"C'est aux Grecs que l'on peut attribuer la fondation scientifique de la géographie." (p.14)
"L'œuvre de ce noble prussien [Alexandre von Humboldt], même s'il ne s'est pas déclaré "géographe", a été largement considérée comme fondatrice. Quatre années passées à explorer de manière scientifique le continent américain avec son ami le botaniste français Aimé Bonpland (1773-1856) lui donnent matière à une publication considérable dans laquelle il ne se contente pas de rassembler les observations, mais cherche à comprendre l'interaction des phénomènes. Remarquable observateur, il appuie son propos sur de riches et variées illustrations, donnant à voir les premières coupes des Andes. Il est l'un des premiers à réaliser les cartes en isothermes qui lui permettent de mettre en évidence et expliquer le parallèle entre zonalité (répartition des formations végétales en fonction de la latitude) et étagement de la végétation (répartition des formations végétales en fonction de l'altitude). En effet, sa "géographie des plantes", à travers la notion de "formation végétale", ouvre clairement à la notion de "milieu" et permet de comprendre le lien climat-végétation ("l'identité des formes végétales indique une analogie des climats").
Son œuvre s'appuie en permanence sur les jeux d'échelles et sur les comparaisons, qu'il s'agisse des organismes vivants (crocodiles du Rio Apure / crocodiles du Nil), des paysages (pampa/grandes prairies) ou même des formes continentales (côtes d'Afrique et d'Amérique au dessin parallèle). Il meurt avant d'avoir achevé son dernier ouvrage (Le Cosmos) dans lequel il souhaitait présenter "les grandes lois qui régissent le monde". Humboldt ne s'est pas limité à une approche naturaliste: son Essai politique sur le royaume de la nouvelle Espagne s'appuie sur les statistiques et les rapports de l'administration coloniale pour expliquer l'organisation sociale et spatiale du territoire (il est ainsi le premier à expliquer la faiblesse du peuplement littoral du Mexique). Il sait analyser les conséquences de l'esclavage, et surtout il s'intéresse à l'aménagement du territoire. Ainsi, il offre une synthèse remarquable des voies pour créer un canal interocéanique entre Atlantique et Pacifique. Au total, Humboldt a exploré bien des thématiques géographiques et multiplié les analyses spatiales, et il est tout autant géologue, météorologue, botaniste, anthropologue et même philosophe politique: à ce titre, il reste homme des Lumières, passionné par la compréhension du tout." (pp.17-18)
"Carl Ritter est souvent associé à Humboldt comme père de la géographie moderne. Ni explorateur, ni naturaliste, Ritter est un enseignant qui, après avoir écrit une géographie de l'Europe, entreprend une Géographie générale comparée dans laquelle il veut comprendre les rapports entre les peuples, leur position et la nature. L'impact de l'enseignement et de l'œuvre de Ritter a été très important sur les géographes de la seconde moitié du XIXe siècle. Reclus ou Vidal le considèrent comme leur maître. Pour Ritter, la Terre est un tout, un véritable organisme, dont la nature des lieux explique le destin des peuples." (p.18)
"L'institutionnalisation de la géographie s'opère dans tous les pays occidentaux à la fin du XIXe siècle. Le processus commence en Allemagne, avec, en 1874, la création des départements de géographie pour un Etat neuf en quête d'expansion. Ferdinand Von Richthofen (1833-1905) définit la géographie comme la science de la surface terrestre. Alfred Hettner (1859-1941) développe cette conception à travers la géographie régionale, ses travaux ayant une grande influence aux Etats-Unis. L'œuvre la plus marquante est celle de Friedrich Ratzel (1844-1904). Un temps journaliste, ayant vécu en Amérique du Nord, celui-ci réalise une thèse sur l'immigration chinoise en Californie, qui lui permet d'obtenir une chaire de géographie à Munich puis à Leipzig. Voulant ancrer sa discipline comme science à part entière, il centre sa réflexion sur les lois qui organisent les relations entre l'environnement et les groupes humains et fonde l'anthropogéographie, première acception de la géographie humaine.
