François Denord
Johnathan R. Razorback- Admin
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François Denord
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« La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).
« Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.
« Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".
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Re: François Denord
"Avant que le néolibéralisme ne s'impose comme une catégorie centrale de la critique du capitalisme contemporain et de la mondialisation, le néo-libéralisme désignait, en effet, l'horizon intellectuel d'un groupe mobilisé de théoriciens libéraux. C'est contre le succès de leurs idées qu'adversaires de la mobilisation et altermondialistes fustigèrent le néolibéralisme. Les héritiers directs ou indirects de ce courant de pensée évitent en général d'employer le terme." (note 1 p.7)
"Son histoire s'enracine dans le bouillonnement intellectuel de l'entre-deux-guerres. Des économistes, des patrons et des hauts fonctionnaires jettent alors les bases d'un libéralisme nouveau, qui se veut une troisième voie entre un "laissez-faire" jugé moribond et une planification économique supposée faire le lit du socialisme. [...] De cette mobilisation naissent des organisations comme le Centre international d'études pour la rénovation du libéralisme, inauguré à Paris en 1939, ou la Société du Mont-Pèlerin qui, depuis 1947, réunit tous les deux ans des universitaires, des hommes politiques et des représentants patronaux. [...]
Ce livre dresse la généalogie de cet interventionnisme libéral." (p.8 )
"A l'histoire des idées, d'approche traditionnelle [Audier] comme foucaldienne [Foucault, Laval/Dardot] [...] il privilégie la mise en contexte de luttes politiques et d'individus. Elle seule permet de saisir ce que le néo-libéralisme recèle de nouveau." (p.9)
"Ses inventeurs ont tourné le dos au maximalisme et à la chimère d'une société sans Etat." (p.10)
"De manière pragmatique, il crée un cadre légal favorable au marché, supplée l'initiative privée lorsqu'elle s'avère défaillante, incite à la concentration industrielle ou, au contraire, la freine." (p.10-11)
"Le néo-libéralisme ne forme donc pas un tout cohérent [...] C'est un courant intellectuel au sein duquel coexistent des groupes aux conceptions économiques différentes, parfois antagonistes." (p.11)
"Le néo-libéralisme apparaît dans une configuration idéologique et institutionnelle singulière. Première Guerre mondiale, révolution bolchevique, naissance du fascisme, crise économique, avènement du nazisme, puis New Deal, Front populaire et enfin Seconde Guerre mondiale: de 1914 à 1945, le capitalisme traverse une crise sans précédent. [...] [Ce qui a] contribué à faire de l'entre-deux-guerres l'une des périodes intellectuelles les plus novatrices du XXe siècle.
Rarement la question du rapport entre l'Etat et l'économie aura été aussi discutée." (p.12)
"Son histoire est aussi celle d'un groupe et d'une mobilisation politique. Elle s'enclenche le 26 août 1938 lorsque s'ouvre à Paris une réunion internationale: le Colloque Walter Lippmann." (p.13)
"La France de 1900 a pu être présentée comme l'archétype du pays libéral. A cette époque, nulle instance publique ne cherche à imposer aux acteurs privés leurs objectifs économiques à moyen ou à long terme. Le pays ne dispose pas même d'un ministère de l'Économie nationale. Pourtant, depuis la fin du XIXe siècle, l'Etat républicain ne se contente pas d'user de ses prérogatives en faveur de la défense, de l'éducation ou de l'accès à la propriété. Il soutient l'expansion de la banque, des chemins de fer, de la sidérurgie ou encore de l'électricité, et il protège l'agriculture, principal secteur d'activité du pays, derrière des barrières douanières." (p.19)
"Parce que la mobilisation prive villes et campagnes de main-d'oeuvre, raréfie les capitaux et met fin au système de l'étalon-or, l'Etat alloue les ressources, fixe les prix, contrôle importations et exportations. Il devient le principal moteur de l'économie, sans toutefois disposer d'un corps de fonctionnaires préparés à cette tâche. Rien n'eût d'ailleurs été plus contraire à la vision du monde d'un inspecteur des finances que de se risquer à mettre en péril l'équilibre budgétaire ou la valeur du franc. La guerre fournit l'occasion à des individus, pour la plupart étrangers au monde parlementaire et aux grands corps, d'intervenir non seulement dans les débats économiques, mais plus encore dans la gestion de l'économie nationale. Elle a ainsi contribué à l'expérimentation d'un mode de régulation peu respectueux des principes marchands et à l'émergence de nouvelles formes d'expertises." (p.21)
"Bien que la plupart des institutions mises en place durant le conflit ont été démantelées par le Bloc national (coalition de droite largement victorieuse lors des législatives de 1919) l'esprit de la mobilisation perdure." (p.23)
"Si l'expérience du MEN [Ministère de l'Économie Nationale, crée par le Front populaire], elle a produit des formes inédites de coordinations entre les services de l'Etat et donné une vigueur nouvelle à l'idée de direction économique. Tirant des leçons de l'échec, le jeune conseiller d'Etat Michel Debré propose par exemple la mise en place d'un organisme capable tantôt d'intervenir, tantôt d'éviter les progrès de l'étatisme." (p.28-29)
"C'est la crise de 1929 qui joue intellectuellement le rôle de véritable catalyseur. De nombreuses doctrines, comme le "néo-corporatisme" ou le "planisme", apparaissent dans un contexte de mise en accusation du libéralisme. [...]
Épargnée jusqu'au second semestre 1930, la France est son tour affectée par la dépression économique. Entre 1930 et 1935, la production industrielle chute de 25%, le nombre de "chômeurs secourus" est multiplié par soixante-douze et la quantité de faillites rapportées par année augmente de 275%." (p.31)
"La crise du capitalisme fournit ainsi l'occasion d'une confrontation faiblement régulée entre de multiples groupes, clubs, associations, partis, journaux, qui ne s'adressent pas aux seuls spécialistes des questions économiques." (p.35)
"Le Combat marxiste s'inscrit lui dans une tout autre tradition intellectuelle: le luxemburgisme." (p.42)
"C'est également parce qu'ils contestaient le dogmatisme du Journal des économistes que des économistes universitaires ont créé autour de Charles Gide la Revue d'économie politique (1887), solidariste et coopératiste à ses origines." (p.60-61)
"Peuvent se qualifier de libéraux, ou l'être par leurs adversaires, des individus aux profils et aux visions du monde sensiblement distincts." (p.67)
"La multiplication des scandales politico-financiers, dont le plus célèbre reste l'affaire Stavisky (1933-1934), et l'inefficacité des mesures économiques adoptées par les gouvernements font de l'antiparlementarisme un sentiment diffus." (p.92)
"Parmi les individus qu'on peut rattacher à la mouvance technocratique des années 1930, si tous n'arborent pas le titre de polytechniciens, c'est largement à ces derniers qu'on doit la création d'organisations telles que le Redressement français, X-Crise ou Les Nouveaux Cahiers. Durant les années 1930, l'École polytechnique occupe dans le système d'enseignement une position sans véritable équivalent. L'École libre des sciences politiques reste certes un passage obligé pour la préparation de certains concours administratifs (Conseil d'Etat, Cour des comptes, Inspection des finances, Affaires étrangères), mais c'est une institution très bourgeoise où l'on ne vient généralement que pour compléter un cursus entamé à la faculté de droit. La formation dispensée à Polytechnique offre un large éventail de carrières publiques et privées, et il nourrit un esprit de corps dans lequel se reconnaissent peu ou prou la plupart des anciens élèves." (p.93)
"C'est pour défendre cette conception de l'élite qu'Ernest Mercier a créé en décembre 1925 le Redressement français, mouvement qui compte à son apogée jusqu'à dix mille membres. Ce groupement se veut "un organe d'action et de réalisation pratiques" [...] Il renoue avec un idéal saint-simonien, prônant un modèle de société fondée sur la science de la production, dirigée non par des politiciens professionnels mais par des industriels dont l'autorité se justifie par les services qu'ils rendent aux masses en les amenant vers le progrès social [...] Le mouvement exige une réforme de l'Etat par une limitation des pouvoirs du Parlement ayant pour corollaire une consolidation de la présidence du Conseil. Il refuse les luttes politiques (prônant un gouvernement d'unité nationale), appelle à la collaboration entre travail et capital et loue à cette fin le productivisme." (p.97)
"Auguste Detœuf, figure atypique du patronat de l'entre-deux-guerres. Polytechnicien, issu d'un milieu catholique, provincial et relativement modeste (son grand-père était agriculteur et son père, directeur d'une papeterie), il a entamé sa carrière comme ingénieur des Ponts avant de rejoindre le secteur privé. Devenu directeur général adjoint de la Compagnie française Thomson-Houston en 1923 et administrateur-délégué d'Alsthom doté des pleins pouvoirs en 1928, il préside à partir de 1936 le Syndicat général de la construction électrique. Farouche partisan de la rationalisation industrielle (il a découvert aux côtés d'Ernest Mercier la production en masse des grandes firmes américaines), Auguste Detœuf se prononce en faveur d'un syndicalisme obligatoire, unique et apolitique, exalte le dialogue social sur le modèle suédois et conspue le libéralisme classique. [...] Autant d'éléments qui lui ont valu de solides inimitiés dans les rangs du patronat traditionnel. Ils lui ont en revanche permis d'attirer aux Nouveaux Cahiers de nombreuses personnalités: des journalistes, des conseillers d'Etat, des diplomates, des écrivains, des économistes ou encore des syndicalistes réformistes. La philosophe Simone Weill y côtoie l'ancien dirigeant communiste Boris Souvarine, le personnaliste Denis de Rougemont, l'économiste Gaëtan Pirou, le syndicaliste Louis Vallon, le magnat de l'électricité Ernest Mercier...
