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    David Harvey et la Géographie radicale

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Date d'inscription : 12/08/2013
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    David Harvey et la Géographie radicale Empty David Harvey et la Géographie radicale

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 11 Fév - 21:30

    https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9ographie_radicale

    https://fr.wikipedia.org/wiki/David_Harvey

    https://en.wikipedia.org/wiki/David_Harvey

    "David Harvey est un géographe d’origine britannique qui a effectué l’essentiel de sa carrière aux États-Unis, où il enseigne encore à l’université de New York. Dans les milieux intellectuels américains, David Harvey est une grande célébrité, comme en témoigne par exemple la foule qui s’est pressée à sa conférence en avril 2008 à Boston, lors de la réunion annuelle de l’Association des géographes américains (AAG), conférence intitulée « La géographie radicale quarante ans après 1968 ». Pour beaucoup, David Harvey incarne en effet ce courant contestataire de la géographie né aux États-Unis au début des années 1970. Il en est en tout cas un des représentants les plus emblématiques, avec d’autres auteurs comme Edward Soja et Manuel Castells. La radical geography, traduite en français par le terme insatisfaisant de « géographie radicale » (ou parfois de « géographie critique ») trouve son origine dans la contestation de la géographie dominante alors, fondée notamment sur la recherche de la modélisation des faits sociaux. Cette géographie quantitative mettait en évidence des invariants dans l’organisation de l’espace et prétendait pouvoir expliquer les différences géographiques par des modèles théoriques valables partout et à toutes les échelles. A contrario, la géographie radicale, née des mouvements contestataires qui s’expriment aux États-Unis dans les années 1960, met l’accent sur l’explication des inégalités spatiales et sociales par des faits structuraux (économiques, politiques, sociaux, etc.) et mettant en jeu des acteurs.

    David Harvey publie alors plusieurs des ouvrages majeurs de ce courant de pensée, qui se fonde explicitement sur une analyse marxiste : c’est
    Social Justice and the City (1973) qui constitue véritablement le livre fondateur de la pensée de Harvey, suivi en 1982 de The Limits to Capital."

    "Partant du constat que l’espace a été négligé dans la théorie de Marx, qui a accordé le primat au temps, l’auteur tente de proposer une géographie du marxisme qu’il justifie épistémologiquement. La pensée de l’auteur se développe alors à plusieurs échelles, afin d’étudier comment le capitalisme structure l’espace."
    -Catherine Fournet-Guérin, « Géographie du capitalisme », La Vie des idées , 9 juillet 2008.

    "[Au milieu des années 1970], la Grande-Bretagne, et plus singulièrement encore, l'Angleterre, cœur historique de l'impérialisme classique et de la révolution industrielle, connaissait, depuis une dizaine d'années, sa plus grande vague de contestation, de créativité politique et de radicalisation depuis la grève générale de 1926." (p.Cool

    "L'effondrement des grandes organisations de la classe ouvrière fordiste d'après guerre et des compromis relatifs qu'elle était parvenue à imposer, a, au contraire, tout à voir avec le retour fantomatique du prolétariat, de tous les sans droits, sans papiers, sans logis, sans salaire, "sans famille", sans retraite, sans couverture santé, sans reconnaissance, vendeurs et vendeuses d'une force de travail dûment soustraite aux "rigidités" des codes du travail et ainsi constituée en "ressource"." (p.12)

    "L'exploitation capitaliste semble devenir invisible (se refoule) en proportion inverse de son intensification." (p.13)

    "Se mettre hors du soi mutilé, appauvri, abstrait, plutôt mort que vif, qu'engendre et dont se nourrit le capital chaque jour selon de multiples modalités." (p.16)

    "Il y a certainement dans diverses célébrations, voire, fétichisations, de la "différence" un fort résidu critique inhérent à cette demande de réhabilitation du particulier, de l'aspérité singulière, du local et de l'organique, du sensuel et de l'esthétique, ou autrement dit, de toutes les manifestations de l'expérience sociale et humaine vécue dans ce qu'elle a de foncièrement qualitatif, tournée vers les valeurs d'usage et traitée comme fin plutôt que comme moyen. Mais quel pourrait être alors l'intérêt de la "différence", dans ce sens, si cet ordre qualitatif n'était pas fondamentalement nié par un système quantitatif total qui lui est absolument indifférent ?" (p.16)

    "Nouvelle configuration géographique qu'engendrent les nouvelles conditions de circulation planétaire du capital. On a déjà fait allusion à certains facteurs importants comme la fin du bloc de l'Est, la réorientation de la Chine dans le système-monde (passée des alliances tiers-mondistes vers le Nord et les pays du capitalisme avancé), ou le recul historique du mouvement ouvrier et des luttes sociales dans le centre impérialiste. Ce dernier élément suggère quelque chose de la déstabilisation et reconfiguration du cadre général de l'accumulation capitaliste (alors dite "flexible") et caractérisée par un écrasement, une compression de l'espace-temps [...] les grandes villes et agglomérations de l'industrialisation historique telles que Manchester, Scheffield, Lille, Detroit cédèrent leur place d'atelier du monde à Schenzhen, Canton et au delta de la Rivière des Perles, entre autres. Aux destructions massives d'emplois industriels à l'ouest de l'Europe et en Amérique du Nord correspondit l'élargissement du régime d'accumulation à l'activité productrice de centaines de millions de travailleurs indiens, chinois, mais aussi est-européen et russes. A ce mouvement de généralisation se combinèrent des effets de dérèglementation financière (sur les taux de change, mais aussi sur les crédits à la consommation) et le maintien à un bas niveau des coûts de transport, d'où des possibilités inédites de mobilité géographique accélérée du capital. La nouvelle étendue des options de localisation entraîne de fait des mises en concurrences interurbaines à échelle planétaire, pour attirer la production mais également la consommation, ce dernier impératif contribuant alors à renforcer et accélérer tout le mouvement de marchandisation des centres villes (centres commerciaux, rénovation-gentrification, création de paysages urbains, marketing culturel...)." (pp.23-24)

    "
    (p.26)

    "
    (p.28)

    "
    (p.30)

    "
    (p.31)
    -Thierry Labica, préface à David Harvey, Géographie et capital : Vers un matérialisme historico-géographique, Paris, Syllepse, 2010, 280 pages.

