https://fr.wikipedia.org/wiki/Gustav_Landauer
"Je n’ai pas l’attention de me plonger dans la psychologie des terroristes modernes. On devrait peut-être les considérer moins comme des héros ou des martyrs que comme une nouvelle sorte de suicidés. Pour un homme qui ne croit à rien d’autre qu’à cette vie et qui en a été amèrement déçu ; pour un homme rempli de haine froide contre les conditions qui l’ont brisé et qu’il ne peut plus supporter ; pour un tel homme, donc, il est diaboliquement facile de se laisser séduire par l’idée d’emporter avec lui dans la mort un de ceux d’en-haut et de se tuer, de façon spectaculaire, par le truchement des tribunaux, devant les yeux du monde. Une autre idée, au moins aussi séduisante, revient dans la littérature anarchiste sous des formes multiples et variées : celle d’opposer à la violence autoritaire la libre violence, la révolte de l’individu.
L’erreur fondamentale des anarchistes révolutionnaires, que j’ai d’ailleurs partagée moi-même assez longtemps, c’est de penser que l’on peut atteindre l’idéal de la non-violence par la violence. Ils dénoncent avec véhémence, par exemple, la « dictature révolutionnaire » que Marx et Engels, dans leur Manifeste communiste, ont envisagée comme une brève période de transition après la grande révolution. Mais ces anarchistes s’abusent eux-mêmes ; car tout exercice de la violence est dictature, à moins qu’elle ne soit volontairement supportée ou reconnue par les masses dirigées. Dans le cas des attentats anarchistes, il s’agit cependant bien d’une violence autoritaire. Toute violence est soit despotisme, soit autoritarisme.
Les anarchistes devraient comprendre qu’un but ne peut être atteint que si le moyen est déjà complètement pénétré par ce but. On ne parviendra jamais à la non-violence par la violence. L’anarchie n’existe que là où il y a des anarchistes, de véritables anarchistes, c’est-à-dire des individus qui n’exercent plus aucune violence. En disant cela, je ne dis rien de vraiment nouveau ; c’est ce que Tolstoï nous a dit depuis longtemps. Quand le roi d’Italie a été assassiné par l’anarchiste Bresci, Tolstoï publia un merveilleux article qui culminait dans ces mots : on ne devrait pas tuer les princes, mais leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas tuer."
"L’anarchie ne sera jamais la cause des masses, elle ne viendra jamais au monde par la voie de l’invasion ou de l’insurrection armée. Pas plus qu’on ne saurait réaliser l’idéal du socialisme fédéraliste en attendant que le capital déjà amassé et les possessions foncières passent entre les mains du peuple. L’anarchie n’appartient pas à l’avenir, mais au présent ; elle n’est pas affaire de revendications, mais affaire de vie. Il ne s’agit point de la nationalisation des conquêtes du passé, il s’agit de la naissance d’un nouveau peuple qui, venant de petits commencements, se forme de tous côtés par colonisation intérieure, au milieu des autres peuples, dans de nouvelles communautés. Il ne s’agit point de la lutte de classes des non-possédants contre les possédants, il s’agit du fait que des êtres libres, moralement forts et maîtres d’eux-mêmes, se séparent des masses pour s’unir dans de nouveaux liens."
