« Pour réaliser cette étude sur le genre biogaphique, j’ai réalisé une enquête auprès de ceux qui ont des responsabilités éditoriales dans ce domaine. » (p.4)
[Introduction]
« Écrire la vie reste un horizon inaccessible, et pourtant il anime depuis toujours le désir de raconter et de comprendre. Toutes les générations ont relevé le pari biographique. Elles ont mobilisé tour à tour l’ensemble des outils d’analyse qui étaient à leur disposition. Pourtant, on réécrit sans cesse les mêmes vies, on remet sur l’établi les mêmes figures, car des trous documentaires, de nouvelles questions et de nouveaux éclairages surgissent toujours. La biographie, comme l’histoire, s’écrit d’abord au présent, dans un rapport d’implication encore plus fort, dans la mesure où se trouve requise l’empathie de celui qui écrit.
La biographie peut être une entrée privilégiée dans la restitution d’une époque avec ses rêves et ses angoisses. » (p.7)
« Discours moral d’apprentissage aux vertus, la biographie est devenue au fil du temps un discours sur l’authenticité, renvoyant à une intention de vérité de la part du biographe. Mais la tension est restée constante entre cette volonté de vérité et une narration qui doit passer par la fiction, et qui situe la biographie dans un entre-deux, un entrelacs entre fiction et réalité historique. » (p.
« On a pour habitude de distinguer deux genres : la biographie et le récit de vie. Le mot « biographie » n’apparaît que tardivement en français et dans les autres langues européennes à la fin du XVIIe siècle, ce qui ne signifie pas que la pratique biographique n’était pas déjà attestée depuis longtemps. Sa première occurrence en langue française fait référence à un projet de Bayle […] Puis, le mot fait son entrée dans l’édition de 1721 du Dictionnaire de Trévoux.
Selon Marc Fumaroli, il convient de distinguer deux grands âges de la biographie. De l’Antiquité au XVIIe siècle, ce serait le moment de l’écriture des « Vies », alors que depuis la rupture moderne, la biographie se serait imposée. Ce qui se serait fondamentalement modifié serait le mode d’élection des grands hommes, de ceux qui deviennent les sujets des biographies. Aujourd’hui, l’engouement pour la biographie aurait renvoyé les « Vies » aux oubliettes : « Le mot « Vies » fait vieux jeu, c’est un parent pauvre condamné aux maisons de retraite et aux mouroirs. Il a disparu, dès l’entre-deux-guerres, des vitrines de librairie et des couvertures de livres ». La première période qui s’est attachée aux « Vies » prend comme unité de mesure le bios, c’est-à-dire le cycle vital complet qui va de la naissance à la mort. Elles semblent concerner tout un chacun, et pourtant le filtre est sévère de ceux qui accèdent à l’immortalité. L’auteur des « Vies » n’est pourtant pas celui qui opère la sélection : le choix s’impose à lui par une sorte de décision implicite issue d’une reconnaissance collective. Une loi d’unanimité des suffrages se porte sur tel ou tel. La rupture moderne modifie ces règles d’élection […]
Daniel Madelénat, de son côté, différencie trois paradigmes successifs en différenciant la biographie classique, qui couvre la période de l’Antiquité au XVIIIe siècle ; la biographie romantique, entre la fin du XVIIIe et l’aube du XXe siècle, qui exprime un besoin nouveau d’intimité, de connaissance du cadre intérieur de la vie familiale ; enfin, la biographie moderne, qui naît du relativisme et de lecteurs à la fois plus situées historiquement et enrichies des apports de la sociologie et de la psychanalyse.
On suivra ici un parcours un peu différent. Sans nier l’évolution du genre qui subit de profondes mutations, on distinguera trois modalités d’approche biographiques : l’âge héroïque, l’âge modal et enfin l’âge herméneutique. Si l’on peut répérer une évolution chronologique entre ces trois âges, il apparaît clairement que ces trois types de traitement de la biographie peuvent se combiner, se retrouver en usage au cours d’une même période.
Le caractère hybride du genre biographique, la difficulté de le classer dans telle ou telle discipline organisée, l’écartèlement subi entre des tentations contradictoires, comme la vocation romanesque, le souci d’érudition, la tenue d’un discours modal de l’exemplarité, en ont fait un sous-genre longtemps source d’opprobe et souffrant d’un déficit de réflexion. Méprisé par le monde savant des universitaires, le genre biographique n’en aura pas moins connu un succès public qui ne s’est jamais démenti, attestant qu’il répond à un désir au-delà des fluctuations de la mode. » (p.8-9)
« Le biographe sait qu’il n’en aura jamais fini, quel que soit le nombre des sources qu’il peut exhumer. De nouvelles pistes s’ouvrent où il risque de s’enliser à chaque pas. On a pris pour habitude de distinguer les biographies à l’anglo-saxonne qui correspondent au mieux à ce souci quasi obsessionnel de suivre au jour le jour le sujet biographé dans ses moindres recoins. A l’opposé, la biographie à la française est moins ambitieuse en termes d’informations, mais elle se rapproche de la fiction par son écriture littéraire ; plus enlevée, elle assume un partis pris, une vision partielle et partiale de la figure biographée. […] Cette appropriation plonge le biographe au sein d’un univers sans extériorité. […] L’inconfort d’une telle position est souvent à l’origine d’une ambition démesurée, prométhéenne et, à la manière de Michelet, le biographe-démiurge a l’illuion de redonner la vie, de ressusciter les morts. Certes, cette volonté de faire sens, de réfléchir l’hétérogénéité et la contingence d’une vie pour en faire une unité signifiante et cohérente, porte une grande part de leurre et d’illusions. Pourtant, on dira avec Roger Dadoun que cette illusion est nécessaire. » (p.10-11)
« Le biographe doit savoir maintenir la juste distance, démarche difficile car les bouffées passionnelles ou les prises de distance objectivantes sont aussi nécessaires à sa recherche que le souci permanent de garder le cap. […]
Il faut aimer suffisamment son œuvre pour y sacrifier une longue période de sa vie, mais en même temps il a besoin de mettre une distance critique suffisante pour ne pas aller jusqu’au bout d’une identification avec un sujet autre qui risque de mettre en péril son identité […] Claude Arnaud évoque […] un thème récurrent chez la plupart des biographes, celui de l’empathie nécessaire et du désir de rendre justice. » (p.11)
« L’aventure de passion qu’est la biographie a pourtant connu une longue éclipse au regard de ce qui était considéré comme un savoir savant tout au long du XIXe et de l’essentiel du XXe siècle. Un mépris persistant a condamné le genre, sans doute trop lié à cette part accordée à l’émotion et à l’intensification de l’implication subjective. Un mur a longtemps tenu à distance le biographique de l’historique comme élément parasite pouvant venir perturber les objectifs de scientificité. Le genre a été délaissé ou plutôt abandonné à ceux que certains appellent les « mercenaires » de la biographie et dont le succès public n’a eu d’égal que le mépris dont ils faisaient l’objet du côté de la communauté savante. Ce sont les volumes du « Rêve le plus long de l’Histoire » de Benoist-Méchin, les grands souverains russes racontés par Henri Troyat, les innombrables biographies par André Castelot et Alain Decaux, par Pierre Gaxotte, par Jacques Chastenet et par bien d’autres. Les ingrédients de ces succès sont connus : un peu de sang, beaucoup de sexe, des secrets d’alcôve, des intrigues amoureuses et des bagarres d’influence, des anecdotes de toutes sortes, à condition qu’elles soient croustillantes. On peut parler de levée d’écrou depuis le début des années 1980. Les sciences humaines en général, et les historiens en particulier, redécouvrent alors les vertus d’un genre que la raison voulait ignorer. La biographie se trouve revendiquée par la muse de l’histoire. Dès le mur tombé, on assiste à une véritable explosion biographique qui s’empare des auteurs comme du public dans une fièvre collective non démentie à ce jour.
On peut dater le retournement de conjoncture de l’année 1985. C’est d’ailleurs à cette date que l’hebdomadaire professionnel de l’édition, Livres-Hebdo, consacre le seul dossier paru depuis aux « biographies », et l’enquête révèle l’engouement de tous les éditeurs, parmi les plus sérieux, pour le genre biographique. Durant la seule année 1985, 200 nouvelles biographies sont publiées par 50 maisons d’édition, et l’optimisme des éditeurs est à peu près général dans ce domaine, alors que le climat général est plutôt morose. Quatre années plus tard, en 1989, Daniel Madélénat constate qu’entre 1984 et 1989 « l’inflation saute aux yeux ». En effet, le taux de croissance des parutions des biographies est alors de 66%. Le mouvement n’a cessé de s’amplifier et le Cercle de la librairie comptabilise la parution de 611 biographies en 1996 et de 1043 en 1999, sans compter les multiples autobiographies, mémoires et confessions. Le succès est si spectaculaire que les biographies occupent les premières places dans les palmarès des meilleures ventes et les titres les plus populaires tiennent même au moins trois mois. Le paysage de la production biographique se diversifie dans ce nouveau climat plus propice à son épanouissement. Les biographies sortent de l’ornière, se nourrissent des acquis de l’histoire savante et de l’ensemble des sciences humaines. Elles deviennent même des sources d’innovation. » (p.12-14)
« Lorsque Bernard Guénée, spécialiste de l’historiographie médiévale, entreprend en 1987 de raconter la vie de quatre prélats, il relève le rapprochement en cours entre l’histoire et la biographie : « L’histoire se lasse d’être sans visage et sans saveur. Elle revient au qualitatif et au singulier. Et la biographie reprend sa place dans les genres historiques. Elle ne renie pas pour autant les liens qu’elle a toujours eus avec la morale et l’imaginaire. Prenant des formes multiples pour remplir des fonctions variées et toucher des publics divers, la biographie est plus que jamais le vieil et insaisissable Protée qu’elle a toujours été ». » (p.14)
« Ce rapprochement entre la biographie et l’histoire a trouvé un prolongement récent avec la création en 1999, dans le cadre des Rendez-Vous de l’histoire organisés chaque année dans la ville de Blois, d’un « Observatoire de la biographie historique » parrainé par les éditions Fayard dont la collection de biographies dirigée par Denis Maraval est devenue le modèle des modèles en la matière. » (p.14)
« Le genre biographique revêt cet intérêt fondamental de faire éclater l’absolution de la distinction entre un genre proprement littéraire et une dimension purement scientifique car, plus que toute autre forme d’expression, il suscite le mélange, l’hybridité et manifeste ainsi les tensions ainsi que les connivences à l’œuvre entre littérature et sciences humaines. » (p.15)
[Prologue]
« A l’époque du triomphe de l’histoire des Annales dans le domaine de l’histoire savante, la biographie historique continuait d’avoir ses éditeurs, son public de passionnés, et par là ses gros succès éditoriaux. Certes, la biographie historique n’est pas pour autant devenu un genre légitime. Elle a même souvent été décriée comme simple « historiette » pour « plumitifs » par les historiens professionnels. […] Et pourtant, la biographie historique a toujours eu la faveur d’un public fervent qui fit l’heure de gloire du couple Alain Decaux et André Castelot. Leurs ouvrages ont été relayés par les émissions de radio, de télévision et par des revues coomme Historia. Ils ont été la gloire, les deux locomotives de grandes maisons d’édition comme Perrin où les publications de Decaux se vendent autour de 100 000 exemplaires. Quant aux biographies signées par Castelot, elles avaient encore, à sa disparition, une espérance de ventes de plus de 30 000 exemplaires. » (p.17)
« [Max Gallo] parvient à dépasser en 1998 les 800 000 exemplaires avec le premier volume de sa tétralogie sur Napoléon. Son succès est révélateur de la nature hybride du genre biographique, tiraillé entre sa propension fictionnelle et son ambition d’atteindre le réel vécu. Historien, Max Gallo a toujours voulu être romancier et c’est en tant que « romancier frustré » qu’il s’est lancé dans l’écriture biographique.