L'œuvre majeure de F. Ratzel est l'Anthropogéographie, publiée en 1882 et 1891. Il y distingue la "géographie physique" de l' "anthropogéographie", le tout inclus dans les sciences de la vie. Influencé par l'œuvre de Darwin -et plus exactement son interprétation par Moritz Wagner-, Ratzel insiste sur l'importance des migrations et de la distance, et distingue les relations au milieu des peuples de nature de celles des peuples de culture qui se libèrent de l'emprise de l'environnement grâce à leurs techniques et à leur organisation. Même s'il est beaucoup moins "déterministe" que Ritter, c'est pourtant son "déterminisme" qui est repris aux Etats-Unis par Miss Semple et dénoncé en France par Lucien Febvre et les sociologues durkheimiens." p.20)
"Au Royaume-Uni, c'est H. J. Mackinder (1861-1947) -le vainqueur du mont Kenya- qui organise la discipline et, tout en suivant les exemples français et allemands de géographie régionale, oriente l'analyse géographique vers de larges représentations géopolitiques, facilement utilisables. Considérant l'histoire du monde dominée par l'opposition entre la terre et la mer, incarnée par une succession d'Etats opposés, il estime que le contrôle du cœur du monde -heartland (qu'il situe en Sibérie entre Atlantique et Pacifique!) -déterminerait la puissance mondiale…" (p.20)
"En France, dès les années 1870, Ludovic Drapeyron, normalien et professeur de lycée à Paris, essaie de donner une autonomie institutionnelle à la géographie. Il fonde, en 1877, la Revue de Géographie [qui paraît de 1877 à 1924] et propose la création d'une école nationale de la géographie et d'une agrégation de géographie, deux projets qui n'aboutissent pas. Au même moment, mais selon une optique différente, c'est autour de Paul Vidal de La Blache que la géographie s'ancre comme discipline universitaire.
Normalien lui aussi, premier à l'agrégation de 1866, ayant réalisé une thèse d'histoire classique, il commence à enseigner la géographie lorsqu'il est nommé professeur d'histoire et géographie à Nancy en 1872. Cinq ans plus tard, il enseigne la géographie à l'École normale supérieure, déployant alors une large activité pédagogique, et attirant à la discipline de brillants étudiants. Sa carrière se termine à la Sorbonne où il obtient la chaire de géographie. C'est donc grâce à son œuvre pédagogique et sa carrière universitaire que Vidal se voit confier la rédaction du Tableau de la Géographie de la France, en introduction à l'Histoire de France de Lavisse. En 1891, la création des Annales de Géographie avec Louis Gallois et Marcel Dubois (titulaire de la chaire de géographie coloniale) donne un cadre à l'école française de géographie.
Vidal explicite ses positions sur la géographie à travers une série d'articles ou la préface de son Atlas. Bien qu'historien de formation, Vidal prend pour modèle les démarches naturalistes, en particulier celles des sciences de la vie et de l'écologie naissante, ce qui le rapproche de Ratzel. Science des lieux, la géographie doit permettre de comprendre l'expression de l'articulation des lois générales de la nature et des réponses des sociétés, qui explique la diversité du monde. Dès lors, chaque lieu correspond à une combinaison particulière qu'il faut établir et démêler de façon à déterminer, grâce à la comparaison, les lois générales de la Terre. A la différence de Ritter ou de Ratzel, Vidal insiste sur l'interrelation: si les milieux sont contraignants, l'homme y répond différemment modifiant différemment les milieux, c'est le "possibilisme" [terme de Lucien Febvre]". (p.21)
"L. Febvre: La Terre et l'évolution humaine, 1922. La publication de son ouvrage a été retardée par la guerre. Travail circonstanciel, il répond aux critiques des durkheimiens qui rejettent l'approche régionale. Febvre insiste sur l'approche "possibiliste" de Vidal: "Des nécessités nulle part, des possibilités partout". […] Son livre se veut une véritable réflexion sur ce qu'est et ce que doit être la géographie […] Toute sa vie, L. Febvre est resté attentif à l'évolution de la géographie, réalisant plus de deux cents comptes-rendus d'ouvrages de géographes." (p.23)
"Nicholas Spykman (1893-1943) aux Etats-Unis complète les théories de Mackinder." (p.25)