"Je veux parler du besoin impérieux de se faire renaître, de refonder son être, puis de façonner – autant qu’on en a le pouvoir – son environnement et son monde. Chacun de nous devrait connaître ce suprême instant : où, pour parler avec Nietzsche, il recrée en lui le chaos originel, où il fait jouer devant lui et regarde en spectateur le drame de ses passions (Triebe) et de ses sollicitations intérieures les plus pressantes ; et tout cela afin de déterminer laquelle, parmi ses nombreuses personnalités, doit dominer en lui, de déterminer ce qui lui est propre et le distingue des traditions et des héritages du monde des ancêtres, ce qu’il doit être pour le monde et ce que le monde doit être pour lui. J’appelle anarchiste celui qui a la volonté de ne pas jouer un double jeu avec lui-même ; celui qui, dans une crise décisive de son existence, s’est pétri lui-même comme une pâte toute nouvelle, de sorte qu’il se connaît intimement et peut agir selon les lois de son être le plus secret. [...] Ce continent et ce monde de richesses, nous les trouvons lorsque nous parvenons, à travers le chaos et l’anarchie, à travers une expérience intérieure inouïe, silencieuse et abyssale, à découvrir un homme nouveau ; chacun doit se plonger en soi-même. Alors il y aura des anarchistes, alors il y aura de l’anarchie ; il s’agira d’abord d’individus isolés et éparpillés qui se trouveront les uns les autres ; ils ne tueront personne d’autre qu’eux-mêmes dans cette mort mystique qui, par l’immersion la plus profonde en soi, conduit à renaître à la vie nouvelle. [...] Qui réveille à la vie, à la vie individuelle, le monde perdu en lui ; qui se sent comme un rayon du monde, et non pas comme étranger au monde : celui-là vient, il ne sait pas d’où ; celui-là va, il ne sait pas où ; son rapport au monde sera un rapport à soi, et il aimera le monde comme lui-même. Ces hommes régénérés vivront entre eux, parce qu’ils se sentiront faire partie d’un seul et même tout. Là sera l’anarchie. [...] Je désire seulement décrire un état intérieur qui permettra peut-être à certains d’entre nous de montrer, par l’exemple, ce qu’est le communisme et l’anarchie. Je veux simplement dire que cette liberté doit d’abord naître et se développer au plus profond de l’individu avant de se manifester comme réalité extérieure effective. [...] Les anarchistes aussi ont été jusqu’ici des esprits par trop systématiques, enserrés dans des concepts étroits et rigides ; et c’est là l’ultime réponse à la question de savoir pourquoi les anarchistes accordent une certaine valeur au meurtre d’êtres humains. Ils ont pris l’habitude de s’occuper de concepts, et non plus des hommes. Pour eux, il y a deux classes distinctes et séparées qui se dressent l’une contre l’autre ; quand ils tuaient, ils ne tuaient point des hommes, mais le concept d’exploiteur, d’oppresseur ou d’homme d’État. La conséquence a été que précisément ceux qui font preuve le plus souvent d’une grande humanité dans la vie intime et les sentiments se laissent aller à l’inhumanité dans les activités publiques. Ils n’éprouvent alors plus aucune émotion ; ils agissent comme des êtres purement pensants qui, à l’instar du culte rendu par Robespierre à la déesse Raison, se font les serviteurs d’une divinité qui classe et juge les hommes. Les condamnations à mort que les anarchistes prononcent froidement s’expliquent par des jugements rendus en vertu d’une logique froide, sans profondeur, abstraite et hostile à la vie. L’anarchie n’a pourtant rien de cette évidence, de cette froideur, de cette clarté que les anarchistes ont cru pouvoir y trouver ; quand l’anarchie deviendra un rêve sombre et profond, au lieu d’être un monde accessible au concept, alors leur éthos et leur pratique seront d’une seule et même espèce."
-Gustav Landauer, "Pensées anarchistes sur l'anarchie", in Die Zukunft, tome 37, n° 4, 26 octobre 1901, pp. 134-140, In : Siegbert Wolf, Gustav Landauer – Ausgewählte Schriften,
volume 2 : « Anarchismus », pp. 274-281, Lich, Verlag Edition AV, 2008. Traduit de l’allemand par Gaël Cheptou: https://www.socialisme-libertaire.fr/2017/11/gustav-landauer-pensees-anarchistes-sur-l-anarchisme.html
https://jbl1960blog.files.wordpress.com/2016/12/appelausocialismeglandauer1911.pdf
https://fr.theanarchistlibrary.org/library/gustav-landauer-appel-au-socialisme
https://lavoiedujaguar.net/Gustav-Landauer-Appel-au-socialisme
http://atelierdecreationlibertaire.com/blogs/bakounine/deux-textes-de-gustav-landauer-sur-bakounine-1152/
http://acontretemps.org/IMG/pdf/landauer._fahnders_.pdf
http://acontretemps.org/IMG/pdf/landauer.pdf
https://www.revue-ballast.fr/gustav-landauer-un-appel-au-socialisme/
https://www.anti-k.org/2020/02/29/gustav-landauer-un-appel-au-socialisme/
https://journals.openedition.org/rg/846
"Il a traversé la période du deuxième Reich (1871-1918) à contre-pied des formes dominantes de la pensée et de la pratique politiques. Ainsi, si Landauer garde ses distances vis-à-vis de la politique impériale, il n’adhère pas non plus à l’alternative qui se construit alors sous l’égide du principal parti de la Deuxième internationale marxiste, la Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD). Cette prise de distance vis-à-vis du marxisme – qu’il considère comme « la peste de notre époque et la malédiction du socialisme » – est l’une des constantes déterminantes de la pensée de Landauer, qui dénonce la conception du monde de ses adversaires au profit d’une vision « anarchiste-socialiste » de la société. Que ce soit durant sa jeunesse, pendant sa période d’engagement politique avant 1900 ou bien dans les années qui suivirent un second emprisonnement pour son « activité radicale » d’agitateur, Landauer n’a eu de cesse d’interroger les rapports réels entre l’individu et la communauté vivante à laquelle il appartient. Cette réflexion s’est traduite par la publication d’ouvrages théoriques comme Die Revolution6 ou Aufruf zum Sozialismus, qui ont fait de Landauer l’un des théoriciens majeurs de l’anarchisme classique, mais également, par une intense activité journalistique, littéraire, et par la publication de nombreuses traductions. À partir de 1908, Gustav Landauer se tourne vers une nouvelle forme de militantisme en fondant le Sozialistischer Bund, par lequel il tente de diffuser sa conception d’une communauté à construire « par la séparation »."