Quelles que puissent être les divergences d'opinions. Les Nouveaux Cahiers se définissent avant tout par leur pacifisme, tant dans le domaine social (recherche de la conciliation, rejet du syndicalisme de classes) que sur le plan international (une majorité des membres est favorable aux accords de Munich). Leur objectif est de constituer, dans une atmosphère alliant anticommunisme et christianisme, un cercle de réflexion sur les problèmes contemporains sans avoir les préoccupations scientifiques d'X-Crise et sans se limiter à l'économie." (p.103)
"Un livre a servi d'étendard aux rénovateurs du libéralisme: La Cité libre, du journaliste américain Walter Lippmann. En août 1938, lorsque se tient à Paris un colloque pour discuter ses principales thèses, il fait déjà figure de référence incontournable chez les intellectuels libéraux, tant aux Etats-Unis, où il a été publié en 1937, qu'en Europe. [...]
Si, a posteriori, La Cité libre apparaît comme un essai politico-journalistique de facture classique, c'est un ouvrage précurseur en 1937-1938. Il conjugue dénonciation des régimes "totalitaires", mis en équivalence parce que prônant la dictature d'un chef ou d'un parti, et critique du laissez-faire. Cette doctrine d'action qui, selon Walter Lippmann, avait fait la grandeur du XIXe siècle, s'est peu à peu muée en une "collection de formules geignardes invoquées par les propriétaires pour résister aux attaques lancées contre leurs intérêts établis". A ce libéralisme étriqué, qui se satisfait de la concentration industrielle et du règne des privilèges, Walter Lippmann oppose un libéralisme rénové, présenté comme une "ligne de conduite qui cherche à réformer l'ordre social pour satisfaire les besoins et réaliser les promesses d'un mode de production basé sur la division du travail".
Les participants au Colloque Walter Lippmann donnent à cette doctrine le nom de "néo-libéralisme". Considérée de manière rétrospective, l'assistance est des plus prestigieuses. Des entrepreneurs néo-capitalistes côtoient des intellectuels promis à un brillant avenir, de grands commis de l'Etat voisinent avec les représentants les plus distingués de l'école libérale." (p.112)
"[Rougier] ne possède pas l'une des propriétés essentielles à l'exercice de la profession de philosophe en France, être normalien, ce qui le prive du capital social que l'appartenance au groupe confère. A cela s'ajoute son formidable ego. Jeune philosophe, Rougier prend de haut la plupart de ses confrères, y compris les plus influents. Pourfendeur du rationalisme, il soutient sa thèse devant un jury dans lequel siège Léon Brunschvicg, le professeur de philosophie générale de la Sorbonne. Élève d'Edmond Goblot, il prétend lui succéder à Lyon en 1930, mais c'est Jean Wahl, neveu de Brunschvicg, qui obtient le poste. Le ressentiment pousse Rougier à publier dans le Mercure de France un article de quarante et une pages où, sous couvert de controverse philosophique, il s'en prend très violemment à Brunschvicg qu'il qualifie, entre autres, de "faussaire".
Rougier, l'anti-Brunschvicg, ne peut trouver d'appuis que hors de l'Université: il écrit par exemple dans la Revue de Paris ou la Revue des deux mondes. Mais c'est surtout à l'étranger qu'il obtient des soutiens. L'attraction qu'exercent sur lui le conventionnalisme de Poincaré et la logique formelle, sa détestation de la métaphysique le rapprochent des travaux d'un courant de pensée en plein développement: l'empirisme logique. Entré en contact avec Moritz Schlick en 1931, invité au séminaire de Hans Reichenbach à Berlin en 1932, Rougier profite d'une mission dans les pays d'Europe centrale pour participer aux activités du Cercle de Vienne en 1934. Au milieu des années 1930, il est ainsi le seul Français qu'on puisse clairement rattacher au Mouvement pour l'unité de la science. En 1935, il organise à la Sorbonne le premier Congrès international de philosophie scientifique, comptant près de cent soixante participants, parmi lesquels Rudolf Carnap, Bertrand Russell, Moritz Schlick et Alfred Tarski. En 1937, il récidive en introduisant au congrès Descartes (le IXe congrès international de philosophie), une section "Unité de la science" où l'on retrouve Rudolf Carnap, Hans Reichenbach ou encore Otto Neurath. Louis Rougier a tenté de vulgariser les thèses de l'empirisme logique en France et donné plusieurs articles à Erkenntnis, puis au Journal of United Science, dont il devient l'un des éditeurs associés en 1939." (p.118-119)
"S'il loue le conventionnalisme d'Henri Poincaré, c'est parce qu'il lui permet de critiquer le culte de la raison et de dénoncer comme absurde le principe de l'égalité entre les hommes. L’œuvre de Louis Rougier se rattache ainsi à ce courant politique élitiste et anti-démocratique où se sont illustrés entre autres Gustave Le Bon et Vilfredo Pareto. C'est d'ailleurs dans une collection dirigée par le premier, "La Bibliothèque de philosophie scientifique" chez Flammarion, que Louis Rougier publie en 1929 La Mystique démocratique, dédiée à la mémoire du second. La critique de l'idéal démocratique fonctionne à partir des mêmes schèmes que celle du rationalisme ou des religions, tous ces éléments étant pour Rougier inextricablement liés. La mystique démocratique, de par son messianisme égalitaire (héritage du prophétisme juif et du rationalisme cartésien), porterait en germe le marxisme." (p.120-121)
"Ernest Seillière, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences morales et politiques et aïeul d'un ancien président du Medef, s'enthousiasme dans le Journal des débats: "M. Louis Rougier nous donne Les Mystiques économiques un ouvrage fort pénétrant"." (p.126-127)
"Le néo-libéralisme compte plusieurs foyers durant les années 1930: une école allemande d'abord, dont Walter Eucken et Wilhelm Röpke sont les figures de proue et qui, après la Seconde Guerre mondiale, bâtit ce qu'on appelle l' "économie sociale de marché" ; une école anglaise, localisée à la London School of Economics où enseignent Friedrich Hayek et Lionel Robbins et qui, durant les années 1930, devient le théâtre d'affrontements verbaux entre keynésiens et libéraux ; une école autrichienne, dominée par Ludwig von Mises, maître de Hayek, qui anime durant de longues années à Vienne un séminaire privé auquel ont participé Oscar Morgenstern, Alfred Schütz et bien d'autres ; une école américaine enfin, l'École de Chicago fondée par Frank H. Knight, non représentée lors du Colloque Lippmann mais la plus célèbre aujourd'hui." (p.136-137)
"Le néo-libéralisme ne forme pas un bloc. Même le nom de la doctrine pose problème: Louis Baudin préfère se revendiquer de l' "individualisme", auquel Louis Rougier réplique par le "libéralisme positif", tandis que Jacques Rueff concède, du bout des lèvres, un "libéralisme de gauche". Le terme "néo-libéralisme" ne se banalise réellement qu'après le colloque." (p.148)
"Plusieurs commentateurs ont pu relever l'existence de deux groupes au sein des congressistes de 1938. D'un côté, "ceux pour qui le néo-libéralisme est foncièrement différent, dans son esprit et son programme, du libéralisme traditionnel" (Louis Rougier, Auguste Detoeuf, Louis Marlio, Wilhelm Röpke, Alexandre Rüstow) et, de l'autre, le "vieux libéralisme" qu'incarneraient Louis Baudin, Jacques Rueff et les membres de l'École autrichienne." (p.149)
"En public, Rüstow respecte les règles de la bienséance universitaire mais, en privé, il confesse à Whilhelm Röpke tout le mal qu'il pense de Friedrich Hayek et de Ludwig von Mises: leur place est au musée, dans le formol. Les gens de leur espèce sont responsables de la grande crise du XXe siècle." (p.149-150)
"Le Colloque Lippmann constitue une double rupture dans l'histoire du libéralisme économique. Sur le plan doctrinal, il se conclut par l'adoption unanime d'un manifeste, l' "Agenda du libéralisme", qui énonce plusieurs principes contraires du libéralisme classique. [...] Il élargit les attributions que les libéraux lui concèdent classiquement: un Etat libéral "peut et doit percevoir par l'impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement collectif de 1° la défense nationale, 2° les assurances sociales, 3° les services sociaux, 4° l'enseignement, 5° la recherche scientifique". [...]
