http://sami.is.free.fr/Oeuvres/debord_societe_spectacle_1.html
« Le pouvoir du spectacle, qui est si essentiellement unitaire, centralisateur par la force même des choses, et parfaitement despotique dans son esprit, s’indigne assez souvent de voir se constituer, sous son règne, une politique-spectacle, une justice-spectacle, une médecine-spectacle, ou tant d’aussi surprenants « excès médiatiques ». Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès. Assez fréquemment, les maîtres de la société se déclarent mal servis par leurs employés médiatiques ; plus souvent ils reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs médiatiques. On dissimulera ainsi, derrière une multitude virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques, ce qui est tout au contraire le résultat d’une convergence spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. De même que la logique de la marchandise prime sur les diverses ambitions concurrentielles de tous les commerçants, ou que la logique de la guerre domine toujours les fréquentes modifications de l’armement, de même la logique sévère du spectacle commande partout la foisonnante diversité des extravagances médiatiques. Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois.
Les conditions extraordinairement neuves dans lesquelles cette génération, dans l’ensemble, a effectivement vécu, constituent un résumé exact et suffisant de tout ce que désormais le spectacle empêche ; et aussi de tout ce qu’il permet. »
« Hormis un héritage encore important, mais destiné à se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne. La génétique même est devenue pleinement accessible aux forces dominantes de la société. »
« Le gouvernement du spectacle, qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme il est maître incontrôlé des projets qui façonnent le plus lointain avenir. Il règne seul partout ; il exécute ses jugements sommaires. »
« La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel. »
« L’alliance défensive et offensive conclue entre ces deux puissances, l’économie et l’État, leur a assuré les plus grands bénéfices communs, dans tous les domaines : on peut dire de chacune qu’elle possède l’autre ; il est absurde de les opposer, ou de distinguer leurs raisons et leurs déraisons. Cette union s’est aussi montrée extrêmement favorable au développement de la domination spectaculaire, qui précisément, dès sa formation, n’était pas autre chose. Les trois derniers traits sont les effets directs de cette domination, à son stade intégré.
Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération.
Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée.»
« VI : La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général ; et d’abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. Une si flagrante évidence n’a pas besoin d’être expliquée. Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché. Rien, depuis vingt ans, n’a été recouvert de tant de mensonges commandés que l’histoire de mai 1968. D’utiles leçons ont pourtant été tirées de quelques études démystifiées sur ces journées et leurs origines ; mais c’est le secret de l’État.
En France, il y a déjà une dizaine d’années, un président de la République, oublié depuis mais flottant alors à la surface du spectacle, exprimait naïvement la joie qu’il ressentait, « sachant que nous vivrons désormais dans un monde sans mémoire, où, comme sur la surface de l’eau, l’image chasse indéfiniment l’image ». C’est en effet commode pour qui est aux affaires ; et sait y rester. La fin de l’histoire est un plaisant repos pour tout pouvoir présent. Elle lui garantit absolument le succès de l’ensemble de ses entreprises, ou du moins le bruit du succès.
Un pouvoir absolu supprime d’autant plus radicalement l’histoire qu’il a pour ce faire des intérêts ou des obligations plus impérieux, et surtout selon qu’il a trouvé de plus ou moins grandes facilités pratiques d’exécution. Ts’in Che-houang-ti a fait brûler les livres, mais il n’a pas réussi à les faire disparaître tous. Staline avait poussé plus loin la réalisation d’un tel projet dans notre siècle mais, malgré les complicités de toutes sortes qu’il a pu trouver hors des frontières de son empire, il restait une vaste zone du monde inaccessible à sa police, où l’on riait de ses impostures. Le spectaculaire intégré a fait mieux, avec de très nouveaux procédés, et en opérant cette fois mondialement. L’ineptie qui se fait respecter partout, il n’est plus permis d’en rire ; en tout cas il est devenu impossible de faire savoir qu’on en rit.
Le domaine de l’histoire était le mémorable, la totalité des événements dont les conséquences se manifesteraient longtemps. C’était inséparablement la connaissance qui devrait durer, et aiderait à comprendre, au moins partiellement, ce qu’il adviendrait de nouveau : « une acquisition pour toujours », dit Thucydide. Par là l’histoire était la mesure d’une nouveauté véritable ; et qui vend la nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la mesurer. Quand l’important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l’être encore l’instant d’après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut aussi bien dire que le moyen employé garantit une sorte d’éternité de cette non-importance, qui parle si haut.