"Un territoire correspond à un espace approprié. On parle de plus en plus de géographie des territoires pour remplacer l'expression géographie régionale. Le terme n'est utilisé en géographie que depuis une trentaine d'années, mais a eu un succès considérable en France. De fait, il a été utilisé pour deux raisons principales. La première correspond à la volonté d'éviter le terme "espace", à la connotation abstraite rejetée par certains géographes. L'autre étant de parler de territoire au sens d'espace socialisé: le territoire serait l'espace des sociétés. Au concept de "milieu" de la géographie naturaliste, aurait succédé celui d' "espace" de la "nouvelle géographie", tandis que celui de territoire permettrait d'intégrer les notions de "vécu", d' "identité"et de "représentation". Comme une nation qui a un territoire à aménager, chacun a son territoire de vie fondé sur des "territoires de proximité" -expression apparue dans les programmes scolaires de lycée de 2010. Selon les auteurs, la dimension identitaire, matérielle ou organisationnelle est mise au centre de la notion." (p.30)
"Le débat Brunet/Lacoste, la tentative unificatrice de Pinchemel ou la typologie historique de Claval traduisent en fait les difficultés qu'éprouvent les géographes à définir leur discipline, bref à en faire l' "épistémologie".
En effet, la variété des thèmes d'études ne permet plus d'identifier un objet clair et incontestable à la géographie (comme le fut la surface de la Terre). […] Ces constats sont d'ailleurs anciens." (p.35)
"La spécialisation scientifique qui s'est construite au cours du XXe siècle remet de toute façon en question toute définition précise d'une discipline vaste à partir d'une méthode ou d'un objet." (p.49)
"La diffusion de la géographie vidalienne, sensible à la longue durée, joue un rôle moteur dans la rupture des Annales avec l'histoire politique et événementielle, au profit d'une histoire économique et sociale. […] Les historiens défendent la géographie contre la concurrence de la sociologie durkheimienne." (p.53)
"Axes (de circulation, de développement, etc.), pôles (urbains, d'attraction, intermédiaires, etc.), angles ("mort", etc.), limites sont des éléments qui permettent ensuite de parler de l'espace en termes de polarisation, de tropisme, de champs gravitaires, de réseau." (p.61)
"Lors de la création des lycées par Napoléon Bonaparte, la géographie est associée à l'histoire et consiste en une description des régions du globe et de leurs habitants. Alors que la discipline a une importance majeure d'un point de vue militaire, elle est de fait ramenée à un statut annexe dans l'enseignement secondaire: c'est le cadre spatial des événements, au même titre que la chronologie est le cadre temporel. Néanmoins, l'examen d'histoire au baccalauréat lui accorde une place relativement importante: en 1840 le programme y consacre cinquante questions (mais cent pour l'histoire)." (p.70)
"En 1890, de nouvelles instructions sont rédigées par Enest Lavisse, qui, d'ancien précepteur du prince impérial, s'est rallié à la République. Ce patriote donne alors dans ses instructions une tonalité bien davantage civique qu'utilitaire. Il s'agit, maintenant que les républicains sont bien établis, d'unifier une nation -le traumatisme de la Commune de Paris est proche. […] "Au lieu de renfermer nos enfants dans la triste et dégradante histoire des luttes de l'homme contre l'homme […] nous détournerons leur regard sur le spectacle consolant de l'humanité luttant contre la nature, de l'esprit essayant de dompter la matière"." (p.72)
"La densité mondiale, hors Antarctique, atteint donc 50 hab./km. Pourtant, en vertu d'une certaine inertie du peuplement, l'accroissement démographique portant la population mondiale à 8 puis 9 milliards de personnes, aux échéances 2025 et 2050, ne devrait pas changer fondamentalement ce que Roger Brunet exprimait en 1990: "Le monde est très largement vide". Car cette densité moyenne cache un fait géographique majeur et ancien: l'inégale répartition de la population à toutes les échelles. Deux chiffres le soulignent: 2/3 des habitants vivent sur 1/10e des terres émergées quand 0.02% occupent 20% des surfaces…" (p.85)
"Les climats ont sans doute l'action la plus manifeste sur le peuplement pour expliquer les grands vides." (p.86)
"De toutes les activités humaines, l'agriculture semble assurément compter parmi les plus durables." (p.165)
"La géographie ancienne était un itinéraire de ville à ville. Encore à la fin du XIXe siècle la GU de Reclus est largement bâtie sur l'évocation des cités du monde. [...] [Le] Précis de géographie humaine (1922) [de Vidal] ne comporte pas d'étude des campagnes proprement dites: il les évoque à travers les questions des régimes alimentaires, de la circulation, des matériels de construction.
