https://www.academia.edu/33100159/Eros_et_civilisation_dans_La_Soci%C3%A9t%C3%A9_du_spectacle
"Le concept de spectacle ne renvoie pas simplement à la passivité du spectateur dans la culture de masse, mais à la passivité du travailleur moderne – spectateur de son propre travail – qui est à la base de la production capitaliste." (p.1)
"[Debord] semble avoir eu un premier contact avec l’École de Francfort grâce aux textes traduits dans la revue Arguments, où il a pu lire notamment le texte « Musique et technique, aujourd’hui », de Theodor W. Adorno, paru dans le numéro dix-neuf de cette revue, en 1960. Il suit aussi la collection Arguments, que Kostas Axelos dirigea à l’époque aux Éditions de Minuit. Dans cette collection, outre Histoire et conscience de classe de Lukács, il a pu trouver également Eros et civilisation, de Herbert Marcuse, paru en
1963." (p.1)
"Debord y recommande également la lecture de La Fonction de l’orgasme (Paris, L’Arche, 1952), de Wilhelm Reich." (note 4 p.2)
"Ce rapprochement avec Marcuse nous permet donc de comprendre le spectacle dont parle Debord comme une sorte de mécanisme de défense de la société qui permet de neutraliser (ou « récupérer », pour employer le mot des situationnistes) les forces disruptives qui émergent des changements socio-historiques. Peut-être le cas le plus exemplaire est-il celui de la sexualité. La constitution des nouvelles formes de rapports affectifs était au cœur des revendications des soixante-huitards. La théorie même de Marcuse semblait fournir des arguments convaincants en ce sens en soutenant la possibilité d’une libération de l’Eros dans une société non-répressive. Mais le même Marcuse anticipait déjà les risques d’une apparente libération de la sexualité à l’intérieur d’une société répressive. Ainsi, dans la suite du paragraphe supra-cité, nous pouvons lire : « Cette extension du contrôle à des régions de la conscience et des loisirs auparavant libres, autorise un relâchement des tabous sexuels (qui étaient avant plus importants parce que les contrôles sur l’ensemble de la personnalité étaient moins efficaces). Si l’on compare la période actuelle aux périodes puritaine et victorienne, la liberté sexuelle a sans aucun doute augmenté […]. En même temps cependant, les relations sexuelles elles-mêmes ont été bien davantage assimilées à des relations sociales. La liberté sexuelle s’est harmonisée avec un conformisme profitable ». La formulation que Debord donne de l’idée du spectacle comme une sphère représentative séparée qui prend le pas sur l’expérience directe aide beaucoup à comprendre le phénomène décrit par Marcuse. Debord présente toujours le spectacle comme ce qui récupère dans la représentation ce qui se perd de la réalité – il reproduit par exemple une « pseudo-communauté » quand tout lien communautaire a été dissout. Mais ne pourrions-nous pas dire aussi qu’il anticipe certaines aspirations qui n’ont pas encore été effectuées, en les étouffant du même coup ? En approfondissant le parallèle avec la psychanalyse, nous pourrions dire que le spectacle fonctionne à la manière du rêve –d’ailleurs Debord lui-même le caractérise comme un « mauvais rêve ». D’après Freud, le rêve possède la fonction psychique de réaliser les désirs inaccomplis dans la réalité. De façon analogue, le spectacle réalise dans le plan purement représentatif les promesses de bonheur inachevées dans le monde réel – et il suffirait pour en avoir un exemple de prendre une publicité quelconque, comme celles que Debord détourne dans ses propres films." (pp.6-7)
"La capture du corps par le spectacle serait alors une bonne image de ce que Marcuse désigne par « désublimation répressive »,« c’est-à-dire d’une libération de la sexualité dans des modes et sous des formes qui diminuent et affaiblissent l’énergie érotique ». En effet, la libération d’Eros imaginée par Marcuse ne refuse pas la sublimation, ni ne s’identifie au renforcement de la sexualité. Elle ne se résumait pas à un paradigme transgressif qui serait satisfait par la simple suppression de certains tabous. Au contraire, il croit à la possibilité d’une « sublimation non répressive »,dans laquelle « les pulsions sexuelles, sans rien perdre de leur énergie érotique, dépassent leur objet immédiat et érotisent les relations non érotiques et anti-érotiques entre les individus, et entre eux et leur milieu ». Debord ne s’approprie pas la terminologie de Marcuse. Mais il ne serait pas erroné de rapprocher le spectacle de la désublimation répressive, celui-ci permettant une extension de l’érotique dans le domaine de la représentation (produits culturels, expressions langagières, habillement, etc.), mais tout en consolidant l’isolement entre les gens." (pp.7-
"Debord rattrape aussi la critique bergsonienne de la spatialisation du temps, qui avait été incorporée dans le domaine de la théorie critique par Lukács dans Histoire et conscience de classe. Selon Lukács, sous le capitalisme « [L]e temps perd ainsi son caractère qualitatif, changeant, fluide : il se fige en un continuum exactement délimité, quantitativement mesurable, rempli de “choses” quantitativement mesurables […] : [il se fige] en un espace » [Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, op. cit., p.117]." (note 43 p.12)
-Gabriel Ferreira Zacarias, « Eros et civilisation dans La Société du spectacle : Debord lecteur de Marcuse », Revue Illusio, n°12/13, « Théorie critique de la crise. Du crépuscule de la pensée à la catastrophe », 2014, p.328-343.