"Landauer s’éloigne radicalement des formes classiquement légitimées de l’expression politique que sont les syndicats et les partis à partir de 1900. Tournant déterminant pour la pensée de l’auteur, cette date correspond au moment où il traduit, de sa prison, les écrits de Maître Eckhart vers l’allemand moderne."
"Deux aspects complémentaires de sa quête de liberté : la destruction des entraves et la construction de l’autonomie. Ainsi, loin de se contenter d’émettre un diagnostic critique, Landauer s’est toujours efforcé de proposer un projet de société comme alternative au monde existant. En d’autres termes, là où d’aucuns voient dans l’anarchisme une forme de développement de la société « contre l’État », le projet de Landauer ressemble bien plutôt à une construction « malgré l’État ». Ainsi, de même que La Boétie voit dans le désintérêt vis-à-vis du tyran la plus sûre façon de le voir disparaître, Landauer se place plus dans une posture d’alternatif à l’État que d’adversaire de l’État. Cette conception de l’alternativité s’attache donc en premier lieu à ce qu’elle veut construire, bien plus qu’à ce qu’elle souhaite voir disparaître. Ce point mérite qu’on s’y arrête dans la mesure où il va à l’encontre d’une conception répandue de l’anarchie comme simple négation : c’est notamment en ce sens que Friedrich Nietzsche associe le type de l’anarchiste à l’homme du ressentiment, enfermé dans la réaction et étranger à toute « attitude positive » véritablement active."
"La vision que propose Gustav Landauer de la société est l’héritière de deux de ses influences majeures : d’une part de l’« égoïsme » que développe Max Stirner dans Der Einzige und sein Eigenthum, et d’autre part du mysticisme de Maître Eckhart. Du premier, Landauer retient la force critique de l’individu face aux prétentions totalisantes de tous ceux qui entendent faire tenir la société par le haut : en ramenant toute construction sociale à la seule volonté de ceux qui la constituent, Stirner développe ainsi le modèle du « Verein von Egoisten », réunis par des intérêts et par un projet communs, et non par des schémas sociaux préexistants. Cette association, dont chacun est libre de se défaire dès l’instant où il la voit s’autonomiser au détriment de ses membres, est donc essentiellement fondée sur l’individualité de chacun. En intégrant cet individualisme méthodologique dans une démarche introspective que lui suggère l’attitude mystique de Maître Eckhart, Landauer propose à chaque individu de retrouver, au fond de lui-même, les ferments de la société à construire. Ainsi, si cette démarche pourrait bien, dans une autre perspective, conduire à l’isolement et l’atomisation des individus, le mysticisme introspectif de Landauer aboutit quant à lui au renouvellement des institutions de la vie commune. En se coupant des formes existantes de la société, l’individu qui se plonge en lui-même doit y trouver non pas sa seule personnalité, mais plutôt ce fond commun à tout être humain que Landauer appelle l’« esprit » (der Geist), et qui constitue le germe de notre tendance à la sociabilité."
"Faut-il y voir une fuite d’un monde en lutte, ainsi que le reprochèrent les adversaires marxistes de Landauer, pour chercher refuge dans une communauté idéale loin des aberrations et des souffrances du « monde réel » ? [...]