Dès 1910, le manuel de Géographie humaine de Jean Brunhes, son élève, avait pourtant lancé des pistes en matière d'étude de l'agriculture et du monde rural." (p.166-167)
"La morphologie agraire, c'est-à-dire la forme des parcelles et le système des cultures, occupe une large part des investigations, que les géographes se partagent avec les historiens tel Marc Bloch." (p.167)
"L'après-guerre est le temps des "révolutions silencieuses": l'exode rural se précise dans les pays développés, tandis que la question de l'alimentation apparaît comme une thématique majeure dans les pays dits "sous-développés". La géographie tropicale, qui à l'heure de la décolonisation se substitue à la vieille géographie coloniale, ouvre de nouvelles perspectives." (p.168)
"Les agriculteurs ne font plus la campagne: en France, par exemple, ils y sont devenus minoritaires alors qu'ils représentent 80% de la population des campagnes africaines." (p.169)
"Sur 1.3 milliard d'agriculteurs, à peine 30 millions disposent d'un matériel moderne et 1 milliard font de l'agriculture manuelle avec houe et bêche. Au point que le monde paysan est toujours celui où à l'échelle mondiale se concentre le dénuement: doit-on rappeler que les trois quarts des habitants souffrant de la faim vivent à la campagne ?" (p.170)
"Toute carte s'appuie sur quelques principes:
-on doit pouvoir s'y repérer: elle est donc orientée -par convention, le nord est en haut- et comporte dans la mesure du possible des toponymes (noms de lieux) ;
-elle correspond à une réduction spatiale de l'espace: elle est faite à une échelle donnée, qui doit être fournie graphiquement (1 cm représente 250m) ou numériquement (1: 25 0000). 1: 25 000 signifie que les distances réelles ont été divisée par 25 000, c'est-à-dire que 1 cm représente 25 000 cm, soit 250m ;
-Elle s'appuie sur une légende, qui donne la signification des figurés employés ;
-Enfin, le tracé du fond de carte est en soi une déformation de l'espace: la Terre étant sphérique, il est réalisé à partir d'une projection donnée. Celle-ci est rarement précisée, mais il convient notamment pour les planisphères de savoir faire la différence entre des projections de type Mercator (qui conservent les angles mais modifient les surfaces "agrandissant" les hautes latitudes), des projections de type Peters (qui conservent les surfaces et qui ont été utilisées par les tiers-mondistes pour insister sur la taille des pays en développement, situés pour l'essentiel dans les basses latitudes). [...]
Distinguer les cartes thématiques faites pour présenter la répartition d'un phénomène dans l'espace, des cartes synthétiques qui proposent de sélectionner les informations clés d'un espace donné, et des cartes spécialisées d'inventaire, qui figurent de manière précise une portion d'espace et certaines de ses propriétés (les roches et les failles pour les cartes géologiques, les formations végétales pour les cartes de la végétation, les risques pour les cartes d'aléas, etc.). [...]
