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    François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie Empty François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 11 Fév 2019 - 18:54

    « Pour réaliser cette étude sur le genre biogaphique, j’ai réalisé une enquête auprès de ceux qui ont des responsabilités éditoriales dans ce domaine. » (p.4)
    [Introduction]
    « Écrire la vie reste un horizon inaccessible, et pourtant il anime depuis toujours le désir de raconter et de comprendre. Toutes les générations ont relevé le pari biographique. Elles ont mobilisé tour à tour l’ensemble des outils d’analyse qui étaient à leur disposition. Pourtant, on réécrit sans cesse les mêmes vies, on remet sur l’établi les mêmes figures, car des trous documentaires, de nouvelles questions et de nouveaux éclairages surgissent toujours. La biographie, comme l’histoire, s’écrit d’abord au présent, dans un rapport d’implication encore plus fort, dans la mesure où se trouve requise l’empathie de celui qui écrit.
    La biographie peut être une entrée privilégiée dans la restitution d’une époque avec ses rêves et ses angoisses. » (p.7)
    « Discours moral d’apprentissage aux vertus, la biographie est devenue au fil du temps un discours sur l’authenticité, renvoyant à une intention de vérité de la part du biographe. Mais la tension est restée constante entre cette volonté de vérité et une narration qui doit passer par la fiction, et qui situe la biographie dans un entre-deux, un entrelacs entre fiction et réalité historique. » (p.Cool
    « On a pour habitude de distinguer deux genres : la biographie et le récit de vie. Le mot « biographie » n’apparaît que tardivement en français et dans les autres langues européennes à la fin du XVIIe siècle, ce qui ne signifie pas que la pratique biographique n’était pas déjà attestée depuis longtemps. Sa première occurrence en langue française fait référence à un projet de Bayle […] Puis, le mot fait son entrée dans l’édition de 1721 du Dictionnaire de Trévoux.
    Selon Marc Fumaroli, il convient de distinguer deux grands âges de la biographie. De l’Antiquité au XVIIe siècle, ce serait le moment de l’écriture des « Vies », alors que depuis la rupture moderne, la biographie se serait imposée. Ce qui se serait fondamentalement modifié serait le mode d’élection des grands hommes, de ceux qui deviennent les sujets des biographies. Aujourd’hui, l’engouement pour la biographie aurait renvoyé les « Vies » aux oubliettes : « Le mot « Vies » fait vieux jeu, c’est un parent pauvre condamné aux maisons de retraite et aux mouroirs. Il a disparu, dès l’entre-deux-guerres, des vitrines de librairie et des couvertures de livres ». La première période qui s’est attachée aux « Vies » prend comme unité de mesure le bios, c’est-à-dire le cycle vital complet qui va de la naissance à la mort. Elles semblent concerner tout un chacun, et pourtant le filtre est sévère de ceux qui accèdent à l’immortalité. L’auteur des « Vies » n’est pourtant pas celui qui opère la sélection : le choix s’impose à lui par une sorte de décision implicite issue d’une reconnaissance collective. Une loi d’unanimité des suffrages se porte sur tel ou tel. La rupture moderne modifie ces règles d’élection […]
    Daniel Madelénat, de son côté, différencie trois paradigmes successifs en différenciant la biographie classique, qui couvre la période de l’Antiquité au XVIIIe siècle ; la biographie romantique, entre la fin du XVIIIe et l’aube du XXe siècle, qui exprime un besoin nouveau d’intimité, de connaissance du cadre intérieur de la vie familiale ; enfin, la biographie moderne, qui naît du relativisme et de lecteurs à la fois plus situées historiquement et enrichies des apports de la sociologie et de la psychanalyse.
    On suivra ici un parcours un peu différent. Sans nier l’évolution du genre qui subit de profondes mutations, on distinguera trois modalités d’approche biographiques : l’âge héroïque, l’âge modal et enfin l’âge herméneutique. Si l’on peut répérer une évolution chronologique entre ces trois âges, il apparaît clairement que ces trois types de traitement de la biographie peuvent se combiner, se retrouver en usage au cours d’une même période.
    Le caractère hybride du genre biographique, la difficulté de le classer dans telle ou telle discipline organisée, l’écartèlement subi entre des tentations contradictoires, comme la vocation romanesque, le souci d’érudition, la tenue d’un discours modal de l’exemplarité, en ont fait un sous-genre longtemps source d’opprobe et souffrant d’un déficit de réflexion. Méprisé par le monde savant des universitaires, le genre biographique n’en aura pas moins connu un succès public qui ne s’est jamais démenti, attestant qu’il répond à un désir au-delà des fluctuations de la mode. » (p.8-9)
    « Le biographe sait qu’il n’en aura jamais fini, quel que soit le nombre des sources qu’il peut exhumer. De nouvelles pistes s’ouvrent où il risque de s’enliser à chaque pas. On a pris pour habitude de distinguer les biographies à l’anglo-saxonne qui correspondent au mieux à ce souci quasi obsessionnel de suivre au jour le jour le sujet biographé dans ses moindres recoins. A l’opposé, la biographie à la française est moins ambitieuse en termes d’informations, mais elle se rapproche de la fiction par son écriture littéraire ; plus enlevée, elle assume un partis pris, une vision partielle et partiale de la figure biographée. […] Cette appropriation plonge le biographe au sein d’un univers sans extériorité. […] L’inconfort d’une telle position est souvent à l’origine d’une ambition démesurée, prométhéenne et, à la manière de Michelet, le biographe-démiurge a l’illuion de redonner la vie, de ressusciter les morts. Certes, cette volonté de faire sens, de réfléchir l’hétérogénéité et la contingence d’une vie pour en faire une unité signifiante et cohérente, porte une grande part de leurre et d’illusions. Pourtant, on dira avec Roger Dadoun que cette illusion est nécessaire. » (p.10-11)
    « Le biographe doit savoir maintenir la juste distance, démarche difficile car les bouffées passionnelles ou les prises de distance objectivantes sont aussi nécessaires à sa recherche que le souci permanent de garder le cap. […]
    Il faut aimer suffisamment son œuvre pour y sacrifier une longue période de sa vie, mais en même temps il a besoin de mettre une distance critique suffisante pour ne pas aller jusqu’au bout d’une identification avec un sujet autre qui risque de mettre en péril son identité […] Claude Arnaud évoque […] un thème récurrent chez la plupart des biographes, celui de l’empathie nécessaire et du désir de rendre justice. » (p.11)
    « L’aventure de passion qu’est la biographie a pourtant connu une longue éclipse au regard de ce qui était considéré comme un savoir savant tout au long du XIXe et de l’essentiel du XXe siècle. Un mépris persistant a condamné le genre, sans doute trop lié à cette part accordée à l’émotion et à l’intensification de l’implication subjective. Un mur a longtemps tenu à distance le biographique de l’historique comme élément parasite pouvant venir perturber les objectifs de scientificité. Le genre a été délaissé ou plutôt abandonné à ceux que certains appellent les « mercenaires » de la biographie et dont le succès public n’a eu d’égal que le mépris dont ils faisaient l’objet du côté de la communauté savante. Ce sont les volumes du « Rêve le plus long de l’Histoire » de Benoist-Méchin, les grands souverains russes racontés par Henri Troyat, les innombrables biographies par André Castelot et Alain Decaux, par Pierre Gaxotte, par Jacques Chastenet et par bien d’autres. Les ingrédients de ces succès sont connus : un peu de sang, beaucoup de sexe, des secrets d’alcôve, des intrigues amoureuses et des bagarres d’influence, des anecdotes de toutes sortes, à condition qu’elles soient croustillantes. On peut parler de levée d’écrou depuis le début des années 1980. Les sciences humaines en général, et les historiens en particulier, redécouvrent alors les vertus d’un genre que la raison voulait ignorer. La biographie se trouve revendiquée par la muse de l’histoire. Dès le mur tombé, on assiste à une véritable explosion biographique qui s’empare des auteurs comme du public dans une fièvre collective non démentie à ce jour.
    On peut dater le retournement de conjoncture de l’année 1985. C’est d’ailleurs à cette date que l’hebdomadaire professionnel de l’édition, Livres-Hebdo, consacre le seul dossier paru depuis aux « biographies », et l’enquête révèle l’engouement de tous les éditeurs, parmi les plus sérieux, pour le genre biographique. Durant la seule année 1985, 200 nouvelles biographies sont publiées par 50 maisons d’édition, et l’optimisme des éditeurs est à peu près général dans ce domaine, alors que le climat général est plutôt morose. Quatre années plus tard, en 1989, Daniel Madélénat constate qu’entre 1984 et 1989 « l’inflation saute aux yeux ». En effet, le taux de croissance des parutions des biographies est alors de 66%. Le mouvement n’a cessé de s’amplifier et le Cercle de la librairie comptabilise la parution de 611 biographies en 1996 et de 1043 en 1999, sans compter les multiples autobiographies, mémoires et confessions. Le succès est si spectaculaire que les biographies occupent les premières places dans les palmarès des meilleures ventes et les titres les plus populaires tiennent même au moins trois mois. Le paysage de la production biographique se diversifie dans ce nouveau climat plus propice à son épanouissement. Les biographies sortent de l’ornière, se nourrissent des acquis de l’histoire savante et de l’ensemble des sciences humaines. Elles deviennent même des sources d’innovation. » (p.12-14)
    « Lorsque Bernard Guénée, spécialiste de l’historiographie médiévale, entreprend en 1987 de raconter la vie de quatre prélats, il relève le rapprochement en cours entre l’histoire et la biographie : « L’histoire se lasse d’être sans visage et sans saveur. Elle revient au qualitatif et au singulier. Et la biographie reprend sa place dans les genres historiques. Elle ne renie pas pour autant les liens qu’elle a toujours eus avec la morale et l’imaginaire. Prenant des formes multiples pour remplir des fonctions variées et toucher des publics divers, la biographie est plus que jamais le vieil et insaisissable Protée qu’elle a toujours été ». » (p.14)
    « Ce rapprochement entre la biographie et l’histoire a trouvé un prolongement récent avec la création en 1999, dans le cadre des Rendez-Vous de l’histoire organisés chaque année dans la ville de Blois, d’un « Observatoire de la biographie historique » parrainé par les éditions Fayard dont la collection de biographies dirigée par Denis Maraval est devenue le modèle des modèles en la matière. » (p.14)
    « Le genre biographique revêt cet intérêt fondamental de faire éclater l’absolution de la distinction entre un genre proprement littéraire et une dimension purement scientifique car, plus que toute autre forme d’expression, il suscite le mélange, l’hybridité et manifeste ainsi les tensions ainsi que les connivences à l’œuvre entre littérature et sciences humaines. » (p.15)
    [Prologue]
    « A l’époque du triomphe de l’histoire des Annales dans le domaine de l’histoire savante, la biographie historique continuait d’avoir ses éditeurs, son public de passionnés, et par là ses gros succès éditoriaux. Certes, la biographie historique n’est pas pour autant devenu un genre légitime. Elle a même souvent été décriée comme simple « historiette » pour « plumitifs » par les historiens professionnels. […] Et pourtant, la biographie historique a toujours eu la faveur d’un public fervent qui fit l’heure de gloire du couple Alain Decaux et André Castelot. Leurs ouvrages ont été relayés par les émissions de radio, de télévision et par des revues coomme Historia. Ils ont été la gloire, les deux locomotives de grandes maisons d’édition comme Perrin où les publications de Decaux se vendent autour de 100 000 exemplaires. Quant aux biographies signées par Castelot, elles avaient encore, à sa disparition, une espérance de ventes de plus de 30 000 exemplaires. » (p.17)
    « [Max Gallo] parvient à dépasser en 1998 les 800 000 exemplaires avec le premier volume de sa tétralogie sur Napoléon. Son succès est révélateur de la nature hybride du genre biographique, tiraillé entre sa propension fictionnelle et son ambition d’atteindre le réel vécu. Historien, Max Gallo a toujours voulu être romancier et c’est en tant que « romancier frustré » qu’il s’est lancé dans l’écriture biographique.
    Agrégé d’histoire, il fut maître-assistant à l’université de Nice jusque dans l’après-1968, soutenant une thèse de troisième cycle sur un fonds d’archives constitué de microfilms du ministère de la Propagande de l’Italie fasciste trouvé à Washington. Cette thèse, soutenue en 1968, donnera lieu à la publication d’un ouvrage déjà significatif de l’intention de Gallo. Il se libère de l’appareil critique pour se consacrer à restituer l’atmosphère de l’époque. Sa thèse dont l’intitulé est : « Contribution à l’étude des méthodes et des résultats de la propagande et de l’information de l’Italie fasciste dans l’immédiat avant-guerre (1933-1939) » devient plus simplement La Cinquième Colonne. Historien de formation, Max Gallo n’en est pas moins insatisfait du monde universitaire qui ne laisse pas place à l’expression de l’intuition et de l’émotivité : « J’avais souvent le sentiment à l’université d’avoir des mains et vivre dans un univers de manchots pour lequel le fait d’avoir des mains est un handicap, c’est-à-dire qu’écrire de manière sensible était proscrit ». De plu, le temps des incertitudes est arrivé assez vite pour Max Gallo dont la croyance en des lois de l’histoire s’effondre en cette fin des années 1960. Ne voyant plus la Raison se réaliser dans le processus historique, il ne se sent ni la force d’enseigner un savoir caduc ni celle d’enseigner des incertitudes. […] En 1969, Jean-François Revel propose à Max Gallo de s’occuper des livres d’histoire chez Robert Laffont et de remplacer Claude Manceron qui va se consacrer à l’écriture de sa grande série Les Hommes de la liberté. Il crée alors avec Georges Liébert et Emmanuel Todd une nouvelle collection, « Les Hommes et l’Histoire », dont l’axe éditorial est essentiellement biographique.
    Outre son activité d’éditeur, Max Gallo se lance dans des projets d’écriture biographique titanesques, dans la solitude du coureur de fonds –il ne s’entoure d’aucun documentaliste et dédaigne l’enquête orale. Il travaille en artisan, le crayon à la main, dévorant avec boulimie toutes les sources premières qu’il trouve : correspondanes, journaux, utilisant au passage les écrits des mémorialistes. Il s’attache surtout aux grandes figures héroïques et sillonne les lignes de crête : Napoléon, de Gaulle, Victor Hugo, Jules César… Il qualifie lui-même ces biographies de « romans biographiques » ou de « biographies subjectives » : « Le point de vue que j’adopte est le point de vue du personnage que je mets en scène. Je veux avoir, d’une certaine façon, une caméra qui a un double objectif, au sens optique du mot. Je vois alors la réalité avec les yeux de mon personnage et en même temps je regarde à l’intérieur de sa psychologie. J’ai donc en même temps un objectif vers l’extérieur et un autre vers l’intérieur ».
    C’est le souci de totalisation, la volonté de ne rien perdre ou le moins possible, qui justifie ce dispositif. Ce double regard n’en est pas moins confronté aux lacunes documentaires, aux trous archivistiques. Selon Max Gallo, le biographe doit faire usage de son intuition, de son imagination pour les combler et retracer un récit plein, construit, cohérent, sans lacune. Il émet alors des hypothèses en fonction de ce dont il dispose. Il ne se trouve pas dans une situation si éloignée de celle du scientifique. Son ambition est de recréer, par le récit, le mouvement d’une vie.
    De ce point de vue, Max Gallo assume la position subjective maximale du biographe […] Évidemment, si le pouvoir d’évocation est aussi fort que dans un roman, il ne faut pas attendre de ses ouvrages des apports historiographiques. Spécialiste de l’époque napoléonienne, Nathalie Petiteau considère que les études de Gallo sur Napoléon véhiculent pour l’essentiel tous les éléments de la légende rose sur le personnage, mettant « l’accent sur la personnalité d’exception en un récit qui reprend tous les clichés véhiculés par la légende, sans en excepter ceux qui ont trait à son intimité. » (p.18-20)
    « Le catalogue Perrin 2003 ne comporte pas moins de 259 biographies sur un total de 736 titres, soit 35% de ses publications. Quant à Tallandier, vieille maison éditoriale créée par Georges Decaux en 1865 et reprise par Jules Tallandier en 1900, elle est à l’origine de la revue de grand public Historia et s’est fait une réputation dans le domaine du roman historique et de la biographie. Ces deux éditeurs sont en pleine restructuration : l’épuisement du genre a conduit à de nouvelles orientations. De ces mutations, il ressort que chacun veut se « fayardiser », c’est-à-dire reprendre à son compte le modèle des modèles de la réussite que constitue dans ce domaine la collection animée par Denis Maraval chez Fayard. Ce modèle répond aux exigences universitaires de sérieux, de compétence savante et de légimitation académique.