En mettant en place une enclave distincte du reste du monde, les socialistes n’aspirent donc qu’à la généralisation du mode de vie qui s’y découvre. Il y va de l’exemple, mais il y va aussi de la preuve qu’un autre monde est possible, et qu’il suffit de commencer par chacun pour que se mette en place la marche vers le socialisme par la création jour après jour de nouvelles expériences socialistes."
"C’est cette aspiration à étendre le modèle développé dans les colonies, pour créer non pas une commune de plus en plus grande, mais bien une fédération de communautés à dimension humaine, une « société des sociétés », qui incite Landauer à prendre part à l’expérience de la République des conseils de Bavière en 1918, comme délégué populaire à l’éducation, la culture et la propagande. Il compte parmi les acteurs cruciaux du mouvement, et s’il pressent très tôt l’échec de cette expérience révolutionnaire (principalement faute de ressources économiques, épuisées par la guerre), il n’en persiste pas moins à lui consacrer toute son énergie. Il tâche ainsi de profiter de cette situation de crise pour impulser un changement cohérent avec ses convictions politiques : il s’oppose notamment aux tentatives de créer une assemblée nationale, préférant le modèle fédératif, basé sur la démocratie directe, à la voie parlementaire ; il soutient les mouvements ouvriers et paysans, et acclame les forces créatrices qui surgissent pour faire face à la misère ; il persiste enfin à défendre une révolution non-violente. Mais la contre-révolution l’emporte peu à peu dans toute l’Allemagne, et le 2 mai 1919, Gustav Landauer est assassiné par les troupes gouvernementales envoyées pour étouffer le mouvement."
"Landauer refuse ainsi d’enfermer l’action des êtres humains dans une formule mathématique qui aurait la même nécessité que les lois naturelles et qui renoncerait de ce fait à la faculté d’autodétermination des individus."
-Anatole Lucet, « Gustav Landauer : le devenir révolutionnaire comme alternative anarchiste », Recherches germaniques [En ligne], HS 11 | 2016, mis en ligne le 05 février 2019, consulté le 27 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/rg/846 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rg.846
"Je n’ai pas l’attention de me plonger dans la psychologie des terroristes modernes. On devrait peut-être les considérer moins comme des héros ou des martyrs que comme une nouvelle sorte de suicidés. Pour un homme qui ne croit à rien d’autre qu’à cette vie et qui en a été amèrement déçu ; pour un homme rempli de haine froide contre les conditions qui l’ont brisé et qu’il ne peut plus supporter ; pour un tel homme, donc, il est diaboliquement facile de se laisser séduire par l’idée d’emporter avec lui dans la mort un de ceux d’en-haut et de se tuer, de façon spectaculaire, par le truchement des tribunaux, devant les yeux du monde. Une autre idée, au moins aussi séduisante, revient dans la littérature anarchiste sous des formes multiples et variées : celle d’opposer à la violence autoritaire la libre violence, la révolte de l’individu.
L’erreur fondamentale des anarchistes révolutionnaires, que j’ai d’ailleurs partagée moi-même assez longtemps, c’est de penser que l’on peut atteindre l’idéal de la non-violence par la violence. Ils dénoncent avec véhémence, par exemple, la « dictature révolutionnaire » que Marx et Engels, dans leur Manifeste communiste, ont envisagée comme une brève période de transition après la grande révolution. Mais ces anarchistes s’abusent eux-mêmes ; car tout exercice de la violence est dictature, à moins qu’elle ne soit volontairement supportée ou reconnue par les masses dirigées. Dans le cas des attentats anarchistes, il s’agit cependant bien d’une violence autoritaire. Toute violence est soit despotisme, soit autoritarisme.
Les anarchistes devraient comprendre qu’un but ne peut être atteint que si le moyen est déjà complètement pénétré par ce but. On ne parviendra jamais à la non-violence par la violence. L’anarchie n’existe que là où il y a des anarchistes, de véritables anarchistes, c’est-à-dire des individus qui n’exercent plus aucune violence. En disant cela, je ne dis rien de vraiment nouveau ; c’est ce que Tolstoï nous a dit depuis longtemps. Quand le roi d’Italie a été assassiné par l’anarchiste Bresci, Tolstoï publia un merveilleux article qui culminait dans ces mots : on ne devrait pas tuer les princes, mais leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas tuer."