    "On ne peut pas comprendre l'histoire de notre discipline indépendamment de l'histoire de la société dans laquelle ses pratiques viennent s'inscrire." (p.35)

    "Le savoir géographique enregistre, analyse et archive l'information sur la distribution et l'organisation spatiale des conditions (qu'elles soient naturelles ou qu'elles résultent de l'activité humaine) formant la base matérielle de la reproduction de la vie sociale." (p.36)

    "
    (pp.36-40)

    "En proie aux presses externes et aux désorganisations internes, la géographie a eu tendance, au cours des dernières années, à se fragmenter et à chercher son salut dans la professionnalisation de plus en plus étroite de ses diverses sous-branches. Mais plus elle s'est avancée dans cette voie, plus sa méthode a dérivé vers un positivisme monolithique et dogmatique, et plus il a été facile pour chacune de ses branches constitutives de se laisser absorber par telle ou telle discipline analytique apparentée (la géographie physique par la géologie, les théoriciens de la localisation par l'économie, les théoriciens du choix spatial par la psychologie, et ainsi de suite)." (p.41)

    "En cumulant une absence d'identité et de profondeur disciplinaire avec une faible base populaire, la géographie universitaire n'a pas réussi à se construire une base de pouvoir, de prestige, et de respectabilité dans le champ de la division universitaire du savoir. Elle ne doit sa survie qu'à la promotion croissante de techniques très pointues (la télédétection, par exemple), ou à la production de savoirs spécialisés au service de grands intérêts sectoriels. L'Etat interventionniste, la grande entreprise et l'armée ont chacun offert une série de niches dans lesquelles les géographes pouvaient venir trouver leur place." (p.42)

    "Reclus et Kropotkine exprimèrent leurs préoccupations sociales communes en associant, à la fin du 19ème siècle. Plus récemment, des auteurs comme Owen Lattimore et Keith Buchanan ont tenté un tableau du monde, non pas du point de vue des superpuissances, mais du point de vue des peuples indigènes [...] La répression active de ces penseurs, en particulier pendant la Guerre froide et sous le maccarthysme, conduisit nombre de géographes progressistes à se mettre à l'abri derrière l'apparente neutralité de l' "écran positiviste". [...]
    L'intervention des radicaux et des marxistes dans le champ de la géographie à la fin des années 1960 se concentra sur une critique de l'idéologie et de la pratique d'un positivisme régnant alors sans partage. Il s'agissait de révéler les présupposés et les positions de classe alors silencieusement à l'oeuvre derrière cet écran positiviste. Pour la critique marxiste et radicale, le positivisme était une manifestation de la conscience managériale bourgeoise, au pire, consacrée à la manipulation et au contrôle des gens conçus alors comme des objets, et au mieux, faisant preuve de bienveillance paternaliste. Cette critique porta sur le rôle des géographes dans les entreprises impérialistes, dans les procédures d'aménagement urbain et régional visant à plus de contrôle social et plus d'accumulation du capital. Elle s'attaqua au racisme, au sexisme, à l'ethnocentrisme et aux préjugés politiques les plus ordinaires circulant dans quantité de textes géographiques. [...]
    Le marxisme, l'anarchisme, l'aménagement participatif (
    advocacy planning), l' "expédition géographique" et l'humanisme devinrent les points de ralliement de celles et ceux en quête de voies nouvelles." (pp.42-43)

    "L'enjeu fondamental est maintenant celui du devenir, de la manière dont les gens (et parmi eux, les géographes) se transforment eux-mêmes à mesure qu'ils transforment leurs milieux naturels et sociaux. Pour les humanistes, ce processus du devenir peut être perçu en termes religieux ou séculiers selon la grille de lecture philosophique choisie, heideggerienne ou husserlienne. Quant aux marxistes, nul besoin d'aller chercher au-delà de la caractérisation, chez Marx, du travail humain comme processus dans lequel les êtres humains, à mesure qu'ils agissent sur une nature qu'ils modifient, transforment leur propre nature. Les anarchistes pouvaient se tourner vers Reclus, selon qui le genre humain est la nature devenue consciente et responsable d'elle-même." (p.45)

    "Marx, Marshall, Weber et Durkheim partagent tous cette même priorité accordée au temps au détriment de l'espace qu'ils se content d'envisager (lorsqu'ils se donnent cette peine) comme le cadre ou le contexte non-problématique de l'agir historique. A chaque fois que les théoriciens du social, toutes obédiences confondues, interrogent le sens des catégories et des rapports géographiques, ils se voient alors contraints, soit, de se livrer à une multiplicité telle d'ajustements improvisés que leur travail théorique en perd toute cohérence, soit d'abandonner la théorie pour se tourner vers un langage dérivé de la géométrie pure. Tout reste à faire en matière d'insertion des concepts spatiaux dans le champ de la théorie sociale. Et pourtant, une théorie sociale qui ignore les matérialités des configurations, des rapports et des processus géographiques concrets n'est que partiellement recevable.
    D'où une certaine tentation d'abandonner la théorie en faveur d'un repli vers les spécificités supposées du moment et du lieu, vers l'empirisme naïf, et de produire autant de théories qu'il y a de situations. Toutes les perspectives de communication s'effondrent, exceptées celles offertes par les conventions du langage ordinaire dont les ambiguïtés mêmes passent pour de la théorie, égarant ainsi toute possibilité théorique dans un dédale sémantique. L'ambiguïté est peut-être préférable à l'orthodoxie inflexible, mais elle ne peut servir de fondement à la science. En abandonnant le terrain explicitement théorique, on renonce à la possibilité d'interventions conscientes et créatives dans la construction des géographies à venir.
    " (pp.48-49)

    "Les marxistes, qui certes insistent en principe sur l'importance du développement géographique inégal, ont eu bien des difficultés à intégrer l'espace ou à développer une sensibilité aux questions de lieux et de milieux dans le cadre de puissantes théories sociales par ailleurs. Cette sensibilité est omniprésente dans la littérature anarchiste qui, cependant, souffre d'un manque de cohérence politique et théorique." (p.51)

    "Il nous faut également également définir une vision stratégique radicale, tournée vers le monde de la liberté au-delà de la nécessité matérielle." (p.52)
    -David Harvey, "Sur la situation de la géographie, hier et aujourd'hui: un manifeste matérialiste historique", extrait de The Professional Geographer, 1984, republié in David Harvey, Spaces of Capital, 2001, traduis in Géographie et capital : Vers un matérialisme historico-géographique, Paris, Syllepse, 2010, 280 pages.

