https://fr.wikipedia.org/wiki/Harvey_Mansfield
« La virilité recherche le drame, elle l’accueille à bras ouverts ; elle est à son aise en temps de guerre, elle se délecte des crises ; le risque est son élément. La virilité porte le changement ou restaure l’ordre au moment où la routine ne suffit plus, où le programme se révèle défaillant, où le projet du contrôle rationnel de la société par la science moderne connaît des limites. » (p.9)
« La société neutre par rapport au genre considère l’appartenance sexuelle comme un obstacle irrationnel non seulement à la liberté, parce qu’elle subordonne la femme à l’homme, mais encore à l’efficacité, parce qu’elle induit un mauvais usage de ses capacités. Or la virilité, une qualité que possède majoritairement l’un des deux sexes, va à l’encontre d’un partage égal ou raisonnable des tâches et des gratifications ; elle semble se mettre au service d’une mécanique qui avantage les hommes. Dans le présent ouvrage je prends pour point de départ la virilité en tant qu’elle représente l’obstacle irrationnel au projet rationnel qui cherche à éradiquer ce biais. A l’arrivée, je serais heureux d’avoir convaincu les sceptiques –et par-dessus tout les femmes évoluées- qu’elle est le contraire : cette virilité irrationnelle mérite à bon droit de recevoir l’aval de la raison. » (p.9-10)
« Le bon –les virils sauveteurs du 11 septembre-, nous le trouvons nécessaire autant que le mauvais –les virils auteurs de l’attentat de ce même jour-, nous le trouvons de trop. Mais peut-on avoir le bon sans le mauvais ? » (p.10)
« Je reste très critique sur la façon dont la science comprend la virilité, qu’il s’agisse de la psycho-sociologie ou de la biologie de l’évolution. Ces deux sciences n’envisagent la virilité qu’en la tirant vers le bas, l’agression, et passent totalement à côté du phénomène de l’affirmation virile. Si un homme viril s’affirme, c’est qu’il demande que ne soient négligées ni sa personne ni la cause qu’il défend. » (p.11)
« Il n’y a que peu de livres à vrai dire dont le thème soit la seule virilité, mais il n’est guère de grand écrivain ni de grand penseur qui n’ait apporté sa contribution au sujet. » (p.12)
« Une autre particularité de mon livre est qu’il traite des niveaux de la virilité. La plupart des travaux sont en quête d’invariants caractérisant tous les mâles et par conséquent rassemblés sous leur plus petit dénominateur commun, lequel pourrait être le le caractère mâle, ou la masculinité. Mais la virilité a plus d’une corde à son arc. Les hommes virils ont tendance à porter des jugements défavorables, qui d’ailleurs ne s’exercent pas à l’encontre des seules femmes, mais également des hommes qui ne satisfont pas à leurs exigeants critères. Envisagée à un certain niveau, la virilité peut être vue comme le trait commun de tous les mâles, mais à un autre niveau on peut dire qu’elle n’est partagée que par le petit nombre des mâles les plus virils –auxquels viendrait s’ajouter un contingent tout aussi restreint de femmes. Au-delà de ces niveaux, la virilité est une vertu (malgré ce que j’ai dit plus haut concernant sa neutralité par rapport au bien et au mal), la vertu du courage ou, si l’on veut, celle du gentleman ; et, encore au-delà, on pourrait trouver la virilité de la pensée, le courage de défier les croyances conventionnelles. » (p.13)
« Dans la hiérarchie des valeurs, être viril vient au-dessous et être gentlemen au-dessus, puisque les hommes virils qui sont de vraies brutes ne se comptent pas, mais à mon avis l’ordre s’inverse quand la virilité s’avance sous les habits rares et discrets du philosophe. » (p.14)
« Un auteur prend un risque quand il se lance dans un domaine où tout le monde a sa petite idée, à quoi je répondrai qu’il est viril de descendre dans l’arène. A moins que ce ne soit une folie –et que la virilité ne soit folie ? Irai-je jusqu’à dire merci à tous les commentaires hostiles que le livre a suscités ? La virilité adore, un peu trop même, être assiégée et se battre seule contre le monde entier. C’est une autre idée-force de ce livre. » (p.15)