Agrégé d’histoire, il fut maître-assistant à l’université de Nice jusque dans l’après-1968, soutenant une thèse de troisième cycle sur un fonds d’archives constitué de microfilms du ministère de la Propagande de l’Italie fasciste trouvé à Washington. Cette thèse, soutenue en 1968, donnera lieu à la publication d’un ouvrage déjà significatif de l’intention de Gallo. Il se libère de l’appareil critique pour se consacrer à restituer l’atmosphère de l’époque. Sa thèse dont l’intitulé est : « Contribution à l’étude des méthodes et des résultats de la propagande et de l’information de l’Italie fasciste dans l’immédiat avant-guerre (1933-1939) » devient plus simplement La Cinquième Colonne. Historien de formation, Max Gallo n’en est pas moins insatisfait du monde universitaire qui ne laisse pas place à l’expression de l’intuition et de l’émotivité : « J’avais souvent le sentiment à l’université d’avoir des mains et vivre dans un univers de manchots pour lequel le fait d’avoir des mains est un handicap, c’est-à-dire qu’écrire de manière sensible était proscrit ». De plu, le temps des incertitudes est arrivé assez vite pour Max Gallo dont la croyance en des lois de l’histoire s’effondre en cette fin des années 1960. Ne voyant plus la Raison se réaliser dans le processus historique, il ne se sent ni la force d’enseigner un savoir caduc ni celle d’enseigner des incertitudes. […] En 1969, Jean-François Revel propose à Max Gallo de s’occuper des livres d’histoire chez Robert Laffont et de remplacer Claude Manceron qui va se consacrer à l’écriture de sa grande série Les Hommes de la liberté. Il crée alors avec Georges Liébert et Emmanuel Todd une nouvelle collection, « Les Hommes et l’Histoire », dont l’axe éditorial est essentiellement biographique.
Outre son activité d’éditeur, Max Gallo se lance dans des projets d’écriture biographique titanesques, dans la solitude du coureur de fonds –il ne s’entoure d’aucun documentaliste et dédaigne l’enquête orale. Il travaille en artisan, le crayon à la main, dévorant avec boulimie toutes les sources premières qu’il trouve : correspondanes, journaux, utilisant au passage les écrits des mémorialistes. Il s’attache surtout aux grandes figures héroïques et sillonne les lignes de crête : Napoléon, de Gaulle, Victor Hugo, Jules César… Il qualifie lui-même ces biographies de « romans biographiques » ou de « biographies subjectives » : « Le point de vue que j’adopte est le point de vue du personnage que je mets en scène. Je veux avoir, d’une certaine façon, une caméra qui a un double objectif, au sens optique du mot. Je vois alors la réalité avec les yeux de mon personnage et en même temps je regarde à l’intérieur de sa psychologie. J’ai donc en même temps un objectif vers l’extérieur et un autre vers l’intérieur ».
C’est le souci de totalisation, la volonté de ne rien perdre ou le moins possible, qui justifie ce dispositif. Ce double regard n’en est pas moins confronté aux lacunes documentaires, aux trous archivistiques. Selon Max Gallo, le biographe doit faire usage de son intuition, de son imagination pour les combler et retracer un récit plein, construit, cohérent, sans lacune. Il émet alors des hypothèses en fonction de ce dont il dispose. Il ne se trouve pas dans une situation si éloignée de celle du scientifique. Son ambition est de recréer, par le récit, le mouvement d’une vie.
De ce point de vue, Max Gallo assume la position subjective maximale du biographe […] Évidemment, si le pouvoir d’évocation est aussi fort que dans un roman, il ne faut pas attendre de ses ouvrages des apports historiographiques. Spécialiste de l’époque napoléonienne, Nathalie Petiteau considère que les études de Gallo sur Napoléon véhiculent pour l’essentiel tous les éléments de la légende rose sur le personnage, mettant « l’accent sur la personnalité d’exception en un récit qui reprend tous les clichés véhiculés par la légende, sans en excepter ceux qui ont trait à son intimité. » (p.18-20)
« Le catalogue Perrin 2003 ne comporte pas moins de 259 biographies sur un total de 736 titres, soit 35% de ses publications. Quant à Tallandier, vieille maison éditoriale créée par Georges Decaux en 1865 et reprise par Jules Tallandier en 1900, elle est à l’origine de la revue de grand public Historia et s’est fait une réputation dans le domaine du roman historique et de la biographie. Ces deux éditeurs sont en pleine restructuration : l’épuisement du genre a conduit à de nouvelles orientations. De ces mutations, il ressort que chacun veut se « fayardiser », c’est-à-dire reprendre à son compte le modèle des modèles de la réussite que constitue dans ce domaine la collection animée par Denis Maraval chez Fayard. Ce modèle répond aux exigences universitaires de sérieux, de compétence savante et de légimitation académique.
La nouvelle orientation définir par Tallandier vient aussi d’une refonte des structures de la maison avec une prise de participation conséquente du Seuil. Lorsque Henri Bovet prend en charge ses responsabilités chez Tallandier au début des années 2000, il entend lui donner une nouvelle image et rompre avec son passé très marqué politiquement à droite, sinon à l’extrême droite. Partant du constant que les biographies confiée à des non-spécialistes choisis pour leur notoriété publique ne trouvent plus leur public, il entend donner à ses publications tous les gages de sérieux du métier d’historien. L’heure n’est plus à confier à un Gonzague Saint-Bris un Napoléon comme c’était encore le cas en 1999 […] La volonté d’Henri Boyet est d’installer la réputation de Tallandier sur le terrain même de Fayard, sans savoir peur de publier des biographies sur les mêmes grands personnages : « Si je publie une biographie de Louis XI, je suis sûr que cela va marcher, malgré celle de Fayard, parce que je crois que la lecture de l’amateur d’histoire est verticale. Il se passionne pour Louis XI et va lire tout ce qui paraît sur lui ». Henri Boyet connaît très bien son public car il vient aussi, comme Charles Dupêchez, du « Grand Livre du Mois » (GLM). Or, cette entreprise de vente par correspondance assure les plus grands succès avec 600 000 adhérents. C’est au GLM qu’il a participé à la création d’un « Club Histoire » de 50 000 adhérents. Henri Bovet sait que son lectorat avide de biographies historiques est là et il connaît le fichier qui révèle un public essentiellment masculin à 70%, plutôt citadin, de plus de 45 ans, désireux de se plonger dans des livres volumineux, les plus copieux possibles : « Ce sont surtout des médecins provinciaux à la retraite, donc sans formation historique préalable. Comme tous les hommes en vieillisant il délaisse la fiction pour s’intéresser à l’histoire. Son univers a tendance à se rétrécir alors que sa femme s’éclate avec ses copines, voyage de plus en plus fréquemment. Quant à lui, il reste seul et il a un vieux copain qui est lui aussi un spécialiste de Louis XI. Ils font alors de la surenchère dès qu’ils se voient et veulent tout connaître sur lui ». […] Henri Bovet insiste sur le look que doit revêtir la collection « biographie ». Pendant longtemps, on a considéré qu’il fallait en rajouter dans le genre « beaux livres » en habillant les ouvrages de reliures rigides. Le procédé est coûteux mais continue à faire la gloire de la collection Fayard. On joue le pavé par l’épaisseur du papier ainsi que par la rigidité de la couverture. L’orientation actuelle, qui entend atteindre un lectorat plus féminin, vise au contraire à ne pas exagérer le volume de l’ouvrage, à en assouplir la couverture, à donner à ces livres, qui ont une plus grande durée de vie en librairie, une meilleure visibilité de la tranche qui permet de visualiser le visage du biographé. On va aussi dans le sens d’un adoucissement des couleurs de la couverture en choississant des teintes plus pastel. » (p.21-22)
« Henri Bovet estime le point mort d’une biographie à 3000-4000 exemplaires. Il est le plus souvent atteint, mais il faut compter avec quelques échecs qui confortent l’éditeur dans le sens du classicisme et d’une simple adaptation devant les attentes de son lectorat. » (note 22 p.23)
« Spécialiste depuis toujours de cette période de la Seconde Guerre mondiale, Jean-Pierre Azéma pense, comme Anthony Rowley, qu’écrire une biographie ne peut être qu’une entreprise de la maturité. Il avait déjà songé assez tôt, lorsqu’il participait au séminaire de René Rémond, à écrire une biographie de Jean Moulin, mais il s’est convaincu que la biographie impliquait une longue familiarité avec le personnage biographé : « Il faut bien constater que, pendant une bonne trentaine d’années, la biographie, tout en continuant en France de rencontrer les faveurs du public, a connu chez les chercheurs une désaffection affichée ».
Sa biographie de Jean Moulin se présente comme une biographie politique et non comme une biographie « totale » de l’individu. » (p.26)
« [Pour Rowley :] « une biographie sans écriture n’a aucun intérêt ». » (p.27)
« Les universitaires sont à un niveau bien plus modeste qui se situe en général entre 4000 et 6000 exemplaires. Ainsi Perrin publie un nouveau Louis XI (1999) trente ans après le best-seller de Kendall [150 000 exemplaires], réalisé par le grand spécialiste du Moyen Age qu’est Jacques Heers, qui ne dépasse pas les 4500 exemplaires. Par contre, au-dessous de la barre des 4000, Anthony Rowley considère que c’est un échec dans la mesure où l’entreprise biographique est longue, exigeante et chronophage. […] Et Rowley ne surface pas toujours sur la vague des succès, il connaît comme tous des déboires. Ainsi, la publication de la biographie de Patrick Harismendy sur Sadi Carnot (1995) ou celle de Bertrand Joly sur Déroulède (1998), tous deux normaliens et agrégés, mais n’atteignant que 1000 exemplaires. » (note 38 p.27-28)
« Ce Louis XI devient le signe d’un renouveau possible du genre. La leçon du succès de Kendall est la possibilité de porter à la connaissance du grand public un savoir érudit.
Georgette Elgey, qui est alors responsable éditoriale chez Fayard, en tire les leçons et commande un Philippe le Bel au médiéviste Jean Favier, qu’il publie en 1978 et qui atteint 60 000 exemplaires. Il répond d’autant plus positivement à cette requête qu’il se dit exaspéré par les clichés qui courent sur ce roi de France […] Favier n’en est pas pour autant totalement converti au genre biographique. Il use de la métaphore bien connue des historiens qui oppose l’écume aux véritables lames de fond qui se situent dans « la mutation profonde d’une France qui sort peu à peu des structures politiques de la féodalité et qui forge lentement les rouages d’un Etat moderne ». On l’aura compris, Philippe le Bel sera donc le prétexte, une entrée à une étude centrée sur les structures politiques de la France à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Georgette Elgey commande aussi un Napoléon au spécialiste universitaire des études napoléoniennes Jean Tulard. Sa réaction est très réservée, pour ne pas dire franchement réticente : « Ce mot (biographie), en 1975, faisait encore peur. J’étais avant tout un chercheur, et même si les mots d’ordre de la Nouvelle Histoire ne m’impressionnaient guère, j’appartenais malgré tout au sérail universitaire… La biographie, on ne pouvait pas en faire à l’université ; ce n’était pas de l’histoire, mais de la littérature ». Jean Tulard donne pourtant suite à la proposition qui lui est faite, en proposant à Fayard un « Napoléon et la bourgeoisie », mais Georgette Elgey réitère sa demande : c’est une biographie qu’elle veut, un Napoléon tout court. Tulard se laisse alors convaincre par l’aventure qui aboutit en 1977 à une publication atteignant 70 000 exemplaires. Cette biographie de facture classique est animée par une thèse, celle de l’aspiration de la bourgeoisie à se trouver des sauveurs, à se livrer à de grands hommes pour défendre ses intérêts économiques. De plus, Tulard a insisté sur la necessité de la mention des sources, de bibliographies savantes et d’un état des questions laissées en suspens : « Le livre a eu un grand succès, il est même devenu l’un des best-sellers de la collection ».