    "La philosophie aspire à s'élever au-dessus des différents domaines de la pratique humaine et des connaissances partielles, et vise à assigner des significations définitives aux catégories auxquelles nous faisons appel." (p.54)

    "Un événement ou une chose situés à un point dans l'espace ne peuvent être compris par simple référence à ce qui existe à ce point. Il dépend de tout ce qui se passe aux alentours." (p.58)

    "Nombreux de penseurs ont déployé leur talent à réfléchir sur les possibilités de la pensée relationnelle. [...] Deleuze a beaucoup développé ces idées." (pp.58-59)

    "
    (pp.60-62)

    "
    (p.69)

    "
    (pp.75-77)
    -David Harvey, "L'espace comme mot-clé", in David Harvey, traduis in Géographie et capital : Vers un matérialisme historico-géographique, Paris, Syllepse, 2010, 280 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 19 Avr - 20:51, édité 18 fois


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Dim 21 Mar - 14:25

    "A New York, il y a ce que l’on appelle des « Business Improvement Districts », dans lesquels des sociétés privées se mettent à exercer un contrôle sur l’espace public au sein duquel elles exercent leur activité. Maintenant, à New York, nous avons la même chose à Central Park, qui est sous l’autorité d’un conservatoire, formé par un consortium de donateurs privés, qui prend des décisions. Et si nous voulons organiser une grande manifestation contre les républicains, un meeting politique, ils ne nous permettent pas d’entrer dans Central Park, parce que le conservatoire explique qu’ils ont dépensé beaucoup d’argent pour soigner le gazon, et qu’ils ne veulent pas qu’on l’abîme. Et c’est comme ça que le droit du gazon l’emporte sur le droit des gens à se réunir. En fait, la constitution américaine, naturellement, garantit le droit de réunion, mais le problème à présent c’est que ce droit ne vaut plus rien puisqu’il n’y a plus d’endroits pour l’exercer."

    "Aux États-Unis, par exemple, la grève générale de Seattle de 1919 a été, fondamentalement, une forme de Commune de Seattle."

    "Il y a chez Lefebvre cette distinction entre l’espace perçu, l’espace conçu, et l’espace vécu. Quant à moi, je distingue espace absolu, espace relatif et espace relationnel. Je dois donc me poser cette question : dans laquelle de ces dimensions de l’espace envisage-t-on la justice ? Il me semble que parler de justice spatiale est source de trop de confusion. Je pourrais imaginer une situation où, du point de vue de l’espace perçu, on pourrait avoir quelque chose de juste, mais en considérant l’espace conçu et l’espace vécu, quelque chose de totalement injuste. Ainsi vous pourriez avoir la justice d’un côté et l’injustice de l’autre. Et ainsi de suite, avec l’espace relationnel, etc. C’est pourquoi j’évite de parler de justice spatiale.

    Mais si je parle de justice territoriale, j’ai une idée très claire de ce dont il s’agit, à cause de l’importance des configurations territoriales dans la façon dont les sociétés s’organisent. Et il peut s’agir de communes autonomes, si nous nous référons aux idéaux des anarchistes radicaux. Mais comme l’a dit un des critiques des idées de Murray Bookchin, qui défend les communes libertaires autonomes, le problème avec ce système est que rien n’empêche telle commune de devenir extrêmement riche et telle autre de s’appauvrir énormément. Et, à moins d’avoir un système de redistribution entre les territoires, il n’y a pas d’issue
    ."

    "Si les travailleurs organisés en association dans telle usine produisent des biens à leur façon et en fonction de leurs propres décisions et que ces biens servent à telle autre usine, comment cette autre usine peut-elle s’assurer que la première produira en quantité suffisante, et ainsi de suite. À l’heure actuelle, des secteurs de l’économie solidaire organisent en fait des systèmes de production qui mettent en relation différents éléments de sorte que l’un puisse dire à l’autre « nous avons besoin de tant de boutons pour mettre sur tant de chemises », etc., mais cela demande de la coordination, et à un moment ou à un autre, on arrive à une forme de division du travail pour ajuster la production aux besoins, ce qui suppose que les flux puissent être organisés de façon systématique, et cela nécessite généralement une espèce d’autorité de planification, ou, à défaut d’une véritable autorité, une façon d’organiser la planification pour permettre au système de fonctionner."
    -David Harvey, Frédéric Dufaux, Philippe Gervais-Lambony, Chloé Buire, Henri Desbois, «Justice territoriale, épanouissement humain et stratégies géographiques de libération. Un entretien avec David Harvey», traduction : Henri Desbois, justice spatiale | spatial justice, n° 4, décembre 2011, www.jssj.org

    "La bourgeoisie [...] a su adopter une stratégie spatiale pour le moins agressive. Elle use de l'espace comme d'un outil pour affaiblir les résistances potentielles, en déplaçant la production au-delà des frontières et en faisant jouer à plein la concurrence entre territoires, qu'il s'agisse de niveau des salaires mais aussi de législation du travail. Autrement dit, la bourgeoisie n'hésite pas à changer d'échelle quand le rapport de force lui devient défavorable."
    -Cécile Gintrac, préface à David Harvey, extraits de Spaces of Capital, 2001, in Géographie de la domination, Paris, Les prairies ordinaires, 2018, 118 pages, p.17.

    "[La] pulsion d'accumulation de capital a contribué à la création de villes aussi diverses que Los Angeles, Edmonton, Atlanta et Boston ; elle a transformé des villes anciennes au point de les rendre méconnaissables, telles Athènes, Rome, Paris et Londres. De la même façon, elle a conduit à la quête inlassable de nouveaux produits, de nouvelles technologies, de nouveaux styles de vie, de nouvelles manières de se déplacer, de nouveaux lieux à coloniser -variété infinie de stratagèmes, reflets de l'illimitation de l'ingéniosité humaine lorsqu'il s'agit de créer de nouveaux moyens de faire du profit. En un mot, le capitalisme prospère depuis toujours sur la production de différences.
    Mais les règles qui régissent le jeu de l'accumulation capitaliste sont relativement simples et faciles à connaître. Le capitalisme est toujours affaire de croissance, quelles qu'en soient les conséquences écologiques, sociales et géopolitiques (on définit, a contrario, la "crise" comme croissance faible) ; toujours affaire de mutation des technologies et des styles de vie (le "progrès" est inévitable) ; et toujours conflictuel (les luttes, de classe et d'autre nature, sont légion)
    ." (p.22)