Le précieux avantage que le spectacle a retiré de cette mise hors la loi de l’histoire, d’avoir déjà condamné toute l’histoire récente à passer à la clandestinité, et d’avoir réussi à faire oublier très généralement l’esprit historique dans la société, c’est d’abord de couvrir sa propre histoire : le mouvement même de sa récente conquête du monde. Son pouvoir apparaît déjà familier, comme s’il avait depuis toujours été là. Tous les usurpateurs ont voulu faire oublier qu’ils viennent d’arriver. »
« Là où l’individu n’y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert. »
« Un aspect de la disparition de toute connaissance historique objective se manifeste à propos de n’importe quelle réputation personnelle, qui est devenue malléable et rectifiable à volonté par ceux qui contrôlent toute l’information, celle que l’on recueille et aussi celle, bien différente, que l’on diffuse ; ils ont donc toute licence pour falsifier. Car une évidence historique dont on ne veut rien savoir dans le spectacle n’est plus une évidence. Là où personne n’a plus que la renommée qui lui a été attribuée comme une faveur par la bienveillance d’une Cour spectaculaire, la disgrâce peut suivre instantanément. Une notoriété anti-spectaculaire est devenue quelque chose d’extrêmement rare. […] La société s’est officiellement proclamée spectaculaire. Être connu en dehors des relations spectaculaires, cela équivaut déjà à être connu comme ennemi de la société. »
« Le mouvement de la démonstration spectaculaire se prouve simplement en marchant en rond : en revenant, en se répétant, en continuant d’affirmer sur l’unique terrain où réside désormais ce qui peut s’affirmer publiquement, et se faire croire, puisque c’est de cela seulement que tout le monde sera témoin. L’autorité spectaculaire peut également nier n’importe quoi, une fois, trois fois, et dire qu’elle n’en parlera plus, et parler d’autre chose ; sachant bien qu’elle ne risque plus aucune autre riposte sur son propre terrain, ni sur un autre. Car il n’existe plus d’agora, de communauté générale ; ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule entreprise ; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer. »
« Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas. Car il parle alors de quelque chose d’autre, et c’est donc cela qui, dès lors, en somme, existe. Les conséquences pratiques, on le voit, en sont immenses.
On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce, avec la démocratie. On peut vérifier qu’elle disparaît du monde avec elle.
Il faut pourtant ajouter, à cette liste des triomphes du pouvoir, un résultat pour lui négatif : un État, dans la gestion duquel s’installe durablement un grand déficit de connaissances historiques, ne peut plus être conduit stratégiquement. »
« La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile ; et du reste n’est plus attaquable, puisque parfaite comme jamais société ne fut. C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée ; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est. C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être critiquée par personne : ni en tant que système général, ni même en tant que cette pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour l’instant sur le marché. »
« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omertà qui concerne tout. On en a fini avec cette inquiétante conception, qui avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle une société pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée. Et cela n’a pas été obtenu par l’apparition d’arguments nouveaux, mais tout simplement parce que les arguments sont devenus inutiles. À ce résultat, on mesurera, plutôt que le bonheur général, la force redoutable des réseaux de la tyrannie. »
« Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur. On entend citer fréquemment l’exception des États-Unis, où Nixon avait fini par pâtir un jour d’une série de dénégations trop cyniquement maladroites ; mais cette exception toute locale, qui avait quelques vieilles causes historiques, n’est manifestement plus vraie, puisque Reagan a pu faire récemment la même chose avec impunité. Tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. Il est donc archaïque de parler de scandale. On prête à un homme d’État italien de premier plan, ayant siégé simultanément dans le ministère et dans le gouvernement parallèle appelé P. 2, Potere Due, un mot qui résume le plus profondément la période où, un peu après l’Italie et les États-Unis, est entré le monde entier : « Il y avait des scandales, mais il n’y en a plus. »
« Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. »
« Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties spectaculaires. »
« Tous les délits et les crimes sont effectivement sociaux. Mais de tous les crimes sociaux, aucun ne devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne ; mais qui ne veut plus être blâmée. »
« Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on n’ignore évidemment pas que l’image va supporter tout ; parce qu’à l’intérieur d’une même image on peut juxtaposer sans contradiction n’importe quoi. Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible ; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion, et tout à fait indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là ; qui en vient à lui reconnaître ipso facto une valeur suffisante. Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé. La hautaine attitude de ses serviteurs quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière. Ainsi, l’enseignement du spectacle et l’ignorance des spectateurs passent indûment pour des facteurs antagoniques alors qu’ils naissent l’un de l’autre. »
« Politique ? Social ? Il faut choisir. Ce qui est l’un ne peut être l’autre. Mon choix s’impose. On nous siffle, et l’on sait pour qui sont ces structures. Il n’est donc pas surprenant que, dès l’enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolu de l’informatique : tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes ; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler. »
« Sur le plan des moyens de la pensée des populations contemporaines, la première cause de la décadence tient clairement au fait que tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune place à la réponse ; et la logique ne s’était socialement formée que dans le dialogue. Mais aussi, quand s’est répandu le respect de ce qui parle dans le spectacle, qui est censé être important, riche, prestigieux, qui est l’autorité même, la tendance se répand aussi parmi les spectateurs de vouloir être aussi illogiques que le spectacle, pour afficher un reflet individuel de cette autorité. Enfin, la logique n’est pas facile, et personne n’a souhaité la leur enseigner. Aucun drogué n’étudie la logique ; parce qu’il n’en a plus besoin, et parce qu’il n’en a plus la possibilité. Cette paresse du spectateur est aussi celle de n’importe quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque argument d’autorité illogique. »
« Le manque de logique, c’est-à-dire la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question ; ce qui est incompatible ou inversement pourrait bien être complémentaire ; tout ce qu’implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit ; cette maladie a été volontairement injectée à haute dose dans la population par les anesthésistes-réanimateurs du spectacle. Les contestataires n’ont été d’aucune manière plus irrationnels que les gens soumis. C’est seulement que, chez eux, cette irrationalité générale se voit plus intensément, parce qu’en affichant leur projet, ils ont essayé de mener une opération pratique ; ne serait-ce que lire certains textes en montrant qu’ils en comprennent le sens. »
« L’individu que cette pensée spectaculaire appauvrie a marqué en profondeur, et plus que tout autre élément de sa formation, se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe. C’est un des points les plus importants de la réussite obtenue par la domination spectaculaire.
La disparition si rapide du vocabulaire préexistant n’est qu’un moment de cette opération. Elle la sert. »
« XII : L’effacement de la personnalité accompagne fatalement les conditions de l’existence concrètement soumise aux normes spectaculaires, et ainsi toujours plus séparée des possibilités de connaître des expériences qui soient authentiques, et par là de découvrir ses préférences individuelles. L’individu, paradoxalement, devra se renier en permanence, s’il tient à être un peu considéré dans une telle société. Cette existence postule en effet une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésions constamment décevantes à des produits fallacieux. Il s’agit de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés de la vie. La drogue aide à se conformer à cette organisation des choses ; la folie aide à la fuir. »
« XIII : Le spectacle ne cache pas que quelques dangers environnent l’ordre merveilleux qu’il a établi. La pollution des océans et la destruction des forêts équatoriales menacent le renouvellement de l’oxygène de la Terre ; sa couche d’ozone résiste mal au progrès industriel ; les radiations d’origine nucléaire s’accumulent irréversiblement. Le spectacle conclut seulement que c’est sans importance. Il ne veut discuter que sur les dates et les doses. Et en ceci seulement, il parvient à rassurer ; ce qu’un esprit pré-spectaculaire aurait tenu pour impossible. »
« Les pratiques nucléaires, militaires ou civiles, nécessitent une dose de secret plus forte que partout ailleurs ; où comme on sait il en faut déjà beaucoup. Pour faciliter la vie, c’est-à-dire les mensonges, des savants élus par les maîtres de ce système, on a découvert l’utilité de changer aussi les mesures, de les varier selon un plus grand nombre de points de vue, les raffiner, afin de pouvoir jongler, selon les cas, avec plusieurs de ces chiffres difficilement convertibles. C’est ainsi que l’on peut disposer, pour évaluer la radioactivité, des unités de mesure suivantes : le curie, le becquerel, le röntgen, le rad, alias centigray, le rem, sans oublier le facile millirad et le sivert, qui n’est autre qu’une pièce de 100 rems. Cela évoque le souvenir des subdivisions de la monnaie anglaise, dont les étrangers ne maîtrisaient pas vite la complexité, au temps où Sellafield s’appelait encore Windscale. »