Déjà forte de quelques belles réussites, la collection s’impose avec l’arrivée en 1985 de Denis Maraval qui vient de Tallandier où il était directeur littéraire depuis 1976. Claude Durand le fait venir chez Fayard pour donner un tour systématique à une collection spécialisée dans les biographies historiques. Le contexte est alors porteur dans la mesure où au milieu des années 1980 le tournant général que prennent les sciences humaines, en s’interrogeant sur la place de l’individu, favorise la sortie dur purgatoire de la biographie qui va répondre aux désirs d’un nouveau public dédaignant jusque-là le genre laissé en pâture aux amateurs d’historiettes.
Denis Maraval donne vite à la collection la solidité qu’ont ses couvertures, parvenant à convaincre les universitaires de quitter leurs chantiers classiques pour lui écrire une biographie et parmi eux les plus improbables, certains éminents représentants de l’école des Annales comme Marc Ferro, auteur d’un Pétain (1987), ou Pierre Goubert, grand maître de l’histoire quantitative démographique, tous deux a priori hostiles au genre : « J’ai fait beaucoup de maïeutique avec Pierre Goubert pour son Mazarin. Il en mourait d’envie, d’autant qu’il avait lu tout Dumas à l’âge de treize ans. Mais il sentait quelque part qu’il n’en avait pas le droit ». Lorsque la biographie de Mazarin paraît en 1990, Pierre Goubert fait part à ses lecteurs, dès l’avant-propos, de son peu d’appétence pour le genre : « Était venu le beau temps des longues biographies dont le succès a pu étonner, mais peut s’expliquer par la médiocrité ou la tristesse du contexte. On y trouvait parfois le meilleure ou le pire, plus souvent l’acceptable et le dormitif. Mises à part quelques éclatantes réussites, je n’éprouvais pour ce genre volontiers insignifiant et laudatif aucun attrait particulier. Il arriva pourtant qu’on me proposa une biographie de Mazarin : suggestion d’abord mal reçue, faut-il m’en excuser ? » Dans l’avant-propos de sa biographie, Goubert reconnaît la passion qu’il a toujours eue pour Mazarin : « Le personnage m’avait toujours fasciné ». Mais il est pour le moins étonnant de voir celui qui incarnait l’histoire démographique, quantitative, le déplacement de l’attention à propos de l’époque du Roi-Soleil vers les vingt millions de Français, s’engager dans l’aventure biographique. D’autant qu’il inscrit dans un registre très classique, succombant dès les premières pages à la tentation de s’incarner en justicier qui considère son personnage comme un héros majeur aux qualités quasiment surnaturelles. Il évoque en effet comme premier motif de sa fascination l’intelligence hors pair de Mazarin qui « surclassait tout ce qu’on pouvait observer à l’époque ». Quant au second motif de sa fascination, il tient dans la capacité de son héros à mettre un terme aux conflits qui opposaient jusque-là la France à l’Espagne et à l’Empire, en agrandissant à chaque fois le Royaume national. A partir de ces considérations, Goubert présente Mazarin comme le personnage le plus important de son siècle […] Si Goubert entend cependant délaisser le récit des innombrables anecdotes qui courent sur la vie privée du cardinal, il « osera » l’approche psychologique de celui qui est l’objet de cette biographie, malgré l’opprobe qui a frappé ce type de lecture chez les historiens des Annales. […] Goubert écrivait en 1966 dans son fameux Louis XVI et vingt millions de Français : « Louis XVI seul, enfermé dans sa majesté, n’est qu’objet de littérature ». Reprenant cette question trente ans plus tard en 1996, son angle d’approche s’est déplacé vers une attention toute particulière au personnage du roi, à son image, à ses représentations. » (p.28-31)
« A un moindre niveau, la maison Flammarion a aussi connu cette évolution qui l’a conduite de la biographie d’hommes de plume tout terrain à des exigences plus universitaires. Dans les années 1980, l’auteur de biographies par excellence chez Flammarion est le romancier Henri Troyat. Il publie une biographie à succès chaque année et en vend entre 50 000 et 80 000 exemplaires. Si Flammarion poursuit aujourd’hui ce filon de la biographie historique écrite par un littéraire, notamment par le biais de sa collection des « Biographies bleues » qui fait la part belle à Jean Orieux, ce type de traitement a atteint ses limites avec un public vieillissant et la montée d’exigences nouvelles. Chez Flammarion, Thierry Billard est responsable du secteur non fiction depuis 1999. Ayant écrit une énorme biographie de Félix Faure de plus de 1000 pages et une biographie de Paul Deschanel, il connaît bien le domaine : « Aujourd’hui, en tant qu’éditeur, je sais que ce sont des livres que je ne publierais pas ». En effet, le public ne se porte pas indifféremment sur toutes les périodes, et ce passé est à la fois trop proche et trop lointain. Certaines périodes plus éloignées comme le XVIIe ou le XVIIIe siècle trouvent davantage d’écho, mais « ce qui se déroule sous la IIIe ou la IVe République conduit à la catastrophe ». » (p.33-34)
« Il est plus difficile de trouver un public pour les biographies littéraires. Ainsi, la volumineuse biographie de Musset publiée par le talentueux Franck Lestringant, malgré un prix littéraire, ne parvient pas à atteindre 5000 exemplaires vendus. » (p.35)
« Une grande maison comme Gallimard ne pouvait rester en marge de cet engouement collectif pour la biographie. D’où la création de la collection « NRF-biographies » en 1988 et surtout sa dynamisation avec l’arrivée de Georges Liébert en 1995. Lorsqu’il arrive chez Gallimard, Liébert a déjà derrière lui une longue expérience d’éditeur, chez Laffont d’abord où il travaille en 1977, puis chez Hachette où il dirige la collection « Pluriel » jusqu’en 1989. […]
Selon lui, la qualité majeure requise pour une biographie est sa capacité d’empathie à laquelle il faut ajouter les qualités stylistiques d’un écrivain. Il estime d’ailleurs que la biographie ne requiert pas moins de capacité d’imagination que le roman. Ses auteurs sont donc davantage des littéraires que des universitaires. C’est le cas par exemple pour ce qu’il estime être le chef-d’œuvre de la collection, le Cocteau écrit par l’écrivain Claude Arnaud : « Les bons biographes sont rares. Il y a beaucoup d’honorables historiens, mais très peu de bons biographes parce que cela demande d’autres qualités. Il faut rentrer dans la personnalité de quelqu’un, habiter quelqu’un, c’est-à-dire être habité par lui. » (p.37)
« [Liébert] confie la réalisation de cette biographie au disciple de Furet, Patrice Gueniffey : « François Furet s’était mis à écrire une biographie de Napoléon lorsque la mort l’a atteint. Nous étions allés ensemble sur l’île d’Aix, l’endroit où Napoléon a passé ses derniers moments sur le territoire français, pas loin de La Rochelle, et ensuite il est allé en Corse avec Antoine Casanova sur les lieux où Bonaparte avait vécu enfant puis adolescent ». […] Le projet inabouti de biographie rebondit avec la proposition de Liébert au disciple de Furet : « Je lui ai fait la proposition de prendre Napoléon à bras-le-corps car il faut remonter à la biographie de Bainville de 1931 pour lire une bonne biographie du personnage ». » (p.38)
« Cette évolution assez générale du monde de l’édition vers le modèle « Fayard », vers des biographies solides, charpentées, avec appareil critique et placées sous l’autorité d’universitaires, souffre quelques exceptions telles que la politique éditoriale suivie en la matière par Abel Gerschenfeld chez Robert Laffont. » (p.38)
« Le grand auteur de la maison Pygmalion est Georges Bordonove qui a réalisé à lui seul la publication des « Rois qui ont fait la France ». Chacun de ses volumes se vend entre 20 000 et 50 000 exemplaires. En 1996, dans un autre registre, Pygmalion réalise une véritable performance avec la spécialiste de l’Égypte ancienne, Christiane Desroches-Noblecourt, dont la biographie Ramsès II atteint les 200 000 exemplaires vendus en librairie. » (p.40)
« Dans le domaine la biographie intellectuelle, François Azouvi poursuivit un travail de publication qui se situe à l’interface de l’histoire de la philosophie et du genre biographique d’abord chez Calmann-Lévy, puis chez Bayard et enfin chez Stock. Philosophe, François Azouvi publie lui-même chez Fayard un Descartes novateur dans lequel il s’interroge sur la singulière identification des Français à l’auteur du Discours de la méthode. Ce qui est devenu un lieu commun, le caractère « cartésien » des Français, n’a pas toujours été de l’ordre de l’évidence. […]
Les biographies [d’auteurs] qu’il a publiées chez Calmann-Lévy sont exclusivement des biographies intellectuelles, essentiellement de philosophes […] Par ailleurs, la corporation des philosophes reste particulièrement réticente face au genre biographique qu’elle continue à traiter avec le plus grand mépris. Le fait qu’aucune grande revue de philosophie n’ait jugé utile de recenser les publications de biographies de philosophes de la collection d’Azouvi est très significatif de cette attitude. Celle-ci est encore renforcée par une hostilité assez générale des philosophes vis-à-vis de la dimension historique : « Une grande partie de mes collèges philosophes et même historiens de la philosophie ont un rapport à l’historique très ambigu, sur le mode de la dénégation. L’historique étant ce qui use et ce qui contredit la vocation universaliste de la philosophie, et par conséquent ce qui la particularise, ce qui la fait sortir de sa posture éterniste et universaliste, elle est très mal perçue par les philosophes ». Si certains philosophes se sont, malgré tout, laissé tenter par le pari biographique, le plus souvent ils l’ont fait parce qu’ils n’avaient plus rien à prouver, ayant l’essentiel de leur œuvre reconnu derrière eux, comme Jacques d’Hondt ou Xavier Tilliette. » (p.43-44)
« Les biographies publiées par François Azouvi chez Calmann-Lévy ont rencontré, malgré les résistances du milieu, leur public puisque les tirages ont été de l’ordre de 3000 à 5000 exemplaires. » (p.46)