    "La pensée post-moderne a tendance à nier l'existence de tout élément général ou systématique dans l'histoire, à mêler images et idées comme si les critères de cohérence n'avaient aucune importance: elle souligne la séparation, la fragmentation, l'éphémère, la différence et ce que l'on appelle désormais l' "altérité" (mot étrange, principalement utilisé pour indiquer que je n'ai pas le droit de parler pour les autres, peut-être même pas celui de parler d'eux, ou que, lorsque je parle d'eux, c'est à mon image que je les "construis").
    En outre, certains théoriciens postmodernes affirment que le monde n'est pas connaissable parce qu'il est impossible d'établir la vérité de façon certaine, que la seule prétention de connaître ou, pire, la défense de quelque version que ce soit de la "vérité universelle" constitue la matrice des goulags, génocides et autres désastres sociaux. [...]
    Ce type de pensée s'est ensuite étendu à l'architecture, aux arts, à la culture populaire, aux nouveaux styles de vie et à la politique du genre.
    " (p.23)

    "Puisque cette mutation de la sensibilité culturelle s'est effectuée en parallèle des transformations assez radicales de l'organisation du capitalisme consécutives à la crise capitaliste de 1973-1975, il paraît plausible d'affirmer que le post-modernisme est lui-même un produit du procès d'accumulation du capital.
    On constate par exemple qu'après 1973, le mouvement ouvrier a adopté une posture défensive, avec la hausse de l'insécurité de l'emploi, le ralentissement de la croissance, la stagnation des salaires réels et la mise en place de toutes sortes de substituts de l'activité industrielle réelle pour compenser les vagues successives de désindustrialisation. La folie des fusions-acquisitions, l'ivresse du crédit, tous les excès des années 1980 dont nous payons désormais le prix, étaient les seules activités vitales dans une époque marquée par le démantèlement progressif de l'Etat social, l'essor du laissez-faire et des politiques particulièrement conservatrices. Les années Reagan-Thatcher exaltèrent l'individualisme, la cupidité et le désir d'entreprendre. En outre, la crise de 1973 déclencha une quête frénétique de nouveaux produits, de nouvelles technologies, de nouveaux styles de vie et de nouvelles babioles culturelles susceptibles de rapporter quelque profit. Ces mêmes années furent aussi marquées par une réorganisation radicale des rapports de force à l'échelle internationale: l'Europe et le Japon commencèrent à contester la domination états-unienne sur les marchés économiques et financiers.
    Cette mutation de la forme de l'accumulation, je l'appelle passage du fordisme (travail à la chaîne, organisation politique de masse, interventionnisme de l'Etat social) à l'accumulation flexible (recherche de marchés de niche, décentralisation couplée à une dispersion spatiale de la production, désengagement de l'Etat combiné avec des politiques de dérégulation et de privatisation).
    Par conséquent, il me paraît tout à fait plausible d'avancer que le capitalisme, lors de cette transition, a produit les conditions de l'essor de modes postmodernes de pensée et de fonctionnement.

    Mais comme il est toujours dangereux de traiter la simultanéité comme causalité, j'ai entrepris de rechercher une sorte de lien entre ces deux tendances. L'accumulation de capital a toujours impliqué l'accélération (voyez l'histoire des innovations technologiques dans les processus de production, le marketing, les échanges monétaires) et des révolutions dans les transports et les communications (chemin de fer et télégraphe, radio et automobile, transport aérien et télécommunications), qui ont pour effet de réduire les barrières spatiales.
    Périodiquement, l'expérience de l'espace et du temps a subi des transformations radicales. On en a des exemples particulièrement saillants depuis le début des années 1970: impact des télécommunications, fret aérien, conteneurisation du fret routier, ferroviaire et maritime, développement du marché des
    futures, transactions bancaires électroniques et systèmes de production assistés par ordinateur. Nous traversons depuis quelque temps une phase forte de "compression spatio-temporelle": soudain, le monde nous apparaît bien plus petit et les horizons temporels dans lesquels nous concevons l'action sociale se raccourcissent considérablement.
    La perception que nous avons de qui nous sommes, de notre lieu d'appartenance, de l'étendue de nos obligations -en un mot, de notre identité- est profondément affecté par la perception de notre position dans l'espace et le temps. En d'autres termes, nous situons notre identité à partir de l'espace (je suis
    d'ici) et du temps (c'est ma biographie, mon histoire). Les crises d'identité (où est ma place dans ce monde ? Quel avenir puis-je avoir ?) découlent de phases fortes de compression spatio-temporelle. De plus, je crois plausible d'affirmer que la toute dernière phase a tellement bouleversé notre perception de qui nous sommes et de ce que nous sommes qu'elle a entraîné une sorte de crise de la représentation en général [...] Par exemple, le désir d'éphémère dans la production culturelle correspond aux rapides mutations des formes et des techniques de la mode et de la production qui se sont développées en réaction à la crise d'accumulation d'après 1973.
    Lorsque l'on revient sur d'autres phases de rapide compression spatio-temporelle -l'après 1848 en Europe, la période qui précède immédiatement la Première Guerre mondiale et la période de la guerre elle-même, par exemple-, on constate que des changements similaires se sont aussi produits dans le domaine des arts et de la culture.
    " (pp.23-26)

    "Les riches et les privilégiés, eux-mêmes guère énamourés de l'industrie, voulurent contrecarrer l'aliénation en développant la culture comme domaine distinct -que l'on songe au romantisme et à la recherche des plaisirs et valeurs esthétiques-, comme une sorte de zone protégée, dédiée aux activités créatrices et extérieure au matérialisme grossier du capitalisme industriel. De la même façon, les ouvriers s'adonnaient, quand ils le pouvaient, à leur propre plaisir de créer: chasse, jardinage, bricolage, mécanique automobile. Ces activités, regroupées sous le nom général de "culture", haute ou basse, étaient moins de nature superstructurelle que des moyens de compenser ce que le capitalisme industriel refusait à la masse du peuple sur le lieu de travail. Au fil du temps, ces plaisirs compensatoires ont été absorbés dans les procès d'accumulation du capital et transformés en nouvelles sphères de création de profit. Moins le capitalisme industriel était profitable, du moins aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, et plus ces sphères ont gagné en importance, surtout après 1945, et bien plus encore après la crise de 1973-1975.
    En un sens, donc, la culture n'est plus à la traîne des autres activités économiques ; au contraire, elle est passée à l'avant-garde, non comme zone protégée et domaine d'activité extra-économique, mais comme arène dominée par une féroce concurrence pour le profit. L'accumulation de niches de marché et de préférences diverses, la promotion de nouveaux styles de vie hétérogènes les uns aux autres, tout cela se produit dans l'orbite de l'accumulation de capital.
    En outre, ces derniers phénomènes ont entraîné la destruction des distinctions entre le haut et le bas en matière culturelle -ils ont transformé l'esthétique en commerce- et prospéré simultanément, comme c'est toujours le cas, grâce à la production de diversité, d'hétérogénéité et de différence. Désormais, ce que nous appelons "culture" est l'un des principaux champs de l'activité entrepreneuriale et capitaliste
    ." (pp.26-27)