    La nouvelle orientation définir par Tallandier vient aussi d’une refonte des structures de la maison avec une prise de participation conséquente du Seuil. Lorsque Henri Bovet prend en charge ses responsabilités chez Tallandier au début des années 2000, il entend lui donner une nouvelle image et rompre avec son passé très marqué politiquement à droite, sinon à l’extrême droite. Partant du constant que les biographies confiée à des non-spécialistes choisis pour leur notoriété publique ne trouvent plus leur public, il entend donner à ses publications tous les gages de sérieux du métier d’historien. L’heure n’est plus à confier à un Gonzague Saint-Bris un Napoléon comme c’était encore le cas en 1999 […] La volonté d’Henri Boyet est d’installer la réputation de Tallandier sur le terrain même de Fayard, sans savoir peur de publier des biographies sur les mêmes grands personnages : « Si je publie une biographie de Louis XI, je suis sûr que cela va marcher, malgré celle de Fayard, parce que je crois que la lecture de l’amateur d’histoire est verticale. Il se passionne pour Louis XI et va lire tout ce qui paraît sur lui ». Henri Boyet connaît très bien son public car il vient aussi, comme Charles Dupêchez, du « Grand Livre du Mois » (GLM). Or, cette entreprise de vente par correspondance assure les plus grands succès avec 600 000 adhérents. C’est au GLM qu’il a participé à la création d’un « Club Histoire » de 50 000 adhérents. Henri Bovet sait que son lectorat avide de biographies historiques est là et il connaît le fichier qui révèle un public essentiellment masculin à 70%, plutôt citadin, de plus de 45 ans, désireux de se plonger dans des livres volumineux, les plus copieux possibles : « Ce sont surtout des médecins provinciaux à la retraite, donc sans formation historique préalable. Comme tous les hommes en vieillisant il délaisse la fiction pour s’intéresser à l’histoire. Son univers a tendance à se rétrécir alors que sa femme s’éclate avec ses copines, voyage de plus en plus fréquemment. Quant à lui, il reste seul et il a un vieux copain qui est lui aussi un spécialiste de Louis XI. Ils font alors de la surenchère dès qu’ils se voient et veulent tout connaître sur lui ». […] Henri Bovet insiste sur le look que doit revêtir la collection « biographie ». Pendant longtemps, on a considéré qu’il fallait en rajouter dans le genre « beaux livres » en habillant les ouvrages de reliures rigides. Le procédé est coûteux mais continue à faire la gloire de la collection Fayard. On joue le pavé par l’épaisseur du papier ainsi que par la rigidité de la couverture. L’orientation actuelle, qui entend atteindre un lectorat plus féminin, vise au contraire à ne pas exagérer le volume de l’ouvrage, à en assouplir la couverture, à donner à ces livres, qui ont une plus grande durée de vie en librairie, une meilleure visibilité de la tranche qui permet de visualiser le visage du biographé. On va aussi dans le sens d’un adoucissement des couleurs de la couverture en choississant des teintes plus pastel. » (p.21-22)
    « Henri Bovet estime le point mort d’une biographie à 3000-4000 exemplaires. Il est le plus souvent atteint, mais il faut compter avec quelques échecs qui confortent l’éditeur dans le sens du classicisme et d’une simple adaptation devant les attentes de son lectorat. » (note 22 p.23)
    « Spécialiste depuis toujours de cette période de la Seconde Guerre mondiale, Jean-Pierre Azéma pense, comme Anthony Rowley, qu’écrire une biographie ne peut être qu’une entreprise de la maturité. Il avait déjà songé assez tôt, lorsqu’il participait au séminaire de René Rémond, à écrire une biographie de Jean Moulin, mais il s’est convaincu que la biographie impliquait une longue familiarité avec le personnage biographé : « Il faut bien constater que, pendant une bonne trentaine d’années, la biographie, tout en continuant en France de rencontrer les faveurs du public, a connu chez les chercheurs une désaffection affichée ».
    Sa biographie de Jean Moulin se présente comme une biographie politique et non comme une biographie « totale » de l’individu. » (p.26)
    « [Pour Rowley :] « une biographie sans écriture n’a aucun intérêt ». » (p.27)
    « Les universitaires sont à un niveau bien plus modeste qui se situe en général entre 4000 et 6000 exemplaires. Ainsi Perrin publie un nouveau Louis XI (1999) trente ans après le best-seller de Kendall [150 000 exemplaires], réalisé par le grand spécialiste du Moyen Age qu’est Jacques Heers, qui ne dépasse pas les 4500 exemplaires. Par contre, au-dessous de la barre des 4000, Anthony Rowley considère que c’est un échec dans la mesure où l’entreprise biographique est longue, exigeante et chronophage. […] Et Rowley ne surface pas toujours sur la vague des succès, il connaît comme tous des déboires. Ainsi, la publication de la biographie de Patrick Harismendy sur Sadi Carnot (1995) ou celle de Bertrand Joly sur Déroulède (1998), tous deux normaliens et agrégés, mais n’atteignant que 1000 exemplaires. » (note 38 p.27-28)
    « Ce Louis XI devient le signe d’un renouveau possible du genre. La leçon du succès de Kendall est la possibilité de porter à la connaissance du grand public un savoir érudit.
    Georgette Elgey, qui est alors responsable éditoriale chez Fayard, en tire les leçons et commande un Philippe le Bel au médiéviste Jean Favier, qu’il publie en 1978 et qui atteint 60 000 exemplaires. Il répond d’autant plus positivement à cette requête qu’il se dit exaspéré par les clichés qui courent sur ce roi de France […] Favier n’en est pas pour autant totalement converti au genre biographique. Il use de la métaphore bien connue des historiens qui oppose l’écume aux véritables lames de fond qui se situent dans « la mutation profonde d’une France qui sort peu à peu des structures politiques de la féodalité et qui forge lentement les rouages d’un Etat moderne ». On l’aura compris, Philippe le Bel sera donc le prétexte, une entrée à une étude centrée sur les structures politiques de la France à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Georgette Elgey commande aussi un Napoléon au spécialiste universitaire des études napoléoniennes Jean Tulard. Sa réaction est très réservée, pour ne pas dire franchement réticente : « Ce mot (biographie), en 1975, faisait encore peur. J’étais avant tout un chercheur, et même si les mots d’ordre de la Nouvelle Histoire ne m’impressionnaient guère, j’appartenais malgré tout au sérail universitaire… La biographie, on ne pouvait pas en faire à l’université ; ce n’était pas de l’histoire, mais de la littérature ». Jean Tulard donne pourtant suite à la proposition qui lui est faite, en proposant à Fayard un « Napoléon et la bourgeoisie », mais Georgette Elgey réitère sa demande : c’est une biographie qu’elle veut, un Napoléon tout court. Tulard se laisse alors convaincre par l’aventure qui aboutit en 1977 à une publication atteignant 70 000 exemplaires. Cette biographie de facture classique est animée par une thèse, celle de l’aspiration de la bourgeoisie à se trouver des sauveurs, à se livrer à de grands hommes pour défendre ses intérêts économiques. De plus, Tulard a insisté sur la necessité de la mention des sources, de bibliographies savantes et d’un état des questions laissées en suspens : « Le livre a eu un grand succès, il est même devenu l’un des best-sellers de la collection ».
    Déjà forte de quelques belles réussites, la collection s’impose avec l’arrivée en 1985 de Denis Maraval qui vient de Tallandier où il était directeur littéraire depuis 1976. Claude Durand le fait venir chez Fayard pour donner un tour systématique à une collection spécialisée dans les biographies historiques. Le contexte est alors porteur dans la mesure où au milieu des années 1980 le tournant général que prennent les sciences humaines, en s’interrogeant sur la place de l’individu, favorise la sortie dur purgatoire de la biographie qui va répondre aux désirs d’un nouveau public dédaignant jusque-là le genre laissé en pâture aux amateurs d’historiettes.
    Denis Maraval donne vite à la collection la solidité qu’ont ses couvertures, parvenant à convaincre les universitaires de quitter leurs chantiers classiques pour lui écrire une biographie et parmi eux les plus improbables, certains éminents représentants de l’école des Annales comme Marc Ferro, auteur d’un Pétain (1987), ou Pierre Goubert, grand maître de l’histoire quantitative démographique, tous deux a priori hostiles au genre : « J’ai fait beaucoup de maïeutique avec Pierre Goubert pour son Mazarin. Il en mourait d’envie, d’autant qu’il avait lu tout Dumas à l’âge de treize ans. Mais il sentait quelque part qu’il n’en avait pas le droit ». Lorsque la biographie de Mazarin paraît en 1990, Pierre Goubert fait part à ses lecteurs, dès l’avant-propos, de son peu d’appétence pour le genre : « Était venu le beau temps des longues biographies dont le succès a pu étonner, mais peut s’expliquer par la médiocrité ou la tristesse du contexte. On y trouvait parfois le meilleure ou le pire, plus souvent l’acceptable et le dormitif. Mises à part quelques éclatantes réussites, je n’éprouvais pour ce genre volontiers insignifiant et laudatif aucun attrait particulier. Il arriva pourtant qu’on me proposa une biographie de Mazarin : suggestion d’abord mal reçue, faut-il m’en excuser ? » Dans l’avant-propos de sa biographie, Goubert reconnaît la passion qu’il a toujours eue pour Mazarin : « Le personnage m’avait toujours fasciné ». Mais il est pour le moins étonnant de voir celui qui incarnait l’histoire démographique, quantitative, le déplacement de l’attention à propos de l’époque du Roi-Soleil vers les vingt millions de Français, s’engager dans l’aventure biographique. D’autant qu’il inscrit dans un registre très classique, succombant dès les premières pages à la tentation de s’incarner en justicier qui considère son personnage comme un héros majeur aux qualités quasiment surnaturelles. Il évoque en effet comme premier motif de sa fascination l’intelligence hors pair de Mazarin qui « surclassait tout ce qu’on pouvait observer à l’époque ». Quant au second motif de sa fascination, il tient dans la capacité de son héros à mettre un terme aux conflits qui opposaient jusque-là la France à l’Espagne et à l’Empire, en agrandissant à chaque fois le Royaume national. A partir de ces considérations, Goubert présente Mazarin comme le personnage le plus important de son siècle […] Si Goubert entend cependant délaisser le récit des innombrables anecdotes qui courent sur la vie privée du cardinal, il « osera » l’approche psychologique de celui qui est l’objet de cette biographie, malgré l’opprobe qui a frappé ce type de lecture chez les historiens des Annales. […] Goubert écrivait en 1966 dans son fameux Louis XVI et vingt millions de Français : « Louis XVI seul, enfermé dans sa majesté, n’est qu’objet de littérature ». Reprenant cette question trente ans plus tard en 1996, son angle d’approche s’est déplacé vers une attention toute particulière au personnage du roi, à son image, à ses représentations. » (p.28-31)
    « A un moindre niveau, la maison Flammarion a aussi connu cette évolution qui l’a conduite de la biographie d’hommes de plume tout terrain à des exigences plus universitaires. Dans les années 1980, l’auteur de biographies par excellence chez Flammarion est le romancier Henri Troyat. Il publie une biographie à succès chaque année et en vend entre 50 000 et 80 000 exemplaires. Si Flammarion poursuit aujourd’hui ce filon de la biographie historique écrite par un littéraire, notamment par le biais de sa collection des « Biographies bleues » qui fait la part belle à Jean Orieux, ce type de traitement a atteint ses limites avec un public vieillissant et la montée d’exigences nouvelles. Chez Flammarion, Thierry Billard est responsable du secteur non fiction depuis 1999. Ayant écrit une énorme biographie de Félix Faure de plus de 1000 pages et une biographie de Paul Deschanel, il connaît bien le domaine : « Aujourd’hui, en tant qu’éditeur, je sais que ce sont des livres que je ne publierais pas ». En effet, le public ne se porte pas indifféremment sur toutes les périodes, et ce passé est à la fois trop proche et trop lointain. Certaines périodes plus éloignées comme le XVIIe ou le XVIIIe siècle trouvent davantage d’écho, mais « ce qui se déroule sous la IIIe ou la IVe République conduit à la catastrophe ». » (p.33-34)
    « Il est plus difficile de trouver un public pour les biographies littéraires. Ainsi, la volumineuse biographie de Musset publiée par le talentueux Franck Lestringant, malgré un prix littéraire, ne parvient pas à atteindre 5000 exemplaires vendus. » (p.35)
    « Une grande maison comme Gallimard ne pouvait rester en marge de cet engouement collectif pour la biographie. D’où la création de la collection « NRF-biographies » en 1988 et surtout sa dynamisation avec l’arrivée de Georges Liébert en 1995. Lorsqu’il arrive chez Gallimard, Liébert a déjà derrière lui une longue expérience d’éditeur, chez Laffont d’abord où il travaille en 1977, puis chez Hachette où il dirige la collection « Pluriel » jusqu’en 1989. […]
    Selon lui, la qualité majeure requise pour une biographie est sa capacité d’empathie à laquelle il faut ajouter les qualités stylistiques d’un écrivain. Il estime d’ailleurs que la biographie ne requiert pas moins de capacité d’imagination que le roman. Ses auteurs sont donc davantage des littéraires que des universitaires. C’est le cas par exemple pour ce qu’il estime être le chef-d’œuvre de la collection, le Cocteau écrit par l’écrivain Claude Arnaud : « Les bons biographes sont rares. Il y a beaucoup d’honorables historiens, mais très peu de bons biographes parce que cela demande d’autres qualités. Il faut rentrer dans la personnalité de quelqu’un, habiter quelqu’un, c’est-à-dire être habité par lui. » (p.37)
    « [Liébert] confie la réalisation de cette biographie au disciple de Furet, Patrice Gueniffey : « François Furet s’était mis à écrire une biographie de Napoléon lorsque la mort l’a atteint. Nous étions allés ensemble sur l’île d’Aix, l’endroit où Napoléon a passé ses derniers moments sur le territoire français, pas loin de La Rochelle, et ensuite il est allé en Corse avec Antoine Casanova sur les lieux où Bonaparte avait vécu enfant puis adolescent ». […] Le projet inabouti de biographie rebondit avec la proposition de Liébert au disciple de Furet : « Je lui ai fait la proposition de prendre Napoléon à bras-le-corps car il faut remonter à la biographie de Bainville de 1931 pour lire une bonne biographie du personnage ». » (p.38)
    « Cette évolution assez générale du monde de l’édition vers le modèle « Fayard », vers des biographies solides, charpentées, avec appareil critique et placées sous l’autorité d’universitaires, souffre quelques exceptions telles que la politique éditoriale suivie en la matière par Abel Gerschenfeld chez Robert Laffont. » (p.38)
    « Le grand auteur de la maison Pygmalion est Georges Bordonove qui a réalisé à lui seul la publication des « Rois qui ont fait la France ». Chacun de ses volumes se vend entre 20 000 et 50 000 exemplaires. En 1996, dans un autre registre, Pygmalion réalise une véritable performance avec la spécialiste de l’Égypte ancienne, Christiane Desroches-Noblecourt, dont la biographie Ramsès II atteint les 200 000 exemplaires vendus en librairie. » (p.40)
    « Dans le domaine la biographie intellectuelle, François Azouvi poursuivit un travail de publication qui se situe à l’interface de l’histoire de la philosophie et du genre biographique d’abord chez Calmann-Lévy, puis chez Bayard et enfin chez Stock. Philosophe, François Azouvi publie lui-même chez Fayard un Descartes novateur dans lequel il s’interroge sur la singulière identification des Français à l’auteur du Discours de la méthode. Ce qui est devenu un lieu commun, le caractère « cartésien » des Français, n’a pas toujours été de l’ordre de l’évidence. […]
    Les biographies [d’auteurs] qu’il a publiées chez Calmann-Lévy sont exclusivement des biographies intellectuelles, essentiellement de philosophes […] Par ailleurs, la corporation des philosophes reste particulièrement réticente face au genre biographique qu’elle continue à traiter avec le plus grand mépris. Le fait qu’aucune grande revue de philosophie n’ait jugé utile de recenser les publications de biographies de philosophes de la collection d’Azouvi est très significatif de cette attitude. Celle-ci est encore renforcée par une hostilité assez générale des philosophes vis-à-vis de la dimension historique : « Une grande partie de mes collèges philosophes et même historiens de la philosophie ont un rapport à l’historique très ambigu, sur le mode de la dénégation. L’historique étant ce qui use et ce qui contredit la vocation universaliste de la philosophie, et par conséquent ce qui la particularise, ce qui la fait sortir de sa posture éterniste et universaliste, elle est très mal perçue par les philosophes ». Si certains philosophes se sont, malgré tout, laissé tenter par le pari biographique, le plus souvent ils l’ont fait parce qu’ils n’avaient plus rien à prouver, ayant l’essentiel de leur œuvre reconnu derrière eux, comme Jacques d’Hondt ou Xavier Tilliette. » (p.43-44)
    « Les biographies publiées par François Azouvi chez Calmann-Lévy ont rencontré, malgré les résistances du milieu, leur public puisque les tirages ont été de l’ordre de 3000 à 5000 exemplaires. » (p.46)
    « Une collection récente, animée par l’historien Nicolas Offenstadt aux Presses de Science-Po, « Références/Facettes », atteste la possibilité d’innover dans le domaine de la biographie. Comme c’est le cas en général, la mutation du regard émane de la périphérie car Science-Po n’a pas de tradition à gérer dans ce secteur. Bertrand Badie, directeur éditorial, demande en 1999 à son ancien étudiant Nicolas Offenstadt s’il est intéressé par l’idée de participer à une équipe dont l’objectif serait d’animer une collection de biographies : « Moi, la biographie classique, c’était quelque chose qui ne me plaisait pas. J’avais été formé à l’histoire/sciences sociales. C’était donc plutôt un repoussoir, et en même temps j’avais à en lire ». Une petite équipe de six personnes se met en place autour de Bertrand Badie avec Mireille Perche, directeur littéraire des Presses. Mais il n’en ressort rien d’autre que l’idée de faire des biographies classiques. Nicolas Offenstadt n’est en aucun cas intéressé par le fait de se lancer dans un projet qui reviendrait à faire une imitation de Fayard avec moins de moyens : « Je propose donc une conception de la biographie que j’avais à partir de mes lectures en sciences sociales : l’article de Bourdieu, celui de Giovanni Levi, avec la conviction que la biographie ne pouvait plus être un récit linéaire d’une vie ». Sa proposition retient immédiatement l’attention et séduit Bertrand Badie qui lui donne carte blanche. A trente-deux ans, voilà Nicolas Offenstadt le pied à l’étrier avec une totale liberté, à l’origine de cette collection « Facettes » qui voit le jour avec trois titres publiés en 2000 : un Maurras, un Marc Bloch et un Thorez. […] Le texte très critique de Pierre Bourdieu « L’illusion biographique », dénonçant des reconstructions après coup de cohérences factices, est décisif pour Offenstadt dans la définition de son projet : « Mon idée était qu’on ne pouvait plus faire comme si cette critique n’existait pas ». Outre cette inspiration d’ordre sociologique, Offenstadt est séduit par certaines tentatives originales dans le domaine de l’écriture biographique et provenant d’historiens. En tant que médiéviste, il est surtout sensible à l’apport du Saint Louis de Jacques Le Goff, le Kantorowicz d’Alain Boureau et le Arnaud de Brescia d’Arsenio Frugoni. Par la position marginale des presses de Science-Po dans ce domaine et par l’absence de contraintes commerciales fortes, il est possible de donner un tour un peu systématique à ces innovations déconstructrices. Sur ce plan, l’enjeu est modeste puisque les tirages restent limités à 2000 exemplaires, les ventes moyennes se situant à 1000 exemplaires. Le lectorat visé est très différent du public ciblé par les grands éditeurs de biographies. La collection suscite tout de suite une curiosité et trouve essentiellement écho dans le monde universitaire. […] Là où la tradition se retrouve au cœur même de cette entreprise innovane, c’est dans le choix des biographés, qui sont pour l’essentiel des hommes illustres, avec une dominante qui tient au lieu d’édition, des hommes politiques. Après les trois premières publications, sont en effet parus, entre autres, un Gandhi, un Hô Chi Minh, un Garibaldi, un Bismarck. » (p.46-48)
    « Collection récente et dynamique lancée par la jeune historienne Sophie Bajard, chez Payot. Spécialiste d’histoire moderne et d’histoire de l’art, elle arrive chez Payot en 1997, une biographie sous le bras, et ressort de sa rencontre avec la direction de la maison éditoriale responsable de la relance d’une collection un peu systématique de biographies historiques : « Je n’avais pas de passion particulière pour la biographie, c’est l’histoire qui me passionne ». Son modèle en matière biographique est le Saint Louis de Jacques Le Goff car elle récuse la fausse linéarité qui conduit de la naissance à la mort d’un sujet et lui préfère des ouvrages problématisés. Son catalogue d’une vingtaine de titres en 2004 fait apparaître une large ouverture internationale, une dominante médiévale et moderne. Sur la couverture, un sous-titre indique à chaque fois qu’il s’agit d’une biographie qui part d’un problème d’ordre historique. Pour autant, son désir d’innovation reste limité par la contrainte commerciale et la nécessité de parvenir à une moyenne de ventes de 3000 exemplaires par titre publié.