« On ne demande plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait. Aussi stupide sur ce terrain que sur tous les autres, qu’elle exploite avec la plus ruineuse irréflexion, la domination spectaculaire a fait abattre l’arbre gigantesque de la connaissance scientifique à seule fin de s’y faire tailler une matraque. »
« Quand la science officielle en vient à être conduite de la sorte, comme tout le reste du spectacle social qui, sous une présentation matériellement modernisée et enrichie, n’a fait que reprendre les très anciennes techniques des tréteaux forains — illusionnistes, aboyeurs et barons —, on ne peut être surpris de voir quelle grande autorité reprennent parallèlement, un peu partout, les mages et les sectes, le zen emballé sous vide ou la théologie des Mormons. L’ignorance, qui a bien servi les puissances établies, a été en surplus toujours exploitée par d’ingénieuses entreprises qui se tenaient en marge des lois. Quel moment plus favorable que celui où l’analphabétisme a tant progressé ? »
« […] quand la décadence de l’explication accompagne d’un pas égal la décadence de la pratique. »
« Le destin du spectacle n’est certainement pas de finir en despotisme éclairé. »
« La cohérence de la société du spectacle a, d’une certaine manière, donné raison aux révolutionnaires, puisqu’il est devenu clair que l’on ne peut y réformer le plus pauvre détail sans défaire l’ensemble. »
« On apprend toujours quelque chose de son adversaire. »
« C’est justement en ce point que réside la profonde vérité de cette formule, si bien comprise dans l’Italie entière, qu’emploie la Mafia sicilienne : « Quand on a de l’argent et des amis, on se rit de la Justice. » Dans le spectaculaire intégré, les lois dorment ; parce qu’elles n’avaient pas été faites pour les nouvelles techniques de production, et parce qu’elles sont tournées dans la distribution par des ententes d’un type nouveau. Ce que pense, ou ce que préfère, le public, n’a plus d’importance. Voilà ce qui est caché par le spectacle de tant de sondages d’opinions, d’élections, de restructurations modernisantes. Quels que soient les gagnants, le moins bon sera enlevé par l’aimable clientèle : puisque ce sera exactement ce qui aura été produit pour elle.
On ne parle à tout instant d’« État de droit » que depuis le moment où l’État moderne dit démocratique a généralement cessé d’en être un : ce n’est point par hasard que l’expression n’a été popularisée que peu après 1970, et d’abord justement en Italie. En plusieurs domaines, on fait même des lois précisément afin qu’elles soient tournées, par ceux-là qui justement en auront tous les moyens. »
« Le jugement de Feuerbach, sur le fait que son temps préférait « l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité », a été entièrement confirmé par le siècle du spectacle, et cela dans plusieurs domaines où le XIXe siècle avait voulu rester à l’écart de ce qui était déjà sa nature profonde : la production industrielle capitaliste. C’est ainsi que la bourgeoisie avait beaucoup répandu l’esprit rigoureux du musée, de l’objet original, de la critique historique exacte, du document authentique. »
« Notre société est bâtie sur le secret, depuis les « sociétés-écrans » qui mettent à l’abri de toute lumière les biens concentrés des possédants jusqu’au « secret-défense » qui couvre aujourd’hui un immense domaine de pleine liberté extrajudiciaire de l’État ; depuis les secrets, souvent effrayants, de la fabrication pauvre, qui sont cachés derrière la publicité, jusqu’aux projections des variantes de l’avenir extrapolé, sur lesquelles la domination lit seule le cheminement le plus probable de ce qu’elle affirme n’avoir aucune sorte d’existence, tout en calculant les réponses qu’elle y apportera mystérieusement. »
« Comment les spectateurs acceptent-ils l’existence du secret qui, à lui seul, garantit qu’ils ne pourraient gérer un monde dont ils ignorent les principales réalités, si par extraordinaire on leur demandait vraiment leur avis sur la manière de s’y prendre ? »
« La domination est lucide au moins en ceci qu’elle attend de sa propre gestion, libre et sans entraves, un assez grand nombre de catastrophes de première grandeur pour très bientôt ; et cela tant sur les terrains écologiques, chimique par exemple, que sur les terrains économiques, bancaire par exemple. Elle s’est mise, depuis quelque temps déjà, en situation de traiter ces malheurs exceptionnels autrement que par le maniement habituel de la douce désinformation. »
« Si l’histoire doit nous revenir après cette éclipse, ce qui dépend de facteurs encore en lutte et donc d’un aboutissement que nul ne saurait exclure avec certitude, ces Commentaires pourront servir à écrire un jour l’histoire du spectacle ; sans doute le plus important événement qui se soit produit dans ce siècle ; et aussi celui que l’on s’est le moins aventuré à expliquer. En des circonstances différentes, je crois que j’aurais pu me considérer comme grandement satisfait de mon premier travail sur ce sujet, et laisser à d’autres le soin de regarder la suite. Mais, dans le moment où nous sommes, il m’a semblé que personne d’autre ne le ferait. »
-Guy Debord, Commentaires sur la Société du Spectacle, 1988.