    "La promotion effrénée, au cours des deux dernières décennies, de l'hétérogénéité et de la différence culturelles a ouvert toutes sortes de nouveaux espaces pour expérimenter des styles de vie différents et des préférences autres, et pour entamer un débat général sur les potentialités humaines et les obstacles à leur épanouissement. C'est là le versant positif de ce que défend une grande partie du postmodernisme: il crée des brèches pour critiquer les valeurs dominantes, y compris celles qui relèvent directement de l'accumulation du capitale ; ainsi, il ouvre des possibilités de toutes sortes à la politique radicale." (p.28)

    "Pour formuler une critique profondément radicale du capitalisme contemporain -capitalisme dont l'échec est patent sur tous les plans, économique, culturel et spirituel-, nous devons nous confronter aux processus centraux de l'accumulation du capital et aux conséquences radicales qu'ils ont sur nos vies. Ces deux cents dernières années, le capitalisme a transformé la face de la terre à un rythme toujours plus rapide. Il ne pourra soutenir cette trajectoire pendant deux autres siècles. Quelqu'un, quelque part, doit réfléchir au système social qui devra le remplacer. Il ne semble pas y avoir d'autre possibilité que de bâtir une politique socialiste en partant de cette question centrale: que pourrait être la vie si elle n'était plus dominée par l'accumulation capitaliste ?" (p.29)

    "La généralité d'un marché mondialisé produit [...] une force puissante qui cherche à garantir non seulement la perpétuation des privilèges monopolistiques de la propriété privée, mais aussi les rentes de monopole résultant de marchandises décrites comme incomparables. [...]
    Dans quelle mesure l'intérêt actuellement porté à l'innovation culturelle locale, à la résurrection, voire à l'invention de traditions locales est-il lié au désir d'extraire et de s'approprier ces rentes ? Puisque les capitalistes de tous poils (y compris les financiers internationaux les plus exubérants) se laissent facilement séduire par la perspective lucrative qu'offrent les pouvoirs de monopole, on repère immédiatement une troisième contradiction: les plus féroces artisans de la mondialisation soutiendront les projets locaux susceptibles de rapporter des rentes de monopole (même si leur soutien doit susciter un climat politique hostile à la mondialisation !). L'accentuation du caractère unique et pur de la culture locale balinaise peut jouer un rôle vital pour l'industrie de l'hôtellerie, du tourisme, et de l'aviation, mais que se passerait-il si cette attitude suscitait un violent mouvement de résistance à l' "impureté" de la commercialisation ?
    " (pp.43-44)

    "Le véritable enjeu est ici le pouvoir du capital symbolique collectif, des marques de distinction propres à un lieu et qui ont, plus généralement, un important pouvoir d'attraction sur les flux de capitaux. Il est regrettable que Bourdieu, à qui nous devons l'usage général de ces termes, ait réduit leur champ d'application aux individus (semblables à des atomes flottant sur une mer de jugements esthétiques structurés), alors que les formes collectives (et le rapport des individus à ces formes collectives) me semblent présenter bien plus d'intérêt. Le capital symbolique collectif attaché à des noms et à des lieux comme Paris, Athènes, Rio de Janeiro, Berlin ou Rome est crucial, car il leur confère un énorme avantage économique sur Baltimore, Liverpool, Essen, Lille, ou Glasgow. Pour ces villes-ci, tout le problème est d'augmenter leur capital symbolique et d'accroître leurs marques de distinction afin de mieux asseoir leur prétention à l'unicité, source de rentes de monopole. [...]
    L'essor de Barcelone au sein du système des villes européennes s'explique en partie par le fait qu'elle n'a cessé d'amasser du capital symbolique et d'accumuler des marques de distinction. L'exhumation d'une histoire et d'une culture distinctement catalanes, le marketing de ses éclatantes réussites artistiques et de son riche patrimoine architectural (Gaudi, bien sûr), ses marques distinctives en termes de style de vie et de traditions littéraires, tout cela a été exploité et promu par un déluge de livres, d'expositions et d'événements culturels destinés à célébrer la singularité de la ville. Ajoutons à cela les embellissements signés par de grandes architectes (la tour de radio et télécommunications conçue par Norman Foster, le Musée d'art moderne d'un blanc étincelant bâti par Meier au milieu d'un vieux tissu urbain en pleine dégénérescence) et la multitude d'investissements destinée à ouvrir le port et la plage, à réhabiliter des terrains abandonnés pour y construire le village olympique (avec un clin d'œil à l'utopisme des Icariens) et à transformer une vie nocturne jadis sordide et même dangereuse en panorama ouvert du spectacle urbain. Cette opération fut favorisée par la tenue des Jeux olympiques, qui ouvrirent d'énormes opportunités à l'acquisition de rentes de monopole (il se trouve que Juan Samaranch, le président du Comité international olympique, possédait de gros intérêts immobiliers à Barcelone).
    Mais la réussite initiale de Barcelone paraît profondément empêtrée dans notre première contradiction. Alors que se présente une foule d'opportunités pour empocher des rentes de monopoles fondées sur le capital symbolique collectif de Barcelone en tant que ville (les prix de l'immobilier ont grimpé en flèche et l'Institut royal des architectes britanniques a décerné une médaille à la ville en récompense de ses réussites architecturales), leur irrésistible attrait engendre une marchandisation multinationale de plus en plus homogénéisante. Les dernières phases d'aménagement du front de mer ressemblent à toutes celles effectuées dans le monde occidental, les incroyables embouteillages obligent à creuser des boulevards dans certaines parties de la vieille ville, les magasins multinationaux remplacent les commerces locaux, la gentrification supprime des populations installées là de longue date tout en détruisant l'ancien tissu urbain, et Barcelone perd certaines de ses marques de distinction. Cette contradiction est marquée par des questions et des résistances. De qui célèbre-t-on la mémoire collective ? Des anarchistes qui, comme les Icariens, ont joué un rôle si important dans l'histoire de Barcelone ? Des républicains, qui se sont si vaillamment battus contre Franco ? Des nationalistes catalans ? Des immigrés d'Andalousie ? Ou d'un homme comme Samaranch, qui fut longtemps allié de Franco ?
    [...] Les enjeux sont importants. Il s'agit en effet de déterminer quelles parties de la population doivent être les principaux bénéficiaires du capital symbolique auquel tous ont contribué. Pourquoi laisser les multinationales ou une toute petite partie de la bourgeoisie locale s'emparer de la rente de monopole associée à ce capital symbolique ?
    " (pp.47-50)