L' "Agenda du libéralisme" de Walter Lippmann permet ainsi de préciser certains des postulats du néo-libéralisme [...] la responsabilité juridique de l'Etat pour instaurer un cadre marchand [...] la possibilité pour un régime libéral de poursuivre des fins sociales et de prélever dans ce but une partie de la richesse nationale par l'impôt." (p.150-151)
"Boris Souvarine, l'ancient permanent de l'Internationale communiste devenu journaliste au Figaro[...] en décembre 1938 présente l'ouvrage de Lippmann à Radio Paris sous un jour très favorable." (p.154)
"Le climat intellectuel de la Libération a largement été modelé par les années d'Occupation. Malgré des différences idéologiques sensibles, la production de discours économiques présente bien des similitudes chez les parties adverses. En plein essor à partir de 1941, elle émane d'organismes officiels ou semi-officiels fonctionnant en réseaux, au sein desquels et entre lesquels existent des relations de concurrence et de coopération. Tous mettent l'accent sur la nécessité pour la France d'adopter une véritable politique économique dont le plan serait l'instrument privilégié. En 1943 paraissent ainsi le rapport du Comité général d'études de la Résistance sur La Politique économique d'après-guerre et celui du Conseil supérieur de l'économie industrielle et commerciale de Vichy sur La Politique économique et les problèmes du plan." (p.220)
"Dans les mouvements de Résistance et dans la France combattante, la pensée libérale traditionnelle n'aura joué qu'un rôle marginal. Les libéraux sont trop peu nombreux pour faire contrepoids à une humeur socialisante qui, sous des formes très diverses, domine." (p.227)
"En l'espace de deux ans, la IVe République bouleverse de fond en comble le paysage économique français. Les houillières du Nord, Renault, Air France, les compagnies de gaz et d'électricité, trente-quatre sociétés d'assurances et des banques de dépôt ont été nationalisés. En 1947, plus d'un million de personnes travaillent dans les usines de l'Etat qui fournissent 14% de la production industrielle nationale. Parallèlement, le redressement économique a supposé la mise en place d'outils de rationalisation à grande échelle: le Commissariat général du plan, né en janvier 1946, indique les objectifs économiques à poursuivre ; l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et certaines directions du ministère des Finances fournissent l'information économique et élaborent la comptabilité nationale ; les grandes écoles de la fonction publique, l'Institut d'études politiques de Paris nationalisé en 1945 et la nouvelle École nationale d'administration, forment les cadres dirigeants de l'économie nationale." (p.231)
"Dès 1946, François Perroux introduit son enseignement d'histoire des doctrines économiques à Sciences-Po par une analyse du "sens de la révolution keynésienne". Roger Nathan et Paul Delouvrier présentent aux futurs élèves de l'ENA la politique économique comme distincte de l'économie politique, personnifiée par Jacques Rueff, le libéralisme comme une "politique conservatrice" et la véritable politique économique comme un instrument d'Etat. Dans un cours dispensé avec plusieurs inspecteurs des finances, Jean Meynaud, secrétaire général de la Fondation nationale des sciences politiques, traite du néo-libéralisme en évitant systématiquement de mentionner ses théoriciens français, notamment Jacques Rueff." (p.232-233)
"[Le plan] est conçu comme un vecteur de paix sociale et comme une arme diplomatique devant non seulement rassurer le bailleur de fonds américain sur la volonté de la France de se moderniser, mais aussi préparer la construction d'un espace européen intégré." (p.235)
"Lors des élections d'octobre 1945, socialistes et communistes remportent 50% des sièges à l'Assemblée et, dans le gouvernement constitué alors, le PCF contrôle dans les ministères de l'Économie nationale, de la Production industrielle, du Travail et de la Sécurité sociale." (p.236)
"Sur les quatre textes que Daniel Villey, auteur d'un Pamphlet contre les réformes de structures, publie dans Le Monde en 1945, deux ont ainsi donné lieu à de vives controverses: l'un assimile "marxistes" (conscients ou inconscients de l'être) et "hitlériens" et appelle à sauver la "civilisation individualiste et libérale", ce qui vaut à Daniel Villey une réponse de Léo Hamon dans la même édition ; l'autre, consacré à "l'indemnisation des porteurs d'actions d'entreprises nationalisées", suscite une réplique immédiate de Pierre Hervé dans L'Humanité." (p.238)
"Le meeting fondateur de la Société du Mont-Pèlerin s'est tenu du 1er au 10 avril 1947 près de Vevey, en Suisse. [...] La Société du Mont-Pèlerin se développe ensuite rapidement: en 1951, elle compte cent soixante-treize membres répartis sur vingt et un pays, recrutés par cooptation (en fonction de leur âge, de leurs publications, des positions qu'ils occupent dans le monde universitaire, patronal, etc.), après parrainages." (p.266-267)
"Sur le plan politique, Hayek et Röpke présentent des points communs: tous deux rejettent social-démocratie et Etat providence ; tous deux se montrent méfiants envers la démocratie et ont soutenu des régimes autoritaires (le Chili de Pinochet pour la premier, l'Afrique du Sud de l'apartheid pour le second). Mais ils se différencient tant sur le plan des origines sociales et géographiques que des dispositions religieuses ou politiques. Autant de traits qui influencent directement leurs conceptions du libéralisme: méfiance vis-à-vis des religions monothéistes jugées intolérantes pour le premier contre défense des religions chrétiennes face à l'étatisme pour le second ; rejet de toute forme de "justice sociale" contre acceptation d'un Etat social limité compatible avec le libre jeu du marché ; Etat cantonné à ses fonctions régaliennes et à la gestion des biens collectifs contre Etat autorisé à intervenir directement dans l'économie pour soutenir l'offre ou la demande ; conviction que l'Etat crée les monopoles et que la concurrence permet la sélection des meilleurs contre nécessité d'une législation anti-trusts limitant concentration industrielle et expansion urbaine protégeant les communautés rurales et les industries familiales [...] libéralisme classique contre néo-libéralisme ou "ordo-libéralisme"." (p.276-277)
"La position qu'occupe Raymond Barre à la fin des années 1950 témoigne du désenclavement progressif du néo-libéralisme. Il appartient au courant "réaliste et sociologique" de la science économique, celui-là même qui s'est construit sur le rejet de l'économie classique. C'est un savant associé à la Revue économique et à Critique, grande revue intellectuelle généraliste. Mais c'est aussi un économiste lié à Sciences-Po, où il dirige le Service de recherche sur l'activité économique (l'ex-ISRES des années 1930), qui entre en 1959 au cabinet de Jean-Marcel Jeannerey, ministre de l'Industrie du général de Gaulle. La formation intellectuelle de Raymond Barre associe le libéralisme politique de Tocqueville et de Raymond Aron, le gaullisme et la pensée hétérodoxe de François Perroux. Proposition qui a posteriori peut sembler étonnante pour un néo-libéral, Raymond Barre en appelle même à "tirer le meilleur parti de la révolution keynésienne"." (p.301)
"Raymond Aron reproche à Jacques Rueff de ne pas comprendre que la Théorie générale représente des progrès considérables pour la science économique, le qualifie, de manière peu aimable, de "pré-keynésien" et considère L'Ordre social, son maître ouvrage, comme rempli d'erreurs, "à l'échelle du livre lui-même, massives, fondamentales". [Aron, "Les limites de la théorie économique classique", Critique, novembre 1946, n°6, p.510]" (p.304)