« Certaines études chiffrées disent que les hommes américains assurent plus de tâches ménagères qu’avant (où leur participation plaçait déjà l’Amérique démocratique plus haut que la plupart des sociétés). Une enquête récente parle de façon symptomatique de « corvées de ménage », plutôt que d’employer un terme plus valorisant tel qu’entretien de la maison, dont les femmes pourraient être fières. On y lit que 90% des sujets interrogés, tous sexes confondus, ont beau croire que s’occuper des corvées et des enfants devrait faire l’objet d’un partage à égalité, dans les faits c’est à la femme qu’incombent les deux tiers du travail (en tout cas c’est celle qui y consacre les deux tiers de son temps), situation inchangée entre 1955 et 2002. Les hommes contribuent à hauteur des deux tiers aux revenus de la famille –cela aussi est resté stable. Les tâches ménagères perpétuent dans une mesure loin d’être négligeable la division sexuelle du travail. Les femmes continuent à cuisiner, les hommes à tondre la pelouse. La liberté nouvelle permet et encourage une grande variété d’arrangements dans le cadre de la maison, et la nécessité (laquelle, sous la forme du divorce et de la famille monoparentale, vient en sus de cette liberté nouvelle) précipite les deux sexes dans ce que l’on considérait autrefois comme des besognes d’effiminé ou de garçon manqué. La ligne de séparation entre tâches viriles et tâches féminines varie d’une société à l’autre et selon les époques. Aujourd’hui cette frontière a perdu de sa netteté, surtout pour les femmes, sans aller jusqu’à disparaître. Les hommes continuent de tenir à la différence entre les sexes et de la souligner, et ils entendent l’appliquer à des domaines qui débordent celui de l’amour : la maison, sinon le travail. C’est un effet de leur machisme encore à l’œuvre dans une société qui ne lui fait pas une place autorisée.
Betty Friedan, la fondatrice du féminisme américain, p arlait du « problème qui n’a pas de nom », visant par là l’ennui de la ménagère des quartiers périphériques. Mais, répétons-le, nous avons perdu le mot que nous avions pour désigner ce qui est l’obstacle essentiel à la neutralité par rapport au genre, la virilité. Je ne suis pas en train de dire que la virilité est le seul obstacle à la nouvelle distribution ; ses retombées sur la société en général et même pour les préférences des femmes peuvent aussi en entraver le bon déroulement. Je ne dis pas non plus que la virilité est seulement définie par un sexisme effréné. Tant s’en faut : le présent ouvrage a bien mieux à dire que cela sur la virilité. Mais le dédain que manifestent les hommes, je ne dis pas seulement pour les travaux de femme, mais pour la femme tout court –empressons-nous de dire qu’il n’est ni fondé ni rationnel-, n’a visiblement été ni un feu de paille ni un simple phénomène transitoire. Tel est le point de départ de notre enquête. » (p.31-32)
« Faire le ménage, changer les couches, et que les hommes soient virils, les femmes aiment bien ça encore. Ce n’est pas l’objet d’une science exacte et universelle que la façon dont les capacités et les penchants des sexes diffèrent, mais bon, ils diffèrent, et personne ne met cela en doute. Ces différences sont, pourraint-on dire, d’autant plus spectaculaires de nos jours qu’on ne les encourage plus ; que dis-je : aujourd’hui les conventions sociales en vigueur soit les dénient, soit les combattent. […]
Serait-ce alors que ce sujement est prématuré ? Nous sommes encore dans la phase de transition entre la vieille société patriarcale et la nouvelle, celle de la neutralité par rapport au genre, c’est l’objection que soulèveront les chauds défenseurs du programme : laisser du temps au temps. Ce serait donc juste une question de délai. » (p.37)
« Nous en sommes venus à parler en bien du galant homme, du galant homme viril. Qu’est-ce qu’il vient faire dans la société neutre par rapport au genre ? Sa généreuse courtoisie n’est pas seulement d’un autre temps, elle est dangereuse. La protection qu’il offre aux femmes s’achète moyennant la reconnaissance de ce qu’il entend faire valoir, le plus souvent sans le dire, à savoir que certaines choses sont des prérogatives masculines. La plupart du temps, il dissimule sa supériorité sous une chevalresque ironie ; il feint de s’effacer devant ses subalternes. Il ouvre la porte aux dames par principe, mais qu’une crise survienne, le masque tombe : le voici occupant de nouveau tout le devant de la scène. La société neutre par rapport au genre n’a pas les moyens d’entretenir pareille violation de son principe. » (p.40)