    "Singapour, qui a si bien su, au fil des années, créer des rentes de monopole et se les approprier implacablement [...] a fait en sorte qu'une large part des bénéfices soit redistribuée aux secteurs du logement, de la santé et de l'éducation." (p.50)

    "Les deux dilemmes -tendre vers la commercialisation pure au point de perdre les marques de distinction qui sous-tendent les rentes de monopole, ou construire des marques de distinction si singulières qu'elles deviennent difficiles à exploiter- sont toujours présents. [...] Les capitalistes en ont bien conscience, et c'est pourquoi ils doivent fourrer leur nez dans les guerres culturelles, se frayer un chemin dans le maquis du multiculturalisme, de la mode et de l'esthétique, parce que c'est précisément par ce biais que, ne serait-ce que temporairement, ils peuvent acquérir des rentes de monopole." (pp.52-53)

    "Pour Marx, l'accumulation initiale résulta d'une violente expropriation des moyens de production qui permit à une minorité de s'approprier les surplus de capital tout en forçant le plus grand nombre à adopter un travail salarié pour vivre. La migration de la force de travail excédentaire des campagnes vers les villes, la concentration urbaine des richesses entre les mains des marchands [...] et des usuriers (qui détruisaient la propriété foncière en la convertissant en richesse financière), l'extraction d'un produit net des campagnes au bénéfices des villes: ces trois facteurs facilitèrent la concentration sociale et géographique des surplus." (p.66)

    "Les transferts et restructurations géographiques offrent d'innombrables possibilités de contenir les crises, de soutenir l'accumulation et de modifier l'état de la lutte des classes." (p.76)

    "La géographie historique du capitalisme doit [...] être notre objet." (p.80)

    "La capacité du capital comme de la force de travail à se déplacer à court terme et à bas coût dépend de la création d'infrastructures sociales et physiques fixes, sûres, et dans une large mesure immobiles. La capacité à s'affranchir de l'espace dépend de la production de l'espace. Mais les infrastructures requises absorbent capital et force de travail dans leur production et leur maintenance. Nous touchons là au cœur du paradoxe. Une part du capital et de la force de travail doit être immobilisée dans l'espace, figée sur place, afin de favoriser la liberté de mouvement de la partie restante. Mais nous pouvons à présenter boucler la boucle parce que la viabilité du capital et du travail engagés dans la production et la maintenance de ces infrastructures ne peut être assurée que si le capital restant circule par des voies spatiales et dans un laps de temps compatible avec la configuration géographique et la durée de ces engagements. Si cette condition n'est pas remplie -par exemple, si le trafic généré ne suffit pas à rendre telle voie ferrée rentable, ou si des investissements massifs dans le secteur éducatif ne débouchent pas sur une expansion de la production-, alors que le capital et la force de travail connaîtront une dévaluation. [...]
    Résumons: la cohérence régionale structurée vers laquelle tendent, en fonction de contraintes spatiales définies par la technologie, la circulation du capital et l'échange de la force de travail, tend elle-même à se déliter à cause des puissantes forces que sont l'accumulation et la suraccumulation, le changement technologique et la lutte des classes. Ce pouvoir de désagrégation dépend toutefois de la mobilité géographique du capital et de celle de la force de travail, lesquelles dépendent à leur tour de la création d'infrastructures fixes et immobiles dont la relative permanence dans le paysage capitaliste renforce la cohérence régionale structurée en voie de délitement. Mais la viabilité des infrastructures est à son tour menacée par la mobilité géographique qu'elles visent pourtant à faciliter.
    Il ne peut en résulter qu'une instabilité chronique des configurations régionales et spatiales, une tension au sein de la géographie de l'accumulation entre fixité et mouvement, entre la capacité croissante à s'affranchir de l'espace et les structures spatiales immobiles nécessaires à cette fin. Je voudrais insister sur le fait que l'Etat est totalement impuissant à éliminer cette instabilité (pire encore, des politiques apparemment rationnelles auraient plutôt tendance à produire toutes sortes de conséquences imprévues). Le développement capitaliste est donc sur la corde raide, contraint de négocier entre, d'une part, la préservation de valeurs liées à des engagements pris antérieurement, à un moment et dans un lieu déterminé et, d'autre part, leur dévaluation, porteuse de nouvelles possibilités d'accumulation. Par conséquent, le capitalisme s'évertue constamment à créer un paysage social et physique à son image, adéquat à ses besoins à un moment donné, tout cela pour bouleverser, voire détruire, ce paysage à une date ultérieure
    ." (pp.88-90)

    "Pendant la guerre, les Britanniques furent contraints de démanteler la préférence impériale en échange du plan "Lendlease" [...] Programme mis en place en 1941, qui permit à la Grande-Bretagne (mais aussi à l'Union soviétique) d'obtenir des Etats-Unis des ressources financières et militaires. En contrepartie, les Britanniques devaient s'engager à supprimer les barrières aux exportations américaines." (p.104)

    "Dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel présente l'impérialisme et le colonialisme comme des solutions potentielles aux contradictions internes d'une société civile qu'il qualifie de "développée". L'accumulation croissante de richesse à un pôle et, de l'autre, la formation d'une "populace" prisonnière de l'abîme de la misère et du désespoir préparent le terrain à une instabilité sociale et à une guerre de classes dont aucune transformation interne (par exemple, la redistribution de la richesse en direction des pauvres) ne saurait venir à bout. Ainsi, par "cette dialectique qui est la sienne", la société civile est "poussée au-delà d'elle-même, afin de chercher en dehors d'elle, chez d'autres peuples qui lui sont inférieurs en moyens (elle en a en excès) ou bien, de manière générale, en ingéniosité technique, etc., des consommateurs et, partant, les moyens de subsistance nécessaires". Elle doit aussi fonder des colonies et, partant, permettre "à une partie de sa population le retour au principe familial sur un sol nouveau", tout en se procurant "à elle-même un nouveau besoin et un nouveau champ d'exercice de son assiduité au travail". En cela, elle est animée par "la recherche du gain", qui implique des risques, de sorte que l'industrie "mêle la fixation à la glèbe et aux cercles limités de la vie civile, mêle ses jouissances et ses désirs à l'élément de la fluidité, du danger et de la ruine". [...]
    Faut-il comprendre que l'impérialisme est la solution ? Le texte est ambigu
    ." (pp.110-111)