"L’anarchie ne sera jamais la cause des masses, elle ne viendra jamais au monde par la voie de l’invasion ou de l’insurrection armée. Pas plus qu’on ne saurait réaliser l’idéal du socialisme fédéraliste en attendant que le capital déjà amassé et les possessions foncières passent entre les mains du peuple. L’anarchie n’appartient pas à l’avenir, mais au présent ; elle n’est pas affaire de revendications, mais affaire de vie. Il ne s’agit point de la nationalisation des conquêtes du passé, il s’agit de la naissance d’un nouveau peuple qui, venant de petits commencements, se forme de tous côtés par colonisation intérieure, au milieu des autres peuples, dans de nouvelles communautés. Il ne s’agit point de la lutte de classes des non-possédants contre les possédants, il s’agit du fait que des êtres libres, moralement forts et maîtres d’eux-mêmes, se séparent des masses pour s’unir dans de nouveaux liens."
"Je veux parler du besoin impérieux de se faire renaître, de refonder son être, puis de façonner – autant qu’on en a le pouvoir – son environnement et son monde. Chacun de nous devrait connaître ce suprême instant : où, pour parler avec Nietzsche, il recrée en lui le chaos originel, où il fait jouer devant lui et regarde en spectateur le drame de ses passions (Triebe) et de ses sollicitations intérieures les plus pressantes ; et tout cela afin de déterminer laquelle, parmi ses nombreuses personnalités, doit dominer en lui, de déterminer ce qui lui est propre et le distingue des traditions et des héritages du monde des ancêtres, ce qu’il doit être pour le monde et ce que le monde doit être pour lui. J’appelle anarchiste celui qui a la volonté de ne pas jouer un double jeu avec lui-même ; celui qui, dans une crise décisive de son existence, s’est pétri lui-même comme une pâte toute nouvelle, de sorte qu’il se connaît intimement et peut agir selon les lois de son être le plus secret. [...] Ce continent et ce monde de richesses, nous les trouvons lorsque nous parvenons, à travers le chaos et l’anarchie, à travers une expérience intérieure inouïe, silencieuse et abyssale, à découvrir un homme nouveau ; chacun doit se plonger en soi-même. Alors il y aura des anarchistes, alors il y aura de l’anarchie ; il s’agira d’abord d’individus isolés et éparpillés qui se trouveront les uns les autres ; ils ne tueront personne d’autre qu’eux-mêmes dans cette mort mystique qui, par l’immersion la plus profonde en soi, conduit à renaître à la vie nouvelle. [...] Qui réveille à la vie, à la vie individuelle, le monde perdu en lui ; qui se sent comme un rayon du monde, et non pas comme étranger au monde : celui-là vient, il ne sait pas d’où ; celui-là va, il ne sait pas où ; son rapport au monde sera un rapport à soi, et il aimera le monde comme lui-même. Ces hommes régénérés vivront entre eux, parce qu’ils se sentiront faire partie d’un seul et même tout. Là sera l’anarchie. [...] Je désire seulement décrire un état intérieur qui permettra peut-être à certains d’entre nous de montrer, par l’exemple, ce qu’est le communisme et l’anarchie. Je veux simplement dire que cette liberté doit d’abord naître et se développer au plus profond de l’individu avant de se manifester comme réalité extérieure effective. [...] Les anarchistes aussi ont été jusqu’ici des esprits par trop systématiques, enserrés dans des concepts étroits et rigides ; et c’est là l’ultime réponse à la question de savoir pourquoi les anarchistes accordent une certaine valeur au meurtre d’êtres humains. Ils ont pris l’habitude de s’occuper de concepts, et non plus des hommes. Pour eux, il y a deux classes distinctes et séparées qui se dressent l’une contre l’autre ; quand ils tuaient, ils ne tuaient point des hommes, mais le concept d’exploiteur, d’oppresseur ou d’homme d’État. La conséquence a été que précisément ceux qui font preuve le plus souvent d’une grande humanité dans la vie intime et les sentiments se laissent aller à l’inhumanité dans les activités publiques. Ils n’éprouvent alors plus aucune émotion ; ils agissent comme des êtres purement pensants qui, à l’instar du culte rendu par Robespierre à la déesse Raison, se font les serviteurs d’une divinité qui classe et juge les hommes. Les condamnations à mort que les anarchistes prononcent froidement s’expliquent par des jugements rendus en vertu d’une logique froide, sans profondeur, abstraite et hostile à la vie. L’anarchie n’a pourtant rien de cette évidence, de cette froideur, de cette clarté que les anarchistes ont cru pouvoir y trouver ; quand l’anarchie deviendra un rêve sombre et profond, au lieu d’être un monde accessible au concept, alors leur éthos et leur pratique seront d’une seule et même espèce."