« Le pouvoir du spectacle, qui est si essentiellement unitaire, centralisateur par la force même des choses, et parfaitement despotique dans son esprit, s’indigne assez souvent de voir se constituer, sous son règne, une politique-spectacle, une justice-spectacle, une médecine-spectacle, ou tant d’aussi surprenants « excès médiatiques ». Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès. Assez fréquemment, les maîtres de la société se déclarent mal servis par leurs employés médiatiques ; plus souvent ils reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs médiatiques. On dissimulera ainsi, derrière une multitude virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques, ce qui est tout au contraire le résultat d’une convergence spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. De même que la logique de la marchandise prime sur les diverses ambitions concurrentielles de tous les commerçants, ou que la logique de la guerre domine toujours les fréquentes modifications de l’armement, de même la logique sévère du spectacle commande partout la foisonnante diversité des extravagances médiatiques. Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois.
Les conditions extraordinairement neuves dans lesquelles cette génération, dans l’ensemble, a effectivement vécu, constituent un résumé exact et suffisant de tout ce que désormais le spectacle empêche ; et aussi de tout ce qu’il permet. »
« Hormis un héritage encore important, mais destiné à se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne. La génétique même est devenue pleinement accessible aux forces dominantes de la société. »
« Le gouvernement du spectacle, qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme il est maître incontrôlé des projets qui façonnent le plus lointain avenir. Il règne seul partout ; il exécute ses jugements sommaires. »
« La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel. »
« L’alliance défensive et offensive conclue entre ces deux puissances, l’économie et l’État, leur a assuré les plus grands bénéfices communs, dans tous les domaines : on peut dire de chacune qu’elle possède l’autre ; il est absurde de les opposer, ou de distinguer leurs raisons et leurs déraisons. Cette union s’est aussi montrée extrêmement favorable au développement de la domination spectaculaire, qui précisément, dès sa formation, n’était pas autre chose. Les trois derniers traits sont les effets directs de cette domination, à son stade intégré.
Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération.
Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée.»
« VI : La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général ; et d’abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. Une si flagrante évidence n’a pas besoin d’être expliquée. Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché. Rien, depuis vingt ans, n’a été recouvert de tant de mensonges commandés que l’histoire de mai 1968. D’utiles leçons ont pourtant été tirées de quelques études démystifiées sur ces journées et leurs origines ; mais c’est le secret de l’État.
En France, il y a déjà une dizaine d’années, un président de la République, oublié depuis mais flottant alors à la surface du spectacle, exprimait naïvement la joie qu’il ressentait, « sachant que nous vivrons désormais dans un monde sans mémoire, où, comme sur la surface de l’eau, l’image chasse indéfiniment l’image ». C’est en effet commode pour qui est aux affaires ; et sait y rester. La fin de l’histoire est un plaisant repos pour tout pouvoir présent. Elle lui garantit absolument le succès de l’ensemble de ses entreprises, ou du moins le bruit du succès.
Un pouvoir absolu supprime d’autant plus radicalement l’histoire qu’il a pour ce faire des intérêts ou des obligations plus impérieux, et surtout selon qu’il a trouvé de plus ou moins grandes facilités pratiques d’exécution. Ts’in Che-houang-ti a fait brûler les livres, mais il n’a pas réussi à les faire disparaître tous. Staline avait poussé plus loin la réalisation d’un tel projet dans notre siècle mais, malgré les complicités de toutes sortes qu’il a pu trouver hors des frontières de son empire, il restait une vaste zone du monde inaccessible à sa police, où l’on riait de ses impostures. Le spectaculaire intégré a fait mieux, avec de très nouveaux procédés, et en opérant cette fois mondialement. L’ineptie qui se fait respecter partout, il n’est plus permis d’en rire ; en tout cas il est devenu impossible de faire savoir qu’on en rit.
Le domaine de l’histoire était le mémorable, la totalité des événements dont les conséquences se manifesteraient longtemps. C’était inséparablement la connaissance qui devrait durer, et aiderait à comprendre, au moins partiellement, ce qu’il adviendrait de nouveau : « une acquisition pour toujours », dit Thucydide. Par là l’histoire était la mesure d’une nouveauté véritable ; et qui vend la nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la mesurer. Quand l’important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l’être encore l’instant d’après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut aussi bien dire que le moyen employé garantit une sorte d’éternité de cette non-importance, qui parle si haut.