"Entre 1969 et 1972, une dyarchie s'instaure pourtant. D'un côté, Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre qu'on a pu qualifier de "plus à gauche des gaullistes de gouvernement", prône l'instauration d'une "Nouvelle Société". Dans un style mendésiste, il plaide pour une modernisation économique assortie de garanties sociales: "La Nouvelle Société, déclare-t-il dans un journal gaulliste, ne pourra se réaliser sans que ne soit rénovée et mise à jour une planification à moyen terme susceptible d'assurer un développement économique et social harmonieux". De l'autre côté de l'exécutif, un président de la République plus libéral que son prédécesseur et aux yeux duquel, "quand on a choisi le libéralisme international, il faut opter aussi pour le libéralisme intérieur. L'Etat doit donc diminuer son emprise sur l'économie au lieu de chercher perpétuellement à la diriger et à la contrôler". Si Jacques Chaban-Delmas est parvenu à mener l'une des politiques sociales les plus audacieuses depuis 1945, le style et les objectifs déplaisent au chef de l'Etat." (p.326)
"Que la gauche ait raillé Henri Lepage et les nouveaux économistes -l'amalgame a souvent été fait entre "nouvelle économie" et "nouvelle droite"- n'empêche pas leurs idées de connaître une large audience. Leurs thèses peuvent sembler par bien des aspects extrémistes. Elles servent d'aiguillons. Elles participent d'un mouvement plus général de dénonciation du marxisme, des postulats progressistes et de l'Etat providence. C'est en effet à la fin des années 1970 que les "nouveaux philosophes", comme André Glucksman et Bernard Henri Lévy, partent en guerre contre le totalitarisme et que les disciples de Raymond Aron créent Commentaire, revue fonctionnant à la manière d'un club, où peuvent s'exprimer représentant du libéralisme politique et économique: des aroniens bien sûr (Jean-Claude Casanova, Annie Kriegel ou Pierre Hassner), mais aussi les "nouveaux économistes" et certains intellectuels patronaux comme Michel Drancourt. Le libéralisme bénéficie d'un embryon de mode intellectuelle parce qu'il permet des rapprochements entre des universitaires conservateurs, de nouveaux entrants dans l'univers académique et d'anciens militants de gauche hostiles à l'Union de la gauche et au discours marxisant du premier secrétaire du Parti socialiste. De manière symptomatique, Pascal Salin est un ancien de la CFDT, de même que Florin Aftalion, également passé par le PSU, tandis que Jean-Jacques Rosa a été secrétaire général du Club Jean Moulin.
1979 scelle dans l'histoire des politiques économiques et sociales. Tandis qu'aux Etats-Unis le démocrate Jimmy Carter nomme à la tête de la Réserve fédérale un partisan farouche de la lutte contre l'inflation (l'économiste Paul Volcker), la conservatrice Margaret Thatcher devient Premier ministre en Grande-Bretagne. De l'autre côté du rideau de fer, l'URSS s'engage dans la guerre d'Afghanistan, qui contribue à ternir une image déjà largement écornée, au moment même où la Chine de Deng Xiaoping se convertit à l' "économie socialiste de marché". En novembre 1980, l'élection du républicain Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis confirme qu'un basculement politique de grande ampleur s'opère.
Le libéralisme est dans l'air du temps. Au moment des élections présidentielles de 1981, c'est paradoxalement un candidat gaulliste qui s'en saisit." (p.348-349)
"En adoptant en 1981 une plate-forme rompant ostensiblement avec les canons du gaullisme (l' "ardente obligation du plan" et la participation dans l'entreprise), Jacques Chirac cherche à faire peau neuve. C'est Édouard Balladur qui l'incite à réorienter le projet politique du RPR. Ancien conseiller d'Etat parti pantoufler dans le privé, il avait été l'un des proches collaborateurs de Georges Pompidou. Édouard Balladur a accédé au champ politique par la voie technocratique. [...] Lorsqu'il s'est mis au service de Georges Pompidou, il n'appartenait ni à la génération du gaullisme de guerre, celle du compagnonnage et de l'expérience du feu, ni à celle de la relève formée politiquement au RPF. Édouard Balladur s'est d'abord trouvé des affinités avec le mendésisme, comme de nombreux hauts fonctionnaires. Il est longtemps apparu comme un "rallié" de l'après-1958, un serviteur de l'Etat qui, par sa compétence, s'est fait une place dans une haute administration dominée par l'UNR. Loin d'être un nostalgique de la période de la Libération, Édouard Balladur rejette l'humeur toujours favorable aux réformes de structures et souhaite tirer parti de la vague qui a porté Margaret Thatcher et Ronald Reagan au pouvoir: moins d'impôts, moins d'Etat providence." (p.351)
"Sorte de Barry Goldwater à la française -héraut du libéralisme radical aux élections présidentielles américaines de 1964-, Jacques Chirac se présente comme le seul candidat du libéralisme économique: "Les Français ont le choix entre [...] trois solutions: le collectivisme de deux candidats [François Mitterrand et Georges Marchais], l'étatisme du troisième [Valéry Giscard d'Estaing] et enfin la libération de l'économie et de l'initiative que je propose". Le président du RPR reprend les revendications traditionnelles des libéraux: diminuer les prélèvements obligatoires, notamment l'impôt sur le revenu, réduire les dépenses publiques, recruter chaque année un nombre de fonctionnaires égal à la moitié des départs en retraite, supprimer la taxation sur les plus-values et la taxe professionnelle, baisser les droits de succession pour les PME, faciliter les procédures de licenciement. De quoi flatter une partie du patronat effrayée par les cent dix propositions du Parti socialiste et de son candidat François Mitterrand.
Jacques Chirac ne manque pas de s'attirer des reproches au sein de son propre parti et de la majorité. Pour Michel Debré, autre candidat gaulliste à l'élection présidentielle, le programme du président du RPR n'est "qu'une addition de propositions catégorielles, qui représentent peut-être quelque chose au niveau de la Corrèze". Jean Charbonnel, un gaulliste social, voit chez Jacques Chirac "le langage d'une certaine droite à la fois autoritaire et poujadiste". Quant aux partisans de Valéry Giscard d'Estaing, ils fustigent le programme chiraquien, Raymond Barre ironisant sur le thème du " "reaganisme" mal digéré et abusivement transposé". Les commentaires de la gauche sont à l'avenant. La dénonciation de l'emprise de l'Etat, la volonté de libérer les entreprises, bref, le "reaganisme à la française", recueille tout de même 18% des voix." (p.353-354)
"Le RPR connaît une évolution plus marquée, qui le rapproche de l'UDF: ouvriers et employés qui représentaient 20% de ses adhérents en 1977 passent à 16% en 1984, dont seulement 3% d'ouvriers, alors que le parti en revendique encore 11.3% en 1979." (p.355)
"Pascal Salin et Georges Mesmin, l'animateur du GRALL, appartenaient tous deux à la "commission économique" du parti giscardien au début des années 1980." (p.363)
"Pour qu'elles survivent à leurs auteurs, les stratégies de subversion intellectuelle ont besoin d'intérêts qui les soutiennent et d'institutions qui les relayent." (p.368)
-François Denord, Le Néo-libéralisme à la française. Histoire d'une idéologie politique, Éditions Agone, 2016 (2007 pour la première édition), 466 pages.
"La doctrine néolibérale n'existe que dans l'esprit de ses ennemis." -Pascal Salin, "Le néolibéralisme, ça n'existe pas", Le Figaro, 6 février 2002. Cité par François Denord in Le Néo-libéralisme à la française. Histoire d'une idéologie politique, Éditions Agone, 2016 (2007 pour la première édition), 466 pages, p.7.
"[concept] dans lequel les libéraux ne se reconnaissent pas." -Pascal Salin, Liberismo, libertà, democrazia. Concorrenza e innovazione, Rome, Di Renzo Editore, 2008, p.76.