    Sophie Bajard réussit à convaincre des historiens expérimentés pour son projet, assurant par leur nom le succès de leurs ouvrages, comme Claude Mossé ou Bartolémé Bennassar. » (p.49)
    « La concurrence est âpre sur le front de la biographie et tous les postulants ne jouent pas gagnants. » (p.50)
    [Chap.1 « La biographie, un genre impur »]
    « Genre hybride, la biographie se situe en tension constante entre une volonté de reproduire un vécu réel passé selon les règles de la mimesis, et en même temps le pôle imaginatif du biographe qui doit recréer un univers perdu selon son intuition et ses capacités créatives. Cette tension n’est certes pas le propre de la biographie, on la retrouve chez l’historien confronté à l’acte même de faire de l’histoire, mais elle est portée à son paroxysme dans le genre biographique qui relève à la fois de la dimension historique et de la dimension fictionnelle. […]
    Reprenant et discutant la notion d’ « unité narrative d’une vie » dont parle MacIntyre, Paul Ricoeur rappelle qu’il faut voir dans cette notion « un mixte instable entre fabulation et expérience vive ». Le secours de fiction pour le travail biographique est en effet inévitable dans la mesure où il est impossible de restituer la richesse et la complexité de la vie réelle. Non seulement le biographe doit faire appel à son imagination devant le caractère lacunaire de sa documentation et les trous temporels qu’il s’efforce de combler, mais la vie elle-même est un tissage constant de mémoire et d’oubli. Penser tout ramener à la lumière est donc à la fois l’ambition qui guide le biographe et une aporie qui le condamne à l’échec. » (p.57)
    « Le genre biographique est de fait condamné à couvrir un domaine instable pris entre deux écueils, ce qu’exprime avec clarté le biographe américain de Louis XI, Paul Murray Kendall : « La définition exclut des ouvrages situés aux deux extrémités du spectre biographique : la biographie « romancée » simule la vie, mais ne respecte pas les matériaux dont elle dispose, tandis que la biographie gorgée de faits, issue de l’école bavarde de l’érudition-compilation, adore les matériaux, mais ne simule pas une vie. Entre les deux s’étend l’impossible artisanat de la vraie biographie ». De cette tension résulte une ambivalence du genre biographique qui sert à la fois à l’érudit pour vérifier la véracité de tel ou tel fait particulier et qui trouve donc dans ces grosses sommes biographiques de quoi le renseigner utilement avec des documents de première main. En même temps, le genre est particulièrement prisé par un public populaire qui en a fait une occasion de rêver et n’a nullement l’intention de s’encombrer de lourdes références. » (p.62)
    « En Angleterre, le modèle consacré repose sur des bases très factuelles. Il remonte à la fin du XVIIIe siècle et donne lieu àce qu’on appelle la biographie à l’anglo-saxonne, celle où il ne manque pas un bouton de guêtre, comme c’est le cas avec la vie du docteur Samuel Johnson écrite par James Boswell.
    C’est dans l’arrière-boutique d’un libraire de Londres que l’Écossais Boswell fait la connaissance de l’homme de lettres, lexicographe, poète et critique Samuel Johnson qui devient son ami. Pendant vingt ans, il transcrit tous les accès d’humeur, les boutades, les jugements à l’emporte-pièce de Johnson, et les éclats de ce personnage à la fois hypocondriaque, mélancolique et très autoritaire. Il en ressort une chronique ou un « témoignage » sur un grand homme qui déroule les années une à une au plus près de la vie du personnage, restituant ses dires et ses notes, ses lettres égrénées au fil du temps […] pour en faire une biographie vivante : « Je ne connais pas de méthode de biographie plus parfaite que celle qui consiste non seulement à relier entre eux, et suivant l’ordre dans lequel ils se sont produits, les événements les plus importants de la vie d’un homme, mais à les entremêler à ce qu’il a pu dire, penser, écrire ; méthode qui permet au lecteur de le voir vivre, et de vivre avec lui chacun des événements importants ». Le génie du biographe qu’est Boswell se situe dans les reconfigurations, et les multiples agencements de matériaux accumulés.
    Au milieu du XIXe siècle, le modèle Boswell s’efface au profit d’une domination sans partage de ce qu’on appelle la biographie victorienne, qui se déploie dans d’étroites contraintes moralisantes. Œuvre d’édification, la biographie de cette époque est assimilable à l’hagiographie. Elle diffuse des « vies » autorisées, sources de respectabilité, expurgées de tout élément pouvant nuire à la bonne moralité. En général, ces biographies sont écrites par les proches du biographé qui ne retiennent de sa vie que ce qui peut apparaître édifiant. Cette écriture ne donne lieu à aucune distance critique, installant le lecteur dans une relation de révérance quasi religieuse.
    Toute l’œuvre de Virginia Woolf s’oppose à ce mode d’écriture biographique. Elle perçoit avec une intensité particulière le caractère ambivalent et oxymorique du genre –un roman vrai. Ce caractère impur séduit Virginia Woolf, et elle écrit elle-même trois biographies : Orlando (1928), Flush (1933) qui relèvent davantage du genre romanesque et Roger Fly qui porte son attention sur la dimension proprement biographique de la vie attestée (1940). La biographie est-elle un art ? se demande-t-elle. Elle considère la biographie, à la manière de Richard Holmes, comme un genre transversal, né d’une union incestueuse entre la science et la fiction : « La biographie est un genre bâtard, sans pedigree, né du mariage contre nature de la fiction et des faits, en conséquence de quoi, c’est un genre qui résiste et ne cesse de poser question » [Richard Holmes, « Biography : Inventing the Truth », dans John Batchelor (éd.), The Art of Literacy Biography, Oxford, Clarendon, 1995, p.67]. Virginia Woolf se félicite de l’émergence d’une conjonction plus libre, moins engoncée dans les rets de la morale victorienne, qui s’impose au début du XXe siècle. Celle-ci se donne pour objectif de saisir la vérité du personnage en rompant avec le silence pudique qui entourait jusque-là sa sphère privée. La réussite ou l’échec de l’entreprise biographique dépend alors, selon Virginia Woolf, de la capacité du biographe à bien « doser » la part fictionnelle et la part factuelle. » (p.63-65)
    « Le biographie se situe dans une relation de plus ou moins grande proximité par rapport au personnage biographé, entre l’omniscience peu propice au genre et l’extériorité totale, tout aussi inappropriée. » (p.70)
    « La volonté de rendre plus efficace le récit peut conduire à rompre la linéarité chronologique et à jouer de la multiplication des voix narratives qui participent de plusieurs registres de temporalité. Le plus souvent, le biographe s’emploie à faire alterner des chapitres à tonalité diachronique et des chapitres à tonalité thématique. Il en résulte un récit composite qui s’efforce de retrouver deux cohérences aux temporalités différentes, celle de la logique propre à la succession événementielle et celle qui relève de l’unité de la personne que le biographe restitue. La narration biographique n’est donc pas, comme le souligne Madelénat, homogène. Elle est au contraire une construction inéluctablement composite, une fabrication de récits d’ordre différent enchevêtrés les uns les autres. Elle est en cela semblable à l’écriture historienne et romanesque. » (p.70-71)
    « Le pôle romanesque est consubantiel au genre biographique qui porte en lui un inéluctable et impossible amalgame. » (p.72)
    « Ce désir de cerner l’individu au plus près de ses contours a fait le succès d’une écriture du minuscule, de l’infime, de l’apparemment insignifiant. C’est le cas aussi bien chez les historiens que chez les romanciers. […] Là où les vies de héros et de saints étaient dans le « plein », dans l’adéquation du désir et de sa réalisation, on est plutôt, avec Michon, dans les déliés des exigences existentielles confrontées à des échecs répétés. » (p.73)
    [évoque le rapport de Chateaubriand, Stefan Zweig, Marcel Proust, à la biographie]
    -François Dosse, Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, Éditions La Découverte, 2005, 480 pages.


    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 25 Fév 2019 - 17:06, édité 1 fois


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    François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie Empty Re: François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 22 Fév 2019 - 18:32

    « Rendre justice à certaines figures lorsque l’histoire officielle les a refoulées ou dépréciées est une des raisons majeures des biographes. C’est le ressort essentiel de la biographie que consacre le romancier Paul Morand à Fouquet. Là encore le style de l’écrivain sert à la peinture d’un portrait aux traits flamboyants, le plus souvent à partir d’oppositions binaires : « Il y a des êtres émergés de la nuit, dont la poussée vitale est celle d’une fusée serpentine : ainsi Colbert. D’autres s’épanouissent goulûment au soleil du bonheur, étendent joyeusement leurs frondaisons, jusqu’au jour où la tempête les punit de leur téméraire porte-à-faux : tel Fouquet. » (p.80-81)
    « Retrouver l’incertitude des instants du passé et la pluralité des possibles qui exige de sembler ignorer le futur. » (p.84)
    « En général, le biographe expose les motivations qui l’ont conduit à accompagner la vie de son biographé et à en retracer le parcours. Il fait part à ses lecteurs de ses ambitions, de ses sources et de sa méthode qui consiste presque une sorte de contrat de lecture avec son lecteur. Cet exercice d’exposé des intentions est assez classique, mais il prend avec le genre biographique une importance singulière qui en fait un rite quasi obligé. D’autant que le biographe n’est souvent pas le premier à suivre les traces du personnage. Il ressent la nécessité de s’expliquer auprès de ses lecteurs et de leur exposer ce qu’ils vont découvrir grâce à des questions nouvelles ou l’exploration d’archives inédites. Le biographe explique ses choix et met en avant les arguments qui vont dans le sens d’une proximité avec le personnage choisi en fonction de ses recherches, de sa sensibilité et de ses engagements.
    Définie comme récit dans lequel le narrateur est absent de l’histoire qu’il raconte (hétérodiégénétique), au contraire de l’autobiographie (autodiégétique), la biographie ne s’écrit cependant pas à partir d’une extériorité totale. La biographie classique est donc écrite à la troisième personne du singulier –l’auteur, également narrateur, est distinct du personnage biographé. Mais les tensions propres au genre sont à ce point fortes qu’elles sont en général l’objet d’explications de la part des biographes. Philippe Lejeune met en évidence deux grandes contradictions propres à la biographie. La première se situe entre l’ambition d’objectivité et la démarche effective du biographe. Le discours qu’il tient, sa compétence, son érudition tendent « à masquer son inévitable partialité et les fondements idéologiques de son projet. Pourquoi écrit-on une biographie ? Jamais sans doute personne n’a écrit la vie d’un autre homme dans un pur but de connaissance ». L’autre grande contradiction dont la plupart des biographes ne semblent pas même conscients tient au fait que vouloir écrire la vie d’un individu présuppose une maîtrise et une vision totalisante de ce qu’il a été tout au long de son parcours. » (p.101-102)
    « Le biographe, plus que dans d’autres genres, doit procéder d’entrée à la justification de son choix pour expliquer à son lecteur en quoi cette vie vaut le détour. » (p.103)
    « Il se fait assez souvent justicier par rapport à une postérité qui ne lui semble pas à la hauteur de la grandeur réelle de la personnalité en question. Il peut tout simplement arguer de nouvelles ressources archivistiques. Il peut encore définir son entreprise comme une démystification de la légende au nom de la vérité historique. D’un autre côté, le biographe peut réduite le biographé à un simple prétexte pour restituer un moment, un contexte, une époque. Cet exercice le conduit à définir ses objectifs vis-à-vis du lecteur et à préciser quel a été son degré d’implication subjective dans son entreprise.
    En tout premier lieu, « topos » non obligatoire, mais rite pourtant très enraciné, le biographe expose en général son « moi », le parcours qui a permis la rencontre avec le sujet biographé, le rapport personnel qui existe entre eux. » (p.107)
    « Lorsque Pierre Sorlin entreprend la publication de sa biographie de Waldeck-Rousseau en 1966, il a conscience d’être à contre-courant […] En 1968, Jean-Marie Mayeur exprime le même sentiment d’être en porte à faux avec son temps lorsqu’il écrit la biographie de l’abbé Lemire. » (p.109)
    « Dans le milieu des années 1980, la distance des historiens savants vis-à-vis du genre biographique reste explicite et, en 1989 encore, Marc Ferro écrit un article dans Le Magazine littéraire sur « La biographie, cette handicapée de l’histoire ». Il évoque deux colloques qui viennent de se dérouler, l’un sur la révolution russe de 1905 au cours duquel il ne fut pas question de Nicolas II et l’autre organisé par la Fondation nationale de science politique sur le gouvernement de Vichy dans lequel il n’a pas été question de Pétain. » (p.111)
    « Des historiens contemporanéistes et politistes qui n’ont rien à voir avec les Annales, comme Serge Bernstein, n’en expriment pas moins leurs réticences dans les mêmes années. Publiant une biographie du grand leader des radicaux-socialistes Édouard Herriot, Serge Bernstein croit nécessaire de préciser d’emblée : « Mon propos n’était pas d’écrire une biographie d’Édouard Herriot. Sans doute, la narration en est-elle plaisante, mais bien d’autres ont tenté l’entreprise et quelque intéressante et complexe que soit la personnalité d’Édouard Herriot, elle me paraît d’un intérêt historique limité… Les pages qui suivent constituent un essai biographique dont l’objet est de tenter de saisir sur quel système de valeurs, sur quelles conceptions, avec quelles références Herriot a construit l’ensemble d’idées politiques qui l’ont conduit durant sa vie ».