« La virilité tient bon, et nous continuons de la trouver séduisante. Pour nous lancer dans la quête d’une définition qui occupera tout le présent ouvrage, commençerons par examiner ce qui nous plaît dans cette idée. Deux choses, dirai-je pour commencer : la confiance en eux qu’affichent les hommes virils, leur capacité à commander. Avoir confiance en lui assure à l’homme viril l’indépendance. Il n’est pas toujours là à quémander de l’aide, des conseils ou des consignes (car le caractère viril et demander son chemin quand on est perdu, cela ne va pas trop ensemble). L’homme viril maîtrise la situation quand la situation est difficile à maîtriser ou qu’il y a conflit, bref dans le risque. Il sait ce qu’il a à faire, et il tient mordicus à ce qu’il sait. S’il ne le sait pas réellement, sa confiance en lui est mensongère, et il fait le fanfaron, c’est tout. S’il le sait mais qu’il se laisse déborder, on ne peut plus parler de confiance en soi : il n’en a que les oripeaux. Dans le premier cas de figure, la fanfaronnade vient de l’excès de virilité, dans le second d’un défaut de virilité. Allez savoir pourquoi la virilité comporte ou accueille favorablement le trop de virilité mais rejette sans appel la personne qui en manque. Peut-être cela tient-il à ce qu’un homme viril souhaite par-dessus tout que sa virilité saute aux yeux. C’est ainsi que la littérature, le cinéma et tout ce que vous voudrez le dépeignent, souvent, dans l’exagération, alors même que le trop-plein de virilité est aussi un défaut aux conséquences désatreuses, le cas échéant.
L’indépendance de l’homme viril le met d’ordinaire à l’écart des groupes et lui donne de la distance ; il est content de lui, et les problèmes des autres lui sont parfaitement étrangers. A tout le moins, il attendra pour intervenir qu’on l’ait sollicité de le faire. Mais ce sens poussé de l’indépendance entre en conflit avec l’autre trait de son profil, le sens du commandement. L’homme viril a du talent pour faire les choses, ce qui s’explique, entre autres raisons, par son talent à les faire faire par autrui. En politique et dans les autres sphères de l’action publique, il se précipite pour assumer des responsabilités quand les autres restent en retrait. Non content d’avoir répondu présent le premier, il se porte volontaire pour la mission à accomplir. Dans la vie privée, en famille, cette aptitude fait de lui un rempart abritant femme et enfants, plus vulnérables. Etre potecteur (plus que père nourricier) est une forme virile de responsabilité dans la vie privée dont le pendant serait, dans la vie publique, se lancer en politique […] Les hommes virils considèrent l’autorité comme allant de soi –le besoin d’autorité en général aussi bien que la leur propre. Si l’on admet que chacun d’entre nous reconnaît le besoin d’autorité, qu’elle s’exerce dans l’urgence ou dans la vie quotidienne, nous sommes attirés par les personnes qui en sont une source rayonnante et nous inspirent ainsi confiance.
John Wayne incarne encore pour chaque Américain cette idée de la virilité. Cela nous dit quelque chose sur la permanence de cette dernière, étant donné que John Wayne n’est pas de notre génération ; de fait, il est mort. […] Comment pourrait-il dissocier sa virilité de l’aisance avec laquelle il roule les mécaniques ? Ses personnages sont plus virils que les héros frénétiques des films d’action actuels qui ne savent pas se tenir tranquilles. Le film type de John Wayne montre le conflit entre les deux pulsions du mâle : indépendance et commandement, cependant que le problème est de savoir s’il va tomber dans le piège du mariage, de quelque autre position de responsabilité (Stagecoach / La Chevauchée fantastique) ou s’il restera à distance et libre dans son indépendance (The Searchers / La Prisonnière du désert). Attraper un homme viril est souvent un jeu d’enfant pour les femmes, le garder à l’enclos est une autre paire de manches. Pareillement en politique, le viril est souvent dégoûté devant l’irresponsabilité et l’incompétence de ceux qui se sont mis dans le pétrin, et il est fortement tenté, tel Gary Cooper dans High Noon / Le train sifflera trois fois, de les laisser moisir dans leur jus.