« C’est pour moi une imposture. » (Alain Laurent, L'Agefi, 27/09/2013)
Pourquoi parler de néo-libéralisme au singulier (ce que ne fait d'ailleurs pas Audier)
"Son histoire s'enracine dans le bouillonnement intellectuel de l'entre-deux-guerres. Des économistes, des patrons et des hauts fonctionnaires jettent alors les bases d'un libéralisme nouveau, qui se veut une troisième voie entre un "laissez-faire" jugé moribond et une planification économique supposée faire le lit du socialisme. [...] De cette mobilisation naissent des organisations comme le Centre international d'études pour la rénovation du libéralisme, inauguré à Paris en 1939, ou la Société du Mont-Pèlerin qui, depuis 1947, réunit tous les deux ans des universitaires, des hommes politiques et des représentants patronaux. [...]
Ce livre dresse la généalogie de cet interventionnisme libéral." (p.8 )
"A l'histoire des idées, d'approche traditionnelle [Audier] comme foucaldienne [Foucault, Laval/Dardot] [...] il privilégie la mise en contexte de luttes politiques et d'individus. Elle seule permet de saisir ce que le néo-libéralisme recèle de nouveau." (p.9)
"Ses inventeurs ont tourné le dos au maximalisme et à la chimère d'une société sans Etat." (p.10)
"De manière pragmatique, il crée un cadre légal favorable au marché, supplée l'initiative privée lorsqu'elle s'avère défaillante, incite à la concentration industrielle ou, au contraire, la freine." (p.10-11)
"Le néo-libéralisme ne forme donc pas un tout cohérent [...] C'est un courant intellectuel au sein duquel coexistent des groupes aux conceptions économiques différentes, parfois antagonistes." (p.11)
"Le néo-libéralisme apparaît dans une configuration idéologique et institutionnelle singulière. Première Guerre mondiale, révolution bolchevique, naissance du fascisme, crise économique, avènement du nazisme, puis New Deal, Front populaire et enfin Seconde Guerre mondiale: de 1914 à 1945, le capitalisme traverse une crise sans précédent. [...] [Ce qui a] contribué à faire de l'entre-deux-guerres l'une des périodes intellectuelles les plus novatrices du XXe siècle.
Rarement la question du rapport entre l'Etat et l'économie aura été aussi discutée." (p.12)
"Son histoire est aussi celle d'un groupe et d'une mobilisation politique. Elle s'enclenche le 26 août 1938 lorsque s'ouvre à Paris une réunion internationale: le Colloque Walter Lippmann." (p.13)
"La France de 1900 a pu être présentée comme l'archétype du pays libéral. A cette époque, nulle instance publique ne cherche à imposer aux acteurs privés leurs objectifs économiques à moyen ou à long terme. Le pays ne dispose pas même d'un ministère de l'Économie nationale. Pourtant, depuis la fin du XIXe siècle, l'Etat républicain ne se contente pas d'user de ses prérogatives en faveur de la défense, de l'éducation ou de l'accès à la propriété. Il soutient l'expansion de la banque, des chemins de fer, de la sidérurgie ou encore de l'électricité, et il protège l'agriculture, principal secteur d'activité du pays, derrière des barrières douanières." (p.19)
"Parce que la mobilisation prive villes et campagnes de main-d'oeuvre, raréfie les capitaux et met fin au système de l'étalon-or, l'Etat alloue les ressources, fixe les prix, contrôle importations et exportations. Il devient le principal moteur de l'économie, sans toutefois disposer d'un corps de fonctionnaires préparés à cette tâche. Rien n'eût d'ailleurs été plus contraire à la vision du monde d'un inspecteur des finances que de se risquer à mettre en péril l'équilibre budgétaire ou la valeur du franc. La guerre fournit l'occasion à des individus, pour la plupart étrangers au monde parlementaire et aux grands corps, d'intervenir non seulement dans les débats économiques, mais plus encore dans la gestion de l'économie nationale. Elle a ainsi contribué à l'expérimentation d'un mode de régulation peu respectueux des principes marchands et à l'émergence de nouvelles formes d'expertises." (p.21)
"Bien que la plupart des institutions mises en place durant le conflit ont été démantelées par le Bloc national (coalition de droite largement victorieuse lors des législatives de 1919) l'esprit de la mobilisation perdure." (p.23)
"Si l'expérience du MEN [Ministère de l'Économie Nationale, crée par le Front populaire], elle a produit des formes inédites de coordinations entre les services de l'Etat et donné une vigueur nouvelle à l'idée de direction économique. Tirant des leçons de l'échec, le jeune conseiller d'Etat Michel Debré propose par exemple la mise en place d'un organisme capable tantôt d'intervenir, tantôt d'éviter les progrès de l'étatisme." (p.28-29)
"C'est la crise de 1929 qui joue intellectuellement le rôle de véritable catalyseur. De nombreuses doctrines, comme le "néo-corporatisme" ou le "planisme", apparaissent dans un contexte de mise en accusation du libéralisme. [...]
Épargnée jusqu'au second semestre 1930, la France est son tour affectée par la dépression économique. Entre 1930 et 1935, la production industrielle chute de 25%, le nombre de "chômeurs secourus" est multiplié par soixante-douze et la quantité de faillites rapportées par année augmente de 275%." (p.31)
"La crise du capitalisme fournit ainsi l'occasion d'une confrontation faiblement régulée entre de multiples groupes, clubs, associations, partis, journaux, qui ne s'adressent pas aux seuls spécialistes des questions économiques." (p.35)
"Le Combat marxiste s'inscrit lui dans une tout autre tradition intellectuelle: le luxemburgisme." (p.42)
"C'est également parce qu'ils contestaient le dogmatisme du Journal des économistes que des économistes universitaires ont créé autour de Charles Gide la Revue d'économie politique (1887), solidariste et coopératiste à ses origines." (p.60-61)
"Peuvent se qualifier de libéraux, ou l'être par leurs adversaires, des individus aux profils et aux visions du monde sensiblement distincts." (p.67)
"La multiplication des scandales politico-financiers, dont le plus célèbre reste l'affaire Stavisky (1933-1934), et l'inefficacité des mesures économiques adoptées par les gouvernements font de l'antiparlementarisme un sentiment diffus." (p.92)
"Parmi les individus qu'on peut rattacher à la mouvance technocratique des années 1930, si tous n'arborent pas le titre de polytechniciens, c'est largement à ces derniers qu'on doit la création d'organisations telles que le Redressement français, X-Crise ou Les Nouveaux Cahiers. Durant les années 1930, l'École polytechnique occupe dans le système d'enseignement une position sans véritable équivalent. L'École libre des sciences politiques reste certes un passage obligé pour la préparation de certains concours administratifs (Conseil d'Etat, Cour des comptes, Inspection des finances, Affaires étrangères), mais c'est une institution très bourgeoise où l'on ne vient généralement que pour compléter un cursus entamé à la faculté de droit. La formation dispensée à Polytechnique offre un large éventail de carrières publiques et privées, et il nourrit un esprit de corps dans lequel se reconnaissent peu ou prou la plupart des anciens élèves." (p.93)
"C'est pour défendre cette conception de l'élite qu'Ernest Mercier a créé en décembre 1925 le Redressement français, mouvement qui compte à son apogée jusqu'à dix mille membres. Ce groupement se veut "un organe d'action et de réalisation pratiques" [...] Il renoue avec un idéal saint-simonien, prônant un modèle de société fondée sur la science de la production, dirigée non par des politiciens professionnels mais par des industriels dont l'autorité se justifie par les services qu'ils rendent aux masses en les amenant vers le progrès social [...] Le mouvement exige une réforme de l'Etat par une limitation des pouvoirs du Parlement ayant pour corollaire une consolidation de la présidence du Conseil. Il refuse les luttes politiques (prônant un gouvernement d'unité nationale), appelle à la collaboration entre travail et capital et loue à cette fin le productivisme." (p.97)
"Auguste Detœuf, figure atypique du patronat de l'entre-deux-guerres. Polytechnicien, issu d'un milieu catholique, provincial et relativement modeste (son grand-père était agriculteur et son père, directeur d'une papeterie), il a entamé sa carrière comme ingénieur des Ponts avant de rejoindre le secteur privé. Devenu directeur général adjoint de la Compagnie française Thomson-Houston en 1923 et administrateur-délégué d'Alsthom doté des pleins pouvoirs en 1928, il préside à partir de 1936 le Syndicat général de la construction électrique. Farouche partisan de la rationalisation industrielle (il a découvert aux côtés d'Ernest Mercier la production en masse des grandes firmes américaines), Auguste Detœuf se prononce en faveur d'un syndicalisme obligatoire, unique et apolitique, exalte le dialogue social sur le modèle suédois et conspue le libéralisme classique. [...] Autant d'éléments qui lui ont valu de solides inimitiés dans les rangs du patronat traditionnel. Ils lui ont en revanche permis d'attirer aux Nouveaux Cahiers de nombreuses personnalités: des journalistes, des conseillers d'Etat, des diplomates, des écrivains, des économistes ou encore des syndicalistes réformistes. La philosophe Simone Weill y côtoie l'ancien dirigeant communiste Boris Souvarine, le personnaliste Denis de Rougemont, l'économiste Gaëtan Pirou, le syndicaliste Louis Vallon, le magnat de l'électricité Ernest Mercier...