-Gustav Landauer, "Pensées anarchistes sur l'anarchie", in Die Zukunft, tome 37, n° 4, 26 octobre 1901, pp. 134-140, In : Siegbert Wolf, Gustav Landauer – Ausgewählte Schriften,
volume 2 : « Anarchismus », pp. 274-281, Lich, Verlag Edition AV, 2008. Traduit de l’allemand par Gaël Cheptou: https://www.socialisme-libertaire.fr/2017/11/gustav-landauer-pensees-anarchistes-sur-l-anarchisme.html
https://jbl1960blog.files.wordpress.com/2016/12/appelausocialismeglandauer1911.pdf
https://fr.theanarchistlibrary.org/library/gustav-landauer-appel-au-socialisme
https://lavoiedujaguar.net/Gustav-Landauer-Appel-au-socialisme
http://atelierdecreationlibertaire.com/blogs/bakounine/deux-textes-de-gustav-landauer-sur-bakounine-1152/
http://acontretemps.org/IMG/pdf/landauer._fahnders_.pdf
http://acontretemps.org/IMG/pdf/landauer.pdf
https://www.revue-ballast.fr/gustav-landauer-un-appel-au-socialisme/
https://www.anti-k.org/2020/02/29/gustav-landauer-un-appel-au-socialisme/
https://journals.openedition.org/rg/846
"Il a traversé la période du deuxième Reich (1871-1918) à contre-pied des formes dominantes de la pensée et de la pratique politiques. Ainsi, si Landauer garde ses distances vis-à-vis de la politique impériale, il n’adhère pas non plus à l’alternative qui se construit alors sous l’égide du principal parti de la Deuxième internationale marxiste, la Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD). Cette prise de distance vis-à-vis du marxisme – qu’il considère comme « la peste de notre époque et la malédiction du socialisme » – est l’une des constantes déterminantes de la pensée de Landauer, qui dénonce la conception du monde de ses adversaires au profit d’une vision « anarchiste-socialiste » de la société. Que ce soit durant sa jeunesse, pendant sa période d’engagement politique avant 1900 ou bien dans les années qui suivirent un second emprisonnement pour son « activité radicale » d’agitateur, Landauer n’a eu de cesse d’interroger les rapports réels entre l’individu et la communauté vivante à laquelle il appartient. Cette réflexion s’est traduite par la publication d’ouvrages théoriques comme Die Revolution6 ou Aufruf zum Sozialismus, qui ont fait de Landauer l’un des théoriciens majeurs de l’anarchisme classique, mais également, par une intense activité journalistique, littéraire, et par la publication de nombreuses traductions. À partir de 1908, Gustav Landauer se tourne vers une nouvelle forme de militantisme en fondant le Sozialistischer Bund, par lequel il tente de diffuser sa conception d’une communauté à construire « par la séparation »."
"Landauer s’éloigne radicalement des formes classiquement légitimées de l’expression politique que sont les syndicats et les partis à partir de 1900. Tournant déterminant pour la pensée de l’auteur, cette date correspond au moment où il traduit, de sa prison, les écrits de Maître Eckhart vers l’allemand moderne."
"Deux aspects complémentaires de sa quête de liberté : la destruction des entraves et la construction de l’autonomie. Ainsi, loin de se contenter d’émettre un diagnostic critique, Landauer s’est toujours efforcé de proposer un projet de société comme alternative au monde existant. En d’autres termes, là où d’aucuns voient dans l’anarchisme une forme de développement de la société « contre l’État », le projet de Landauer ressemble bien plutôt à une construction « malgré l’État ». Ainsi, de même que La Boétie voit dans le désintérêt vis-à-vis du tyran la plus sûre façon de le voir disparaître, Landauer se place plus dans une posture d’alternatif à l’État que d’adversaire de l’État. Cette conception de l’alternativité s’attache donc en premier lieu à ce qu’elle veut construire, bien plus qu’à ce qu’elle souhaite voir disparaître. Ce point mérite qu’on s’y arrête dans la mesure où il va à l’encontre d’une conception répandue de l’anarchie comme simple négation : c’est notamment en ce sens que Friedrich Nietzsche associe le type de l’anarchiste à l’homme du ressentiment, enfermé dans la réaction et étranger à toute « attitude positive » véritablement active."