« Une collection récente, animée par l’historien Nicolas Offenstadt aux Presses de Science-Po, « Références/Facettes », atteste la possibilité d’innover dans le domaine de la biographie. Comme c’est le cas en général, la mutation du regard émane de la périphérie car Science-Po n’a pas de tradition à gérer dans ce secteur. Bertrand Badie, directeur éditorial, demande en 1999 à son ancien étudiant Nicolas Offenstadt s’il est intéressé par l’idée de participer à une équipe dont l’objectif serait d’animer une collection de biographies : « Moi, la biographie classique, c’était quelque chose qui ne me plaisait pas. J’avais été formé à l’histoire/sciences sociales. C’était donc plutôt un repoussoir, et en même temps j’avais à en lire ». Une petite équipe de six personnes se met en place autour de Bertrand Badie avec Mireille Perche, directeur littéraire des Presses. Mais il n’en ressort rien d’autre que l’idée de faire des biographies classiques. Nicolas Offenstadt n’est en aucun cas intéressé par le fait de se lancer dans un projet qui reviendrait à faire une imitation de Fayard avec moins de moyens : « Je propose donc une conception de la biographie que j’avais à partir de mes lectures en sciences sociales : l’article de Bourdieu, celui de Giovanni Levi, avec la conviction que la biographie ne pouvait plus être un récit linéaire d’une vie ». Sa proposition retient immédiatement l’attention et séduit Bertrand Badie qui lui donne carte blanche. A trente-deux ans, voilà Nicolas Offenstadt le pied à l’étrier avec une totale liberté, à l’origine de cette collection « Facettes » qui voit le jour avec trois titres publiés en 2000 : un Maurras, un Marc Bloch et un Thorez. […] Le texte très critique de Pierre Bourdieu « L’illusion biographique », dénonçant des reconstructions après coup de cohérences factices, est décisif pour Offenstadt dans la définition de son projet : « Mon idée était qu’on ne pouvait plus faire comme si cette critique n’existait pas ». Outre cette inspiration d’ordre sociologique, Offenstadt est séduit par certaines tentatives originales dans le domaine de l’écriture biographique et provenant d’historiens. En tant que médiéviste, il est surtout sensible à l’apport du Saint Louis de Jacques Le Goff, le Kantorowicz d’Alain Boureau et le Arnaud de Brescia d’Arsenio Frugoni. Par la position marginale des presses de Science-Po dans ce domaine et par l’absence de contraintes commerciales fortes, il est possible de donner un tour un peu systématique à ces innovations déconstructrices. Sur ce plan, l’enjeu est modeste puisque les tirages restent limités à 2000 exemplaires, les ventes moyennes se situant à 1000 exemplaires. Le lectorat visé est très différent du public ciblé par les grands éditeurs de biographies. La collection suscite tout de suite une curiosité et trouve essentiellement écho dans le monde universitaire. […] Là où la tradition se retrouve au cœur même de cette entreprise innovane, c’est dans le choix des biographés, qui sont pour l’essentiel des hommes illustres, avec une dominante qui tient au lieu d’édition, des hommes politiques. Après les trois premières publications, sont en effet parus, entre autres, un Gandhi, un Hô Chi Minh, un Garibaldi, un Bismarck. » (p.46-48)
« Collection récente et dynamique lancée par la jeune historienne Sophie Bajard, chez Payot. Spécialiste d’histoire moderne et d’histoire de l’art, elle arrive chez Payot en 1997, une biographie sous le bras, et ressort de sa rencontre avec la direction de la maison éditoriale responsable de la relance d’une collection un peu systématique de biographies historiques : « Je n’avais pas de passion particulière pour la biographie, c’est l’histoire qui me passionne ». Son modèle en matière biographique est le Saint Louis de Jacques Le Goff car elle récuse la fausse linéarité qui conduit de la naissance à la mort d’un sujet et lui préfère des ouvrages problématisés. Son catalogue d’une vingtaine de titres en 2004 fait apparaître une large ouverture internationale, une dominante médiévale et moderne. Sur la couverture, un sous-titre indique à chaque fois qu’il s’agit d’une biographie qui part d’un problème d’ordre historique. Pour autant, son désir d’innovation reste limité par la contrainte commerciale et la nécessité de parvenir à une moyenne de ventes de 3000 exemplaires par titre publié.
Sophie Bajard réussit à convaincre des historiens expérimentés pour son projet, assurant par leur nom le succès de leurs ouvrages, comme Claude Mossé ou Bartolémé Bennassar. » (p.49)
« La concurrence est âpre sur le front de la biographie et tous les postulants ne jouent pas gagnants. » (p.50)
[Chap.1 « La biographie, un genre impur »]
« Genre hybride, la biographie se situe en tension constante entre une volonté de reproduire un vécu réel passé selon les règles de la mimesis, et en même temps le pôle imaginatif du biographe qui doit recréer un univers perdu selon son intuition et ses capacités créatives. Cette tension n’est certes pas le propre de la biographie, on la retrouve chez l’historien confronté à l’acte même de faire de l’histoire, mais elle est portée à son paroxysme dans le genre biographique qui relève à la fois de la dimension historique et de la dimension fictionnelle. […]
Reprenant et discutant la notion d’ « unité narrative d’une vie » dont parle MacIntyre, Paul Ricoeur rappelle qu’il faut voir dans cette notion « un mixte instable entre fabulation et expérience vive ». Le secours de fiction pour le travail biographique est en effet inévitable dans la mesure où il est impossible de restituer la richesse et la complexité de la vie réelle. Non seulement le biographe doit faire appel à son imagination devant le caractère lacunaire de sa documentation et les trous temporels qu’il s’efforce de combler, mais la vie elle-même est un tissage constant de mémoire et d’oubli. Penser tout ramener à la lumière est donc à la fois l’ambition qui guide le biographe et une aporie qui le condamne à l’échec. » (p.57)
« Le genre biographique est de fait condamné à couvrir un domaine instable pris entre deux écueils, ce qu’exprime avec clarté le biographe américain de Louis XI, Paul Murray Kendall : « La définition exclut des ouvrages situés aux deux extrémités du spectre biographique : la biographie « romancée » simule la vie, mais ne respecte pas les matériaux dont elle dispose, tandis que la biographie gorgée de faits, issue de l’école bavarde de l’érudition-compilation, adore les matériaux, mais ne simule pas une vie. Entre les deux s’étend l’impossible artisanat de la vraie biographie ». De cette tension résulte une ambivalence du genre biographique qui sert à la fois à l’érudit pour vérifier la véracité de tel ou tel fait particulier et qui trouve donc dans ces grosses sommes biographiques de quoi le renseigner utilement avec des documents de première main. En même temps, le genre est particulièrement prisé par un public populaire qui en a fait une occasion de rêver et n’a nullement l’intention de s’encombrer de lourdes références. » (p.62)
« En Angleterre, le modèle consacré repose sur des bases très factuelles. Il remonte à la fin du XVIIIe siècle et donne lieu àce qu’on appelle la biographie à l’anglo-saxonne, celle où il ne manque pas un bouton de guêtre, comme c’est le cas avec la vie du docteur Samuel Johnson écrite par James Boswell.
C’est dans l’arrière-boutique d’un libraire de Londres que l’Écossais Boswell fait la connaissance de l’homme de lettres, lexicographe, poète et critique Samuel Johnson qui devient son ami. Pendant vingt ans, il transcrit tous les accès d’humeur, les boutades, les jugements à l’emporte-pièce de Johnson, et les éclats de ce personnage à la fois hypocondriaque, mélancolique et très autoritaire. Il en ressort une chronique ou un « témoignage » sur un grand homme qui déroule les années une à une au plus près de la vie du personnage, restituant ses dires et ses notes, ses lettres égrénées au fil du temps […] pour en faire une biographie vivante : « Je ne connais pas de méthode de biographie plus parfaite que celle qui consiste non seulement à relier entre eux, et suivant l’ordre dans lequel ils se sont produits, les événements les plus importants de la vie d’un homme, mais à les entremêler à ce qu’il a pu dire, penser, écrire ; méthode qui permet au lecteur de le voir vivre, et de vivre avec lui chacun des événements importants ». Le génie du biographe qu’est Boswell se situe dans les reconfigurations, et les multiples agencements de matériaux accumulés.
Au milieu du XIXe siècle, le modèle Boswell s’efface au profit d’une domination sans partage de ce qu’on appelle la biographie victorienne, qui se déploie dans d’étroites contraintes moralisantes. Œuvre d’édification, la biographie de cette époque est assimilable à l’hagiographie. Elle diffuse des « vies » autorisées, sources de respectabilité, expurgées de tout élément pouvant nuire à la bonne moralité. En général, ces biographies sont écrites par les proches du biographé qui ne retiennent de sa vie que ce qui peut apparaître édifiant. Cette écriture ne donne lieu à aucune distance critique, installant le lecteur dans une relation de révérance quasi religieuse.
Toute l’œuvre de Virginia Woolf s’oppose à ce mode d’écriture biographique. Elle perçoit avec une intensité particulière le caractère ambivalent et oxymorique du genre –un roman vrai. Ce caractère impur séduit Virginia Woolf, et elle écrit elle-même trois biographies : Orlando (1928), Flush (1933) qui relèvent davantage du genre romanesque et Roger Fly qui porte son attention sur la dimension proprement biographique de la vie attestée (1940). La biographie est-elle un art ? se demande-t-elle. Elle considère la biographie, à la manière de Richard Holmes, comme un genre transversal, né d’une union incestueuse entre la science et la fiction : « La biographie est un genre bâtard, sans pedigree, né du mariage contre nature de la fiction et des faits, en conséquence de quoi, c’est un genre qui résiste et ne cesse de poser question » [Richard Holmes, « Biography : Inventing the Truth », dans John Batchelor (éd.), The Art of Literacy Biography, Oxford, Clarendon, 1995, p.67]. Virginia Woolf se félicite de l’émergence d’une conjonction plus libre, moins engoncée dans les rets de la morale victorienne, qui s’impose au début du XXe siècle. Celle-ci se donne pour objectif de saisir la vérité du personnage en rompant avec le silence pudique qui entourait jusque-là sa sphère privée. La réussite ou l’échec de l’entreprise biographique dépend alors, selon Virginia Woolf, de la capacité du biographe à bien « doser » la part fictionnelle et la part factuelle. » (p.63-65)
« Le biographie se situe dans une relation de plus ou moins grande proximité par rapport au personnage biographé, entre l’omniscience peu propice au genre et l’extériorité totale, tout aussi inappropriée. » (p.70)
« La volonté de rendre plus efficace le récit peut conduire à rompre la linéarité chronologique et à jouer de la multiplication des voix narratives qui participent de plusieurs registres de temporalité. Le plus souvent, le biographe s’emploie à faire alterner des chapitres à tonalité diachronique et des chapitres à tonalité thématique. Il en résulte un récit composite qui s’efforce de retrouver deux cohérences aux temporalités différentes, celle de la logique propre à la succession événementielle et celle qui relève de l’unité de la personne que le biographe restitue. La narration biographique n’est donc pas, comme le souligne Madelénat, homogène. Elle est au contraire une construction inéluctablement composite, une fabrication de récits d’ordre différent enchevêtrés les uns les autres. Elle est en cela semblable à l’écriture historienne et romanesque. » (p.70-71)
« Le pôle romanesque est consubantiel au genre biographique qui porte en lui un inéluctable et impossible amalgame. » (p.72)
« Ce désir de cerner l’individu au plus près de ses contours a fait le succès d’une écriture du minuscule, de l’infime, de l’apparemment insignifiant. C’est le cas aussi bien chez les historiens que chez les romanciers. […] Là où les vies de héros et de saints étaient dans le « plein », dans l’adéquation du désir et de sa réalisation, on est plutôt, avec Michon, dans les déliés des exigences existentielles confrontées à des échecs répétés. » (p.73)
[évoque le rapport de Chateaubriand, Stefan Zweig, Marcel Proust, à la biographie]
-François Dosse, Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, Éditions La Découverte, 2005, 480 pages.