Quelles que puissent être les divergences d'opinions. Les Nouveaux Cahiers se définissent avant tout par leur pacifisme, tant dans le domaine social (recherche de la conciliation, rejet du syndicalisme de classes) que sur le plan international (une majorité des membres est favorable aux accords de Munich). Leur objectif est de constituer, dans une atmosphère alliant anticommunisme et christianisme, un cercle de réflexion sur les problèmes contemporains sans avoir les préoccupations scientifiques d'X-Crise et sans se limiter à l'économie." (p.103)
"Un livre a servi d'étendard aux rénovateurs du libéralisme: La Cité libre, du journaliste américain Walter Lippmann. En août 1938, lorsque se tient à Paris un colloque pour discuter ses principales thèses, il fait déjà figure de référence incontournable chez les intellectuels libéraux, tant aux Etats-Unis, où il a été publié en 1937, qu'en Europe. [...]
Si, a posteriori, La Cité libre apparaît comme un essai politico-journalistique de facture classique, c'est un ouvrage précurseur en 1937-1938. Il conjugue dénonciation des régimes "totalitaires", mis en équivalence parce que prônant la dictature d'un chef ou d'un parti, et critique du laissez-faire. Cette doctrine d'action qui, selon Walter Lippmann, avait fait la grandeur du XIXe siècle, s'est peu à peu muée en une "collection de formules geignardes invoquées par les propriétaires pour résister aux attaques lancées contre leurs intérêts établis". A ce libéralisme étriqué, qui se satisfait de la concentration industrielle et du règne des privilèges, Walter Lippmann oppose un libéralisme rénové, présenté comme une "ligne de conduite qui cherche à réformer l'ordre social pour satisfaire les besoins et réaliser les promesses d'un mode de production basé sur la division du travail".
Les participants au Colloque Walter Lippmann donnent à cette doctrine le nom de "néo-libéralisme". Considérée de manière rétrospective, l'assistance est des plus prestigieuses. Des entrepreneurs néo-capitalistes côtoient des intellectuels promis à un brillant avenir, de grands commis de l'Etat voisinent avec les représentants les plus distingués de l'école libérale." (p.112)
"[Rougier] ne possède pas l'une des propriétés essentielles à l'exercice de la profession de philosophe en France, être normalien, ce qui le prive du capital social que l'appartenance au groupe confère. A cela s'ajoute son formidable ego. Jeune philosophe, Rougier prend de haut la plupart de ses confrères, y compris les plus influents. Pourfendeur du rationalisme, il soutient sa thèse devant un jury dans lequel siège Léon Brunschvicg, le professeur de philosophie générale de la Sorbonne. Élève d'Edmond Goblot, il prétend lui succéder à Lyon en 1930, mais c'est Jean Wahl, neveu de Brunschvicg, qui obtient le poste. Le ressentiment pousse Rougier à publier dans le Mercure de France un article de quarante et une pages où, sous couvert de controverse philosophique, il s'en prend très violemment à Brunschvicg qu'il qualifie, entre autres, de "faussaire".
Rougier, l'anti-Brunschvicg, ne peut trouver d'appuis que hors de l'Université: il écrit par exemple dans la Revue de Paris ou la Revue des deux mondes. Mais c'est surtout à l'étranger qu'il obtient des soutiens. L'attraction qu'exercent sur lui le conventionnalisme de Poincaré et la logique formelle, sa détestation de la métaphysique le rapprochent des travaux d'un courant de pensée en plein développement: l'empirisme logique. Entré en contact avec Moritz Schlick en 1931, invité au séminaire de Hans Reichenbach à Berlin en 1932, Rougier profite d'une mission dans les pays d'Europe centrale pour participer aux activités du Cercle de Vienne en 1934. Au milieu des années 1930, il est ainsi le seul Français qu'on puisse clairement rattacher au Mouvement pour l'unité de la science. En 1935, il organise à la Sorbonne le premier Congrès international de philosophie scientifique, comptant près de cent soixante participants, parmi lesquels Rudolf Carnap, Bertrand Russell, Moritz Schlick et Alfred Tarski. En 1937, il récidive en introduisant au congrès Descartes (le IXe congrès international de philosophie), une section "Unité de la science" où l'on retrouve Rudolf Carnap, Hans Reichenbach ou encore Otto Neurath. Louis Rougier a tenté de vulgariser les thèses de l'empirisme logique en France et donné plusieurs articles à Erkenntnis, puis au Journal of United Science, dont il devient l'un des éditeurs associés en 1939." (p.118-119)
"S'il loue le conventionnalisme d'Henri Poincaré, c'est parce qu'il lui permet de critiquer le culte de la raison et de dénoncer comme absurde le principe de l'égalité entre les hommes. L’œuvre de Louis Rougier se rattache ainsi à ce courant politique élitiste et anti-démocratique où se sont illustrés entre autres Gustave Le Bon et Vilfredo Pareto. C'est d'ailleurs dans une collection dirigée par le premier, "La Bibliothèque de philosophie scientifique" chez Flammarion, que Louis Rougier publie en 1929 La Mystique démocratique, dédiée à la mémoire du second. La critique de l'idéal démocratique fonctionne à partir des mêmes schèmes que celle du rationalisme ou des religions, tous ces éléments étant pour Rougier inextricablement liés. La mystique démocratique, de par son messianisme égalitaire (héritage du prophétisme juif et du rationalisme cartésien), porterait en germe le marxisme." (p.120-121)
"Ernest Seillière, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences morales et politiques et aïeul d'un ancien président du Medef, s'enthousiasme dans le Journal des débats: "M. Louis Rougier nous donne Les Mystiques économiques un ouvrage fort pénétrant"." (p.126-127)
"Le néo-libéralisme compte plusieurs foyers durant les années 1930: une école allemande d'abord, dont Walter Eucken et Wilhelm Röpke sont les figures de proue et qui, après la Seconde Guerre mondiale, bâtit ce qu'on appelle l' "économie sociale de marché" ; une école anglaise, localisée à la London School of Economics où enseignent Friedrich Hayek et Lionel Robbins et qui, durant les années 1930, devient le théâtre d'affrontements verbaux entre keynésiens et libéraux ; une école autrichienne, dominée par Ludwig von Mises, maître de Hayek, qui anime durant de longues années à Vienne un séminaire privé auquel ont participé Oscar Morgenstern, Alfred Schütz et bien d'autres ; une école américaine enfin, l'École de Chicago fondée par Frank H. Knight, non représentée lors du Colloque Lippmann mais la plus célèbre aujourd'hui." (p.136-137)
"Le néo-libéralisme ne forme pas un bloc. Même le nom de la doctrine pose problème: Louis Baudin préfère se revendiquer de l' "individualisme", auquel Louis Rougier réplique par le "libéralisme positif", tandis que Jacques Rueff concède, du bout des lèvres, un "libéralisme de gauche". Le terme "néo-libéralisme" ne se banalise réellement qu'après le colloque." (p.148)
"Plusieurs commentateurs ont pu relever l'existence de deux groupes au sein des congressistes de 1938. D'un côté, "ceux pour qui le néo-libéralisme est foncièrement différent, dans son esprit et son programme, du libéralisme traditionnel" (Louis Rougier, Auguste Detoeuf, Louis Marlio, Wilhelm Röpke, Alexandre Rüstow) et, de l'autre, le "vieux libéralisme" qu'incarneraient Louis Baudin, Jacques Rueff et les membres de l'École autrichienne." (p.149)
"En public, Rüstow respecte les règles de la bienséance universitaire mais, en privé, il confesse à Whilhelm Röpke tout le mal qu'il pense de Friedrich Hayek et de Ludwig von Mises: leur place est au musée, dans le formol. Les gens de leur espèce sont responsables de la grande crise du XXe siècle." (p.149-150)
"Le Colloque Lippmann constitue une double rupture dans l'histoire du libéralisme économique. Sur le plan doctrinal, il se conclut par l'adoption unanime d'un manifeste, l' "Agenda du libéralisme", qui énonce plusieurs principes contraires du libéralisme classique. [...] Il élargit les attributions que les libéraux lui concèdent classiquement: un Etat libéral "peut et doit percevoir par l'impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement collectif de 1° la défense nationale, 2° les assurances sociales, 3° les services sociaux, 4° l'enseignement, 5° la recherche scientifique". [...]