    "Les Rothschild sont des acteurs de premier plan des événements de 1848." (p.125)

    "Entre la dispersion dans les banlieues d'une industrie auparavant concentrée dans les centres des villes états-uniennes à la fin du XIXe siècle, dans le but d'empêcher la concentration du pouvoir prolétarien, et l'actuelle attaque contre le pouvoir syndical, fondée sur la dispersion et la fragmentation spatiales des processus de production (en grande partie relocalisés dans des pays dits en développement où l'organisation ouvrière est particulièrement faible), cette stratégie [de production de l'espace] s'est révélée une arme puissante dans la lutte de la bourgeoisie pour accroître son pouvoir." (p.127)

    ""Entre 1960 et 1991, la part des 20% les plus riches est passée de 70% du revenu global à 85%, tandis que la part des plus pauvres baissait de 2.3% à 1.4%". En 1991 [...] "la valeur nette des 358 personnes les plus riches, les milliardaires en dollars, est égale au revenu combiné des 45% les plus pauvres de la population mondiale -soit 2.3 milliards de personne"." (p.133)
    -David Harvey, extraits de Spaces of Capital, 2001, in Géographie de la domination. Capitalisme et production de l'espace, Paris, Les prairies ordinaires, 2018, 143 pages.

    "Nous nous faisons régulièrement insulter. Quand le patron se met en colère, il traite les femmes de chiennes, de truies, de salopes, et nous devons supporter tout cela patiemment, sans réagir. [...] Officiellement, nous travaillons de 7h du matin à 15 heures (pour un salaire inférieur à dollars par jour), mais on nous oblige souvent à faire des heures supplémentaires, parfois -surtout s'il livrer une commande urgente- jusqu'à 21 heures. Si épuisées que nous soyons, on ne nous autorise pas à rentrer chez nous. On peut gagner 200 roupies de plus (10 cents). [...] Nous allons à l'usine à pied. A l'intérieur, il faut très chaud. Le bâtiment a un toit métallique, et il n'y a pas assez d'espace pour tous les travailleurs. Nous sommes entassés les uns sur les autres. 200 personnes travaillent là, des femmes en majorité, mais il n'y a qu'un seul WC pour toute l'usine. [...] Quand nous rentrons du travail, nous n'avons plus d'énergie que pour manger et dormir."
    -Témoignage d'une ouvrière indonésienne, in Jeremy Seabrook, In the Cities of the South: Scenes from a Developing World, 1996, pp.103-105.

    https://www.erudit.org/fr/revues/uhr/1986-v15-n1-uhr0856/1018918ar.pdf

    https://fr.1lib.fr/book/5296380/1f128e

    Villes rebelles : du droit à la ville à la revolution urbaine

    https://fr.1lib.fr/book/879750/71faec

    The Condition of Postmodernity: An Enquiry into the Origins of Cultural Change

    https://fr.1lib.fr/book/1278797/837f72

    Social Justice and the City

    https://fr.1lib.fr/book/3625347/5f414a

    The Limits to Capital

    https://fr.1lib.fr/book/695507/b6e843

    Justice, Nature and the Geography of Difference



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 14 Juin - 22:36, édité 26 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 10 Mai - 13:28

    "Depuis 1971, je fais presque chaque année un cours sur Le Capital, parfois deux ou trois fois par an, pour toutes sortes de classes. Une année, j'avais pour auditoire une classe de philosophes - d'orientation assez hégélienne - de ce qui s'appelait alors le Morgan State College de Baltimore; une autre, je m'adressais à des étudiants en master d'anglais de l'université Johns Hopkins; une autre année encore, la classe était principalement composée d'économistes. Or ce qui m'a paru fascinant, c'est que chaque groupe perçoit des choses différentes dans Le Capital. J'ai pu constater que ce travail avec des spécialistes de diverses disciplines avait considérablement enrichi ma compréhension de cet ouvrage." (p.9)