Ce qui nous attire chez l’homme viril, c’est qu’il communique aux autres une part de sa confiance en lui. Avec cette autorité qu’il s’est attibuée, il épouse la cause de la justice et s’arrange pour que les choses tournent au mieux ou, au moins, nous donne les moyens de nous remettre à flot. Non seulement il sait ce que la justice réclame, mais encore il règle sa conduite sur ce savoir en établissant et en exécutant un plan dont le commun des mortels n’aurait même pas osé rêver sans trembler. Il sait ce qu’il est en train de faire, de lui-même, mais en un sens large il incarne à nos yeux à tous la compétence humaine. Ik est l’homme viril revendiquant la valeur de l’homme être humain (c’est la raison pour laquelle en anglais et dans d’autres langues on entend derrière le même mot homme le mâle et l’être humain). En revendiquant sa propre valeur, il nous fait nous sentir valeureux. Tout en l’admirant, nous en venons à nous admirer nous-mêmes d’avoir quelqu’un ou quelque chose qui élève notre regard. L’admiration est très différente de la sympathie ou de la compassion envers quelqu’un qui souffre. Elle vous fait lever les yeux vers quelqu’un qui maîtrise, la compassion vous fait baisser le regard vers quelqu’un qui est à la dérive. Il s’est passé la même chose avec l’admiration qu’avec la virilité : nous en avons perdu la notion, mais nous continuons à la pratiquer. […]
Le mot grec pour virilité, andreia, est le même que les Grecs utilisaient pour dire « courage », la vertu à laquelle il est fait appel pour surmonter les craintes. […]
En nous remettant en mémoire les hommes qui combbatirent le fascisme, et en tournant le dos à cet extrême de la félonie, nous prenons conscience que tout n’est pas mauvais dans la virilité. » (p.43-46)
-Harvey C. Mansfield, Virilité, Les Éditions du Cerf, 2018 (2006 pour la première édition états-unienne), 455 pages.
« La virilité recherche le drame, elle l’accueille à bras ouverts ; elle est à son aise en temps de guerre, elle se délecte des crises ; le risque est son élément. La virilité porte le changement ou restaure l’ordre au moment où la routine ne suffit plus, où le programme se révèle défaillant, où le projet du contrôle rationnel de la société par la science moderne connaît des limites. » (p.9)
« La société neutre par rapport au genre considère l’appartenance sexuelle comme un obstacle irrationnel non seulement à la liberté, parce qu’elle subordonne la femme à l’homme, mais encore à l’efficacité, parce qu’elle induit un mauvais usage de ses capacités. Or la virilité, une qualité que possède majoritairement l’un des deux sexes, va à l’encontre d’un partage égal ou raisonnable des tâches et des gratifications ; elle semble se mettre au service d’une mécanique qui avantage les hommes. Dans le présent ouvrage je prends pour point de départ la virilité en tant qu’elle représente l’obstacle irrationnel au projet rationnel qui cherche à éradiquer ce biais. A l’arrivée, je serais heureux d’avoir convaincu les sceptiques –et par-dessus tout les femmes évoluées- qu’elle est le contraire : cette virilité irrationnelle mérite à bon droit de recevoir l’aval de la raison. » (p.9-10)
« Le bon –les virils sauveteurs du 11 septembre-, nous le trouvons nécessaire autant que le mauvais –les virils auteurs de l’attentat de ce même jour-, nous le trouvons de trop. Mais peut-on avoir le bon sans le mauvais ? » (p.10)
« Je reste très critique sur la façon dont la science comprend la virilité, qu’il s’agisse de la psycho-sociologie ou de la biologie de l’évolution. Ces deux sciences n’envisagent la virilité qu’en la tirant vers le bas, l’agression, et passent totalement à côté du phénomène de l’affirmation virile. Si un homme viril s’affirme, c’est qu’il demande que ne soient négligées ni sa personne ni la cause qu’il défend. » (p.11)