"Le concept de spectacle ne renvoie pas simplement à la passivité du spectateur dans la culture de masse, mais à la passivité du travailleur moderne – spectateur de son propre travail – qui est à la base de la production capitaliste." (p.1)
"[Debord] semble avoir eu un premier contact avec l’École de Francfort grâce aux textes traduits dans la revue Arguments, où il a pu lire notamment le texte « Musique et technique, aujourd’hui », de Theodor W. Adorno, paru dans le numéro dix-neuf de cette revue, en 1960. Il suit aussi la collection Arguments, que Kostas Axelos dirigea à l’époque aux Éditions de Minuit. Dans cette collection, outre Histoire et conscience de classe de Lukács, il a pu trouver également Eros et civilisation, de Herbert Marcuse, paru en
1963." (p.1)
"Debord y recommande également la lecture de La Fonction de l’orgasme (Paris, L’Arche, 1952), de Wilhelm Reich." (note 4 p.2)
"Ce rapprochement avec Marcuse nous permet donc de comprendre le spectacle dont parle Debord comme une sorte de mécanisme de défense de la société qui permet de neutraliser (ou « récupérer », pour employer le mot des situationnistes) les forces disruptives qui émergent des changements socio-historiques. Peut-être le cas le plus exemplaire est-il celui de la sexualité. La constitution des nouvelles formes de rapports affectifs était au cœur des revendications des soixante-huitards. La théorie même de Marcuse semblait fournir des arguments convaincants en ce sens en soutenant la possibilité d’une libération de l’Eros dans une société non-répressive. Mais le même Marcuse anticipait déjà les risques d’une apparente libération de la sexualité à l’intérieur d’une société répressive. Ainsi, dans la suite du paragraphe supra-cité, nous pouvons lire : « Cette extension du contrôle à des régions de la conscience et des loisirs auparavant libres, autorise un relâchement des tabous sexuels (qui étaient avant plus importants parce que les contrôles sur l’ensemble de la personnalité étaient moins efficaces). Si l’on compare la période actuelle aux périodes puritaine et victorienne, la liberté sexuelle a sans aucun doute augmenté […]. En même temps cependant, les relations sexuelles elles-mêmes ont été bien davantage assimilées à des relations sociales. La liberté sexuelle s’est harmonisée avec un conformisme profitable ». La formulation que Debord donne de l’idée du spectacle comme une sphère représentative séparée qui prend le pas sur l’expérience directe aide beaucoup à comprendre le phénomène décrit par Marcuse. Debord présente toujours le spectacle comme ce qui récupère dans la représentation ce qui se perd de la réalité – il reproduit par exemple une « pseudo-communauté » quand tout lien communautaire a été dissout. Mais ne pourrions-nous pas dire aussi qu’il anticipe certaines aspirations qui n’ont pas encore été effectuées, en les étouffant du même coup ? En approfondissant le parallèle avec la psychanalyse, nous pourrions dire que le spectacle fonctionne à la manière du rêve –d’ailleurs Debord lui-même le caractérise comme un « mauvais rêve ». D’après Freud, le rêve possède la fonction psychique de réaliser les désirs inaccomplis dans la réalité. De façon analogue, le spectacle réalise dans le plan purement représentatif les promesses de bonheur inachevées dans le monde réel – et il suffirait pour en avoir un exemple de prendre une publicité quelconque, comme celles que Debord détourne dans ses propres films." (pp.6-7)
"La capture du corps par le spectacle serait alors une bonne image de ce que Marcuse désigne par « désublimation répressive »,« c’est-à-dire d’une libération de la sexualité dans des modes et sous des formes qui diminuent et affaiblissent l’énergie érotique ». En effet, la libération d’Eros imaginée par Marcuse ne refuse pas la sublimation, ni ne s’identifie au renforcement de la sexualité. Elle ne se résumait pas à un paradigme transgressif qui serait satisfait par la simple suppression de certains tabous. Au contraire, il croit à la possibilité d’une « sublimation non répressive »,dans laquelle « les pulsions sexuelles, sans rien perdre de leur énergie érotique, dépassent leur objet immédiat et érotisent les relations non érotiques et anti-érotiques entre les individus, et entre eux et leur milieu ». Debord ne s’approprie pas la terminologie de Marcuse. Mais il ne serait pas erroné de rapprocher le spectacle de la désublimation répressive, celui-ci permettant une extension de l’érotique dans le domaine de la représentation (produits culturels, expressions langagières, habillement, etc.), mais tout en consolidant l’isolement entre les gens." (pp.7-
"Debord rattrape aussi la critique bergsonienne de la spatialisation du temps, qui avait été incorporée dans le domaine de la théorie critique par Lukács dans Histoire et conscience de classe. Selon Lukács, sous le capitalisme « [L]e temps perd ainsi son caractère qualitatif, changeant, fluide : il se fige en un continuum exactement délimité, quantitativement mesurable, rempli de “choses” quantitativement mesurables […] : [il se fige] en un espace » [Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, op. cit., p.117]." (note 43 p.12)
-Gabriel Ferreira Zacarias, « Eros et civilisation dans La Société du spectacle : Debord lecteur de Marcuse », Revue Illusio, n°12/13, « Théorie critique de la crise. Du crépuscule de la pensée à la catastrophe », 2014, p.328-343.