    "Le Capital est donc le point de convergence de trois grands courants de pensée: !'économie politique classique, tout d'abord, qui se développe entre le XVIIe siècle et le milieu du XIXe, principalement mais pas exclusivement en Grande-Bretagne, et dont les principaux représentants sont William Petty, Locke, Hobbes et Hume, et surtout la grande triade formée par Smith, Malthus et Ricardo, sans oublier, parmi de nombreux autres, James Steuart. li y a aussi une tradition française de l'économie politique (les physiocrates, comme Quesnay et Turgot, et plus tard, Sismondi et Say). Enfin, une poignée d'italiens et d'Américains (comme Carey) fournit à Marx un matériau critique additionnel. Il soumet tous ces penseurs à une critique approfondie dans les trois volumes qui portent aujourd'hui le titre de Théories sur la plus-value. [...]
    Seconde base conceptuelle de la théorie marxienne: la tradition philosophique dont les Grecs sont aux yeux de Marx les initiateurs. Ce dernier, qui consacra sa thèse à Épicure, avait une intime connaissance de la philosophie grecque. Et vous verrez qu'il prend souvent appui sur Aristote dans ses démonstrations. li connaissait aussi très bien l'influence de la pensée grecque sur la tradition de la philosophie critique - Spinoza, Leibniz et bien sûr Hegel, sans oublier Kant et de nombreux autres. Marx établit un lien entre la philosophie critique (qui s'est surtout développée en Allemagne) et l'économie politique franco-britannique. Cependant, on aurait tort d'envisager ces courants seulement en termes de traditions nationales: Hume, par exemple, était tout autant un philosophe - empiriste, certes - qu'un économiste politique; Descartes et Rousseau ont aussi eu une influence significative sur la pensée marxienne. Mais si la philosophie critique allemande a eu une si forte importance pour Marx, c'est parce que c'est au sein de cette tradition qu'il a été formé. En outre, le climat critique qui régnait en Allemagne dans les années 1830 et 1840 (surtout grâce à ceux que l'on appellerait plus tard les « jeunes hégéliens ») eut un profond impact sur sa pensée.
    Enfin, le troisième courant de pensée sur lequel Marx s'appuie n'est autre que le socialisme utopique. À son époque, cette mouvance se développait surtout en France, même si l'on considère généralement que c'est un Anglais, Thomas More, qui lui a donné sa forme moderne - car cette tradition remonte elle aussi aux Grecs - et même si un contemporain de Marx, Robert Owen, auteur de copieux tracts utopiques, avait la ferme intention de mettre ses idées en pratique. Mais dans les années 1830 et 1840 c'est en France que la pensée utopique connut sa plus prodigieuse floraison, largement inspirée par les écrits de Saint-Simon, de Fourier et de Babeuf. Étienne Cabet par exemple, fonda le groupe des Icariens, qui s'implanta aux États-Unis après 1848. Mais il y avait aussi Proudhon et les proudhoniens, Auguste Blanqui (qui inventa l'expression de «dictature du prolétariat») et ceux qui, comme lui, s'inscrivaient dans la tradition jacobine (celle de Babeuf), le mouvement saint-simonien, des fouriéristes comme Victor Considérant, ou encore des féministes socialistes comme Flora Tristan. C'est aussi en France que, dans les années 1840, de nombreux radicaux se donnèrent, pour la première fois, le nom de communistes (quoiqu'ils ne sussent pas très bien quel sens donner à ce mot). Non seulement Marx connaissait bien ce courant de pensée, mais il y était immergé, surtout pendant les années qu'il passa à Paris (dont il fut expulsé en 1844) - je dirais même qu'il lui doit bien plus qu'il n'incline à le reconnaître. Il prit cependant ses distances avec l'utopisme, l'estimant responsable des échecs de la révolution parisienne de 1848. Comme le montre le
    Manifeste du Parti communiste, ce qui le répugnait le plus chez les utopistes, c'était qu'ils imaginaient une société idéale sans savoir le moins du monde comment la réaliser. Marx entretient donc un rapport négatif à ce courant, surtout à la pensée de Fourier et de Proudhon." (pp.11-12)

    "Ses écrits préparatoires, il est intéressant de le noter, montrent que pendant longtemps - environ trente ou quarante ans - Marx s'est demandé par où commencer. La méthode descendante l'a conduit au concept de marchandise, mais il ne tente jamais d'expliquer ni de justifier ce choix. Son ouvrage commence avec la marchandise, un point c'est tout.
    Il est essentiel de comprendre que son argument repose sur une conclusion prédéterminée. C'est ce qui explique ce début énigmatique, et, pour le lecteur, ce sentiment de confusion ou d'irritation qui pourrait le conduire à abandonner sa lecture au troisième chapitre
    ." (p.16)

    "Les marxistes dits analytiques - comme G. A. Cohen, John Roemer ou Robert Brenner - rejettent purement et simplement la dialectique. Ces penseurs aiment à se qualifier de «no-bullshit Marxists ». Ils estiment préférable de dissoudre l'argumentaire de Marx en une série de propositions analytiques. D'autres en tirent un modèle d'explication causale du monde. Il y a même une approche positiviste de Marx, qui teste sa théorie à l'aune de données empiriques. Je ne fais pas partie de ceux qui posent par principe que les lectures analytiques ou positivistes de Marx sont totalement erronées ; mais je répète quel œuvre de Marx est en soi dialectique, et que, dans un premier temps du moins, nous devons procéder à une lecture dialectique du Capital." (pp.19-20)

    "Marx prend la marchandise comme point de départ a priori. « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste, écrit-il, apparaît comme une "gigantesque collection de marchandises", dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire. C'est pourquoi notre recherche commence par l'analyse de la marchandise. » D'abord un point lexical: l'auteur a choisi d'employer le verbe « apparaître », qui n'a pas du tout le même sens que le verbe « être ». Il faut prêter attention à ce mot que l'on retrouvera à maintes reprises, car il signale que quelque chose d'autre se déroule sous la surface de l'apparence. Immédiatement, Marx nous invite à nous demander ce dont il pourrait bien s'agir. On notera en outre qu'il n'examinera que le mode de production capitaliste: Marx ne s'intéresse pas ici aux modes de production antiques, aux modes de production socialistes, ou à des modes de production hybrides, mais exclusivement au mode de production capitaliste sous sa forme pure. C'est un point qu'il faudra constamment garder présent à l'esprit.
    Il est particulièrement utile de partir des marchandises, car tout le monde en a une expérience quotidienne
    ." (p.24)

    "Les marchandises s'échangent sur le marché. Cela soulève d'emblée la question: de quel type d'échange économique s'agit-il ? La marchandise répond à un besoin ou à un désir humain. C'est un objet extérieur à nous, que nous nous approprions ou faisons nôtre. Marx déclare d'emblée qu'il ne s'intéresse pas à la nature de ces besoins, qu'ils « surgissent dans l'estomac ou dans l'imagination ». Tout ce qui l'intéresse, c'est le simple fait que nous achetions des marchandises, ce fait constitutif de notre vie. Le monde contient bien sûr des millions de marchandises, toutes différentes sur le plan de leurs qualités matérielles ou de leurs propriétés quantitatives (kilos de farine, paires de chaussettes, kilowatts d'électricité, mètres de tissu, etc.). Or Marx va procéder à une simplification radicale de cette diversité immense, en disant que la découverte des « multiples modes d'utilisation des choses est un acte d'ordre historique », de même que celle des « unités de mesure sociales pour mesurer la quantité des choses utiles ». Il lui faut cependant trouver un moyen de parler de la marchandise en général: il conceptualisera donc le « caractère utile d'une chose » comme la « valeur d'usage » de cette chose. Ce concept de valeur d'usage sera crucial par la suite.
    Vous aurez noté à quelle vitesse il passe de l'incroyable diversité des besoins et désirs humains, de l'immense variété des marchandises, de leurs poids et mesures, au concept unitaire et abstrait de valeur d'usage. On a là une illustration de l'idée qu'il avance dans l'une des préfaces au livre: puisque, dans les sciences sociales, nous ne pouvons effectuer des expériences contrôlées dans des conditions de laboratoire, nous devons utiliser la faculté d'abstraction afin de parvenir à des formes similaires de compréhension scientifique
    ." (p.25)
    -David Harvey, Pour lire Le Capital, Paris, La ville brûle, 2012, 366 pages.




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