Le précieux avantage que le spectacle a retiré de cette mise hors la loi de l’histoire, d’avoir déjà condamné toute l’histoire récente à passer à la clandestinité, et d’avoir réussi à faire oublier très généralement l’esprit historique dans la société, c’est d’abord de couvrir sa propre histoire : le mouvement même de sa récente conquête du monde. Son pouvoir apparaît déjà familier, comme s’il avait depuis toujours été là. Tous les usurpateurs ont voulu faire oublier qu’ils viennent d’arriver. »
« Là où l’individu n’y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert. »
« Un aspect de la disparition de toute connaissance historique objective se manifeste à propos de n’importe quelle réputation personnelle, qui est devenue malléable et rectifiable à volonté par ceux qui contrôlent toute l’information, celle que l’on recueille et aussi celle, bien différente, que l’on diffuse ; ils ont donc toute licence pour falsifier. Car une évidence historique dont on ne veut rien savoir dans le spectacle n’est plus une évidence. Là où personne n’a plus que la renommée qui lui a été attribuée comme une faveur par la bienveillance d’une Cour spectaculaire, la disgrâce peut suivre instantanément. Une notoriété anti-spectaculaire est devenue quelque chose d’extrêmement rare. […] La société s’est officiellement proclamée spectaculaire. Être connu en dehors des relations spectaculaires, cela équivaut déjà à être connu comme ennemi de la société. »
« Le mouvement de la démonstration spectaculaire se prouve simplement en marchant en rond : en revenant, en se répétant, en continuant d’affirmer sur l’unique terrain où réside désormais ce qui peut s’affirmer publiquement, et se faire croire, puisque c’est de cela seulement que tout le monde sera témoin. L’autorité spectaculaire peut également nier n’importe quoi, une fois, trois fois, et dire qu’elle n’en parlera plus, et parler d’autre chose ; sachant bien qu’elle ne risque plus aucune autre riposte sur son propre terrain, ni sur un autre. Car il n’existe plus d’agora, de communauté générale ; ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule entreprise ; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer. »
« Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas. Car il parle alors de quelque chose d’autre, et c’est donc cela qui, dès lors, en somme, existe. Les conséquences pratiques, on le voit, en sont immenses.
On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce, avec la démocratie. On peut vérifier qu’elle disparaît du monde avec elle.
Il faut pourtant ajouter, à cette liste des triomphes du pouvoir, un résultat pour lui négatif : un État, dans la gestion duquel s’installe durablement un grand déficit de connaissances historiques, ne peut plus être conduit stratégiquement. »
« La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile ; et du reste n’est plus attaquable, puisque parfaite comme jamais société ne fut. C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée ; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est. C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être critiquée par personne : ni en tant que système général, ni même en tant que cette pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour l’instant sur le marché. »
« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omertà qui concerne tout. On en a fini avec cette inquiétante conception, qui avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle une société pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée. Et cela n’a pas été obtenu par l’apparition d’arguments nouveaux, mais tout simplement parce que les arguments sont devenus inutiles. À ce résultat, on mesurera, plutôt que le bonheur général, la force redoutable des réseaux de la tyrannie. »
« Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur. On entend citer fréquemment l’exception des États-Unis, où Nixon avait fini par pâtir un jour d’une série de dénégations trop cyniquement maladroites ; mais cette exception toute locale, qui avait quelques vieilles causes historiques, n’est manifestement plus vraie, puisque Reagan a pu faire récemment la même chose avec impunité. Tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. Il est donc archaïque de parler de scandale. On prête à un homme d’État italien de premier plan, ayant siégé simultanément dans le ministère et dans le gouvernement parallèle appelé P. 2, Potere Due, un mot qui résume le plus profondément la période où, un peu après l’Italie et les États-Unis, est entré le monde entier : « Il y avait des scandales, mais il n’y en a plus. »
« Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. »
« Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties spectaculaires. »
« Tous les délits et les crimes sont effectivement sociaux. Mais de tous les crimes sociaux, aucun ne devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne ; mais qui ne veut plus être blâmée. »
« Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on n’ignore évidemment pas que l’image va supporter tout ; parce qu’à l’intérieur d’une même image on peut juxtaposer sans contradiction n’importe quoi. Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible ; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion, et tout à fait indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là ; qui en vient à lui reconnaître ipso facto une valeur suffisante. Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé. La hautaine attitude de ses serviteurs quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière. Ainsi, l’enseignement du spectacle et l’ignorance des spectateurs passent indûment pour des facteurs antagoniques alors qu’ils naissent l’un de l’autre. »
« Politique ? Social ? Il faut choisir. Ce qui est l’un ne peut être l’autre. Mon choix s’impose. On nous siffle, et l’on sait pour qui sont ces structures. Il n’est donc pas surprenant que, dès l’enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolu de l’informatique : tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes ; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler. »
« Sur le plan des moyens de la pensée des populations contemporaines, la première cause de la décadence tient clairement au fait que tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune place à la réponse ; et la logique ne s’était socialement formée que dans le dialogue. Mais aussi, quand s’est répandu le respect de ce qui parle dans le spectacle, qui est censé être important, riche, prestigieux, qui est l’autorité même, la tendance se répand aussi parmi les spectateurs de vouloir être aussi illogiques que le spectacle, pour afficher un reflet individuel de cette autorité. Enfin, la logique n’est pas facile, et personne n’a souhaité la leur enseigner. Aucun drogué n’étudie la logique ; parce qu’il n’en a plus besoin, et parce qu’il n’en a plus la possibilité. Cette paresse du spectateur est aussi celle de n’importe quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque argument d’autorité illogique. »
« Le manque de logique, c’est-à-dire la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question ; ce qui est incompatible ou inversement pourrait bien être complémentaire ; tout ce qu’implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit ; cette maladie a été volontairement injectée à haute dose dans la population par les anesthésistes-réanimateurs du spectacle. Les contestataires n’ont été d’aucune manière plus irrationnels que les gens soumis. C’est seulement que, chez eux, cette irrationalité générale se voit plus intensément, parce qu’en affichant leur projet, ils ont essayé de mener une opération pratique ; ne serait-ce que lire certains textes en montrant qu’ils en comprennent le sens. »
« L’individu que cette pensée spectaculaire appauvrie a marqué en profondeur, et plus que tout autre élément de sa formation, se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe. C’est un des points les plus importants de la réussite obtenue par la domination spectaculaire.
La disparition si rapide du vocabulaire préexistant n’est qu’un moment de cette opération. Elle la sert. »
« XII : L’effacement de la personnalité accompagne fatalement les conditions de l’existence concrètement soumise aux normes spectaculaires, et ainsi toujours plus séparée des possibilités de connaître des expériences qui soient authentiques, et par là de découvrir ses préférences individuelles. L’individu, paradoxalement, devra se renier en permanence, s’il tient à être un peu considéré dans une telle société. Cette existence postule en effet une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésions constamment décevantes à des produits fallacieux. Il s’agit de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés de la vie. La drogue aide à se conformer à cette organisation des choses ; la folie aide à la fuir. »
« XIII : Le spectacle ne cache pas que quelques dangers environnent l’ordre merveilleux qu’il a établi. La pollution des océans et la destruction des forêts équatoriales menacent le renouvellement de l’oxygène de la Terre ; sa couche d’ozone résiste mal au progrès industriel ; les radiations d’origine nucléaire s’accumulent irréversiblement. Le spectacle conclut seulement que c’est sans importance. Il ne veut discuter que sur les dates et les doses. Et en ceci seulement, il parvient à rassurer ; ce qu’un esprit pré-spectaculaire aurait tenu pour impossible. »
« Les pratiques nucléaires, militaires ou civiles, nécessitent une dose de secret plus forte que partout ailleurs ; où comme on sait il en faut déjà beaucoup. Pour faciliter la vie, c’est-à-dire les mensonges, des savants élus par les maîtres de ce système, on a découvert l’utilité de changer aussi les mesures, de les varier selon un plus grand nombre de points de vue, les raffiner, afin de pouvoir jongler, selon les cas, avec plusieurs de ces chiffres difficilement convertibles. C’est ainsi que l’on peut disposer, pour évaluer la radioactivité, des unités de mesure suivantes : le curie, le becquerel, le röntgen, le rad, alias centigray, le rem, sans oublier le facile millirad et le sivert, qui n’est autre qu’une pièce de 100 rems. Cela évoque le souvenir des subdivisions de la monnaie anglaise, dont les étrangers ne maîtrisaient pas vite la complexité, au temps où Sellafield s’appelait encore Windscale. »