L' "Agenda du libéralisme" de Walter Lippmann permet ainsi de préciser certains des postulats du néo-libéralisme [...] la responsabilité juridique de l'Etat pour instaurer un cadre marchand [...] la possibilité pour un régime libéral de poursuivre des fins sociales et de prélever dans ce but une partie de la richesse nationale par l'impôt." (p.150-151)
"Boris Souvarine, l'ancient permanent de l'Internationale communiste devenu journaliste au Figaro[...] en décembre 1938 présente l'ouvrage de Lippmann à Radio Paris sous un jour très favorable." (p.154)
"Le climat intellectuel de la Libération a largement été modelé par les années d'Occupation. Malgré des différences idéologiques sensibles, la production de discours économiques présente bien des similitudes chez les parties adverses. En plein essor à partir de 1941, elle émane d'organismes officiels ou semi-officiels fonctionnant en réseaux, au sein desquels et entre lesquels existent des relations de concurrence et de coopération. Tous mettent l'accent sur la nécessité pour la France d'adopter une véritable politique économique dont le plan serait l'instrument privilégié. En 1943 paraissent ainsi le rapport du Comité général d'études de la Résistance sur La Politique économique d'après-guerre et celui du Conseil supérieur de l'économie industrielle et commerciale de Vichy sur La Politique économique et les problèmes du plan." (p.220)
"Dans les mouvements de Résistance et dans la France combattante, la pensée libérale traditionnelle n'aura joué qu'un rôle marginal. Les libéraux sont trop peu nombreux pour faire contrepoids à une humeur socialisante qui, sous des formes très diverses, domine." (p.227)
"En l'espace de deux ans, la IVe République bouleverse de fond en comble le paysage économique français. Les houillières du Nord, Renault, Air France, les compagnies de gaz et d'électricité, trente-quatre sociétés d'assurances et des banques de dépôt ont été nationalisés. En 1947, plus d'un million de personnes travaillent dans les usines de l'Etat qui fournissent 14% de la production industrielle nationale. Parallèlement, le redressement économique a supposé la mise en place d'outils de rationalisation à grande échelle: le Commissariat général du plan, né en janvier 1946, indique les objectifs économiques à poursuivre ; l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et certaines directions du ministère des Finances fournissent l'information économique et élaborent la comptabilité nationale ; les grandes écoles de la fonction publique, l'Institut d'études politiques de Paris nationalisé en 1945 et la nouvelle École nationale d'administration, forment les cadres dirigeants de l'économie nationale." (p.231)
"Dès 1946, François Perroux introduit son enseignement d'histoire des doctrines économiques à Sciences-Po par une analyse du "sens de la révolution keynésienne". Roger Nathan et Paul Delouvrier présentent aux futurs élèves de l'ENA la politique économique comme distincte de l'économie politique, personnifiée par Jacques Rueff, le libéralisme comme une "politique conservatrice" et la véritable politique économique comme un instrument d'Etat. Dans un cours dispensé avec plusieurs inspecteurs des finances, Jean Meynaud, secrétaire général de la Fondation nationale des sciences politiques, traite du néo-libéralisme en évitant systématiquement de mentionner ses théoriciens français, notamment Jacques Rueff." (p.232-233)
"[Le plan] est conçu comme un vecteur de paix sociale et comme une arme diplomatique devant non seulement rassurer le bailleur de fonds américain sur la volonté de la France de se moderniser, mais aussi préparer la construction d'un espace européen intégré." (p.235)
"Lors des élections d'octobre 1945, socialistes et communistes remportent 50% des sièges à l'Assemblée et, dans le gouvernement constitué alors, le PCF contrôle dans les ministères de l'Économie nationale, de la Production industrielle, du Travail et de la Sécurité sociale." (p.236)
"Sur les quatre textes que Daniel Villey, auteur d'un Pamphlet contre les réformes de structures, publie dans Le Monde en 1945, deux ont ainsi donné lieu à de vives controverses: l'un assimile "marxistes" (conscients ou inconscients de l'être) et "hitlériens" et appelle à sauver la "civilisation individualiste et libérale", ce qui vaut à Daniel Villey une réponse de Léo Hamon dans la même édition ; l'autre, consacré à "l'indemnisation des porteurs d'actions d'entreprises nationalisées", suscite une réplique immédiate de Pierre Hervé dans L'Humanité." (p.238)
"Le meeting fondateur de la Société du Mont-Pèlerin s'est tenu du 1er au 10 avril 1947 près de Vevey, en Suisse. [...] La Société du Mont-Pèlerin se développe ensuite rapidement: en 1951, elle compte cent soixante-treize membres répartis sur vingt et un pays, recrutés par cooptation (en fonction de leur âge, de leurs publications, des positions qu'ils occupent dans le monde universitaire, patronal, etc.), après parrainages." (p.266-267)
"Sur le plan politique, Hayek et Röpke présentent des points communs: tous deux rejettent social-démocratie et Etat providence ; tous deux se montrent méfiants envers la démocratie et ont soutenu des régimes autoritaires (le Chili de Pinochet pour la premier, l'Afrique du Sud de l'apartheid pour le second). Mais ils se différencient tant sur le plan des origines sociales et géographiques que des dispositions religieuses ou politiques. Autant de traits qui influencent directement leurs conceptions du libéralisme: méfiance vis-à-vis des religions monothéistes jugées intolérantes pour le premier contre défense des religions chrétiennes face à l'étatisme pour le second ; rejet de toute forme de "justice sociale" contre acceptation d'un Etat social limité compatible avec le libre jeu du marché ; Etat cantonné à ses fonctions régaliennes et à la gestion des biens collectifs contre Etat autorisé à intervenir directement dans l'économie pour soutenir l'offre ou la demande ; conviction que l'Etat crée les monopoles et que la concurrence permet la sélection des meilleurs contre nécessité d'une législation anti-trusts limitant concentration industrielle et expansion urbaine protégeant les communautés rurales et les industries familiales [...] libéralisme classique contre néo-libéralisme ou "ordo-libéralisme"." (p.276-277)
"La position qu'occupe Raymond Barre à la fin des années 1950 témoigne du désenclavement progressif du néo-libéralisme. Il appartient au courant "réaliste et sociologique" de la science économique, celui-là même qui s'est construit sur le rejet de l'économie classique. C'est un savant associé à la Revue économique et à Critique, grande revue intellectuelle généraliste. Mais c'est aussi un économiste lié à Sciences-Po, où il dirige le Service de recherche sur l'activité économique (l'ex-ISRES des années 1930), qui entre en 1959 au cabinet de Jean-Marcel Jeannerey, ministre de l'Industrie du général de Gaulle. La formation intellectuelle de Raymond Barre associe le libéralisme politique de Tocqueville et de Raymond Aron, le gaullisme et la pensée hétérodoxe de François Perroux. Proposition qui a posteriori peut sembler étonnante pour un néo-libéral, Raymond Barre en appelle même à "tirer le meilleur parti de la révolution keynésienne"." (p.301)
"Raymond Aron reproche à Jacques Rueff de ne pas comprendre que la Théorie générale représente des progrès considérables pour la science économique, le qualifie, de manière peu aimable, de "pré-keynésien" et considère L'Ordre social, son maître ouvrage, comme rempli d'erreurs, "à l'échelle du livre lui-même, massives, fondamentales". [Aron, "Les limites de la théorie économique classique", Critique, novembre 1946, n°6, p.510]" (p.304)
"Entre 1969 et 1972, une dyarchie s'instaure pourtant. D'un côté, Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre qu'on a pu qualifier de "plus à gauche des gaullistes de gouvernement", prône l'instauration d'une "Nouvelle Société". Dans un style mendésiste, il plaide pour une modernisation économique assortie de garanties sociales: "La Nouvelle Société, déclare-t-il dans un journal gaulliste, ne pourra se réaliser sans que ne soit rénovée et mise à jour une planification à moyen terme susceptible d'assurer un développement économique et social harmonieux". De l'autre côté de l'exécutif, un président de la République plus libéral que son prédécesseur et aux yeux duquel, "quand on a choisi le libéralisme international, il faut opter aussi pour le libéralisme intérieur. L'Etat doit donc diminuer son emprise sur l'économie au lieu de chercher perpétuellement à la diriger et à la contrôler". Si Jacques Chaban-Delmas est parvenu à mener l'une des politiques sociales les plus audacieuses depuis 1945, le style et les objectifs déplaisent au chef de l'Etat." (p.326)
"Que la gauche ait raillé Henri Lepage et les nouveaux économistes -l'amalgame a souvent été fait entre "nouvelle économie" et "nouvelle droite"- n'empêche pas leurs idées de connaître une large audience. Leurs thèses peuvent sembler par bien des aspects extrémistes. Elles servent d'aiguillons. Elles participent d'un mouvement plus général de dénonciation du marxisme, des postulats progressistes et de l'Etat providence. C'est en effet à la fin des années 1970 que les "nouveaux philosophes", comme André Glucksman et Bernard Henri Lévy, partent en guerre contre le totalitarisme et que les disciples de Raymond Aron créent Commentaire, revue fonctionnant à la manière d'un club, où peuvent s'exprimer représentant du libéralisme politique et économique: des aroniens bien sûr (Jean-Claude Casanova, Annie Kriegel ou Pierre Hassner), mais aussi les "nouveaux économistes" et certains intellectuels patronaux comme Michel Drancourt. Le libéralisme bénéficie d'un embryon de mode intellectuelle parce qu'il permet des rapprochements entre des universitaires conservateurs, de nouveaux entrants dans l'univers académique et d'anciens militants de gauche hostiles à l'Union de la gauche et au discours marxisant du premier secrétaire du Parti socialiste. De manière symptomatique, Pascal Salin est un ancien de la CFDT, de même que Florin Aftalion, également passé par le PSU, tandis que Jean-Jacques Rosa a été secrétaire général du Club Jean Moulin.