"La vision que propose Gustav Landauer de la société est l’héritière de deux de ses influences majeures : d’une part de l’« égoïsme » que développe Max Stirner dans Der Einzige und sein Eigenthum, et d’autre part du mysticisme de Maître Eckhart. Du premier, Landauer retient la force critique de l’individu face aux prétentions totalisantes de tous ceux qui entendent faire tenir la société par le haut : en ramenant toute construction sociale à la seule volonté de ceux qui la constituent, Stirner développe ainsi le modèle du « Verein von Egoisten », réunis par des intérêts et par un projet communs, et non par des schémas sociaux préexistants. Cette association, dont chacun est libre de se défaire dès l’instant où il la voit s’autonomiser au détriment de ses membres, est donc essentiellement fondée sur l’individualité de chacun. En intégrant cet individualisme méthodologique dans une démarche introspective que lui suggère l’attitude mystique de Maître Eckhart, Landauer propose à chaque individu de retrouver, au fond de lui-même, les ferments de la société à construire. Ainsi, si cette démarche pourrait bien, dans une autre perspective, conduire à l’isolement et l’atomisation des individus, le mysticisme introspectif de Landauer aboutit quant à lui au renouvellement des institutions de la vie commune. En se coupant des formes existantes de la société, l’individu qui se plonge en lui-même doit y trouver non pas sa seule personnalité, mais plutôt ce fond commun à tout être humain que Landauer appelle l’« esprit » (der Geist), et qui constitue le germe de notre tendance à la sociabilité."
"Faut-il y voir une fuite d’un monde en lutte, ainsi que le reprochèrent les adversaires marxistes de Landauer, pour chercher refuge dans une communauté idéale loin des aberrations et des souffrances du « monde réel » ? [...]
En mettant en place une enclave distincte du reste du monde, les socialistes n’aspirent donc qu’à la généralisation du mode de vie qui s’y découvre. Il y va de l’exemple, mais il y va aussi de la preuve qu’un autre monde est possible, et qu’il suffit de commencer par chacun pour que se mette en place la marche vers le socialisme par la création jour après jour de nouvelles expériences socialistes."
"C’est cette aspiration à étendre le modèle développé dans les colonies, pour créer non pas une commune de plus en plus grande, mais bien une fédération de communautés à dimension humaine, une « société des sociétés », qui incite Landauer à prendre part à l’expérience de la République des conseils de Bavière en 1918, comme délégué populaire à l’éducation, la culture et la propagande. Il compte parmi les acteurs cruciaux du mouvement, et s’il pressent très tôt l’échec de cette expérience révolutionnaire (principalement faute de ressources économiques, épuisées par la guerre), il n’en persiste pas moins à lui consacrer toute son énergie. Il tâche ainsi de profiter de cette situation de crise pour impulser un changement cohérent avec ses convictions politiques : il s’oppose notamment aux tentatives de créer une assemblée nationale, préférant le modèle fédératif, basé sur la démocratie directe, à la voie parlementaire ; il soutient les mouvements ouvriers et paysans, et acclame les forces créatrices qui surgissent pour faire face à la misère ; il persiste enfin à défendre une révolution non-violente. Mais la contre-révolution l’emporte peu à peu dans toute l’Allemagne, et le 2 mai 1919, Gustav Landauer est assassiné par les troupes gouvernementales envoyées pour étouffer le mouvement."
"Landauer refuse ainsi d’enfermer l’action des êtres humains dans une formule mathématique qui aurait la même nécessité que les lois naturelles et qui renoncerait de ce fait à la faculté d’autodétermination des individus."
-Anatole Lucet, « Gustav Landauer : le devenir révolutionnaire comme alternative anarchiste », Recherches germaniques [En ligne], HS 11 | 2016, mis en ligne le 05 février 2019, consulté le 27 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/rg/846 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rg.846