« On ne demande plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait. Aussi stupide sur ce terrain que sur tous les autres, qu’elle exploite avec la plus ruineuse irréflexion, la domination spectaculaire a fait abattre l’arbre gigantesque de la connaissance scientifique à seule fin de s’y faire tailler une matraque. »
« Quand la science officielle en vient à être conduite de la sorte, comme tout le reste du spectacle social qui, sous une présentation matériellement modernisée et enrichie, n’a fait que reprendre les très anciennes techniques des tréteaux forains — illusionnistes, aboyeurs et barons —, on ne peut être surpris de voir quelle grande autorité reprennent parallèlement, un peu partout, les mages et les sectes, le zen emballé sous vide ou la théologie des Mormons. L’ignorance, qui a bien servi les puissances établies, a été en surplus toujours exploitée par d’ingénieuses entreprises qui se tenaient en marge des lois. Quel moment plus favorable que celui où l’analphabétisme a tant progressé ? »
« […] quand la décadence de l’explication accompagne d’un pas égal la décadence de la pratique. »
« Le destin du spectacle n’est certainement pas de finir en despotisme éclairé. »
« La cohérence de la société du spectacle a, d’une certaine manière, donné raison aux révolutionnaires, puisqu’il est devenu clair que l’on ne peut y réformer le plus pauvre détail sans défaire l’ensemble. »
« On apprend toujours quelque chose de son adversaire. »
« C’est justement en ce point que réside la profonde vérité de cette formule, si bien comprise dans l’Italie entière, qu’emploie la Mafia sicilienne : « Quand on a de l’argent et des amis, on se rit de la Justice. » Dans le spectaculaire intégré, les lois dorment ; parce qu’elles n’avaient pas été faites pour les nouvelles techniques de production, et parce qu’elles sont tournées dans la distribution par des ententes d’un type nouveau. Ce que pense, ou ce que préfère, le public, n’a plus d’importance. Voilà ce qui est caché par le spectacle de tant de sondages d’opinions, d’élections, de restructurations modernisantes. Quels que soient les gagnants, le moins bon sera enlevé par l’aimable clientèle : puisque ce sera exactement ce qui aura été produit pour elle.
On ne parle à tout instant d’« État de droit » que depuis le moment où l’État moderne dit démocratique a généralement cessé d’en être un : ce n’est point par hasard que l’expression n’a été popularisée que peu après 1970, et d’abord justement en Italie. En plusieurs domaines, on fait même des lois précisément afin qu’elles soient tournées, par ceux-là qui justement en auront tous les moyens. »
« Le jugement de Feuerbach, sur le fait que son temps préférait « l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité », a été entièrement confirmé par le siècle du spectacle, et cela dans plusieurs domaines où le XIXe siècle avait voulu rester à l’écart de ce qui était déjà sa nature profonde : la production industrielle capitaliste. C’est ainsi que la bourgeoisie avait beaucoup répandu l’esprit rigoureux du musée, de l’objet original, de la critique historique exacte, du document authentique. »
« Notre société est bâtie sur le secret, depuis les « sociétés-écrans » qui mettent à l’abri de toute lumière les biens concentrés des possédants jusqu’au « secret-défense » qui couvre aujourd’hui un immense domaine de pleine liberté extrajudiciaire de l’État ; depuis les secrets, souvent effrayants, de la fabrication pauvre, qui sont cachés derrière la publicité, jusqu’aux projections des variantes de l’avenir extrapolé, sur lesquelles la domination lit seule le cheminement le plus probable de ce qu’elle affirme n’avoir aucune sorte d’existence, tout en calculant les réponses qu’elle y apportera mystérieusement. »
« Comment les spectateurs acceptent-ils l’existence du secret qui, à lui seul, garantit qu’ils ne pourraient gérer un monde dont ils ignorent les principales réalités, si par extraordinaire on leur demandait vraiment leur avis sur la manière de s’y prendre ? »
« La domination est lucide au moins en ceci qu’elle attend de sa propre gestion, libre et sans entraves, un assez grand nombre de catastrophes de première grandeur pour très bientôt ; et cela tant sur les terrains écologiques, chimique par exemple, que sur les terrains économiques, bancaire par exemple. Elle s’est mise, depuis quelque temps déjà, en situation de traiter ces malheurs exceptionnels autrement que par le maniement habituel de la douce désinformation. »
« Si l’histoire doit nous revenir après cette éclipse, ce qui dépend de facteurs encore en lutte et donc d’un aboutissement que nul ne saurait exclure avec certitude, ces Commentaires pourront servir à écrire un jour l’histoire du spectacle ; sans doute le plus important événement qui se soit produit dans ce siècle ; et aussi celui que l’on s’est le moins aventuré à expliquer. En des circonstances différentes, je crois que j’aurais pu me considérer comme grandement satisfait de mon premier travail sur ce sujet, et laisser à d’autres le soin de regarder la suite. Mais, dans le moment où nous sommes, il m’a semblé que personne d’autre ne le ferait. »
-Guy Debord, Commentaires sur la Société du Spectacle, 1988.