"M. Bloch oppose le métier d'histoire à celui d'antiquaire, enfermé dans le culte du passé. Les articles de la revue des Annales de cette époque [Entre-deux guerres] traitent des problèmes d'actualité, de la population soviétique à la crise bancaire en Europe centrale, en passant par le mécontentement agraire dans l'Ouest américain..." (p.49)
"Le politique est l'horizon mort de l'univers annaliste et cette école, en occultant cette dimension essentielle du réel, manque à sa mission historique d'éclairage du contemporain puisqu'elle passe à côté des deux phénomènes les plus importants de la période, le nazisme et le stalinisme. Cela tient à une lecture historique devenue économiciste et négatrice de la dimension politique. M. Bloch, qui s'engagera dans la Résistance, regrette en 1940 cette cécité qui tient aux postulats erronés sur lesquels s'est fondée la revue des Annales." (p.50)
"La revue se dote d'un instrument institutionnel, pièce maîtresse de la conquête du pouvoir, avec la création par L. Febvre en 1947 de la VIème Section de l'Ecole Pratique des Hautes Études. Véritable vivier des Annales dès 1947 et aujourd'hui encore, la VIème Section, devenue aujourd'hui l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), lui offre l'appareil lourd de la recherche dans un cadre où se cotoient les diverses sciences sociales sous la direction d'un historien annaliste. C'est déjà le moment du triomphe d'une école qui joue le rôle de fédérateur des sciences sociales. La liste des présidents de la VIème Section, puis de l'EHESS, évoque la permanence de cette position centrale. Fernand Braudel succède à L. Febvre en 1956, puis c'est J. Le Goff et enfin F. Furet depuis 1977.
Cette hégémonie historienne commence pourtant à être contestée dans les années cinquante. C'est C. Lévi-Strauss qui va mener l'offensive en lançant un nouveau défi à l'histoire avec le structuralisme." (p.50-51)
"F. Braudel (1950) parle déjà de la priorité à donner à une histoire "presque immobile". Il y a là une inflexion majeure du discours historique, qui perd sa vocation à éclairer les mutations, les crises et les phases de transition des sociétés. Une telle valorisation de la très longue durées minorise encore le rôle de l'homme, la vocation anthropologique de l'histoire. [...] L'autre déplacement du regard historien, rendu nécessaire puisqu'on privilégie la longue durée, est l'abandon de l'histoire contemporaine, de la volonté de donner une explication aux phénomènes de l'actualité. [...] Le contraste est à ce niveau total entre l'ambition des Annales de la première génération et les travaux annalistes des années cinquante et soixante." (p.51)
"Le nouveau discours historique annaliste s'adapte au pouvoir et à l'idéologie dominante. [...] Il s'agit d'un descriptif spectaculaire de la culture matérielle dans une approche néo-romantique où les fous côtoient les sorcières, où une nouvelle esthétique offre un envers nécessaire à la technocratie environnante et au "béton"." (p.52)
"Après Mai 68, [Furet entre] dans le cabinet d'Edgar Faure: "Je me sens assez proche des représentants les plus éclairés de la pensée libérale" (F. Furet, 1978)." (p.53)
"E. Todd, le poulain de E. Le Roy Ladurie, va encore plus loin en affirmant: "La révolution de Hitler en 1933 est l'équivalent de 1793 en France" (1979)."
"On est loin de la première génération annaliste qui définissait l'histoire comme la science du changement. L'histoire devient au contraire science de l'immobile, comme le dit E. Le Roy Ladurie dans son discours inaugural au Collège de France. Deux termes pourtant antinomiques." (p.55)
"La troisième génération rompt ici avec l'ambition d'une histoire totale de la première: "On doit renoncer à une histoire globale qui était l'ambition de L. Febvre", nous dit M. de Certeau (1978). "Le temps n'est plus homogène et n'a plus signification globale", insiste F. Furet (1981)." (p.55)
" G. Duby affirme la nécessité de redonner son statut à l'événement dans le discours historique: "Je prends personnellement en compte l'événement, mais en essayant de le réintroduire dans les structures" (1980) [...] L'itinéraire d'un G. Duby est significatif à cet égard quant à la recherche d'une globalité historique qu'il réussit à embrasser. Partant de l'économique, il aboutit à l'imaginaire en passant par l'étude du social, trois niveaux qu'il considère comme indissociable: "Une société forme un tout" (1982). Au cœur de cette globalité historique, il y a le mode de production. Là encore, les concepts marxistes sont opératoires dans les travaux de G. Duby sur la société médiévale." (p.56)
"J. Le Goff (1981) montre quant à lui comment une catégorie mentale, le purgatoire, répond à une nécessité sociale, à une organisation ternaire de la société, à l'émergence d'une catégorie sociale intermédiaire -ni seigneurs, ni clercs, et pas pour autant des agriculteurs. Il a fallu trouver une place dans l'imaginaire pour ces nouvelles couches de citadins, artisans, changeurs, acteurs décisifs de l'accumulation primitive et pourtant vouées, par leur profession, à la damnation." (p.57)
"Comme l'a dit M. Perrot au Colloque de Montpellier sur l'Enseignement de l'Histoire en janvier 1984: "Le sujet sans mémoire est plus aisément manipulé"." (p.57)
"M. Foucault applaudit, dans L'archéologie du savoir, la mutation épistémologique qui s'accomplit avec l'école des Annales. Il y reconnaît cette œuvre de déconstruction dont il pose les jalons théoriques. A la synthèse globale, il préfère les fragments de savoir, les institutions et pratiques étudiées pour elles-mêmes, comme isolats. Au centre, il préfère la marge, au révolté, le marginal, à l'endroit, l'envers." (p.58)
-François Dosse, L'histoire en miettes: des Annales militantes aux Annales triomphantes, Espace Temps, Année 1985, 29, pp. 47-60.