    Dans les années 1990, les historiens savants, auteurs de biographies, n’ont plus besoin de se justifier auprès de leurs pairs pour avoir choisi ce genre car il n’est plus objet de dépréciation. Au contraire, ils ont plutôt tendance à en magnifier la valeur. La commande que passe Claude Durand chez Fayard à Pierre Chaunu d’une biographie de Charles Quint n’aboutit qu’en 2000, non par dédain du genre, tout au contraire. » (p.111-112)
    « Parmi les autres « topoï » les plus utilisés par les biographes pour justifier leur entreprise, l’on trouve aussi souvent l’argument archivistique, selon lequel la découverte de nouveaux documents jusque-là inaccessibles permet d’apporter une nouvelle lecture ou d’affiner les anciennes. » (p.121)
    [p.123-131]
    « Avec cette biographie [de Charles de Gaulle], Lacouture renoue avec la pratique journalistique et sollicite les témoignages, valorisant le concret, le vécu. » (p.130)
    [Ch.2 « L’âge héroîque »]
    « Pendant longtemps, de l’Antiquité à l’époque moderne, le genre biographique a eu pour fonction essentielle une fonction identificatoire. Il a servi de discours des vertus, de modèle moral édifiant pour éduquer et transmettre les valeurs dominantes aux générations futures. Le genre biographie participe alors à un régime d’historicité dans lequel le futur est le déjà-là des modèles existants qu’il s’agit de reproduire à l’infini. Il s’inscrit durant cette longue période dans le strict respect d’une tradition qui s’organise dans l’Antiquité autour des valeurs héroïques, puis, avec la christianisation, ce sont les valeurs religieuses qui se diffusent sur le modèle des vies exemplaires.
    L’Historia magistra
    La biographie est un genre ancien qui s’est diffusé autour de la notion de bioi (bios), laquelle ne renvoie pas seulement au fait de retracer « la vie », mais une « manière de vivre ». Dans l’Antiquité grecque, cette notion relève d’un savoir philosophique et fait référence, comme chez Platon dans le Gorgias, à la moralité. Cette appartenance du genre à la sphère du jugement, à partir duquel on évalue telle ou telle attitude avec la volonté de transmettre des valeurs édifiantes pour les générations à venir, est un trait fondamental que nous retrouvons tout au long du parcours historique du genre biographique. Pour longtemps, ce mode d’écriture trouve même là sa marque singulière […]
    La biographie apparaît en même temps que le genre historique au Ve siècle avant J.C. Comme le remarque Arnaldo Momigliano, cela ne relève pas du hasard, même si « la biographie n’a jamais été considérée, dans le monde classique, comme de l’histoire ». Il faut cependant attendre l’époque hellénistique pour que la notion de biographie se stabilise autour de la notion de « bios ». Dans un monde dans lequel l’individu n’a d’existence que par sa capacité à incarner un type, une fonction sociale, les biographes s’attachaient à dresser le portrait de personnages représentatifs des valeurs attendues dans les carrières de la magistrature, de l’armée et de la politique. De ces biographies du Ve siècle, il ne reste rien : « Nous devons nous en remettre à l’Evagoras d’Isocrate et à l’Agésilas de Xénophon qui se désignent l’un et l’autre comme des éloges ». Selon Momigliano, l’intérêt pour la biographie serait venu d’Orient, d’Asie Mineure, et il est à cet égard significatif que Scylax et Xanthos, les premiers biographes de langue grecque dont nous avons connaissance, aient été des Perses.
    Le contexte de la cité grecque n’a pas été favorable à l’épanouissement du genre, d’autant que, dans les éloges funèbres qui auraient pu être l’occasion de sa percée, les orateurs n’avaient pas le droit de mentionner le nom propre des soldats morts à la guerre. Seule l’identité collective des citoyens pouvait être invoquée. Les guerres racontées par les historiens grecs, des guerres Médiques à la guerre du Péloponnèse, sont bien traversées par des héros dont on mesure dans les récits les compétences respectives, mais ils ne sont pas l’objet de la curiosité en tant que tel, ils sont présentés comme les acteurs d’un processus historique qui les dépasse et qui constitue l’objet exclusif d’intérêt de l’historien. » (p.133-134)
    « De la même manière que pour l’histoire dont la finalité première est, comme l’explicite Hérodote, d’empêcher « que le passé des hommes ne s’oublie avec le temps », la biographie chez Xénophon appartient à ce qu’il désigne du nom d’une tradition déjà ancienne, celle des Mémorables. L’objectif est donc aussi de lutter contre l’oubli, de choisir ce que la postérité doit retenir, et de faire connaître un certain nombre de traits propres à la personnalité de celui dont on parle.
    Alors que la séparation s’approfondit, notamment à partir de Thucydide, entre le discours de l’historien naissant, qui se veut discours de vérité, et les mythes, légendes et autres épopées, la biographie de l’époque hellénistique est porteuse d’une ambition qui relève tout autant du réel authentifié que de la fiction. » (p.135-136)
    « La vocation universalisante de la biographie est celle d’être, selon la caractérisation de Cicéron, une maîtresse de vie, une Magistra Vitae. La longue postérité de l’œuvre de Plutarque tient essentiellement au fait que c’est sur ce modèle que le genre va s’imposer pour une longue durée, qui va de l’Antiquité jusqu’à la rupture dans le régime d’historicité qui s’opère au cours du XVIIIe siècle. Les deux présuppositions de ce discours sont celles des continuité et contiguïté temporelles qui relient le présent au passé comme forme de reproduction du même, ainsi que l’a analysé Reinhart Koselleck. » (p.138)
    « Le traitement du temps par Plutarque est relatif à sa posture de biographe et à l’objectif qu’il s’assigne de tirer de chaque épisode sa leçon au plan moral. Il en résulte un récit discontinu, en rupture avec la continuité historique. Privilégiant le récit de détails pour mieux donner à voir, à percevoir au lecteur, son écrite procède par fragmentation « en relation avec le traitement du temps dans le récit ». Ce que Plutarque met en exergue, ce n’est pas tant l’éloge de tel ou tel individu, mais la glorification d’un certain nombre de vertus incarnées dans ces vies racontées. Le fil rouge que suit Plutarque n’est pas tant celui de l’évolution du caractère du héros au cours de sa vie, mais plutôt la manière dont les vertus sont mises à l’épreuve dans des contextes constrastés. » (p.142)
    « La biographie s’était présentée dès l’Antiquité comme un genre à part, distinct de l’histoire. Il en est de même avec l’écriture de la vie des saints, l’hagiographie. […] A l’époque médiévale, l’hagiographie est un genre florissant […] Il est moins question de connaître la vie authentique d’un individu que de chercher l’édification du lecteur. » (p.149)
    « Ces hagiographies sont d’abord apparues pour commémorer les premiers martyrs, les plus illustres d’entre eux, dans des réunions régulières qui ont fondé le calendrier liturgique. Leur existence remonte au IIe siècle après J.-C. et elles sont essentiellement tournées vers le rappel de la mort, de la mise au tombeau (depositio). […] Puis une véritable martyrologie historique se constitue au VIIIe siècle sur la base de compilations qui « adjoignent au nom du saint, outre le lieu où il est honoré et l’indication de sa dignité, un résumé de son histoire ». […] La narration de la vie du saint prend de l’ampleur et contribue au rayonnement des lieux de culte et des ordres religieux. Le saint réunit la communauté dans une même prière et invocation. Au XIIIe siècle, Jacques de Voragine, dominicain du nord de l’Italie, publie une œuvre à la destinée exceptionnelle, la Légende dorée. » (p.152-153)
    « L’ensemble des portraits évite toute forme d’individualisation [y compris de description physique]. Les saints de la Légende dorée assument surtout une fonction en tant que passeurs se sacrifiant pour les autres dans la perceptive d’une religion du salut. » (p.155)
    « On ne pouvait qu’invoquer les saints faute de pouvoir les imiter. Leur éloignement, le caractère extraordinaire de leurs actions, de leur parcours, les rendaient par définition inaccessibles. La Réforme grégorienne a accompagné un changement radical de statut de ces hagiographies qui sont devenus pour les clercs des exemples de vie, des modèles propres de l’imitation […] On devient alors plus attentif aux réalisations transformatrices du monde d’ici-bas, minorant au passage la mention des phénomènes supranaturels. » (p.156-157)
    « Plus le mode de vie du croyant est éloigné de celui du saint, plus il délègue ce désir de pureté sur ce dernier, érigé en porte-parole et dont il doit gagner les faveurs. C’est pour enrayer cette déviation et combler ce fossé de plus en plus profond que les dominicains du XIIIe siècle, que ce soit Jacques de Voragine que l’on a évoqué, mais aussi Jean de Mailly ou Barthélemy de Trente, se sont consacrés à l’écriture d’une « nouvelle hagiographie ». […]
    Cette transformation de l’hagiographie au XIIe siècle correspond à un moment général d’individuation, de progression de la « conscience de soi », comme l’analyse le médiéviste Jean-Claude Schmitt. » (p.157)
    « On peut même même prendre pour objet d’étude un personnage qui n’a jamais existé et qui pourtant a fait trace dans l’histoire. C’est le parcours que retrace le médiéviste Alain Boureau avec sa Papesse Jeanne qui aurait occupé la chaire de saint Pierre vers 855, dont nombre d’hagiographies relatent l’existence. » (p.159)
    « Au terme de sa lecture de l’habiographie dans laquelle il retrouve les grands topoi de l’époque, l’historien Dalarun constate le caractère fascinant de la relation établie par l’hagiographe avec son héroïne [Claire de Rimini]. Cette passion se transforme en écriture et se plie à ses lois : « Le travail de l’hagiographe est d’enrober l’insolite dans la gangue de l’écriture, de ramener le plus étrange à une série de conventions typologiques, de créer du texte, lisse, continu, rassurant. » (p.163)
    « Alors que l’hagiographie se transforme à la fin du Moyen Age, au cours des XIII-XVe siècles, dans le même temps un genre biographique laïque progresse, celui de la biographie chevalresque qui célèbre comme héros ces chevaliers dont l’emprise sociale vient se confronter à la primauté des clercs et souvent la contester. Il s’agit d’abord d’assurer la maîtrise d’un pouvoir encore fragile et de consacrer les rois dans leurs prérogatives. Guillaume le Breton célèbre ainsi la gloire de Philippe Auguste au XIIIe siècle dans ses Philippides. Mais les ducs et les princes font aussi l’objet de biographies retraçant leurs faits et gestes : « La guerre de Cent Ans a donné un nouvel essor au culte des héros ».
    Les biographies chevalresques sont en général des œuvres de commande et célèbrent en même temps que les prouesses militaires un état d’esprit, une conception du monde propres aux chevaliers, au travers de parcours singuliers et exemplaires, que ce soient ceux de Guillaume le Maréchal, Bertrand du Guesclin, Boucicaut, Louis de Gavre, Jean d’Avesnes… Ces biographies sont le résultat d’un processus de laïcisation et en même temps de revendication identitaire d’un lignage dans son enracinement spatio-temporel. Elles s’intègrent au sein d’une généalogie dont la biographie est à la fois l’exemplification et l’affirmation d’une conscience de soi d’un groupe social. Dans ces vies héroïque des chevaliers, la relation à la vérité est tout aussi ambivalente que dans le discours hagiographique : « La vérité se mesure donc à l’aune d’une éthique, non à celle des faits. Elle s’oppose à deux formes de mensonge, qui dégradent l’homme l’une par excès, l’autre par défaut ».
    La biographie chevalresque reste attachée au genre épique et puise ses sources d’inspiration dans la littérature, notamment dans les chansons de geste et dans la tradition orale. […] On retrouve dans ces récits de vie les motifs épiques et les manifestations du merveilleux accompagnant les scènes de bataille et les hauts faits d’armes. Ce qui guide l’action reste de l’ordre du divin et se manifeste en général, en un moment antérieur à l’acte, par un songe : « Les songes confèrent à la biographie la dimension tragique de l’inéluctable, et au personnage principal, la grandeur de celui qui accomplit un destin exceptionnel, conçu pour lui. » C’est à la suite d’un songe au cours dequel le Christ lui rappelle les souffrances de sa passion que le chevalier Gilles de Chin décide de partir en croisade. » (p.165-166)
    « La biographie chevalresque nous renseigne davantage sur le biographe que sur le biographé, et davantage aussi sur l’image que le groupe de chevaliers véhicule de lui-même que sur ses conditions concrètes de vie.
    Ces biographies révèlent le progressif accomplissement d’un individualisme qui fait brèche dans une société encore structurée pour l’essentiel par des institutions fortes aux rituels intangibles. En général, le récit biographique relate l’histoire d’une transgression et le héros métaphorise le possible affranchissement des interdits familiaux pour bâtir son destin personnel : « Le genre biographique consacre le triomphe de l’individualisme par la mise en scène d’un héros qui adapte les valeurs de son groupe à celles de sa détermination individuelle ».
    A partir du XVIe siècle, les débuts de l’époque moderne amplifient ce mouvement d’individualisation. […] Le XVIe siècle voit fleurir des recueils biographiques de contemporains sur le modèle légué par l’Antiquité. » (p.167)
    « Un ouvrage comme celui de l’Espagnol Baltasar Gracian porte au plus haut le modèle des vertus antiques exigées des héros du XVIe siècle. » (p.168)
    « La conception de la biographie comme Magistra Vitae redevient dominante au XVIe siècle et se double d’un souci particulier pour la rhétorique et donc d’un retour obligé sur l’œuvre de Cicéron […] Les Vies parallèles de Plutarque, traduites en français par Amyot, sont rééditées dix fois au cours du seul XVIe siècle et les rééditions en latin sont encore beaucoup plus nombreuses. Les Vies des douze Césars de Suétone sont l’objet de cinq traductions en français et de neufs éditions en latin dans le même siècle.
    Le premier ouvrage de la Renaissance à avoir tenté de faire renaître le genre des vies antiques remonte au XIVe siècle, avec la publication de Pétrarque, De Viris illustribus. Situant son ambition morale au premier plan, Pétrarque stigmatise dans un premier temps le goût effréné pour l’anecdote. […] Pétrarque délimite donc simplement son champ d’investigation au récit de la vie publique des hommes illustres. Cependant, dans une seconde préface, qui est le prélude à la série romaine, Pétrarque accepte cette fois l’usage de l’anecdote, du détail relevant de la vie privée de ses héros. Il avoue avoir cédé à cette tentation pour satisfaire ses propres désir et plaisir qu’il entend cette fois communiquer au lecteur au-delà de la leçon morale sur les vertus […] L’écriture tendue entre exemplarité morale et anecdotes singulières deviendra le modèle constitutif du genre biographique à l’heure de la modernité. » (p.169)
    « En ce XVIe siècle, la valeur cardinale est l’honneur, qui recouvre à la fois la vertu, sa reconnaissance et sa récompense. […] En revanche, l’accession à la renommée qui motive le récit d’une vie ne passe plus nécessairement par la carrière militaire et les hauts faits d’armes. L’appartenance à la lignée des hommes illustres s’ouvre davantage aux innovateurs, aux érudits, aux courtisans, aux juristes, aux artistes, aux découvreurs et aux penseurs. Par contre, la prévention chrétienne contre l’usure, contre l’argent gagné sur le temps de Dieu, tient en lisière les acteurs de la grande révolution des échanges en cours : « Les premiers grands du capitalisme moderne, les commerçants et les banquiers dont le pouvoir royal ne peut plus se passer figurent rarement dans les recueils, ou bien sont traités avec un mépris certain. » (p.170)
    « Les héros de la Renaissance ne sont pas moins dignes d’être illustres, selon Machiavel, que les héros anciens. » (p.171)
    « Avec le XVIIe siècle, la rupture moderne s’amplifie et accompagne une accélération du mouvement d’individualisation. » (p.172)
    « Scipion Dupleix, historiographe au service de Richelieu […] lui survécut de vingt ans en mourant à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Il a réalisé la publication d’une biographie royale très contemporaine avec son Histoire de Louis le Juste (1633). Scipion Dupleix revendique pour le biographe le droit de dire la vérité, quelle qu’en soit la nature : « Certes s’il faut qu’un Historien escrive la vérité, c’est des actions des Princes, et des Princesses, et des Grands qu’il la doit escrire, plustost que de leurs sujets et de leurs inférieurs… Oster à l’Historien la liberté d’escrire franchement et hardiment défauts, faiblesses naturelles, ou mauvaises actions, habitudes des Princes et des Grands, et mesme des femmes, c’est leur interdire sa principale fonction ». Le biographe pour Dupleix, comme pour Pellisson, doit donner à voir et laisser juge l’opinion publique, le lecteur. Les récits de Dupleix sont cependant attaqués avec virulence par Mathieu de Morgues qui y dénonce un mélange d’infamies pour ses adversaires et de lounages mieilleuses pour ses protecteurs, et notamment pour Richelieu qu’il flatte de manière honteuse « en singe, c’est-à-dire en tremblant, et en chien, c’est-à-dire en demandant ». » (p.174)
    « [La Révolution française] se veut coupure radicale et aube de temps nouveaux, table rase du passé. » (p.176)
    « Par-delà l’événement de 1789, la passion révolutionnaire a nourri le culte du héros et revitalisé un genre ancien qui commençait à tomber en désuétude au cours du XVIIIe siècle, tout en le parant d’habits nouveaux. Cette réappropriation de la figure héroïque ne pouvait se faire sans tensions et métamorphoses, car jusque-là le héros était l’exemplification et la légitimation de l’autorité, sinon de l’autoritarisme. La Révolution, se présentant comme le prolongement d’une volonté populaire, ne pouvait pas sans se renier reprendre tel quel le mythe héroïque sans lui conférer une nouvelle signification.