[Introduction]
« Écrire la vie reste un horizon inaccessible, et pourtant il anime depuis toujours le désir de raconter et de comprendre. Toutes les générations ont relevé le pari biographique. Elles ont mobilisé tour à tour l’ensemble des outils d’analyse qui étaient à leur disposition. Pourtant, on réécrit sans cesse les mêmes vies, on remet sur l’établi les mêmes figures, car des trous documentaires, de nouvelles questions et de nouveaux éclairages surgissent toujours. La biographie, comme l’histoire, s’écrit d’abord au présent, dans un rapport d’implication encore plus fort, dans la mesure où se trouve requise l’empathie de celui qui écrit.
La biographie peut être une entrée privilégiée dans la restitution d’une époque avec ses rêves et ses angoisses. » (p.7)
« Discours moral d’apprentissage aux vertus, la biographie est devenue au fil du temps un discours sur l’authenticité, renvoyant à une intention de vérité de la part du biographe. Mais la tension est restée constante entre cette volonté de vérité et une narration qui doit passer par la fiction, et qui situe la biographie dans un entre-deux, un entrelacs entre fiction et réalité historique. » (p.
« On a pour habitude de distinguer deux genres : la biographie et le récit de vie. Le mot « biographie » n’apparaît que tardivement en français et dans les autres langues européennes à la fin du XVIIe siècle, ce qui ne signifie pas que la pratique biographique n’était pas déjà attestée depuis longtemps. Sa première occurrence en langue française fait référence à un projet de Bayle […] Puis, le mot fait son entrée dans l’édition de 1721 du Dictionnaire de Trévoux.
Selon Marc Fumaroli, il convient de distinguer deux grands âges de la biographie. De l’Antiquité au XVIIe siècle, ce serait le moment de l’écriture des « Vies », alors que depuis la rupture moderne, la biographie se serait imposée. Ce qui se serait fondamentalement modifié serait le mode d’élection des grands hommes, de ceux qui deviennent les sujets des biographies. Aujourd’hui, l’engouement pour la biographie aurait renvoyé les « Vies » aux oubliettes : « Le mot « Vies » fait vieux jeu, c’est un parent pauvre condamné aux maisons de retraite et aux mouroirs. Il a disparu, dès l’entre-deux-guerres, des vitrines de librairie et des couvertures de livres ». La première période qui s’est attachée aux « Vies » prend comme unité de mesure le bios, c’est-à-dire le cycle vital complet qui va de la naissance à la mort. Elles semblent concerner tout un chacun, et pourtant le filtre est sévère de ceux qui accèdent à l’immortalité. L’auteur des « Vies » n’est pourtant pas celui qui opère la sélection : le choix s’impose à lui par une sorte de décision implicite issue d’une reconnaissance collective. Une loi d’unanimité des suffrages se porte sur tel ou tel. La rupture moderne modifie ces règles d’élection […]
Daniel Madelénat, de son côté, différencie trois paradigmes successifs en différenciant la biographie classique, qui couvre la période de l’Antiquité au XVIIIe siècle ; la biographie romantique, entre la fin du XVIIIe et l’aube du XXe siècle, qui exprime un besoin nouveau d’intimité, de connaissance du cadre intérieur de la vie familiale ; enfin, la biographie moderne, qui naît du relativisme et de lecteurs à la fois plus situées historiquement et enrichies des apports de la sociologie et de la psychanalyse.
On suivra ici un parcours un peu différent. Sans nier l’évolution du genre qui subit de profondes mutations, on distinguera trois modalités d’approche biographiques : l’âge héroïque, l’âge modal et enfin l’âge herméneutique. Si l’on peut répérer une évolution chronologique entre ces trois âges, il apparaît clairement que ces trois types de traitement de la biographie peuvent se combiner, se retrouver en usage au cours d’une même période.
Le caractère hybride du genre biographique, la difficulté de le classer dans telle ou telle discipline organisée, l’écartèlement subi entre des tentations contradictoires, comme la vocation romanesque, le souci d’érudition, la tenue d’un discours modal de l’exemplarité, en ont fait un sous-genre longtemps source d’opprobe et souffrant d’un déficit de réflexion. Méprisé par le monde savant des universitaires, le genre biographique n’en aura pas moins connu un succès public qui ne s’est jamais démenti, attestant qu’il répond à un désir au-delà des fluctuations de la mode. » (p.8-9)
« Le biographe sait qu’il n’en aura jamais fini, quel que soit le nombre des sources qu’il peut exhumer. De nouvelles pistes s’ouvrent où il risque de s’enliser à chaque pas. On a pris pour habitude de distinguer les biographies à l’anglo-saxonne qui correspondent au mieux à ce souci quasi obsessionnel de suivre au jour le jour le sujet biographé dans ses moindres recoins. A l’opposé, la biographie à la française est moins ambitieuse en termes d’informations, mais elle se rapproche de la fiction par son écriture littéraire ; plus enlevée, elle assume un partis pris, une vision partielle et partiale de la figure biographée. […] Cette appropriation plonge le biographe au sein d’un univers sans extériorité. […] L’inconfort d’une telle position est souvent à l’origine d’une ambition démesurée, prométhéenne et, à la manière de Michelet, le biographe-démiurge a l’illuion de redonner la vie, de ressusciter les morts. Certes, cette volonté de faire sens, de réfléchir l’hétérogénéité et la contingence d’une vie pour en faire une unité signifiante et cohérente, porte une grande part de leurre et d’illusions. Pourtant, on dira avec Roger Dadoun que cette illusion est nécessaire. » (p.10-11)
« Le biographe doit savoir maintenir la juste distance, démarche difficile car les bouffées passionnelles ou les prises de distance objectivantes sont aussi nécessaires à sa recherche que le souci permanent de garder le cap. […]
Il faut aimer suffisamment son œuvre pour y sacrifier une longue période de sa vie, mais en même temps il a besoin de mettre une distance critique suffisante pour ne pas aller jusqu’au bout d’une identification avec un sujet autre qui risque de mettre en péril son identité […] Claude Arnaud évoque […] un thème récurrent chez la plupart des biographes, celui de l’empathie nécessaire et du désir de rendre justice. » (p.11)
« L’aventure de passion qu’est la biographie a pourtant connu une longue éclipse au regard de ce qui était considéré comme un savoir savant tout au long du XIXe et de l’essentiel du XXe siècle. Un mépris persistant a condamné le genre, sans doute trop lié à cette part accordée à l’émotion et à l’intensification de l’implication subjective. Un mur a longtemps tenu à distance le biographique de l’historique comme élément parasite pouvant venir perturber les objectifs de scientificité. Le genre a été délaissé ou plutôt abandonné à ceux que certains appellent les « mercenaires » de la biographie et dont le succès public n’a eu d’égal que le mépris dont ils faisaient l’objet du côté de la communauté savante. Ce sont les volumes du « Rêve le plus long de l’Histoire » de Benoist-Méchin, les grands souverains russes racontés par Henri Troyat, les innombrables biographies par André Castelot et Alain Decaux, par Pierre Gaxotte, par Jacques Chastenet et par bien d’autres. Les ingrédients de ces succès sont connus : un peu de sang, beaucoup de sexe, des secrets d’alcôve, des intrigues amoureuses et des bagarres d’influence, des anecdotes de toutes sortes, à condition qu’elles soient croustillantes. On peut parler de levée d’écrou depuis le début des années 1980. Les sciences humaines en général, et les historiens en particulier, redécouvrent alors les vertus d’un genre que la raison voulait ignorer. La biographie se trouve revendiquée par la muse de l’histoire. Dès le mur tombé, on assiste à une véritable explosion biographique qui s’empare des auteurs comme du public dans une fièvre collective non démentie à ce jour.
On peut dater le retournement de conjoncture de l’année 1985. C’est d’ailleurs à cette date que l’hebdomadaire professionnel de l’édition, Livres-Hebdo, consacre le seul dossier paru depuis aux « biographies », et l’enquête révèle l’engouement de tous les éditeurs, parmi les plus sérieux, pour le genre biographique. Durant la seule année 1985, 200 nouvelles biographies sont publiées par 50 maisons d’édition, et l’optimisme des éditeurs est à peu près général dans ce domaine, alors que le climat général est plutôt morose. Quatre années plus tard, en 1989, Daniel Madélénat constate qu’entre 1984 et 1989 « l’inflation saute aux yeux ». En effet, le taux de croissance des parutions des biographies est alors de 66%. Le mouvement n’a cessé de s’amplifier et le Cercle de la librairie comptabilise la parution de 611 biographies en 1996 et de 1043 en 1999, sans compter les multiples autobiographies, mémoires et confessions. Le succès est si spectaculaire que les biographies occupent les premières places dans les palmarès des meilleures ventes et les titres les plus populaires tiennent même au moins trois mois. Le paysage de la production biographique se diversifie dans ce nouveau climat plus propice à son épanouissement. Les biographies sortent de l’ornière, se nourrissent des acquis de l’histoire savante et de l’ensemble des sciences humaines. Elles deviennent même des sources d’innovation. » (p.12-14)
« Lorsque Bernard Guénée, spécialiste de l’historiographie médiévale, entreprend en 1987 de raconter la vie de quatre prélats, il relève le rapprochement en cours entre l’histoire et la biographie : « L’histoire se lasse d’être sans visage et sans saveur. Elle revient au qualitatif et au singulier. Et la biographie reprend sa place dans les genres historiques. Elle ne renie pas pour autant les liens qu’elle a toujours eus avec la morale et l’imaginaire. Prenant des formes multiples pour remplir des fonctions variées et toucher des publics divers, la biographie est plus que jamais le vieil et insaisissable Protée qu’elle a toujours été ». » (p.14)
« Ce rapprochement entre la biographie et l’histoire a trouvé un prolongement récent avec la création en 1999, dans le cadre des Rendez-Vous de l’histoire organisés chaque année dans la ville de Blois, d’un « Observatoire de la biographie historique » parrainé par les éditions Fayard dont la collection de biographies dirigée par Denis Maraval est devenue le modèle des modèles en la matière. » (p.14)
« Le genre biographique revêt cet intérêt fondamental de faire éclater l’absolution de la distinction entre un genre proprement littéraire et une dimension purement scientifique car, plus que toute autre forme d’expression, il suscite le mélange, l’hybridité et manifeste ainsi les tensions ainsi que les connivences à l’œuvre entre littérature et sciences humaines. » (p.15)
[Prologue]
« A l’époque du triomphe de l’histoire des Annales dans le domaine de l’histoire savante, la biographie historique continuait d’avoir ses éditeurs, son public de passionnés, et par là ses gros succès éditoriaux. Certes, la biographie historique n’est pas pour autant devenu un genre légitime. Elle a même souvent été décriée comme simple « historiette » pour « plumitifs » par les historiens professionnels. […] Et pourtant, la biographie historique a toujours eu la faveur d’un public fervent qui fit l’heure de gloire du couple Alain Decaux et André Castelot. Leurs ouvrages ont été relayés par les émissions de radio, de télévision et par des revues coomme Historia. Ils ont été la gloire, les deux locomotives de grandes maisons d’édition comme Perrin où les publications de Decaux se vendent autour de 100 000 exemplaires. Quant aux biographies signées par Castelot, elles avaient encore, à sa disparition, une espérance de ventes de plus de 30 000 exemplaires. » (p.17)
« [Max Gallo] parvient à dépasser en 1998 les 800 000 exemplaires avec le premier volume de sa tétralogie sur Napoléon. Son succès est révélateur de la nature hybride du genre biographique, tiraillé entre sa propension fictionnelle et son ambition d’atteindre le réel vécu. Historien, Max Gallo a toujours voulu être romancier et c’est en tant que « romancier frustré » qu’il s’est lancé dans l’écriture biographique.