« Il n’y a que peu de livres à vrai dire dont le thème soit la seule virilité, mais il n’est guère de grand écrivain ni de grand penseur qui n’ait apporté sa contribution au sujet. » (p.12)
« Une autre particularité de mon livre est qu’il traite des niveaux de la virilité. La plupart des travaux sont en quête d’invariants caractérisant tous les mâles et par conséquent rassemblés sous leur plus petit dénominateur commun, lequel pourrait être le le caractère mâle, ou la masculinité. Mais la virilité a plus d’une corde à son arc. Les hommes virils ont tendance à porter des jugements défavorables, qui d’ailleurs ne s’exercent pas à l’encontre des seules femmes, mais également des hommes qui ne satisfont pas à leurs exigeants critères. Envisagée à un certain niveau, la virilité peut être vue comme le trait commun de tous les mâles, mais à un autre niveau on peut dire qu’elle n’est partagée que par le petit nombre des mâles les plus virils –auxquels viendrait s’ajouter un contingent tout aussi restreint de femmes. Au-delà de ces niveaux, la virilité est une vertu (malgré ce que j’ai dit plus haut concernant sa neutralité par rapport au bien et au mal), la vertu du courage ou, si l’on veut, celle du gentleman ; et, encore au-delà, on pourrait trouver la virilité de la pensée, le courage de défier les croyances conventionnelles. » (p.13)
« Dans la hiérarchie des valeurs, être viril vient au-dessous et être gentlemen au-dessus, puisque les hommes virils qui sont de vraies brutes ne se comptent pas, mais à mon avis l’ordre s’inverse quand la virilité s’avance sous les habits rares et discrets du philosophe. » (p.14)
« Un auteur prend un risque quand il se lance dans un domaine où tout le monde a sa petite idée, à quoi je répondrai qu’il est viril de descendre dans l’arène. A moins que ce ne soit une folie –et que la virilité ne soit folie ? Irai-je jusqu’à dire merci à tous les commentaires hostiles que le livre a suscités ? La virilité adore, un peu trop même, être assiégée et se battre seule contre le monde entier. C’est une autre idée-force de ce livre. » (p.15)
« Certaines études chiffrées disent que les hommes américains assurent plus de tâches ménagères qu’avant (où leur participation plaçait déjà l’Amérique démocratique plus haut que la plupart des sociétés). Une enquête récente parle de façon symptomatique de « corvées de ménage », plutôt que d’employer un terme plus valorisant tel qu’entretien de la maison, dont les femmes pourraient être fières. On y lit que 90% des sujets interrogés, tous sexes confondus, ont beau croire que s’occuper des corvées et des enfants devrait faire l’objet d’un partage à égalité, dans les faits c’est à la femme qu’incombent les deux tiers du travail (en tout cas c’est celle qui y consacre les deux tiers de son temps), situation inchangée entre 1955 et 2002. Les hommes contribuent à hauteur des deux tiers aux revenus de la famille –cela aussi est resté stable. Les tâches ménagères perpétuent dans une mesure loin d’être négligeable la division sexuelle du travail. Les femmes continuent à cuisiner, les hommes à tondre la pelouse. La liberté nouvelle permet et encourage une grande variété d’arrangements dans le cadre de la maison, et la nécessité (laquelle, sous la forme du divorce et de la famille monoparentale, vient en sus de cette liberté nouvelle) précipite les deux sexes dans ce que l’on considérait autrefois comme des besognes d’effiminé ou de garçon manqué. La ligne de séparation entre tâches viriles et tâches féminines varie d’une société à l’autre et selon les époques. Aujourd’hui cette frontière a perdu de sa netteté, surtout pour les femmes, sans aller jusqu’à disparaître. Les hommes continuent de tenir à la différence entre les sexes et de la souligner, et ils entendent l’appliquer à des domaines qui débordent celui de l’amour : la maison, sinon le travail. C’est un effet de leur machisme encore à l’œuvre dans une société qui ne lui fait pas une place autorisée.