    C’est l’événement lui-même qui constitue l’éclair et transcende l’individu pour en faire un héros. Il joue le rôle de l’apparition pour le saint de l’hagiographie et cela le conduit jusqu’au sacrifice, jusqu’au martyre, pour défendre la cause révolutionnaire. En ce sens, on peut voir, avec Miguel Abensour, dans le « héros révolutionnaire » l’apparition d’un nouvel acteur sur la scène politique. Le cas de Marat est typique d’un martyre immédiatement magnifié sur fond d’émotion populaire dès son assassinat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793, la panthéonisation ayant lieu le 21 septembre 1794 : « Le culte de Marat, parce qu’il fut contemporain de l’épisode déchristianisateur qui s’étendit de septembre 1793 à mars 1794, parut se substituer un moment à la tradition catholique ». Les acteurs de la Révolution eux-mêmes sont nourris de la lecture de Plutarque et ont l’impression de revivre des temps héroïques similaires. » (p.176)
    « Les nouveaux dirigeants songent même à un enseignement de l’histoire qui serait réduit à une simple galerie de portraits incarnant les valeurs nouvelles puisque, selon Sieyès : « Nous ne datons que de nous-mêmes ». » (p.177)
    « La figure du héros subit une crise au cours du XVIIIe siècle. Son caractère à moitié divin se trouve contesté, au nom de la raison, par la philosophie des Lumières. Les valeurs guerrières incarnées par le héros sont de plus en plus considérées comme dépassées par une société qui aspire à se pacifier. Le 15 juillet 1735, Voltaire écrit à son ami Thiériot à propos d’un récit, qu’il juge trop militariste, du règne de Louis XIV : « Une écluse du canal qui joint les deux mers, un tableau de Poussin, une belle tragédie, une vérité découverte, sont des choses mille fois plus précieuses que toutes les annales de cour, que toutes les relations de campagne. Vous savez que chez moi les grands hommes vont les premiers et les héros les derniers. J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de province ne sont que des héros. » […]
    L’auteur de l’article « Héros » de l’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt, reprend en l’illustrant le propos de Voltaire. » (p.181)
    « Montesquieu exprime avec la même radicalité que Voltaire le souci d’opérer un renversement de la glorification qui doit quitter les hautes sphères des êtres exceptionnels pour se tourner vers l’homme du commun. » (p.182)
    « La littérature romanesque du XIXe siècle met bien en scène des héros mais à partir d’une posture distanciée et ironique qui rompt avec l’exemplum qui invitait à l’identification. » (p.183)
    « Le XIXe siècle, après la rupture de la Révolution française, s’efforce de répertorier le viver des hommes ayant acquis une certaine notoriété dans leur domaine de compétence, et l’on assiste à une prolifération de recueils biographiques qui tentent d’articulier individualité et exemplarité. […]
    La biographie se présente alors comme une sous-discipline auxiliarisée par l’histoire, un de ses multiples matériaux de base. Elle perd en même temps de sa légitimité en tant que simple instrument mis au service du travail noble de l’historien. C’est par cet état de vassalisation revendiqué comme tel que Gustave Vapereau définit la fonction biographique au milieu du XIXe siècle : « En réunissant […] la connaissance exacte et complète des hommes de notre époque, nous avons eu un double but : faciliter, dans l’avenir, la tâche de l’histoire ; satisfaire, dans le présent, une légitime curiosité. » [Vapereau, « Préface », Dictionnaire universel des contemporains, Hachette, 1858, p.I]
    Loïc Chotard repère dès le début du XIXe siècle ce véritable engouement, une passion des lecteurs pour la biographie des contemporains. Elle suscite une curiosité à laquelle essaye de répondre Gustave Vapereau. Il met cette nouvelle passion en relation avec la radicale perte des repères traditionnels au cours de la période révolutionnaire de 1789 à 1815 qui suscite dans le public le désir pressant de se situer concrètement et en connaissace de cause. Le fait de restituer précisément les itinéraires de ceux qui sont appelés à prendre des responsabilités est aussi envisagé comme un principe de régulation selon lequel chaque aspirant à une position de pouvoir aura soin d’agir selon le code moral en vigueur, car il aura intériorisé le fait que, une fois au pouvoir, il devra rendre des comptes sur la cohérence et la moralité de ses choix et de son comportement : « L’œil sans cesse scrutateur du public est de la sorte transformé en un Dieu d’aujourd’hui, dont les récompenses et les châtiments sont distribués sans le moindre délai. Il y a là une véritable épiphanie de l’immédiateté. » La dissémination des sujets biographés est le corollaire d’une société qui se démoratise et attache à l’individu une valeur croissante. Ce lien est d’ailleurs explicitement revendiqué par Baudelaire : « L’immense appétit que nous avons pour les biographies naît d’un sentiment profond de l’égalité » [Baudelaire, Œuvres complètes, Éd. Ch. Pichois, Gallimard, « Pléide », t.II, 1976, p.28].
    Tout au long du XIXe siècle, la biographie se porte donc bien, mais comme sous-genre. Elle devient l’apanage des journalistes, et notamment ceux de la petite presse à grand tirage. Un des cas les plus symptomatiques des biographes de l’époque est le sulfureux Eugène de Mirecourt, auteur de cent portraits dans ses Contemporains publiés entre 1854 et 1856. […] Mirecourt défend le droit pour le biographe d’aller traquer la vérité de ses personnages dans tous les recoins afin de satisfaire la curiosité d’un lectorat avide d’en apprendre sur la vie intime des personnalités ayant acquis quelque gloire : « Les surprendre en déshabillé comme de simples mortels, voilà sans contredit un aiguillon puissant, irrésistible, un attrait auquel nous cédons tous ». Véritable publiciste sans scrupule, Mirecourt va payer au prix fort ses audaces, car personne ne lui pardonnera de s’être retrouvé en « déshabillé ». Après un emprisonnement en 1857, il est considéré comme un véritable pestiféré parmi les hommes de lettres en France, contraint à l’exil, sans ressources. Il revient cependant en 1862 et, après cette longue purge, il réussit une réédition des Contemporains à laquelle il ajoute une quarantaine de portraits. Mais on se méfie de lui et le succès n’est plus au rendez-vous. Réduit à la misère et à la solitude, il entre chez les dominicains et se fait envoyer en mission à Haïti où il meurt dans l’indifférence générale. Cependant, ses Contemporains connaîtront un grand succès posthume. » (p.185-187)
    « Si le XIXe siècle est parfois présenté comme l’âge d’or de la biographie, c’est oublier qu’il est avant tout le siècle de l’histoire. […] Le genre biographique est délaissé par les historiens libéraux et romantiques dès les années de la Restauration (1815-1830). » (p.187)
    « Guizot n’accorde qu’une part infime de son œuvre d’historien à la biographie, et lorsqu’il s’attache à un personnage, il sacrifie le récit de sa formation pour se concentrer exclusivement sur l’homme aux prises avec ses responsabilités politiques. Ainsi dans son Sir Robert Peel, il ne consacre que huit pages à ses vingt et une premières années, dans un ouvrage de trois cent cinquante-quatre pages.
    Guizot, en historien libéral, réagit vigoureusement contre la fascination héroïque qu’a exercée un Napoléon sur les Français. Ce qu’il cherche à instituer est d’un tout autre ordre. Il s’agit d’établir une bonne gouvernance, de se doter d’institutions politiques assez modernes pour avoir prise sur la société, et d’assurer une stabilité politique, hors des écueils de l’identification héroïque, source d’un destin qui ne peut être que funeste. » (p.188)
    « Ces historiens du XIXe siècle n’ont en général pas beaucoup honoré le genre biographique, et Mgr Dupanloup, dans un manuel d’enseignement d’histoire, précise de manière significative que la biographie est d’abord et avant tout un bon support d’enseignement pour les enfants. Son usage et son utilité seraient essentiellement pédagogiques, comme l’exemplifie Ernest Lavisse à la fin du siècle. Mais la plupart des historiens concentrent leurs travaux de recherche sur l’histoire des civilisations, des peuples, des sociétés et des institutions. C’est à partir du collectif à l’œuvre dans l’histoire que l’on interroge les événements du passé, surtout pour répondre à l’énigme que représente la Révolution française : « Ce sont, de fait, les premiers historiens de la Révolution française, Thiers et Mignet, qui ont appliqué de la manière la plus systématique ce parti pris de dépersonnalisation de l’histoire ». Ainsi, dans son Histoire de la Révolution française, Mignet minore le rôle des individus et affirme : « Un homme est bien peu de chose pendant une Révolution qui remue les masses… En Révolution les hommes sont facilement oubliés, parce que les peuples en voient beaucoup et vivent vite ».
    Ce qui incite alors à minimiser le poid des individus est l’influence qu’exerce alors la philosophie de l’histoire hégélienne par la médiation de Victor Cousin qui incarne un véritable magistère intellectuel. » (p.189)
    « Les historiens romantiques considèrent l’histoire comme le déploiement inexorable d’un plan animé par une raison que la raison des acteurs ne connaît pas. » (p.190)
    « Victor Cousin opère ensuite une distinction entre l’histoire et la biographie à partir de sa conception du grand homme. Selon lui, ce dernier est double : il y a en lui une part qui relève de l’exceptionnel et une part ordinaire : « La première seule appartient à l’histoire ; la seconde doit être abandonnée aux mémoires et à la biographie ; c’est la partie vulgaire de ces grandes destinées ; c’est la partie ridicule et comique du drame majestueux de l’histoire. ». La célébration du grand homme, comme on la mesure, n’a rien à voir avec quelque réhabilitation du genre biographique qui est bel et bien considéré comme un reste, une forme de déchet insignifiant que laisse la vraie grandeur. Elle ne peut donc intéresser les historiens, et le XIXe siècle porte pour l’essentiel cette conception en tant que siècle de l’histoire fortement animé par une chronosophie. Selon Cousin, l’historien se trouve habilité à délaisser le côté biographique des grands hommes, car ce n’est pas cet aspect qui a été retenu et admiré par l’humanité. L’intentionnalité des acteurs importe peu et seuls les faits attestés, les comportements publics sont dignes d’attention. » (p.191)
    « Le souci démocratique de donner aux masses leur juste place dans l’histoire a détourné toute la génération romantique du genre biographique qui ne pouvait, compte tenu des traces documentaires existantes, que susciter un récit faisant la part belle aux gouvernants. » (p.192)
    « On a donc au long du XIXe et au début du XXe siècle un régime à deux vitesses du genre biographique : il se porte au mieux dans le discours scolaire et dans les publications dites populaires, au point que La Revue des Deux Mondes publie en 1927 un article d’André Chaumeix qui se plaint des exigences d’un nouveau public pour des « biographies pures », c’est-à-dire sensationnalistes et anecdotiques. En revanche, le genre est de plus en plus délaissé par les universitaires et les savants historiens, qui le considèrent avec le plus grand mépris. Lorsque le sociologue durkheimien François Simiand dénonce en 1903 les trois idoles de la tribu des historiens et stigmatise parmi elles l’idole biographique, l’intention est surtout polémique car les historiens de profession ne pratiquent pas ce genre, et si l’organe de référence, la Revue historique, créée en 1876, reste très franco-centrée, elle n’accorde que peu de place à la biographie, seulement 8.6% de son contenu pour la période 1929-1945.
    La biographie subit alors une très longue éclipse car, comme nous le verrons, la plongée de l’histoire dans le bain des sciences sociales avec l’école des Annales, ainsi que le triomphe sans partage des thèses durkheimiennes, contribueront à une radicalisation de son effacement au profit des logiques massifiantes et quantifiables. » (p.197)
    « Cependant, à la fin des années 1980, on entre dans une période plus propice à la biographie, et les publications qui jalonnent le bicentenaire attestent ce début de réhabilitation. […]
    Ce retour de faveur de la biographie ne suscite pourtant pas un retour en faveur du héros national, car la nation n’est plus vraiment la matrice identitaire unique qu’elle a été pour la collectivité au XIXe siècle. » (p.198)
    « [La panthéonisation de] Condorcet, Grégoire et Monge en 1989 incarnent, en pleine célébration du bicentenaire, des intellectuels en révolution. » (p.199)
    « La progression au cours de la modernité du « grand homme », magnifié par sa capacité à créer et à entretenir avec la dimension du beau une relation privilégiée, a permis le déplacement de l’entreprise biographique du côté des artistes sous toutes les formes d’expression. Parmi celles-ci, le domaine de la peinture a été tôt privilégié, d’autant plus que l’analogie est fréquente entre l’art du biographe et celui du peintre.
    Au XVIe siècle, le grand maître de la biographie dans ce domaine a été le Toscan Giorgio Vasari, peintre lui-même, et auteur en 1550 d’un ouvrage présentant les peintres, les sculpteurs et les architectes. Le biographe Vasari reprend à son compte la notion antique de Vies (Vita) dans une perspective évolutionniste portée par l’idée de progrès de cette époque de la Renaissance. Sa juxtaposition des peintres s’effectue selon une logique diachronique sous-tendue par l’idée d’une progression vers toujours davantage de perfection, selon une conception téléologique. A partir des techniques et grâce à un enrichissement progressif, la création est portée vers une réalisation plus aboutie de la beauté. […] Vasari, qui a côtoyé Michel-Ange à Florence, voit en lui l’illustration parfaite de la conception qu’il défend d’une vision globalisante de l’activité artistique. » (p.200-201)
    [Dernières pages sur les approches sociologiques ou philosophiques des musiciens, de leurs publics et des conditions sociales de leur succès]
    [Ch.3 : La biographie modale]
    « Ce second temps de l’écriture biographique, qui correspond à la fois à un moment historique et à une modalité d’approche toujours actuelle du genre, consiste à décentrer l’intérêt porté sur la singularité du parcours retracé pour l’envisager comme représentatif d’une perspective plus large. La biographie modale vise, à travers une figure particulière, l’idéal-type qu’elle incarne. L’individu n’a alors de valeur qu’en tant qu’il illustre le collectif. Le singulier devient une entrée dans le général, révélant au lecteur le comportement moyen de catégories sociales d’un moment. » (p.213)
    « L’assaut des sociologues contre la forteresse historienne, très rude, va avoir pour effet de renforcer encore la relégation de la biographie.