Agrégé d’histoire, il fut maître-assistant à l’université de Nice jusque dans l’après-1968, soutenant une thèse de troisième cycle sur un fonds d’archives constitué de microfilms du ministère de la Propagande de l’Italie fasciste trouvé à Washington. Cette thèse, soutenue en 1968, donnera lieu à la publication d’un ouvrage déjà significatif de l’intention de Gallo. Il se libère de l’appareil critique pour se consacrer à restituer l’atmosphère de l’époque. Sa thèse dont l’intitulé est : « Contribution à l’étude des méthodes et des résultats de la propagande et de l’information de l’Italie fasciste dans l’immédiat avant-guerre (1933-1939) » devient plus simplement La Cinquième Colonne. Historien de formation, Max Gallo n’en est pas moins insatisfait du monde universitaire qui ne laisse pas place à l’expression de l’intuition et de l’émotivité : « J’avais souvent le sentiment à l’université d’avoir des mains et vivre dans un univers de manchots pour lequel le fait d’avoir des mains est un handicap, c’est-à-dire qu’écrire de manière sensible était proscrit ». De plu, le temps des incertitudes est arrivé assez vite pour Max Gallo dont la croyance en des lois de l’histoire s’effondre en cette fin des années 1960. Ne voyant plus la Raison se réaliser dans le processus historique, il ne se sent ni la force d’enseigner un savoir caduc ni celle d’enseigner des incertitudes. […] En 1969, Jean-François Revel propose à Max Gallo de s’occuper des livres d’histoire chez Robert Laffont et de remplacer Claude Manceron qui va se consacrer à l’écriture de sa grande série Les Hommes de la liberté. Il crée alors avec Georges Liébert et Emmanuel Todd une nouvelle collection, « Les Hommes et l’Histoire », dont l’axe éditorial est essentiellement biographique.
Outre son activité d’éditeur, Max Gallo se lance dans des projets d’écriture biographique titanesques, dans la solitude du coureur de fonds –il ne s’entoure d’aucun documentaliste et dédaigne l’enquête orale. Il travaille en artisan, le crayon à la main, dévorant avec boulimie toutes les sources premières qu’il trouve : correspondanes, journaux, utilisant au passage les écrits des mémorialistes. Il s’attache surtout aux grandes figures héroïques et sillonne les lignes de crête : Napoléon, de Gaulle, Victor Hugo, Jules César… Il qualifie lui-même ces biographies de « romans biographiques » ou de « biographies subjectives » : « Le point de vue que j’adopte est le point de vue du personnage que je mets en scène. Je veux avoir, d’une certaine façon, une caméra qui a un double objectif, au sens optique du mot. Je vois alors la réalité avec les yeux de mon personnage et en même temps je regarde à l’intérieur de sa psychologie. J’ai donc en même temps un objectif vers l’extérieur et un autre vers l’intérieur ».
C’est le souci de totalisation, la volonté de ne rien perdre ou le moins possible, qui justifie ce dispositif. Ce double regard n’en est pas moins confronté aux lacunes documentaires, aux trous archivistiques. Selon Max Gallo, le biographe doit faire usage de son intuition, de son imagination pour les combler et retracer un récit plein, construit, cohérent, sans lacune. Il émet alors des hypothèses en fonction de ce dont il dispose. Il ne se trouve pas dans une situation si éloignée de celle du scientifique. Son ambition est de recréer, par le récit, le mouvement d’une vie.
De ce point de vue, Max Gallo assume la position subjective maximale du biographe […] Évidemment, si le pouvoir d’évocation est aussi fort que dans un roman, il ne faut pas attendre de ses ouvrages des apports historiographiques. Spécialiste de l’époque napoléonienne, Nathalie Petiteau considère que les études de Gallo sur Napoléon véhiculent pour l’essentiel tous les éléments de la légende rose sur le personnage, mettant « l’accent sur la personnalité d’exception en un récit qui reprend tous les clichés véhiculés par la légende, sans en excepter ceux qui ont trait à son intimité. » (p.18-20)
« Le catalogue Perrin 2003 ne comporte pas moins de 259 biographies sur un total de 736 titres, soit 35% de ses publications. Quant à Tallandier, vieille maison éditoriale créée par Georges Decaux en 1865 et reprise par Jules Tallandier en 1900, elle est à l’origine de la revue de grand public Historia et s’est fait une réputation dans le domaine du roman historique et de la biographie. Ces deux éditeurs sont en pleine restructuration : l’épuisement du genre a conduit à de nouvelles orientations. De ces mutations, il ressort que chacun veut se « fayardiser », c’est-à-dire reprendre à son compte le modèle des modèles de la réussite que constitue dans ce domaine la collection animée par Denis Maraval chez Fayard. Ce modèle répond aux exigences universitaires de sérieux, de compétence savante et de légimitation académique.
La nouvelle orientation définir par Tallandier vient aussi d’une refonte des structures de la maison avec une prise de participation conséquente du Seuil. Lorsque Henri Bovet prend en charge ses responsabilités chez Tallandier au début des années 2000, il entend lui donner une nouvelle image et rompre avec son passé très marqué politiquement à droite, sinon à l’extrême droite. Partant du constant que les biographies confiée à des non-spécialistes choisis pour leur notoriété publique ne trouvent plus leur public, il entend donner à ses publications tous les gages de sérieux du métier d’historien. L’heure n’est plus à confier à un Gonzague Saint-Bris un Napoléon comme c’était encore le cas en 1999 […] La volonté d’Henri Boyet est d’installer la réputation de Tallandier sur le terrain même de Fayard, sans savoir peur de publier des biographies sur les mêmes grands personnages : « Si je publie une biographie de Louis XI, je suis sûr que cela va marcher, malgré celle de Fayard, parce que je crois que la lecture de l’amateur d’histoire est verticale. Il se passionne pour Louis XI et va lire tout ce qui paraît sur lui ». Henri Boyet connaît très bien son public car il vient aussi, comme Charles Dupêchez, du « Grand Livre du Mois » (GLM). Or, cette entreprise de vente par correspondance assure les plus grands succès avec 600 000 adhérents. C’est au GLM qu’il a participé à la création d’un « Club Histoire » de 50 000 adhérents. Henri Bovet sait que son lectorat avide de biographies historiques est là et il connaît le fichier qui révèle un public essentiellment masculin à 70%, plutôt citadin, de plus de 45 ans, désireux de se plonger dans des livres volumineux, les plus copieux possibles : « Ce sont surtout des médecins provinciaux à la retraite, donc sans formation historique préalable. Comme tous les hommes en vieillisant il délaisse la fiction pour s’intéresser à l’histoire. Son univers a tendance à se rétrécir alors que sa femme s’éclate avec ses copines, voyage de plus en plus fréquemment. Quant à lui, il reste seul et il a un vieux copain qui est lui aussi un spécialiste de Louis XI. Ils font alors de la surenchère dès qu’ils se voient et veulent tout connaître sur lui ». […] Henri Bovet insiste sur le look que doit revêtir la collection « biographie ». Pendant longtemps, on a considéré qu’il fallait en rajouter dans le genre « beaux livres » en habillant les ouvrages de reliures rigides. Le procédé est coûteux mais continue à faire la gloire de la collection Fayard. On joue le pavé par l’épaisseur du papier ainsi que par la rigidité de la couverture. L’orientation actuelle, qui entend atteindre un lectorat plus féminin, vise au contraire à ne pas exagérer le volume de l’ouvrage, à en assouplir la couverture, à donner à ces livres, qui ont une plus grande durée de vie en librairie, une meilleure visibilité de la tranche qui permet de visualiser le visage du biographé. On va aussi dans le sens d’un adoucissement des couleurs de la couverture en choississant des teintes plus pastel. » (p.21-22)
« Henri Bovet estime le point mort d’une biographie à 3000-4000 exemplaires. Il est le plus souvent atteint, mais il faut compter avec quelques échecs qui confortent l’éditeur dans le sens du classicisme et d’une simple adaptation devant les attentes de son lectorat. » (note 22 p.23)
« Spécialiste depuis toujours de cette période de la Seconde Guerre mondiale, Jean-Pierre Azéma pense, comme Anthony Rowley, qu’écrire une biographie ne peut être qu’une entreprise de la maturité. Il avait déjà songé assez tôt, lorsqu’il participait au séminaire de René Rémond, à écrire une biographie de Jean Moulin, mais il s’est convaincu que la biographie impliquait une longue familiarité avec le personnage biographé : « Il faut bien constater que, pendant une bonne trentaine d’années, la biographie, tout en continuant en France de rencontrer les faveurs du public, a connu chez les chercheurs une désaffection affichée ».
Sa biographie de Jean Moulin se présente comme une biographie politique et non comme une biographie « totale » de l’individu. » (p.26)
« [Pour Rowley :] « une biographie sans écriture n’a aucun intérêt ». » (p.27)
« Les universitaires sont à un niveau bien plus modeste qui se situe en général entre 4000 et 6000 exemplaires. Ainsi Perrin publie un nouveau Louis XI (1999) trente ans après le best-seller de Kendall [150 000 exemplaires], réalisé par le grand spécialiste du Moyen Age qu’est Jacques Heers, qui ne dépasse pas les 4500 exemplaires. Par contre, au-dessous de la barre des 4000, Anthony Rowley considère que c’est un échec dans la mesure où l’entreprise biographique est longue, exigeante et chronophage. […] Et Rowley ne surface pas toujours sur la vague des succès, il connaît comme tous des déboires. Ainsi, la publication de la biographie de Patrick Harismendy sur Sadi Carnot (1995) ou celle de Bertrand Joly sur Déroulède (1998), tous deux normaliens et agrégés, mais n’atteignant que 1000 exemplaires. » (note 38 p.27-28)
« Ce Louis XI devient le signe d’un renouveau possible du genre. La leçon du succès de Kendall est la possibilité de porter à la connaissance du grand public un savoir érudit.
Georgette Elgey, qui est alors responsable éditoriale chez Fayard, en tire les leçons et commande un Philippe le Bel au médiéviste Jean Favier, qu’il publie en 1978 et qui atteint 60 000 exemplaires. Il répond d’autant plus positivement à cette requête qu’il se dit exaspéré par les clichés qui courent sur ce roi de France […] Favier n’en est pas pour autant totalement converti au genre biographique. Il use de la métaphore bien connue des historiens qui oppose l’écume aux véritables lames de fond qui se situent dans « la mutation profonde d’une France qui sort peu à peu des structures politiques de la féodalité et qui forge lentement les rouages d’un Etat moderne ». On l’aura compris, Philippe le Bel sera donc le prétexte, une entrée à une étude centrée sur les structures politiques de la France à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Georgette Elgey commande aussi un Napoléon au spécialiste universitaire des études napoléoniennes Jean Tulard. Sa réaction est très réservée, pour ne pas dire franchement réticente : « Ce mot (biographie), en 1975, faisait encore peur. J’étais avant tout un chercheur, et même si les mots d’ordre de la Nouvelle Histoire ne m’impressionnaient guère, j’appartenais malgré tout au sérail universitaire… La biographie, on ne pouvait pas en faire à l’université ; ce n’était pas de l’histoire, mais de la littérature ». Jean Tulard donne pourtant suite à la proposition qui lui est faite, en proposant à Fayard un « Napoléon et la bourgeoisie », mais Georgette Elgey réitère sa demande : c’est une biographie qu’elle veut, un Napoléon tout court. Tulard se laisse alors convaincre par l’aventure qui aboutit en 1977 à une publication atteignant 70 000 exemplaires. Cette biographie de facture classique est animée par une thèse, celle de l’aspiration de la bourgeoisie à se trouver des sauveurs, à se livrer à de grands hommes pour défendre ses intérêts économiques. De plus, Tulard a insisté sur la necessité de la mention des sources, de bibliographies savantes et d’un état des questions laissées en suspens : « Le livre a eu un grand succès, il est même devenu l’un des best-sellers de la collection ».