Cartes en anamorphose: la surface des entités représentées est déformée en fonction de leur importance. Beaucoup de fonds de cartes donnent une impression de relief: ce sont les Modèles numériques de terrain." (p.272)
"La représentation du temps et des mouvements demande l'usage de cartes en isochrones ou en flux." (p.274)
-Philippe Sierra (dir.), La géographie: concepts, savoirs et enseignements, Armand Colin, coll. U, 2017 (2011 pour la première édition), 366 pages.
"L'œuvre de ce noble prussien [Alexandre von Humboldt], même s'il ne s'est pas déclaré "géographe", a été largement considérée comme fondatrice. Quatre années passées à explorer de manière scientifique le continent américain avec son ami le botaniste français Aimé Bonpland (1773-1856) lui donnent matière à une publication considérable dans laquelle il ne se contente pas de rassembler les observations, mais cherche à comprendre l'interaction des phénomènes. Remarquable observateur, il appuie son propos sur de riches et variées illustrations, donnant à voir les premières coupes des Andes. Il est l'un des premiers à réaliser les cartes en isothermes qui lui permettent de mettre en évidence et expliquer le parallèle entre zonalité (répartition des formations végétales en fonction de la latitude) et étagement de la végétation (répartition des formations végétales en fonction de l'altitude). En effet, sa "géographie des plantes", à travers la notion de "formation végétale", ouvre clairement à la notion de "milieu" et permet de comprendre le lien climat-végétation ("l'identité des formes végétales indique une analogie des climats").
Son œuvre s'appuie en permanence sur les jeux d'échelles et sur les comparaisons, qu'il s'agisse des organismes vivants (crocodiles du Rio Apure / crocodiles du Nil), des paysages (pampa/grandes prairies) ou même des formes continentales (côtes d'Afrique et d'Amérique au dessin parallèle). Il meurt avant d'avoir achevé son dernier ouvrage (Le Cosmos) dans lequel il souhaitait présenter "les grandes lois qui régissent le monde". Humboldt ne s'est pas limité à une approche naturaliste: son Essai politique sur le royaume de la nouvelle Espagne s'appuie sur les statistiques et les rapports de l'administration coloniale pour expliquer l'organisation sociale et spatiale du territoire (il est ainsi le premier à expliquer la faiblesse du peuplement littoral du Mexique). Il sait analyser les conséquences de l'esclavage, et surtout il s'intéresse à l'aménagement du territoire. Ainsi, il offre une synthèse remarquable des voies pour créer un canal interocéanique entre Atlantique et Pacifique. Au total, Humboldt a exploré bien des thématiques géographiques et multiplié les analyses spatiales, et il est tout autant géologue, météorologue, botaniste, anthropologue et même philosophe politique: à ce titre, il reste homme des Lumières, passionné par la compréhension du tout." (pp.17-18)
"Carl Ritter est souvent associé à Humboldt comme père de la géographie moderne. Ni explorateur, ni naturaliste, Ritter est un enseignant qui, après avoir écrit une géographie de l'Europe, entreprend une Géographie générale comparée dans laquelle il veut comprendre les rapports entre les peuples, leur position et la nature. L'impact de l'enseignement et de l'œuvre de Ritter a été très important sur les géographes de la seconde moitié du XIXe siècle. Reclus ou Vidal le considèrent comme leur maître. Pour Ritter, la Terre est un tout, un véritable organisme, dont la nature des lieux explique le destin des peuples." (p.18)
"L'institutionnalisation de la géographie s'opère dans tous les pays occidentaux à la fin du XIXe siècle. Le processus commence en Allemagne, avec, en 1874, la création des départements de géographie pour un Etat neuf en quête d'expansion. Ferdinand Von Richthofen (1833-1905) définit la géographie comme la science de la surface terrestre. Alfred Hettner (1859-1941) développe cette conception à travers la géographie régionale, ses travaux ayant une grande influence aux Etats-Unis. L'œuvre la plus marquante est celle de Friedrich Ratzel (1844-1904). Un temps journaliste, ayant vécu en Amérique du Nord, celui-ci réalise une thèse sur l'immigration chinoise en Californie, qui lui permet d'obtenir une chaire de géographie à Munich puis à Leipzig. Voulant ancrer sa discipline comme science à part entière, il centre sa réflexion sur les lois qui organisent les relations entre l'environnement et les groupes humains et fonde l'anthropogéographie, première acception de la géographie humaine.