    A l’origine de cette relégation, on peut évoquer le basculement en cours depuis la fin du XVIIIe siècle d’un régime d’historicité à un autre. Comme l’a montré Koselleck, l’Historia magistrae vitae, qui consistait à se tourner vers le passé pour mieux préparer le futur en revisant quelques figures maîtresses de vie en tirant les leçons de l’expérience des autres, est un « topos » en cours de dissolution à l’époque moderne. Une coupure s’institue entre le passé et un présent qui se tourne vers un futur envisagé comme fondamentalement différent de la tradition, tendu vers le progrès et la modernité. » (p.213-214)
    « La sociologie durkheimienne entend effacer l’équation personnelle du chercheur à partir d’un strict objectivisme de sa méthode. Par ailleurs, l’objet observé est purement et simplement réifié, selon le principe « les faits sociaux sont des choses » et que ces choses se manifestent par la contrainte qu’elles exercent sur l’individu. » (p.215)
    « Lorsque les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch lancent en 1929 leur nouvelle revue qui fera école, Annales d’histoire économique et sociale, ils assimilent le programme durkheimien tout en l’adaptant au territoire de l’historien. […] Le genre biographique fait partie, comme l’histoire politique, des sacrifiés sur l’autel de la science, et pour une longue période, puisque la part du biographique dans la revue va fluctuer entre 1929 et 1976 entre 0% et 0.7% du contenu des articles. » (p.217)
    « Le spécialiste de la critique littéraire Georges Lukàcs consacre un chapitre critique sur le genre biographique dans son ouvrage publié en 1947, Le Roman historique. On suivra volontiers Lukàcs pointant l’aporie biographie dans son incapacité à restituer la richesse et la complexité de la réalité. […] Selon Lukàcs, les considérations psychologiques ne relèvent pas du domaine causal : elles sont purement contingentes et, à ce titre, elles doivent être écartées au profit de régularités contextuelles pour faire affleurer la chaîne réelle des causes. L’intérêt pour la vie privée des auteurs ne revêt aucune importance. » (p.217-218)
    « Dans l’après-guerre, en 1949, Claude-Lévi Strauss reprend à son compte, au nom cette fois d’une anthropologie conquérante, le défi de François Simiand […] Et Lévi-Strauss de considérer que l’histoire n’a pas fondamentalement changé […] Dans cet article majeur repris en tête de l’ouvrage Anthropologie structurale en 1958, au moment où le structuralisme commence à apparaître comme le langage commun et le paradigme potentiellement unifiant pour toutes les sciences humaines, Lévi-Strauss déplore que la discipline historique en reste désespérément rivée à des logiques d’ordre individuel […] A la différence de l’historien, condamné aux phénomènes conscients considérés comme insignifiants, l’ethnologue a accès aux phénomènes inconscients d’une société. » (p.218-219)
    « Face au défi du structuralisme, le chef de file des Annales, Fernand Braudel, répond dans un article programmatique en 1958, date de la parution de l’Anthropologie structurale. Il rappelle à Lévi-Strauss la rénovation effectuée par Bloch et Febvre qui a conduit l’école historique française à considérer que le temps long, la quête des structures, sont privilégiés par rapport à un temps court illusoire et insignifiant. […] La dimension proprement individuelle de l’histoire, celle qui prend pour cadre Philippe II ou Soliman le Magnifique […] relève de l’insignifiance ; elle n’est qu’« agitation de vagues », « tourbillons de sable », « feu d’artifice de lucioles phophorescentes », simple « décor ». » (p.223)
    « Encore en 1986 dans le Dictionnaire des sciences historiques dirigé par André Burguière, on cherchera en vain une entrée à acteur, action, acte, hagiographie, et très peu de chose sur la biographie. […] Dans la trilogie qui a valeur de manifeste de ce que veut être la Nouvelle Histoire en 1974, Faire de l’histoire, les deux concepteurs de l’entreprise, Jacques Le Goff et Pierre Nora, présentent un vaste état de la discipline et de son bilan triomphal puisque l’histoire n’a plus alors de frontières en un moment faste où le soleil ne se couche plus sur son empire, tant elle a réussi à absorber toutes les sciences sociales sous sa baguette. » (p.224)
    « En 1978 encore, dans le gros volume encyclopédique dirigé par Le Goff et présentant La Nouvelle Histoire, on cherchera encore en vain une entrée à acteur, biographie ou hagiographie. » (p.225)
    « La Nouvelle Histoire a fait son miel du structuralisme, absorbant un paradigme par ailleurs déclinant. En 1971, la nouvelle équipe de direction de la revue Annales fait paraître un numéro spécial consacré à « Histoire et Structure ». […] La participation auprès des historiens de Claude Lévi-Strauss, Maurice Gobelier, Dan Sperber, Michel Pêcheux, Christian Metz montre que le temps des combats est révolu. » (p.225)
    « [Emmanuel Le Roy Ladurie, en 1973] intitule la quatrième partie de son Territoire de l’historien I : « L’Histoire sans les hommes ». Au contraire de la première génération des Annales qui ne concevait d’histoire qu’humaine et anthropologique, Le Roy Ladurie considère à partir d’une étude historique concrète, celle du climat depuis l’an 1000, que « c’est mutiler l’historien que d’en faire seulement un spécialiste en humanité ». Ce décentretement est présenté comme tout à fait essentiel, au-delà de cette étude ponctuelle, et Le Roy Ladurie le qualifie de véritable révolution copernicienne dans la science historique. » (p.226)
    « La biographie selon Bourdieu n’est porteuse d’aucune pertinence. » (p.228)
    « A son tour, Passeron met en garde le sociologue et l’historien contre les modèles lovés dans l’approche biographique. Il distingue le modèle génétique qui présuppose un enchaînement continu des choses à la manière de la croissance de la vie humaine : « Le modèle de la croissance biologique est le plus prégnant des modèles de développement », et le modèle essentialiste qui voit de manière tautologique « dans la monade César-bébé celui qui va franchir le Rubicon ». La cohérence d’une existence est alors organisée linéairement autour d’une essence, à la manière du genre hagiographique. » (p.229)
    « Se démarquant radicalement de la vision étroitement polémologique adoptée par Bourdieu dans La Distinction, il montre en quoi un même individu peut avoir des goûts considérés comme haut de gamme dans l’échelle de la distinction, très sophistiqués, et en même temps prendre le plus grand plaisir à des activités perçues comme vulgaires. Les goûts culturels y apparaissent dans son étude à la fois transversaux aux coupures sociales et à la distinction entre culture légitime et illégitime. Bernard Lahire rappelle ainsi que Wittgenstein ne trouvait pas davantage de plaisir qu’en allant voir des films de série B et que Sartre lisait plus volontiers des polars de la « Série noire » que les ouvrages de Wittgenstein. » (p.232)
    « En général, les tentatives biographiques de ces historiens servent à illustrer un contexte, un moment, une catégorie sociale. Elles sont alors, comme les qualifie Giovanni Levi, des « biographies modales » [Levi, « Les usages de la biographie », Annales ESC, nov.déc 1989, p.1329]. » (p.235)
    « Dans son Martin Luther, Febvre confronte la psychologie d’un individu, Luther, à l’univers mental de l’Allemagne du XVIe siècle. C’est de leur rencontre que naît la Réforme de l’Église, la dissidence avec Rome. Febvre rompt avec les diverses formes d’héroïsation de Luther. Pour lui, ce n’est plus le poids de l’individu qui se trouve valorisé, c’est l’univers mental qui prévaut, lieu de rencontre entre aspirations individuelles et collectives. Cette psychologie rétrospective ou psychologie historique a pour vocation, selon Febvre, de restituer les cadres mentaux des périodes passées, de rompre avec la conception d’une nature humaine atemporelle, immuable, ainsi qu’avec toute forme d’anachronisme. La biographie que Febvre consacre à Luther ne prend en considération qu’une partie, la première, de la vie du Réformateur. Elle s’attache surtout aux années antérieures à 1525, date à laquelle Febvre constate « un repli sur soi ». Ce qui l’intéresse par contre, c’est le jeune Luther qui va bousculer l’ordre ancien. Febvre part de la singularité du « jeune Luther, et sa force, et sa fougue, et tout ce qu’il apportait de neuf au monde en étant lui. Obstinément lui. Rien que lui. » C’est l’adéquation improbable entre ce caractère fougueux et la culture allemande en son point de cristallisation des années 1520 qui est le véritable objet d’étude d’un Febvre qui se défend d’avoir écrit une biographie. » (p.237)
    « Lorsque Pierre Sorlin publie, en pleine période anti-biographique, en 1966, le Waldeck-Rousseau qu’il tire de sa thèse, il se défend d’avoir voulu écrire une « vie de Waldeck-Rousseau » dont il précise, au demeurant, qu’elle n’aurait eu aucun relief, manquant désespérément de pittoresque : « Waldeck-Rousseau est pris ici comme un témoin de la bourgeoisie française pendant la seconde moitié du XIXe siècle ». Et l’historien de conclure sa thèse sur l’idéal-type qui est à l’horizon de sa recherche. Waldeck-Rousseau « est un remarquable type de bourgeois français à la fin du XIXe siècle, ou, plus précisément encore, de bourgeois provincial devenu, grâce à l’argent et à la politique, un grand bourgeois parisien ».
    En 1968, Jean-Marie Mayeur publie sa thèse, une biographie de l’abbé Lemire. Son héros est considéré comme représentatif d’un milieu particulier, celui des catholiques français sous la IIIe République inspirés par Le Play, La Tour du Pin, Henri Lorin. » (p.238)
    « Plus récemment encore, alors que le genre biographique n’est plus cette fois considéré comme infamant, Jean-Christian Petitfils inscrit sa biographie de Louis XIV dans une perspective ouvertement modale. Le Roi-Soleil a déjà donné lieu à une très abondante littérature. Entre les détracteurs et les admirateurs du personnage, après la plaidorie de François Bluche, et le décentrement réalisé par Pierre Goubert qui avait dans les années 1960, accordé plus d’intérêt aux vingt millions de Français qu’au roi lui-même, Jean-Christian Petitfils se donne pour axe conducteur le roi Louis XIV en tant que représentatif d’un certain mode d’exercice du pouvoir : « Alors, quel est notre sujet ? C’est une réflexion –autour d’une biographie classique- sur le Pouvoir. Il s’agit de savoir ce qu’a été le gouvernement royal, de comprendre concrètement ce qu’on désigne par ce terme ambigu d’absolutisme. » (p.239)
    « Fait significatif du retour spectaculaire de faveur de la biographie, d’éminents représentants de l’école des Annales sacrifient au genre. En consacrant une biographie à Guillaume le Maréchal dès 1984, Georges Duby est un initiateur dans ce domaine. Son projet se présente comme celui d’une biographie modale et Guillaume le Maréchal l’intéresse comme représentant de l’univers mental de la chevalerie à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle, en un moment où ce monde chevalresque est en voie de disparition. » (p.240)
    « Le journal du vitrier Ménétra que présente Daniel Roche [en 1998] relève de la même ambition : celle de donner à voir le milieu du compagnonnage à la fin du XVIIIe siècle. » (p.242)
    -François Dosse, Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, Éditions La Découverte, 2005, 480 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie Empty Re: François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 25 Fév 2019 - 17:09

    « On peut cependant regretter, avec Giovanni Levi, que dans nombre d’études modales de ce type « le contexte soit souvent dépeint comme rigide, cohérent, et qu’il serve de toile de fond immobile pour expliquer la biographie. Les destinées individuelles s’enracinent bien ici dans un contexte, mais elles n’agissent pas sur lui, elles ne le modifient pas ». Le contexte sert le plus souvent, selon Giovanni Levi, à combler les lacunes documentaires de la biographie, et est utilisé comme toile de fond souvent trop systématique par rapport au déploiement biographique qui rétroagit peu sur son milieu d’origine. L’historien britannique Charles Firth a fait l’analogie entre ce type de pratique et celle du sandwich : un peu de contexte, un peu de biographie, un peu de contexte… : « Le résultat de ce travail quotidien de censure est mélancolique : le temps historique apparaît comme un fond de scène fixe, sans empreinte digitales ». » (p.243)
    « En 1992, Jean-Maurice Bizière, présentant le Dictionnaire des biographies qu’il a dirigé, fait état de la levée d’écrou dont a bénéficié le genre biographique et qui donne pleine légitimité à son entreprise : « La biographie a fait l’objet, de la part d’une partie de la profession historique, en France tout au moins, de critiques acerbes… J’avoue pourtant que je n’ai jamais partagé ce sentiment de prévention car la biographie présente plusieurs avantages. D’abord, elle nous rappelle que l’historien s’occupe des faits et gestes depuis plus ou moins longtemps ». » (p.249)
    [Chapitre 4. L’age herméneutique (I) : la saisie de l’unité par le singulier]
    « A l’école de l’écriture romanesque, les historiens, sociologues, anthropologues et psychanalystes transgressent le tabou qui frappait jusque-là le genre biographique. L’interrogation sur ce qu’est le sujet et les processus de subjectivation nourrissent ce renouvellement de l’écriture biographique que nous pouvons considérer comme étrant en son ère herméneutique, celui de la réflexivité. Il n’est plus question d’en appeler à l’identification, mais à une approche de l’autre comme à la fois alter ego et différent. » (p.251)
    [Paragraphase de L’Idtiot de Sartre]
    « La sociologie a fortement contribué à un retour de la sensibilité biographique avec le succès qu’ont connu dans les années 1970 les récits de vies anonymes qui donnaient à voir ce monde que nous avons perdu, du fait de la modernisation accélérée. […]
    L’effacement du paradigme structuraliste, les interpellations d’un événement comme Mai 68 avec sa part d’exigence et de reconnaissance de la dimension vécue de l’histoire, ont ontribué à un basculement décisif dans les sciences humaines. Les années 1970 ont largement fait place à la publication de mémoires, de témoignages, accompagnant un regard souvent nostalgiques sur ce « monde que nous avons perdu ». L’individu avait été considéré jusque-là comme une variable à évincer du discours savant. Les sociologues d’abord, puis les historiens, se sont efforcés de réhabiliter l’individu, l’acteur comme entité pertinente de leurs recherches. Quant au public, il se passionne dans ces années pour des récits de vie d’anonymes, de sans-grades, de sans-terres qui se transforment en véritables best-sellers. C’est la France d’avant-hier que l’on raconte selon le vécu de tel métier disparu ou de telle identité locale en voie d’extinction. » (p.264)
    « L’école de Chicago utilise depuis longtemps déjà ce type de sources et ses travaux peuvent servir de modèle. La constitution d’un département de sociologie à Chicago date de la fin du XIXe siècle, en 1892. Il est marqué par la personnalité d’Albion W. Small qui fut directeur de ce département pendant trente ans. Un de ses étudiants, William Thomas, revient pour y enseigner entre 1897 et 1918. C’est lui qui démontre la fécondité de cette école grâce à son enquête sur le « paysan polonais » devenue célèbre, qu’il publie en 1918 avec Znaniecki. Elle représente une somme de travail impressionnante de cinq volumes, fruit d’une collecte de milliers de lettres d’immigrants, d’histoire de vie, de la comparaison entre le pays d’origine et le pays d’accueil. Plus tard, et sous l’influence des thèses pragmatistes de Charles S. Peirce et de John Dewey, les sociologues prennent leurs distances avec la tradition spéculative des grands systèmes théoriques et s’occupent d’études empiriques. Les travaux de recherche s’orientent vers l’étude des modalités du changement social et les problèmes qu’il engendre. L’empirisme domine alors, en ces années trente, la sociologie américaine, « loin cependant de rejeter toute orientation théorique, il se caractérise plutôt par sa défiance à l’égard d’une démarche hypothético-décuctive à partir d’un corps systématisé de postulats, préférant étudier chaque phénomène social particulier dans le cadre de problématiques construites selon des « rationalités » spécifiques ».
    C’est dans ce cadre que l’école de Chicago voit se développer une série de projets de recherche, dits d’écologie urbaine, dénommés Urban Area Projects. Ce qui fonde l’unité de ces travaux est de considérer la ville comme un laboratoire priviligié pour étudier les problèmes de marginalité, de ségrégation et de violence. Ces enquêtes sociologiques vont permettre de faire école dans le souci, très pragmatique, de concentrer l’attention du sociologue sur les actions réciproques des individus et de leur environnement. Un des promoteurs majeurs de cette école dominante aux Etats-Unis dans les années 1920 est R. E. Park, ancien élève de Windelbrand et de Simmel, arrivé à Chicago en 1915. Le déracinement est un des éléments majeurs qui expliquent les formes de la « pathologie urbaine » selon l’école de Chicago. Cette école de sociologues a bien compris l’intérêt que peuvent représenter une meilleure écoute du discours tenu par les acteurs sur eux-mêmes et la prise en compte de leur capacité à rendre intelligile leur situation : « La façon dont le sujet a perçu la situation, le sens qu’il lui a donné, peuvent être un aspect très important pour comprendre sa conduite ». » (p.268-269)
    « Au milieu des années 1970, un groupe informel se réunit autour de Daniel Bertaux, puis se transforme en Groupe d’étude de l’approche biographique en sociologie (GEABS). Dans son rapport final publié en 1976, Daniel Bertaux part du constat que, dans les années 1960 et le début des années 1970, les sociologues français ignorent totalement la méthode biographique : « Jamais au cœurs de mes années d’études à la Sorbonne (1964-1966) je ne l’entendis mentionner une seule fois ». Jugés insignifiant, les récits de vie ne correspondent en rien à une sociologie essentiellement quantitative, en quête de lois statistiques.
    Bertaux en 1968 la brèche qui va transformer les pratiques sociologique. » (p.270)
    « François Morin s’inscrit aussi dans cette perspective d’anthropologie culturelle pour laquelle l’utilisation des biographies est scientifiquement pertinente. » (p.275)
    « Plutôt que de partir de l’individu moyen ou exemplaire d’une catégorie socio-proffessionnele, la micro-histoire, dans laquelle Carlo Ginzburg, Edoardo Grendi, Giovanni Levi, Carlo Poni jouent le rôle de précurseurs, s’attache à des études de cas, à des microcosmes, valorisant les situations-limites de crise. Ces historiens font porter une attention renouvelée aux stratégies individuelles, à la complexité des enjeux et au caractère imbriqué des représentations collectives. Les cas de rupture dont ils ont retracé l’histoire ne sont pas conçus comme une traque de la marginalité, de l’envers, du refoulé, mais une manière de révéler la singularité comme entité problématique définie par cet oxymore : « l’exceptionnel normal ». Par ce paradoxe érigé en méthode, Grendi considère qu’une bonne manière d’appréhender une série d’attitudes largement diffusées dans le tissu social est d’y accéder par des témoignages qui les présentent comme des comportements d’exception. On va donc privilégier l’étude de cas-limite dans la mesure où ces derniers ont en fait intégré la norme.