Déjà forte de quelques belles réussites, la collection s’impose avec l’arrivée en 1985 de Denis Maraval qui vient de Tallandier où il était directeur littéraire depuis 1976. Claude Durand le fait venir chez Fayard pour donner un tour systématique à une collection spécialisée dans les biographies historiques. Le contexte est alors porteur dans la mesure où au milieu des années 1980 le tournant général que prennent les sciences humaines, en s’interrogeant sur la place de l’individu, favorise la sortie dur purgatoire de la biographie qui va répondre aux désirs d’un nouveau public dédaignant jusque-là le genre laissé en pâture aux amateurs d’historiettes.
Denis Maraval donne vite à la collection la solidité qu’ont ses couvertures, parvenant à convaincre les universitaires de quitter leurs chantiers classiques pour lui écrire une biographie et parmi eux les plus improbables, certains éminents représentants de l’école des Annales comme Marc Ferro, auteur d’un Pétain (1987), ou Pierre Goubert, grand maître de l’histoire quantitative démographique, tous deux a priori hostiles au genre : « J’ai fait beaucoup de maïeutique avec Pierre Goubert pour son Mazarin. Il en mourait d’envie, d’autant qu’il avait lu tout Dumas à l’âge de treize ans. Mais il sentait quelque part qu’il n’en avait pas le droit ». Lorsque la biographie de Mazarin paraît en 1990, Pierre Goubert fait part à ses lecteurs, dès l’avant-propos, de son peu d’appétence pour le genre : « Était venu le beau temps des longues biographies dont le succès a pu étonner, mais peut s’expliquer par la médiocrité ou la tristesse du contexte. On y trouvait parfois le meilleure ou le pire, plus souvent l’acceptable et le dormitif. Mises à part quelques éclatantes réussites, je n’éprouvais pour ce genre volontiers insignifiant et laudatif aucun attrait particulier. Il arriva pourtant qu’on me proposa une biographie de Mazarin : suggestion d’abord mal reçue, faut-il m’en excuser ? » Dans l’avant-propos de sa biographie, Goubert reconnaît la passion qu’il a toujours eue pour Mazarin : « Le personnage m’avait toujours fasciné ». Mais il est pour le moins étonnant de voir celui qui incarnait l’histoire démographique, quantitative, le déplacement de l’attention à propos de l’époque du Roi-Soleil vers les vingt millions de Français, s’engager dans l’aventure biographique. D’autant qu’il inscrit dans un registre très classique, succombant dès les premières pages à la tentation de s’incarner en justicier qui considère son personnage comme un héros majeur aux qualités quasiment surnaturelles. Il évoque en effet comme premier motif de sa fascination l’intelligence hors pair de Mazarin qui « surclassait tout ce qu’on pouvait observer à l’époque ». Quant au second motif de sa fascination, il tient dans la capacité de son héros à mettre un terme aux conflits qui opposaient jusque-là la France à l’Espagne et à l’Empire, en agrandissant à chaque fois le Royaume national. A partir de ces considérations, Goubert présente Mazarin comme le personnage le plus important de son siècle […] Si Goubert entend cependant délaisser le récit des innombrables anecdotes qui courent sur la vie privée du cardinal, il « osera » l’approche psychologique de celui qui est l’objet de cette biographie, malgré l’opprobe qui a frappé ce type de lecture chez les historiens des Annales. […] Goubert écrivait en 1966 dans son fameux Louis XVI et vingt millions de Français : « Louis XVI seul, enfermé dans sa majesté, n’est qu’objet de littérature ». Reprenant cette question trente ans plus tard en 1996, son angle d’approche s’est déplacé vers une attention toute particulière au personnage du roi, à son image, à ses représentations. » (p.28-31)
« A un moindre niveau, la maison Flammarion a aussi connu cette évolution qui l’a conduite de la biographie d’hommes de plume tout terrain à des exigences plus universitaires. Dans les années 1980, l’auteur de biographies par excellence chez Flammarion est le romancier Henri Troyat. Il publie une biographie à succès chaque année et en vend entre 50 000 et 80 000 exemplaires. Si Flammarion poursuit aujourd’hui ce filon de la biographie historique écrite par un littéraire, notamment par le biais de sa collection des « Biographies bleues » qui fait la part belle à Jean Orieux, ce type de traitement a atteint ses limites avec un public vieillissant et la montée d’exigences nouvelles. Chez Flammarion, Thierry Billard est responsable du secteur non fiction depuis 1999. Ayant écrit une énorme biographie de Félix Faure de plus de 1000 pages et une biographie de Paul Deschanel, il connaît bien le domaine : « Aujourd’hui, en tant qu’éditeur, je sais que ce sont des livres que je ne publierais pas ». En effet, le public ne se porte pas indifféremment sur toutes les périodes, et ce passé est à la fois trop proche et trop lointain. Certaines périodes plus éloignées comme le XVIIe ou le XVIIIe siècle trouvent davantage d’écho, mais « ce qui se déroule sous la IIIe ou la IVe République conduit à la catastrophe ». » (p.33-34)
« Il est plus difficile de trouver un public pour les biographies littéraires. Ainsi, la volumineuse biographie de Musset publiée par le talentueux Franck Lestringant, malgré un prix littéraire, ne parvient pas à atteindre 5000 exemplaires vendus. » (p.35)
« Une grande maison comme Gallimard ne pouvait rester en marge de cet engouement collectif pour la biographie. D’où la création de la collection « NRF-biographies » en 1988 et surtout sa dynamisation avec l’arrivée de Georges Liébert en 1995. Lorsqu’il arrive chez Gallimard, Liébert a déjà derrière lui une longue expérience d’éditeur, chez Laffont d’abord où il travaille en 1977, puis chez Hachette où il dirige la collection « Pluriel » jusqu’en 1989. […]
Selon lui, la qualité majeure requise pour une biographie est sa capacité d’empathie à laquelle il faut ajouter les qualités stylistiques d’un écrivain. Il estime d’ailleurs que la biographie ne requiert pas moins de capacité d’imagination que le roman. Ses auteurs sont donc davantage des littéraires que des universitaires. C’est le cas par exemple pour ce qu’il estime être le chef-d’œuvre de la collection, le Cocteau écrit par l’écrivain Claude Arnaud : « Les bons biographes sont rares. Il y a beaucoup d’honorables historiens, mais très peu de bons biographes parce que cela demande d’autres qualités. Il faut rentrer dans la personnalité de quelqu’un, habiter quelqu’un, c’est-à-dire être habité par lui. » (p.37)
« [Liébert] confie la réalisation de cette biographie au disciple de Furet, Patrice Gueniffey : « François Furet s’était mis à écrire une biographie de Napoléon lorsque la mort l’a atteint. Nous étions allés ensemble sur l’île d’Aix, l’endroit où Napoléon a passé ses derniers moments sur le territoire français, pas loin de La Rochelle, et ensuite il est allé en Corse avec Antoine Casanova sur les lieux où Bonaparte avait vécu enfant puis adolescent ». […] Le projet inabouti de biographie rebondit avec la proposition de Liébert au disciple de Furet : « Je lui ai fait la proposition de prendre Napoléon à bras-le-corps car il faut remonter à la biographie de Bainville de 1931 pour lire une bonne biographie du personnage ». » (p.38)
« Cette évolution assez générale du monde de l’édition vers le modèle « Fayard », vers des biographies solides, charpentées, avec appareil critique et placées sous l’autorité d’universitaires, souffre quelques exceptions telles que la politique éditoriale suivie en la matière par Abel Gerschenfeld chez Robert Laffont. » (p.38)
« Le grand auteur de la maison Pygmalion est Georges Bordonove qui a réalisé à lui seul la publication des « Rois qui ont fait la France ». Chacun de ses volumes se vend entre 20 000 et 50 000 exemplaires. En 1996, dans un autre registre, Pygmalion réalise une véritable performance avec la spécialiste de l’Égypte ancienne, Christiane Desroches-Noblecourt, dont la biographie Ramsès II atteint les 200 000 exemplaires vendus en librairie. » (p.40)
« Dans le domaine la biographie intellectuelle, François Azouvi poursuivit un travail de publication qui se situe à l’interface de l’histoire de la philosophie et du genre biographique d’abord chez Calmann-Lévy, puis chez Bayard et enfin chez Stock. Philosophe, François Azouvi publie lui-même chez Fayard un Descartes novateur dans lequel il s’interroge sur la singulière identification des Français à l’auteur du Discours de la méthode. Ce qui est devenu un lieu commun, le caractère « cartésien » des Français, n’a pas toujours été de l’ordre de l’évidence. […]
Les biographies [d’auteurs] qu’il a publiées chez Calmann-Lévy sont exclusivement des biographies intellectuelles, essentiellement de philosophes […] Par ailleurs, la corporation des philosophes reste particulièrement réticente face au genre biographique qu’elle continue à traiter avec le plus grand mépris. Le fait qu’aucune grande revue de philosophie n’ait jugé utile de recenser les publications de biographies de philosophes de la collection d’Azouvi est très significatif de cette attitude. Celle-ci est encore renforcée par une hostilité assez générale des philosophes vis-à-vis de la dimension historique : « Une grande partie de mes collèges philosophes et même historiens de la philosophie ont un rapport à l’historique très ambigu, sur le mode de la dénégation. L’historique étant ce qui use et ce qui contredit la vocation universaliste de la philosophie, et par conséquent ce qui la particularise, ce qui la fait sortir de sa posture éterniste et universaliste, elle est très mal perçue par les philosophes ». Si certains philosophes se sont, malgré tout, laissé tenter par le pari biographique, le plus souvent ils l’ont fait parce qu’ils n’avaient plus rien à prouver, ayant l’essentiel de leur œuvre reconnu derrière eux, comme Jacques d’Hondt ou Xavier Tilliette. » (p.43-44)
« Les biographies publiées par François Azouvi chez Calmann-Lévy ont rencontré, malgré les résistances du milieu, leur public puisque les tirages ont été de l’ordre de 3000 à 5000 exemplaires. » (p.46)