Betty Friedan, la fondatrice du féminisme américain, p arlait du « problème qui n’a pas de nom », visant par là l’ennui de la ménagère des quartiers périphériques. Mais, répétons-le, nous avons perdu le mot que nous avions pour désigner ce qui est l’obstacle essentiel à la neutralité par rapport au genre, la virilité. Je ne suis pas en train de dire que la virilité est le seul obstacle à la nouvelle distribution ; ses retombées sur la société en général et même pour les préférences des femmes peuvent aussi en entraver le bon déroulement. Je ne dis pas non plus que la virilité est seulement définie par un sexisme effréné. Tant s’en faut : le présent ouvrage a bien mieux à dire que cela sur la virilité. Mais le dédain que manifestent les hommes, je ne dis pas seulement pour les travaux de femme, mais pour la femme tout court –empressons-nous de dire qu’il n’est ni fondé ni rationnel-, n’a visiblement été ni un feu de paille ni un simple phénomène transitoire. Tel est le point de départ de notre enquête. » (p.31-32)
« Faire le ménage, changer les couches, et que les hommes soient virils, les femmes aiment bien ça encore. Ce n’est pas l’objet d’une science exacte et universelle que la façon dont les capacités et les penchants des sexes diffèrent, mais bon, ils diffèrent, et personne ne met cela en doute. Ces différences sont, pourraint-on dire, d’autant plus spectaculaires de nos jours qu’on ne les encourage plus ; que dis-je : aujourd’hui les conventions sociales en vigueur soit les dénient, soit les combattent. […]
Serait-ce alors que ce sujement est prématuré ? Nous sommes encore dans la phase de transition entre la vieille société patriarcale et la nouvelle, celle de la neutralité par rapport au genre, c’est l’objection que soulèveront les chauds défenseurs du programme : laisser du temps au temps. Ce serait donc juste une question de délai. » (p.37)
« Nous en sommes venus à parler en bien du galant homme, du galant homme viril. Qu’est-ce qu’il vient faire dans la société neutre par rapport au genre ? Sa généreuse courtoisie n’est pas seulement d’un autre temps, elle est dangereuse. La protection qu’il offre aux femmes s’achète moyennant la reconnaissance de ce qu’il entend faire valoir, le plus souvent sans le dire, à savoir que certaines choses sont des prérogatives masculines. La plupart du temps, il dissimule sa supériorité sous une chevalresque ironie ; il feint de s’effacer devant ses subalternes. Il ouvre la porte aux dames par principe, mais qu’une crise survienne, le masque tombe : le voici occupant de nouveau tout le devant de la scène. La société neutre par rapport au genre n’a pas les moyens d’entretenir pareille violation de son principe. » (p.40)
« La virilité tient bon, et nous continuons de la trouver séduisante. Pour nous lancer dans la quête d’une définition qui occupera tout le présent ouvrage, commençerons par examiner ce qui nous plaît dans cette idée. Deux choses, dirai-je pour commencer : la confiance en eux qu’affichent les hommes virils, leur capacité à commander. Avoir confiance en lui assure à l’homme viril l’indépendance. Il n’est pas toujours là à quémander de l’aide, des conseils ou des consignes (car le caractère viril et demander son chemin quand on est perdu, cela ne va pas trop ensemble). L’homme viril maîtrise la situation quand la situation est difficile à maîtriser ou qu’il y a conflit, bref dans le risque. Il sait ce qu’il a à faire, et il tient mordicus à ce qu’il sait. S’il ne le sait pas réellement, sa confiance en lui est mensongère, et il fait le fanfaron, c’est tout. S’il le sait mais qu’il se laisse déborder, on ne peut plus parler de confiance en soi : il n’en a que les oripeaux. Dans le premier cas de figure, la fanfaronnade vient de l’excès de virilité, dans le second d’un défaut de virilité. Allez savoir pourquoi la virilité comporte ou accueille favorablement le trop de virilité mais rejette sans appel la personne qui en manque. Peut-être cela tient-il à ce qu’un homme viril souhaite par-dessus tout que sa virilité saute aux yeux. C’est ainsi que la littérature, le cinéma et tout ce que vous voudrez le dépeignent, souvent, dans l’exagération, alors même que le trop-plein de virilité est aussi un défaut aux conséquences désatreuses, le cas échéant.