    L’étude de cas la plus connue est celle du meunier frioulant Menocchio, exhumé par Carlo Ginzburg. Domenico Scandella, dit Menocchio, restitué dans son concret-singulier, n’est ni un individu moyen ni exemplaire, mais une identité singulière. Il y a quête du sens commun à partir du moins ordinaire. Menocchio ne peut être tenu pour un cas typique, il est isolé jusque dans son propre village de Montereale. Il relève d’un cas-limite et pourtant, à ce titre, son parcours peut « se révéler réprésentatif ». L’enquête que mène Ginzburg à partir des traces éparses laissées par deux procès tenus à quinze années de distance, d’écrits du meunier lui-même, ainsi que par la connaissance de ses lectures, permet de restituer sa cosmologie personnelle. Ginzburg montre en quoi cette cosmogonie, qui conduit enocchio au bûcher, est le produit d’un bricolage qui n’a rien d’une simple duplication de la culture savante comme on le considérait selon l’opposition classique à l’histoire des mentalités entre culture savante et culture populaire : « L’impressionnante convergence entre les positions d’un obscur meunier frioulan et celles des groupes intellectuels les plus conscients de son temps repose avec force le problème de la circulation culturelle formulé par Bakhtine ». En termes de mentalités, Ginzburg se démarque de l’approche de Lucien Febvre qui serait, selon lui, tombé dans le piège consistant à réduire Rabelais aux catégories mentales moyennes de son époque pour démontrer son impossible incroyance au XVIe siècle. » (p.280)
    « Cette réévaluation du biographique comme entrée privilégiée dans la micro-storia a un précurseur en Italie avec Arsenio Frugori (1914-1970), qui fut le professeur d’histoire médiévale de Ginzburg à Pise et qui aura beaucoup marqué son évolution ultérieure. » (p.284)
    « Une étude de cas […] a fait grand bruit dans les années 1970, c’est celle publiée en 1973 par Michel Foucault sur Pierre Rivière. Partis de la réflexion sur les rapports entre justice pénale et psychiatrie, les chercheurs regroupés au séminaire de Foucault au Collège de France s’arrêtent sur un parcours biographique, celui du cas exceptionnel d’un parricide dont ils trouvent le dossier publié dans la livraison des Annales d’hygiène publique et de médecine légale de 1836. La manière d’en rendre compte s’apparente là aussi à ce que plus tard la micro-storia théorisera. L’objectif assigné à cette étude autour d’un seul individu est de restituer la logique propre des divers discours de savoir/pouvoir qui se sont appliqués à donner une intelligibilité à ce parricide. […] Le travail d’ordre biographique consiste à confronter ce document majeur, au statut exceptionel, avec les multiples réemplois et analyses des discours qui sont venus l’éclairer. » (p.291)
    « Un disciple de Michel Vovelle, Pierre Serna, se donne aussi pour objectif d’extraire de l’oubli un personnage totalement refoulé de la mémoire collective, alors qu’il avait acquis de son vivant une notorieté telle qu’il a été comparé sous le Directoire à Bonaparte, Pierre-Antoine Antonelle. Cet obscur héros de la Révolution française est issu de l’aristocratie provençale. Il a été le premier maire de la ville d’Arles, puis député à la Législative, et présida un moment la société des Jacobins. Il fut un des tout premiers hommes politiques « à avoir pensé et forgé le concept de « démocratie représentative ». Passé aux oubliettes de l’histoire, il a échappé jusqu’à Serna au genre biographique. Ce qui intéresse ce dernier dans son cas, est justement la tension propre à l’identité double du personnage qui est à la fois noble et fidèle à un certain habitus de son ordre, et en même temps révolutionnaire. Conscient des pièges propres au genre biographique, Serna ne se présente pas comme celui qui va rendre justice à un oublié, mais se pose la question des modalités de la disparition d’une figure singulière et des procédures de sa redécouverte. Il se sert de ce cas pour « penser la fonction de l’effacement ou non, dans le débat historiographique, de certains individus ou événements ». Pour ce faire, il emprunte la voie définie par Vovelle à propos de l’expulsion de Théodore Desorgues de la mémoire collective. Il déplace l’angle d’approche sur le destin de la figure de son héros qui a été présenté comme excentrique pour mieux l’éliminer de toute postérité. Ce personnage d’Antonelle, à la fois aristocrate et rouge, est inclassable, à la manière de Desorgues, et pourtant il revêt l’intérêt pour le biographe d’incarner la périphérie qui « dit le centre et vice versa ». A la manière de la micro-histoire, Serna n’a pas pour ambition de faire son enquête une biographie exemplaire, ni typique, mais une simple étude de cas significative dans la mesure où Antonelle conjugue les contradictions et tensions de son époque de bouleversement. Il s’emploie donc à la narration de cet homme qui aura vécu jusqu’à l’âge de quarante-deux-ans dans la peau d’un chevalier et aura embrassé la condition de roturier sans renoncer à ce qu’il a été : « Comment rendre compte de cette dualité d’Antonelle lui-même ? Où la trouver ? Comment la vit-il ? » La méthode relève d’une différenciation de focale, et le biographe emprunte ici la loupe pour voir son personnage de plus loin et l’ériger en « personnage-ensemble » qui lui permet de lire en creux l’histoire de la Révolution française.
    Toujours à propos de la période révolutionnaire, Joël Cornette prend pour cas biographique non un héros connu de la Révolution, mais un simple négociant de province, Benoît Lacombe. De lui, on a conservé quelques gros registres de correspondance commerciale écrits de Bordeaux, puis de Gaillac, interrompus durant la décennie révolutionnaire de 1789 à 1799. Joël Cornette partait de l’idée classique de pouvoir trouver avec son antihéros un archétype et il a pour intention de reconstituer à partir de là le portrait du bourgeois triomphant, bénéficiaire de la Révolution, en reconstituant son parcours et ses réseaux. Mais de la figure singulière à sa généralisation, à sa modélisation, le saut qualitatif est souvent trompeur et « comme il arrive souvent, les pistes se sont peu à peu brouillées alors que les réponses ne correspondaient plus tout à fait aux questions initiales : pour l’apprenti négociant, le naufrage de l’économie atlantique, la mort brutale d’un frère, l’irruption de la politique à l’horizon des affaires… ont perturbé bien des projets, anéanti bien des espérances ; pour nous, la surprise de découvrir, au fil des lettres, une personne de chair et de sang –« Je parle comme mon cœur sent »- estompait peu à peu l’image du bourgeois idéal que nous avions voulu un peu trop hâtivement enfermer dans sa bourgeoisie ». De cette découverte de la complexité de ce que peut être une personne, Joël Cornette est conduit vers l’horizon biographique : « Il nous a entraînés sur le territoire semé d’embûches de la biographie. Que pouvons-nous savoir d’une personne ? Comment écrire l’histoire d’une vie ? Questions simples, réponse complexe ».
    Conscient des difficultés du genre, des lacunes documentaires et de ce qui sépare les mots et les choses, Cornette n’en poursuit pas moins son projet avec l’idée que l’historiographie ne peut se limiter aux personnages d’exception et qu’il y a dans cet anonyme beaucoup à penser. Il tentera « l’épreuve de la micro-histoire », à l’ombre des grands événements, dans cette plongée dans la quotidienneté ordinaire de ce marchand à la destinée à la fois banale et exemplaire, dont les « petits riens » « font de son expérience discrète, non plus l’Unique, mais un miroir qui réfracte tout un monde ». En lieu et place d’un homme-type, exemplaire d’une catégorie sociale, l’historien devenu biographe rencontre un « homme mélancolique », porté par le désir dévorant de réussite, dont il résulte pour Benoît Lacombe une sorte de dédoublement de la personnalité. La perception première que l’on peut avoir de lui est celle d’une réussite accomplie et heureuse d’un fidèle sujet de l’Empereur, riche propriétaire et négociant que l’on salue chapeau bas. Mais en fait, cette réussite s’est payée au prix fort du refoulement de son engagement ardent pour la Révolution et c’est un homme pluriel, jamais vraiment en adéquation avec lui-même, que révèle sa correspondance, un homme amer, déçu, ayant l’impression d’avoir été trahi, se sentant très seul dans un paysage de ruines : « Tout ce qui justifiait l’entreprise d’une vie semble s’être effondré ». Il déplore cette société des individus qui a rompu les amarres avec les solidarités de la parentèle dénommée « nœud de vipères ». Benoît Lacombe souffre de cette décomposition sociale qui ne laisse place qu’aux appétits les plus féroces et sans scrupule : « Benoît n’aperçoit que jalousies, rancoeurs et complots sourdement tramés ». Ce tableau psychologique laisse entrevoir la puissance de son désarroi, la part d’ombres de son succès et le vaincu sous le vainqueur.
    Faut-il y déceler ce mal du siècle dont parle Stendhal, ce mal-être collectif que l’on qualifie de romantisme ? En tout cas, le récit de cette vie permet seul l’accès à cette mélancolie fondatrice de l’identité de ce bourgeois : « Comment penser et écrire la trop rare et pourtant essentielle histoire de la personne ? La narrativité apporte peut-être une réponse en permettant de rendre sensible le sens d’une vie, d’éviter aussi la mécanique des catégories intellectuelles et des abstractions ». » (p.295-297)
    « Dans une perspective très marquée par Foucault, l’historienne Anne-Emmanuelle Demartini a réalisé un ouvrage sur le cas Lacenaire qui exemplifie la fécondité de la démarche de l’exception ordinaire. Comme à propos de Pierre Rivière, l’historienne Demartini dispose des Mémoires de l’accusé. Cependant, à la différence du cas examiné par Foucault qui est passé inaperçu, l’affaire Lacenaire a defrayé la chronique et occupé la Une de la presse au point que l’assassin s’est transformé en véritable héros fascinant, scandalisant une opinion publique passionnée. L’historienne se tient au plus près de ses sources, restituant cette affaire et avec elle le parcours singulier de Pierre-François Lacenaire. Elle déploie les jeux discursifs, rend compte des interprétations et visions contrastées sur un même homme et, à partir de ce cas biographique, elle donne à lire les fantasmes d’une société, la société française de la première moitié du XIXe siècle. » (p.298)
    « Il y a quelque démesure à considérer comme possible une biographie totale et définitive, et Jacques Le Goff est conscient, à distance, de cette démesure puisque, dans un ouvrage d’entretiens avec Jean-Maurice de Montrémy publié sept ans après la publication de son Saint Louis, il en revient à une condamnation du genre biographique […] : « La biographie ne m’intéresse pas en soi. Je suis ici Bourdieu, qui a parlé d’illusion biographique. La biographie ne me retient que si je peux –ce fut le cas pour Saint Louis- réunir autour d’un personnage, un dossier qui éclaire une société, une civilisation, une époque. » (p.304)
    « On ne peut dire de cet ouvrage qu’il est marginal de près de mille pages lui a pris une quinzaine d’années de travail.
    « « Ce livre traite d’un homme et ne parle de son temps que dans la mesure où il permet de l’éclairer ». » (p.305)
    « Dans cette enquête, qui suit trois étapes successives pour conduire vers un Saint Louis vraisemblable, la première est attachée à « la vie de Saint Louis » et s’emploie à décrire au plus près ce que fut réellement son existence dans un souci biographique classique. Suivant un cheminement purement chronologique, Le Goff se pose à chaque étape la question de la signification dans les catégories mentales de l’époque. » (p.306)
    « Entre les hagiographies et le témoignage de Joinville, les figures du roi sont multiples et correspondent aux divers modèles de ceux qui vont bâtir son image pour la postérité. Chaque source révélatrice des comportements de Saint Louis est interrogée par Le Goff pour la confronter aux catégories mentales de l’époque afin d’en tester la fiabilité. La figure construire de Saint Louis s’inscrit dans une lignée de modélisations qui ont pour nom Robert le Pieux, Philippe Auguste, et avant eux quelques grands exemples tirés de l’Ancien Testament : « Un individu n’existe alors et ne se réalise qu’à travers une « identification collective », une catégorie. Saint Louis, ce fut le « roi très chrétien ». Un personnage ne se caractérise que par sa ressemblance à un modèle ». C’est ce désir collectif de conformité qui suscite doute, suspicion à l’historien qui en vient à se demander si son héros a bien existé.
    En une troisième partie, Le Goff s’attache, après le travail de critique des sources et de déconstruction, à réaliser ce que l’on peut retenir d’un portrait véridique du roi Saint Louis, tel qu’on peut en savoir de ses relations avec le monde et la société environnants. Il inscrit le personnage dans son tissu spatial et temporel, son rapport aux diverses activités culturelles. Le Goff établit une relation entre le goût de l’époque pour la narration continue du récit de vie sur le modèle de l’Ancien Testament et le fait que Saint Louis aurait pensé son existence et se serait comporté en fonction de ce modèle, faisant et pensant sa vie comme une œuvre : « L’idée d’une vie comme chronique continue s’impose alors aux contemporains. Saint Louis a pensé son existence comme une histoire de vie, et ses contemporains l’ont vu sous cet angle. Cet épanouissement d’une nouvelle conception biographique est d’ailleurs la justification la plus profonde d’une biographie de Saint Louis ». L’historien fait défiler alors toutes les facettes du roi : dans l’exercice de sa fonction, à table, en famille, dans sa pratique religieuse… » (p.309)
    « Le biographe offre une vision du monde le plus souvent tributaire de la perception qu’en a le biographé. » (p.313)
    « Les éléments d’ego-histoire du biographe sont […] tout à fait déterminants pour éclairer la vision qui va résulter du sujet biographé. » (p.314)
    « [Boureau] préfére déployer, à la manière d’un rhizome deleuzien, des narrations sans liens autour de la figure de Kantorowicz. » (p.316)
    « Crouzet souligne que l’historien se projette dans le passé par son imaginaire et évolue dans un monde onirique auquel il essaie de donner sens grâce à sa connaissance des archives, dans un souci d’exigence véritatif au nom duquel il espère retrouver la vie d’hier. Mais il reste plongé malgré lui dans un entre-deux entre le fictionnel et l’authentique. A juste titre, Crouzet invite l’historien, comme hier le faisait Certeau, à rester modeste, à se débarrasser de toute illusion de posture de surplomb. Et cela doit être une règle encore plus intangible à propos de l’ambition biographique […] Toute histoire biographique ne peut être au contraire qu’hypothèses formulées et confrontées à la masse documentaire, expression de doutes, irrésolution et simulations imaginaires. » (p.323)
    [Chap. 5 : L’âge herméneutique (II) : la pluralité des identités]
    « Le régime d’historicité moderne déconstruit les figures tutélaires propres à l’identification. Cette déconstruction rouvre le champ des possibles de figures partielles. Le biographe peut alors faire son miel d’indices les plus ténus pour composer des agencements biographiques selon des lignes d’intensité multiples. La linéarité postulée dans la biographie classique n’est plus alors considérée comme intangible. » (p.327)
    « Alain Corbin tourne le dos aux deux orientations possibles qui s’offrent à lui pour écrire la biographie d’un homme du peuple. Soit il s’attachait à reconstituer à travers un personnage singulier un idéal-type révélant les caractéristiques d’un sabotier dans le monde rural au XIXe siècle, soit il procédait à l’écriture de la biographie d’un cas-limite au destin exceptionnel qui aurait été relaté par l’historien grâce à l’existence d’un dossier archivistique de nature judiciaire. Il emprunte un autre chemin pour accéder à ces hommes qui ont été « effacés », « engloutis » par le temps. A la manière de l’anthropologue, coupé d’archives écrites, il essaie de reconstituer, par immersion et par effacement du rôle personnel de l’historien, l’univers social et mental de son sabotier en répertoriant ce qu’il ne pouvait ignorer et ce qu’il ne pouvait connaître. » (p.328)
    « Le biographe doit au contraire préserver l’indistinction, l’indétermination et le caractère mêlé de temporalités différentes. » (p.341)
    « La pluralisation des identités a permis un sérieux renouvellement des biographies des leaders politiques. L’étude proposée sur Jacques Chirac par Annie Collovald est à cet égard exemplaire du nouveau regard des politistes dans le domaine biographique. A la question de savoir comment Chirac est devenu Chirac, l’auteur ne cherche pas à répondre par la reconstruction après coup d’une ascension inexorable, balisée et linéaire. Tout au contraire, elle part du paradoxe selon lequel rien dans la carrière politique de Chirac ne le prédestinait à incarner l’héritage gaullien. La réponse à cette question se trouve donc ailleurs, dans la confiance dont a bénéficié Chirac et dans les divers usages que l’on a fait de ce crédit. Partir de cette hypothèse implique de ne pas se limiter à un simple récit de l’itinéraire personnel du leader gaulliste, mais de s’interroger à chaque fois sur son efficacité etce qu’il symbolise en tant qu’icône. » (p.346)
    « Dans le cas de Fabius, on a un parcours d’excellence exemplaire. D’une très bonne famille fortunée, lycée Janson-de-Sailly dans le XVIe arrondissement, classe préparatoire à Louis-le-Grand, Normale supérieure rue d’Ulm, ENA, Conseil d’Etat, il réalise un parcours exemplaire. Il adhère sans enthousiasme ni lyrisme au Parti socialiste en 1973 à la fin de ses études, et entre en 1976 dans le cercle des proches de François Mitterrand, alors premier secrétaire du PS. L’année suivante, il est élu au comité directeur. En 1984, il devient le plus jeune Premier ministre de la République à l’âge de trente-huit ans. Les commentateurs font valoir une ressemblance avec Giscard quant aux origines sociales et à la rapidité de l’ascension politique, ainsi que dans un comportement plutôt distant, calculateur, froid qui fait contraste dans la culture socialiste avec la figure traditionnelle du militant chevronné et passionné. Or, cette identité quelque peu décalée et illégitime dans son camp va lui servir en 1984. Il est en effet appelé par Mitterrand à Matignon, ce qui permet à Fabius de « valoriser ses propriétés sociales et l’ensemble de ses savoir-faire, à commencer par son savoir-paraître ». L’hypothèse développée par Sawicki revient à montrer que ce qui pouvait paraître relever du handicap pour sa carrière politique au sein du Parti socialiste a été retourné par Fabius en atout et en raison même de sa réussite. » (p.350-351)