"Le politique est l'horizon mort de l'univers annaliste et cette école, en occultant cette dimension essentielle du réel, manque à sa mission historique d'éclairage du contemporain puisqu'elle passe à côté des deux phénomènes les plus importants de la période, le nazisme et le stalinisme. Cela tient à une lecture historique devenue économiciste et négatrice de la dimension politique. M. Bloch, qui s'engagera dans la Résistance, regrette en 1940 cette cécité qui tient aux postulats erronés sur lesquels s'est fondée la revue des Annales." (p.50)
"La revue se dote d'un instrument institutionnel, pièce maîtresse de la conquête du pouvoir, avec la création par L. Febvre en 1947 de la VIème Section de l'Ecole Pratique des Hautes Études. Véritable vivier des Annales dès 1947 et aujourd'hui encore, la VIème Section, devenue aujourd'hui l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), lui offre l'appareil lourd de la recherche dans un cadre où se cotoient les diverses sciences sociales sous la direction d'un historien annaliste. C'est déjà le moment du triomphe d'une école qui joue le rôle de fédérateur des sciences sociales. La liste des présidents de la VIème Section, puis de l'EHESS, évoque la permanence de cette position centrale. Fernand Braudel succède à L. Febvre en 1956, puis c'est J. Le Goff et enfin F. Furet depuis 1977.
Cette hégémonie historienne commence pourtant à être contestée dans les années cinquante. C'est C. Lévi-Strauss qui va mener l'offensive en lançant un nouveau défi à l'histoire avec le structuralisme." (p.50-51)
"F. Braudel (1950) parle déjà de la priorité à donner à une histoire "presque immobile". Il y a là une inflexion majeure du discours historique, qui perd sa vocation à éclairer les mutations, les crises et les phases de transition des sociétés. Une telle valorisation de la très longue durées minorise encore le rôle de l'homme, la vocation anthropologique de l'histoire. [...] L'autre déplacement du regard historien, rendu nécessaire puisqu'on privilégie la longue durée, est l'abandon de l'histoire contemporaine, de la volonté de donner une explication aux phénomènes de l'actualité. [...] Le contraste est à ce niveau total entre l'ambition des Annales de la première génération et les travaux annalistes des années cinquante et soixante." (p.51)
"Le nouveau discours historique annaliste s'adapte au pouvoir et à l'idéologie dominante. [...] Il s'agit d'un descriptif spectaculaire de la culture matérielle dans une approche néo-romantique où les fous côtoient les sorcières, où une nouvelle esthétique offre un envers nécessaire à la technocratie environnante et au "béton"." (p.52)
"Après Mai 68, [Furet entre] dans le cabinet d'Edgar Faure: "Je me sens assez proche des représentants les plus éclairés de la pensée libérale" (F. Furet, 1978)." (p.53)
"E. Todd, le poulain de E. Le Roy Ladurie, va encore plus loin en affirmant: "La révolution de Hitler en 1933 est l'équivalent de 1793 en France" (1979)."
"On est loin de la première génération annaliste qui définissait l'histoire comme la science du changement. L'histoire devient au contraire science de l'immobile, comme le dit E. Le Roy Ladurie dans son discours inaugural au Collège de France. Deux termes pourtant antinomiques." (p.55)
"La troisième génération rompt ici avec l'ambition d'une histoire totale de la première: "On doit renoncer à une histoire globale qui était l'ambition de L. Febvre", nous dit M. de Certeau (1978). "Le temps n'est plus homogène et n'a plus signification globale", insiste F. Furet (1981)." (p.55)
" G. Duby affirme la nécessité de redonner son statut à l'événement dans le discours historique: "Je prends personnellement en compte l'événement, mais en essayant de le réintroduire dans les structures" (1980) [...] L'itinéraire d'un G. Duby est significatif à cet égard quant à la recherche d'une globalité historique qu'il réussit à embrasser. Partant de l'économique, il aboutit à l'imaginaire en passant par l'étude du social, trois niveaux qu'il considère comme indissociable: "Une société forme un tout" (1982). Au cœur de cette globalité historique, il y a le mode de production. Là encore, les concepts marxistes sont opératoires dans les travaux de G. Duby sur la société médiévale." (p.56)
"J. Le Goff (1981) montre quant à lui comment une catégorie mentale, le purgatoire, répond à une nécessité sociale, à une organisation ternaire de la société, à l'émergence d'une catégorie sociale intermédiaire -ni seigneurs, ni clercs, et pas pour autant des agriculteurs. Il a fallu trouver une place dans l'imaginaire pour ces nouvelles couches de citadins, artisans, changeurs, acteurs décisifs de l'accumulation primitive et pourtant vouées, par leur profession, à la damnation." (p.57)
"Comme l'a dit M. Perrot au Colloque de Montpellier sur l'Enseignement de l'Histoire en janvier 1984: "Le sujet sans mémoire est plus aisément manipulé"." (p.57)
"M. Foucault applaudit, dans L'archéologie du savoir, la mutation épistémologique qui s'accomplit avec l'école des Annales. Il y reconnaît cette œuvre de déconstruction dont il pose les jalons théoriques. A la synthèse globale, il préfère les fragments de savoir, les institutions et pratiques étudiées pour elles-mêmes, comme isolats. Au centre, il préfère la marge, au révolté, le marginal, à l'endroit, l'envers." (p.58)
-François Dosse, L'histoire en miettes: des Annales militantes aux Annales triomphantes, Espace Temps, Année 1985, 29, pp. 47-60.