L’indépendance de l’homme viril le met d’ordinaire à l’écart des groupes et lui donne de la distance ; il est content de lui, et les problèmes des autres lui sont parfaitement étrangers. A tout le moins, il attendra pour intervenir qu’on l’ait sollicité de le faire. Mais ce sens poussé de l’indépendance entre en conflit avec l’autre trait de son profil, le sens du commandement. L’homme viril a du talent pour faire les choses, ce qui s’explique, entre autres raisons, par son talent à les faire faire par autrui. En politique et dans les autres sphères de l’action publique, il se précipite pour assumer des responsabilités quand les autres restent en retrait. Non content d’avoir répondu présent le premier, il se porte volontaire pour la mission à accomplir. Dans la vie privée, en famille, cette aptitude fait de lui un rempart abritant femme et enfants, plus vulnérables. Etre potecteur (plus que père nourricier) est une forme virile de responsabilité dans la vie privée dont le pendant serait, dans la vie publique, se lancer en politique […] Les hommes virils considèrent l’autorité comme allant de soi –le besoin d’autorité en général aussi bien que la leur propre. Si l’on admet que chacun d’entre nous reconnaît le besoin d’autorité, qu’elle s’exerce dans l’urgence ou dans la vie quotidienne, nous sommes attirés par les personnes qui en sont une source rayonnante et nous inspirent ainsi confiance.
John Wayne incarne encore pour chaque Américain cette idée de la virilité. Cela nous dit quelque chose sur la permanence de cette dernière, étant donné que John Wayne n’est pas de notre génération ; de fait, il est mort. […] Comment pourrait-il dissocier sa virilité de l’aisance avec laquelle il roule les mécaniques ? Ses personnages sont plus virils que les héros frénétiques des films d’action actuels qui ne savent pas se tenir tranquilles. Le film type de John Wayne montre le conflit entre les deux pulsions du mâle : indépendance et commandement, cependant que le problème est de savoir s’il va tomber dans le piège du mariage, de quelque autre position de responsabilité (Stagecoach / La Chevauchée fantastique) ou s’il restera à distance et libre dans son indépendance (The Searchers / La Prisonnière du désert). Attraper un homme viril est souvent un jeu d’enfant pour les femmes, le garder à l’enclos est une autre paire de manches. Pareillement en politique, le viril est souvent dégoûté devant l’irresponsabilité et l’incompétence de ceux qui se sont mis dans le pétrin, et il est fortement tenté, tel Gary Cooper dans High Noon / Le train sifflera trois fois, de les laisser moisir dans leur jus.
Ce qui nous attire chez l’homme viril, c’est qu’il communique aux autres une part de sa confiance en lui. Avec cette autorité qu’il s’est attibuée, il épouse la cause de la justice et s’arrange pour que les choses tournent au mieux ou, au moins, nous donne les moyens de nous remettre à flot. Non seulement il sait ce que la justice réclame, mais encore il règle sa conduite sur ce savoir en établissant et en exécutant un plan dont le commun des mortels n’aurait même pas osé rêver sans trembler. Il sait ce qu’il est en train de faire, de lui-même, mais en un sens large il incarne à nos yeux à tous la compétence humaine. Ik est l’homme viril revendiquant la valeur de l’homme être humain (c’est la raison pour laquelle en anglais et dans d’autres langues on entend derrière le même mot homme le mâle et l’être humain). En revendiquant sa propre valeur, il nous fait nous sentir valeureux. Tout en l’admirant, nous en venons à nous admirer nous-mêmes d’avoir quelqu’un ou quelque chose qui élève notre regard. L’admiration est très différente de la sympathie ou de la compassion envers quelqu’un qui souffre. Elle vous fait lever les yeux vers quelqu’un qui maîtrise, la compassion vous fait baisser le regard vers quelqu’un qui est à la dérive. Il s’est passé la même chose avec l’admiration qu’avec la virilité : nous en avons perdu la notion, mais nous continuons à la pratiquer. […]
Le mot grec pour virilité, andreia, est le même que les Grecs utilisaient pour dire « courage », la vertu à laquelle il est fait appel pour surmonter les craintes. […]
En nous remettant en mémoire les hommes qui combbatirent le fascisme, et en tournant le dos à cet extrême de la félonie, nous prenons conscience que tout n’est pas mauvais dans la virilité. » (p.43-46)
-Harvey C. Mansfield, Virilité, Les Éditions du Cerf, 2018 (2006 pour la première édition états-unienne), 455 pages.