    « Freud ne s’encombre pas du caractère indispensable [des] archives à l’occasion de ses quelques incursions dans le domaine biographique. » (p.359)
    « Binion passe à un problème d’histoire plus collective, même si son entrée reste individuelle. Il s’interroge sur la politique de neutralité absolue défendue par le roi des Belges Léopold III. Cette ligne politique, introduite en octobre 1936, fut défendue avec aveuglement jusqu’à la débâcle de mai 1940, et même ultérieurement. Plutôt que de suivre le gouvernement belge en exil, le roi préfère se constituer prisonnier des Allemands. Un des thésards de Binion insiste sur le fait que jusqu’en des Allemands. Un des thésards de Binion insiste sur le fait que jusqu’en mai 1940 le roi est hanté par le souvenir d’avoir tué son épouse lors d’un accident de voiture, alors qu’il était au volant. Dans un premier temps, Binion suggère à son étudiant d’élimner ces considérations peu en rapport avec l’échelle d’analyse choisie, mais il se trouve à son tour hanté par cette histoire pour finalement y voir l’explication surdéterminante de sa politique extérieure. Le roi Léopold III aurait « revécu l’accident à travers fatidique en prenant lui-même dans ses mains la direction du gouvernement (le volant du gouvernement) et en substituant son royaume à sa reine défunte ». Ainsi, lorsque le roi dénonce la violence mécanique que peut subir la Belgique, il faut y lire à la fois le Blitzkrieg nazi, mais aussi l’accident de Küssnacht. A partir de cette déduction, Binion passe à une hypothèse qui dépasse le cas individuel pour s’inscrire comme explication historique : « Conclusion historique : c’était donc l’accident de Küssnacht la cause décisive du retour de la Belgique à la neutralité en 1936 ». » (p.363-365)
    [Approche psychanalytique et psychobiographique p.358-371]
    « La pertinence de l’entrée dans le monde historique par la biographie est défendue par Wilhelm Dilthey autour de la notion d’Erlebnis, soit la possibilité de « revivre » l’expérience historique. Alors que le courant durkheimien dénie à la biographie toute pertinence, la sociologie compréhensive en fait son objet privilégié dans la mesure où elle intègre dans l’acte de savoir l’implication subjective du savant : « Le cours de la vie humaine est l’unité naturelle qui nous est donnée pour mesurer d’une manière concrète l’histoire des mouvements spirituels ». Dilthey accorde une grande importance à l’empathie dans le processus de connaissance des sciences de l’esprit, à l’implication du sujet dans son objet de recherche et il insiste sur le besoin que ressent tout individu de son autre, qui fonde le désir biographique : « Comment une conscience individualisée peut-elle permettre ainsi une connaissance objective d’une individualité toute différente ? Quel est ce processus qui ressemble si peu aux autres démarches de la connaissance ? »
    Contre la conception positiviste de Windelbrand pour lequel les sciences de la nature permettent seules d’accéder à l’universel alors que les sciences morales ne relèveraient que du particulier, Dilthey valorise l’individuation comme forme de combinaison possible du singulier et du général dans la mesure où il n’y a pas de différence d’objet entre ces deux dimensions. […]
    Selon Dilthey, le chercheur dispose avec la biographie du terrain d’expérimentation le plus favorable pour saisir les processus d’individuation à l’œuvre dans le principe d’évolution. La recherche s’élève ainsi du vécu dans la multiplicité de ses manifestations, ses passions, ses aventures vers le monde de la pensée et de l’abstraction de l’idée. La biographie représente la voie la plus appropriée pour conduire du singulier à l’idéal-type. » (p.375-376)
    « La prise en considération de ce futur du passé modifie radicalement l’approche biographique dans la mesure où le biographe ne limite plus sa séquence temporelle à un parcours qui conduit de la naissance à la mort. Prenant pour acquis le caractère pluriel, construit dans une narration, de l’identité personnelle, le biographe s’attache à étudier les métamorphoses de sens de l’identité narrative du sujet biographié. Il ne se contente plus de restituer son personnage dans sa vérité factuelle qui ne constitue que le premier niveau, indispensable, de ce que Paul Ricoeur appelle le niveau documentaire de l’opération historiographique ou encore le plan infra-significatif de l’événement étudié. Après cette première phase liée à l’archive, à la critique interne et externe des sources, et après une deuxième phase de mise en intelligibilité de ces éléments, de recherche causale, il reste un troisième domaine, récemment ouvert grâce à un véritable tournant historiographique, qui consiste à se poser la question du déploiement de sens pluriels que porte le personnage biographé dans l’histoire jusqu’à notre temps présent. Il convient alors d’interroger toutes les traces mémorielles qui font usage de cette figure, tant au plan discursif qu’au plan de l’image. Il apparaît alors des moments différents de cristallisation, de fixation d’individus sursignifiés qui peuvent prendre une valeur légendaire ou mythologique. » (p.382-383)
    « Selon Claude Mossé, ce souverain prestigieux [Alexandre III de Macédoine] […] vaut bien plus par son héritage que par son aventure elle-même. […] elle s’efforce surtout de reconstituer « la genèse et la destinée de ce mythe ». » (p.389)
    « La gageure est à peu près semblable lorsque Pierre Briant se consacre à la mission impossible d’écrire une biographie de Darius. » (p.389)
    « Les études actuelles se caractérisent par la variation de la focale d’analyse, le changement constant d’échelle qui permet de faire apparaître des significations différentes des figures biographées. Le cadre moniste, unitaire de la biographique s’en trouve défait, le miroir est brisé pour mieux laisser affleurer la saisie de l’unité par la singularité, et en même temps la pluralité des identités, le pluriel des sens d’une vie. Un autre cadre jusque-là intangible s’est trouvé modifié, le cadre chronologique qui devait scander le rythme d’une narration conduisant le lecteur de la naissance jusqu’à la mort. Non seulement la prise en considération des divers modes de réception conduit à l’éclatement de ce cadre rigide et ouvre notamment sur un destin postérieur à la disparition du biographé, mais les mécanismes d’après-coup donnent lieu à une hétérochronie complexe qui déplace les lignes de la biographie linéaire classique. » (p.397)
    [Chap.6 « La biographie intellectuelle »]
    « Mais que peut bien retenir le biographe d’un philosophe ou d’un intellectuel qui ne soient déjà-là dans leur œuvre ? » (p.399)
    « Positions particulièrement hostiles de Bergson à propos du genre biographique. » (p.399)
    « [Pierre Riffard] décrit par le menu leurs goûts alimentaires et leurs rapports aux repas très contrastés, entre Kant qui ne mange qu’une fois par jour, Marx qui mange épicé et Pascal qui est végétarien comme Pythagore, Plotin, Abélard, Bentham, Schopenhauer et Buber. » (p.401)
    [évocation des parcours et de l’actualité éditoriale de Wittgenstein, Arendt]
    « Destin posthume de la figure de Marc Bloch transformée en icône. Sa consécration symbolique est récente et cette montée en puissance n’a cessé de se confirmer depuis le début des années 1980. Le renversement est d’autant plus étonnant que dans les années 1960 et 1970 la Nouvelle Histoire triomphante en France se réclamait surtout de l’héritage de Lucien Febvre à l’heure du succès de l’histoire des mentalités. » (p.407)
    « Si la biographie, par le travail de bénédictin qu’elle suppose, implique de « vivre avec », cette empathie ne relève pas toujours de l’adhésion, mais parfois de l’énigme que l’on se donne pour objectif de comprendre. Tel est le statut de la biographie que Dominique Desanti consacre à Drieu La Rochelle. Comment, de ses vingt ans à sa maturité, Drieu a-t-il pu passer du dandy qu’il était au pro-nazi qu’il est devenu ? » (p.412)
    « La psychanalyse nous enseigne que, même par un long travail sur soi, on ne parvient pas vraiment à davantage d’accès à la vérité. » (p.414)
    « Les hypothèses qui sont faites au présent par le biographe sont toujours reconsidérées par les générations futures, ce qui explique d’ailleurs pourquoi on peut indéfiniment écrire des biographies nouvelles sur les mêmes personnages. » (p.414)
    « La publication de ma biographie intellectuelle de Paul Ricoeur relevait d’une véritable gageure. Au fil de ses écrits, le philosophe a en effet toujours maintenu la plus grande réserve sur ce qui concerne sa sphère personnelle. Lorsque je l’ai sollicité par courier, il a tenu à préciser qu’il ne voulait s’impliquer d’aucune manière dans ce travail. […] Le portrait esquissé a donc été celui d’un homme que je n’avais pas rencontré.
    Une situation aussi étrange aurait pu dissuader l’historien que je suis, d’autant plus que je n’ai pas accédé à ses archives personnelles. Ne fallait-il pas en rester là ? Son œuvre monumentale ne se suffit-elle d’ailleurs pas à elle-même ? Que peut apporter le regard d’un historien, et qui plus est d’un historien sans source ? Au début de ce long travail, les ostacles semblaient véritablement insurmontables et pourtant ils ne sont jamais apparus comme suffisants pour renoncer.
    Faute de disposer de ses archives personnelles, il m’a été nécessaire de mener une très large enquête pour collecter un matériau aussi étendu que possible, afin de recouper les sources d’informations, pour ensuite les confronter aux textes. […] Ce parcours historique n’avait pas prétention à découvrir quelque clé ou mystère d’ordre psychologique qui ouvrirait à une meilleure compréhension de l’œuvre du philosophe au nom d’une biographie totale.
    Le parcours retracé est à la fois moins et plus qu’une biographie. Le fil rouge en est bien évidemment le cheminement de Ricoeur, qu’il s’agit de restituer du point de vue de sa réception, à partir du regard multiple des autres, de l’entrecroisement d’itinéraires et de rencontres successives. » (p.414-415)
    « Cette biographie intellectuelle de Ricoeur s’illustre aussi de portraits issus des cent soixante-dix témoignages dont j’ai bénéficié pour réaliser ce récit. Dans une démarche en définitive très ricoeurienne, le projecteur de l’historien s’est déplacé d’une quête exclusivement centrée sur un individu vers une recherche plurielle. La question du vrai s’en est trouvée elle aussi modifiée. Elle n’est plus dans la dissociation de la vérité et de la fausseté car les modes de réception, aussi variés soient-ils, sont authentiques ; c’est par cette dynamique de l’œuvre que l’on ressaisit le mieux une fécondité qui échappe le plus souvent à son auteur. D’où l’importance du sous-titre donné à cette biographie, « Les sens d’une vie », qui renvoie à une diversité de la réception du sujet traité dont l’écriture et l’action produisent un sens chaque fois différent chez ses proches et ses lecteurs. » (p.416)
    « L’ouverture de la discipline historique à un nouveau moment réflexif me semblait donner une actualité à ses thèses [de Michel de Certeau] trop vite assimilées à des positions déconstructionnistes. […]
    Historien, il a été aussi jésuite, sémiologue, anthropologue, philologue, cofondateur de l’école freudienne de Paris, soixante-huitard, sociologue du quotidien, conseiller de la politique culturelle, et il aura joué un rôle majeur dans le renouvellement des études du religieux. Comme Ricoeur, Certeau a pleinement effectué la traversée structuraliste. » (p.418-419)
    « Certes, j’ai réussi à me faire ouvrir quelques portes dérobées et à prendre connaissance de quelques documents, quelques correspondances, dont certaines d’importance comme les lettres envoyées par Certeau à Henri de Lubac. Mais je n’ai pas pu disposer que d’une partie très partielle et lacunaire de ces documents d’autant plus précieux que Certeau était un homme de correspondance. J’ai donc dû, comme pour ma biographie de Ricoeur, compenser ce manque par une pléthorique enquête de témoignages oraux (cent quatre-vingts entretiens). Mais il me semble là aussi que j’ai, comme pour Ricoeur, transformé ce handicap en positivité par la constitution des sources orales que j’ai rassemblées et qui m’ont permis là encore de valoriser l’œuvre en son aval, par sa réception. […]
    Au terme de ce travail, si l’énigme reste cependant entière sur le personnage, la marque de sa présence est lumineuse. Au-delà de la singularité du parcours de Certeau lui-même, j’ai voulu faire revivre un moment de notre histoire intellectuelle d’après-guerre […] ainsi que certains réseaux, notamment constitués autour de revues comme Christus, Études, Traverses, Café, Recherches de Science religieuse… » (p.419-420)
    « La vie et l’œuvre du philosophe [Bergson] sont considérées par Philippe Soulez et Frédéric Worms comme indissociables. » (p.420)
    « Cette assimilation se double d’une absence de prise de position devant l’affaire Dreyfus. Quant à la traversée de la Première Guerre mondiale, il s’intègre à ce point au conflit qu’il devient en février 1917 l’émissaire de Briand auprès du président américain Wilson pour le convaincre d’entrer en guerre. » (p.421)
    « [Maurras] est poussé en avant par des clercs pour jouer un rôle de premier plan dans une reconquête des esprits, et il collabore à des revues thomistes et leplaysiennes jusqu’à devenir un intellectuel organique de l’Église. Ses collaborations cessent autour de 1890 : il se lance dans des écrits d’hostilité radicale au christianisme au nom d’une forme de paganisme. » (p.423)
    « Depuis Tristes Tropiques, l’affirmation d’un savoir nouveau, celui d’une anthropologie structurale qui va se trouver au cœur d’un dispositif de sémiologie générale, reste animé de bout en bout par un pessimisme foncier qui remet en cause la rupture moderne de la Renaissance et des Lumières, au point que Lévi-Strauss dira en 1979 que l’humanisme anhropologique trouve son « prolongement naturel » dans le fascisme et les camps nazis. » (p.436-437)
    « Projet que s’assigne Stéphane Van Damme dans sa biographie de Descartes. Mettant en pratique les enseignements théoriques de l’histoire culturelle telle que la conçoit Roger Chartier, la sociologie des réseaux de Bruno Latour et la notion de pluralité des mondes définie par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, l’auteur démultiplie les angles d’approche pour rendre compte de la richesse qu’a constituée le corpus cartésien comme ressource et la force non démentie de sa postérité. […]
    Dans le même esprit, François Azouvi montre que le cartésianisme commence surtout après la mort d’un Descartes qui a été contraint à l’exil et dont l’œuvre a été mise à l’Index en 1663 : « Singulier destin d’un philosophe que rien, semblait-il, ne prédisposait à incarner une nation ». La question que se pose Azouvi n’est pas une simple historicisation du cartésianisme en France. Il renverse la perspective traditionnelle et s’interroge sur le cartésianisme à partir de la France en étudiant en quoi Descartes constitue une étape dans la construction de l’identité nationale de la France « par le biais du sort –ou des sorts- qu’elle réserve à l’auteur de Discours de la méthode depuis sa mort jusqu’à la période contemporaine ».
    C’est dans la postérité longue de son œuvre que se trouvent les bases de sa grandeur, et cela implique de prendre en considération ce que François Azouvi distingue comme les divers « cercles » de lecture du cartésianisme, qui appartiennent à des mondes culturels dont Descartes ne pouvait avoir la moindre idée, car les enjeux se sont déplacés au fil d’un temps qui n’est plus le sien. » (p.437-438)
    [Conclusion]
    « Même les limites qui semblaient les plus intangibles, comme celles qui définissent le déroulé biographique entre la naissance et la mort, sont aujourd’hui mises en question tant en amont qu’en aval. […] L’après-mort du biographé devient tout aussi signifiante que sa période de vie, par les traces qu’elle laisse et par leurs multiples fluctuations dans la conscience collective sous toutes formes d’expression. » (p.447)
    « Le genre a incarné des exigences différentes suivant les moments historiques. » (p.448)
    « L’émergence d’un soi, qui n’est plus un moi du fait des altérations provenant de sa relation avec l’autre et de sa traversée du temps, offre un moyen de sortir de l’ « illusion biographique » dénoncée par la sociologie bourdieusienne. » (p.450)
    « L’autre grande mutation subie par le genre biographie se situe au niveau de son régime de vérité. […] [Histoire et biographie] fonctionnent toutes deux selon le principe de sous-détermination théorisé par Duhem [La Théorie physique, son objet, sa structure, 1981], qui est devenu le fondement philosophique d’un nombre croissant d’études dans les sciences humaines. Ce principe fait rebondir le questionnement, et rend vaine toute tentative de réduction monocausale. En amont comme en aval la fermeture causaliste renvoie à une aporie dans la mesure où il n’y a que des épreuves singulières, non pas des équivalences, mais des traductions. D’autre part, à l’autre bout de la chaîne : « rien n’est en soi dicible ou indicible, tout est interprété » [Bruno Latour « Irréductions », Les Microbes : guerre et paix, 1984, p.202]. Cela conduit à la prise en compte d’un réel envisagé dans sa complexité, composé de plusieurs strates, sans priorité évidente, pris dans des hiérarchies enchevêtrées, donnant lieu à de multiples descriptions possibles. » (p.450-451)
    « Instrument d’exorcisme de la mort, [la biographie] l’introduit au cœur même de son discours, et permet symboliquement à une société de se situer en se dotant d’un langage sur le passé. » (p.452)
    -François Dosse, Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, Éditions La Découverte, 2005, 480 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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