« Une collection récente, animée par l’historien Nicolas Offenstadt aux Presses de Science-Po, « Références/Facettes », atteste la possibilité d’innover dans le domaine de la biographie. Comme c’est le cas en général, la mutation du regard émane de la périphérie car Science-Po n’a pas de tradition à gérer dans ce secteur. Bertrand Badie, directeur éditorial, demande en 1999 à son ancien étudiant Nicolas Offenstadt s’il est intéressé par l’idée de participer à une équipe dont l’objectif serait d’animer une collection de biographies : « Moi, la biographie classique, c’était quelque chose qui ne me plaisait pas. J’avais été formé à l’histoire/sciences sociales. C’était donc plutôt un repoussoir, et en même temps j’avais à en lire ». Une petite équipe de six personnes se met en place autour de Bertrand Badie avec Mireille Perche, directeur littéraire des Presses. Mais il n’en ressort rien d’autre que l’idée de faire des biographies classiques. Nicolas Offenstadt n’est en aucun cas intéressé par le fait de se lancer dans un projet qui reviendrait à faire une imitation de Fayard avec moins de moyens : « Je propose donc une conception de la biographie que j’avais à partir de mes lectures en sciences sociales : l’article de Bourdieu, celui de Giovanni Levi, avec la conviction que la biographie ne pouvait plus être un récit linéaire d’une vie ». Sa proposition retient immédiatement l’attention et séduit Bertrand Badie qui lui donne carte blanche. A trente-deux ans, voilà Nicolas Offenstadt le pied à l’étrier avec une totale liberté, à l’origine de cette collection « Facettes » qui voit le jour avec trois titres publiés en 2000 : un Maurras, un Marc Bloch et un Thorez. […] Le texte très critique de Pierre Bourdieu « L’illusion biographique », dénonçant des reconstructions après coup de cohérences factices, est décisif pour Offenstadt dans la définition de son projet : « Mon idée était qu’on ne pouvait plus faire comme si cette critique n’existait pas ». Outre cette inspiration d’ordre sociologique, Offenstadt est séduit par certaines tentatives originales dans le domaine de l’écriture biographique et provenant d’historiens. En tant que médiéviste, il est surtout sensible à l’apport du Saint Louis de Jacques Le Goff, le Kantorowicz d’Alain Boureau et le Arnaud de Brescia d’Arsenio Frugoni. Par la position marginale des presses de Science-Po dans ce domaine et par l’absence de contraintes commerciales fortes, il est possible de donner un tour un peu systématique à ces innovations déconstructrices. Sur ce plan, l’enjeu est modeste puisque les tirages restent limités à 2000 exemplaires, les ventes moyennes se situant à 1000 exemplaires. Le lectorat visé est très différent du public ciblé par les grands éditeurs de biographies. La collection suscite tout de suite une curiosité et trouve essentiellement écho dans le monde universitaire. […] Là où la tradition se retrouve au cœur même de cette entreprise innovane, c’est dans le choix des biographés, qui sont pour l’essentiel des hommes illustres, avec une dominante qui tient au lieu d’édition, des hommes politiques. Après les trois premières publications, sont en effet parus, entre autres, un Gandhi, un Hô Chi Minh, un Garibaldi, un Bismarck. » (p.46-48)
« Collection récente et dynamique lancée par la jeune historienne Sophie Bajard, chez Payot. Spécialiste d’histoire moderne et d’histoire de l’art, elle arrive chez Payot en 1997, une biographie sous le bras, et ressort de sa rencontre avec la direction de la maison éditoriale responsable de la relance d’une collection un peu systématique de biographies historiques : « Je n’avais pas de passion particulière pour la biographie, c’est l’histoire qui me passionne ». Son modèle en matière biographique est le Saint Louis de Jacques Le Goff car elle récuse la fausse linéarité qui conduit de la naissance à la mort d’un sujet et lui préfère des ouvrages problématisés. Son catalogue d’une vingtaine de titres en 2004 fait apparaître une large ouverture internationale, une dominante médiévale et moderne. Sur la couverture, un sous-titre indique à chaque fois qu’il s’agit d’une biographie qui part d’un problème d’ordre historique. Pour autant, son désir d’innovation reste limité par la contrainte commerciale et la nécessité de parvenir à une moyenne de ventes de 3000 exemplaires par titre publié.
Sophie Bajard réussit à convaincre des historiens expérimentés pour son projet, assurant par leur nom le succès de leurs ouvrages, comme Claude Mossé ou Bartolémé Bennassar. » (p.49)
« La concurrence est âpre sur le front de la biographie et tous les postulants ne jouent pas gagnants. » (p.50)
[Chap.1 « La biographie, un genre impur »]
« Genre hybride, la biographie se situe en tension constante entre une volonté de reproduire un vécu réel passé selon les règles de la mimesis, et en même temps le pôle imaginatif du biographe qui doit recréer un univers perdu selon son intuition et ses capacités créatives. Cette tension n’est certes pas le propre de la biographie, on la retrouve chez l’historien confronté à l’acte même de faire de l’histoire, mais elle est portée à son paroxysme dans le genre biographique qui relève à la fois de la dimension historique et de la dimension fictionnelle. […]
Reprenant et discutant la notion d’ « unité narrative d’une vie » dont parle MacIntyre, Paul Ricoeur rappelle qu’il faut voir dans cette notion « un mixte instable entre fabulation et expérience vive ». Le secours de fiction pour le travail biographique est en effet inévitable dans la mesure où il est impossible de restituer la richesse et la complexité de la vie réelle. Non seulement le biographe doit faire appel à son imagination devant le caractère lacunaire de sa documentation et les trous temporels qu’il s’efforce de combler, mais la vie elle-même est un tissage constant de mémoire et d’oubli. Penser tout ramener à la lumière est donc à la fois l’ambition qui guide le biographe et une aporie qui le condamne à l’échec. » (p.57)
« Le genre biographique est de fait condamné à couvrir un domaine instable pris entre deux écueils, ce qu’exprime avec clarté le biographe américain de Louis XI, Paul Murray Kendall : « La définition exclut des ouvrages situés aux deux extrémités du spectre biographique : la biographie « romancée » simule la vie, mais ne respecte pas les matériaux dont elle dispose, tandis que la biographie gorgée de faits, issue de l’école bavarde de l’érudition-compilation, adore les matériaux, mais ne simule pas une vie. Entre les deux s’étend l’impossible artisanat de la vraie biographie ». De cette tension résulte une ambivalence du genre biographique qui sert à la fois à l’érudit pour vérifier la véracité de tel ou tel fait particulier et qui trouve donc dans ces grosses sommes biographiques de quoi le renseigner utilement avec des documents de première main. En même temps, le genre est particulièrement prisé par un public populaire qui en a fait une occasion de rêver et n’a nullement l’intention de s’encombrer de lourdes références. » (p.62)
« En Angleterre, le modèle consacré repose sur des bases très factuelles. Il remonte à la fin du XVIIIe siècle et donne lieu àce qu’on appelle la biographie à l’anglo-saxonne, celle où il ne manque pas un bouton de guêtre, comme c’est le cas avec la vie du docteur Samuel Johnson écrite par James Boswell.
C’est dans l’arrière-boutique d’un libraire de Londres que l’Écossais Boswell fait la connaissance de l’homme de lettres, lexicographe, poète et critique Samuel Johnson qui devient son ami. Pendant vingt ans, il transcrit tous les accès d’humeur, les boutades, les jugements à l’emporte-pièce de Johnson, et les éclats de ce personnage à la fois hypocondriaque, mélancolique et très autoritaire. Il en ressort une chronique ou un « témoignage » sur un grand homme qui déroule les années une à une au plus près de la vie du personnage, restituant ses dires et ses notes, ses lettres égrénées au fil du temps […] pour en faire une biographie vivante : « Je ne connais pas de méthode de biographie plus parfaite que celle qui consiste non seulement à relier entre eux, et suivant l’ordre dans lequel ils se sont produits, les événements les plus importants de la vie d’un homme, mais à les entremêler à ce qu’il a pu dire, penser, écrire ; méthode qui permet au lecteur de le voir vivre, et de vivre avec lui chacun des événements importants ». Le génie du biographe qu’est Boswell se situe dans les reconfigurations, et les multiples agencements de matériaux accumulés.
Au milieu du XIXe siècle, le modèle Boswell s’efface au profit d’une domination sans partage de ce qu’on appelle la biographie victorienne, qui se déploie dans d’étroites contraintes moralisantes. Œuvre d’édification, la biographie de cette époque est assimilable à l’hagiographie. Elle diffuse des « vies » autorisées, sources de respectabilité, expurgées de tout élément pouvant nuire à la bonne moralité. En général, ces biographies sont écrites par les proches du biographé qui ne retiennent de sa vie que ce qui peut apparaître édifiant. Cette écriture ne donne lieu à aucune distance critique, installant le lecteur dans une relation de révérance quasi religieuse.
Toute l’œuvre de Virginia Woolf s’oppose à ce mode d’écriture biographique. Elle perçoit avec une intensité particulière le caractère ambivalent et oxymorique du genre –un roman vrai. Ce caractère impur séduit Virginia Woolf, et elle écrit elle-même trois biographies : Orlando (1928), Flush (1933) qui relèvent davantage du genre romanesque et Roger Fly qui porte son attention sur la dimension proprement biographique de la vie attestée (1940). La biographie est-elle un art ? se demande-t-elle. Elle considère la biographie, à la manière de Richard Holmes, comme un genre transversal, né d’une union incestueuse entre la science et la fiction : « La biographie est un genre bâtard, sans pedigree, né du mariage contre nature de la fiction et des faits, en conséquence de quoi, c’est un genre qui résiste et ne cesse de poser question » [Richard Holmes, « Biography : Inventing the Truth », dans John Batchelor (éd.), The Art of Literacy Biography, Oxford, Clarendon, 1995, p.67]. Virginia Woolf se félicite de l’émergence d’une conjonction plus libre, moins engoncée dans les rets de la morale victorienne, qui s’impose au début du XXe siècle. Celle-ci se donne pour objectif de saisir la vérité du personnage en rompant avec le silence pudique qui entourait jusque-là sa sphère privée. La réussite ou l’échec de l’entreprise biographique dépend alors, selon Virginia Woolf, de la capacité du biographe à bien « doser » la part fictionnelle et la part factuelle. » (p.63-65)
« Le biographie se situe dans une relation de plus ou moins grande proximité par rapport au personnage biographé, entre l’omniscience peu propice au genre et l’extériorité totale, tout aussi inappropriée. » (p.70)
« La volonté de rendre plus efficace le récit peut conduire à rompre la linéarité chronologique et à jouer de la multiplication des voix narratives qui participent de plusieurs registres de temporalité. Le plus souvent, le biographe s’emploie à faire alterner des chapitres à tonalité diachronique et des chapitres à tonalité thématique. Il en résulte un récit composite qui s’efforce de retrouver deux cohérences aux temporalités différentes, celle de la logique propre à la succession événementielle et celle qui relève de l’unité de la personne que le biographe restitue. La narration biographique n’est donc pas, comme le souligne Madelénat, homogène. Elle est au contraire une construction inéluctablement composite, une fabrication de récits d’ordre différent enchevêtrés les uns les autres. Elle est en cela semblable à l’écriture historienne et romanesque. » (p.70-71)
« Le pôle romanesque est consubantiel au genre biographique qui porte en lui un inéluctable et impossible amalgame. » (p.72)
« Ce désir de cerner l’individu au plus près de ses contours a fait le succès d’une écriture du minuscule, de l’infime, de l’apparemment insignifiant. C’est le cas aussi bien chez les historiens que chez les romanciers. […] Là où les vies de héros et de saints étaient dans le « plein », dans l’adéquation du désir et de sa réalisation, on est plutôt, avec Michon, dans les déliés des exigences existentielles confrontées à des échecs répétés. » (p.73)
[évoque le rapport de Chateaubriand, Stefan Zweig, Marcel Proust, à la biographie]
-François Dosse, Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, Éditions La Découverte, 2005, 480 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 25 Fév - 17:06, édité 1 fois