la précision et la portée, ils étaient restés longtemps inférieurs à l'arc. Les Anglais persistaient encore au XVe siècle dans leur préférence pour l'arc sur l'arme à feu. Quant à Jacques IV d'Écosse, s'il avait acquis en 1508 une "couleuvrine à main" (pour traquer le daim à Falkland, tirer les oiseaux de mer à l'île de May, et tirer au but dans la grande salle de Holyrood House), ni lui ni presque personne dans son armée ne portait d'arme à feu lors de sa catastrophique défaite de Flodden, cinq ans plus tard.
(p.88-100)
-Geoffrey Parker, La révolution militaire. La guerre et l'essor de l'Occident (1500-1800), Gallimard, coll. Folio.Histoire, 1993 (1988 pour la première édition britannique), 489 pages.