1979 scelle dans l'histoire des politiques économiques et sociales. Tandis qu'aux Etats-Unis le démocrate Jimmy Carter nomme à la tête de la Réserve fédérale un partisan farouche de la lutte contre l'inflation (l'économiste Paul Volcker), la conservatrice Margaret Thatcher devient Premier ministre en Grande-Bretagne. De l'autre côté du rideau de fer, l'URSS s'engage dans la guerre d'Afghanistan, qui contribue à ternir une image déjà largement écornée, au moment même où la Chine de Deng Xiaoping se convertit à l' "économie socialiste de marché". En novembre 1980, l'élection du républicain Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis confirme qu'un basculement politique de grande ampleur s'opère.
Le libéralisme est dans l'air du temps. Au moment des élections présidentielles de 1981, c'est paradoxalement un candidat gaulliste qui s'en saisit." (p.348-349)
"En adoptant en 1981 une plate-forme rompant ostensiblement avec les canons du gaullisme (l' "ardente obligation du plan" et la participation dans l'entreprise), Jacques Chirac cherche à faire peau neuve. C'est Édouard Balladur qui l'incite à réorienter le projet politique du RPR. Ancien conseiller d'Etat parti pantoufler dans le privé, il avait été l'un des proches collaborateurs de Georges Pompidou. Édouard Balladur a accédé au champ politique par la voie technocratique. [...] Lorsqu'il s'est mis au service de Georges Pompidou, il n'appartenait ni à la génération du gaullisme de guerre, celle du compagnonnage et de l'expérience du feu, ni à celle de la relève formée politiquement au RPF. Édouard Balladur s'est d'abord trouvé des affinités avec le mendésisme, comme de nombreux hauts fonctionnaires. Il est longtemps apparu comme un "rallié" de l'après-1958, un serviteur de l'Etat qui, par sa compétence, s'est fait une place dans une haute administration dominée par l'UNR. Loin d'être un nostalgique de la période de la Libération, Édouard Balladur rejette l'humeur toujours favorable aux réformes de structures et souhaite tirer parti de la vague qui a porté Margaret Thatcher et Ronald Reagan au pouvoir: moins d'impôts, moins d'Etat providence." (p.351)
"Sorte de Barry Goldwater à la française -héraut du libéralisme radical aux élections présidentielles américaines de 1964-, Jacques Chirac se présente comme le seul candidat du libéralisme économique: "Les Français ont le choix entre [...] trois solutions: le collectivisme de deux candidats [François Mitterrand et Georges Marchais], l'étatisme du troisième [Valéry Giscard d'Estaing] et enfin la libération de l'économie et de l'initiative que je propose". Le président du RPR reprend les revendications traditionnelles des libéraux: diminuer les prélèvements obligatoires, notamment l'impôt sur le revenu, réduire les dépenses publiques, recruter chaque année un nombre de fonctionnaires égal à la moitié des départs en retraite, supprimer la taxation sur les plus-values et la taxe professionnelle, baisser les droits de succession pour les PME, faciliter les procédures de licenciement. De quoi flatter une partie du patronat effrayée par les cent dix propositions du Parti socialiste et de son candidat François Mitterrand.
Jacques Chirac ne manque pas de s'attirer des reproches au sein de son propre parti et de la majorité. Pour Michel Debré, autre candidat gaulliste à l'élection présidentielle, le programme du président du RPR n'est "qu'une addition de propositions catégorielles, qui représentent peut-être quelque chose au niveau de la Corrèze". Jean Charbonnel, un gaulliste social, voit chez Jacques Chirac "le langage d'une certaine droite à la fois autoritaire et poujadiste". Quant aux partisans de Valéry Giscard d'Estaing, ils fustigent le programme chiraquien, Raymond Barre ironisant sur le thème du " "reaganisme" mal digéré et abusivement transposé". Les commentaires de la gauche sont à l'avenant. La dénonciation de l'emprise de l'Etat, la volonté de libérer les entreprises, bref, le "reaganisme à la française", recueille tout de même 18% des voix." (p.353-354)
"Le RPR connaît une évolution plus marquée, qui le rapproche de l'UDF: ouvriers et employés qui représentaient 20% de ses adhérents en 1977 passent à 16% en 1984, dont seulement 3% d'ouvriers, alors que le parti en revendique encore 11.3% en 1979." (p.355)
"Pascal Salin et Georges Mesmin, l'animateur du GRALL, appartenaient tous deux à la "commission économique" du parti giscardien au début des années 1980." (p.363)
"Pour qu'elles survivent à leurs auteurs, les stratégies de subversion intellectuelle ont besoin d'intérêts qui les soutiennent et d'institutions qui les relayent." (p.368)
-François Denord, Le Néo-libéralisme à la française. Histoire d'une idéologie politique, Éditions Agone, 2016 (2007 pour la première édition), 466 pages.
"La doctrine néolibérale n'existe que dans l'esprit de ses ennemis." -Pascal Salin, "Le néolibéralisme, ça n'existe pas", Le Figaro, 6 février 2002. Cité par François Denord in Le Néo-libéralisme à la française. Histoire d'une idéologie politique, Éditions Agone, 2016 (2007 pour la première édition), 466 pages, p.7.
"[concept] dans lequel les libéraux ne se reconnaissent pas." -Pascal Salin, Liberismo, libertà, democrazia. Concorrenza e innovazione, Rome, Di Renzo Editore, 2008, p.76.
« C’est pour moi une imposture. » (Alain Laurent, L'Agefi, 27/09/2013)
Pourquoi parler de néo-libéralisme au singulier (ce que ne fait d'ailleurs pas Audier)
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« La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).
« Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.
« Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".
» François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent
» Rémy Caveng, Fanny Darbus, François Denord, Delphine Serre & Sylvain Thine, Des morales de classe ? Dispositions éthiques et positions sociales dans la France contemporaine
» François Gresle, compte-rendu de Jean-François Kesler, Sociologie des fonctionnaires
» François Houtart, Le bien commun de l'humanité + Geoffrey Pleyers, François Houtart ‒ Une sociologie de la libération
» François-René Rideau, Sur le Libéralisme + Entretien avec François-René Rideau sur l'État, les monopoles et le profit + De l'immoralité de la charité aveugle + sur John Nash et la théorie des jeux
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