L'œuvre majeure de F. Ratzel est l'Anthropogéographie, publiée en 1882 et 1891. Il y distingue la "géographie physique" de l' "anthropogéographie", le tout inclus dans les sciences de la vie. Influencé par l'œuvre de Darwin -et plus exactement son interprétation par Moritz Wagner-, Ratzel insiste sur l'importance des migrations et de la distance, et distingue les relations au milieu des peuples de nature de celles des peuples de culture qui se libèrent de l'emprise de l'environnement grâce à leurs techniques et à leur organisation. Même s'il est beaucoup moins "déterministe" que Ritter, c'est pourtant son "déterminisme" qui est repris aux Etats-Unis par Miss Semple et dénoncé en France par Lucien Febvre et les sociologues durkheimiens." p.20)
"Au Royaume-Uni, c'est H. J. Mackinder (1861-1947) -le vainqueur du mont Kenya- qui organise la discipline et, tout en suivant les exemples français et allemands de géographie régionale, oriente l'analyse géographique vers de larges représentations géopolitiques, facilement utilisables. Considérant l'histoire du monde dominée par l'opposition entre la terre et la mer, incarnée par une succession d'Etats opposés, il estime que le contrôle du cœur du monde -heartland (qu'il situe en Sibérie entre Atlantique et Pacifique!) -déterminerait la puissance mondiale…" (p.20)
"En France, dès les années 1870, Ludovic Drapeyron, normalien et professeur de lycée à Paris, essaie de donner une autonomie institutionnelle à la géographie. Il fonde, en 1877, la Revue de Géographie [qui paraît de 1877 à 1924] et propose la création d'une école nationale de la géographie et d'une agrégation de géographie, deux projets qui n'aboutissent pas. Au même moment, mais selon une optique différente, c'est autour de Paul Vidal de La Blache que la géographie s'ancre comme discipline universitaire.
Normalien lui aussi, premier à l'agrégation de 1866, ayant réalisé une thèse d'histoire classique, il commence à enseigner la géographie lorsqu'il est nommé professeur d'histoire et géographie à Nancy en 1872. Cinq ans plus tard, il enseigne la géographie à l'École normale supérieure, déployant alors une large activité pédagogique, et attirant à la discipline de brillants étudiants. Sa carrière se termine à la Sorbonne où il obtient la chaire de géographie. C'est donc grâce à son œuvre pédagogique et sa carrière universitaire que Vidal se voit confier la rédaction du Tableau de la Géographie de la France, en introduction à l'Histoire de France de Lavisse. En 1891, la création des Annales de Géographie avec Louis Gallois et Marcel Dubois (titulaire de la chaire de géographie coloniale) donne un cadre à l'école française de géographie.
Vidal explicite ses positions sur la géographie à travers une série d'articles ou la préface de son Atlas. Bien qu'historien de formation, Vidal prend pour modèle les démarches naturalistes, en particulier celles des sciences de la vie et de l'écologie naissante, ce qui le rapproche de Ratzel. Science des lieux, la géographie doit permettre de comprendre l'expression de l'articulation des lois générales de la nature et des réponses des sociétés, qui explique la diversité du monde. Dès lors, chaque lieu correspond à une combinaison particulière qu'il faut établir et démêler de façon à déterminer, grâce à la comparaison, les lois générales de la Terre. A la différence de Ritter ou de Ratzel, Vidal insiste sur l'interrelation: si les milieux sont contraignants, l'homme y répond différemment modifiant différemment les milieux, c'est le "possibilisme" [terme de Lucien Febvre]". (p.21)
"L. Febvre: La Terre et l'évolution humaine, 1922. La publication de son ouvrage a été retardée par la guerre. Travail circonstanciel, il répond aux critiques des durkheimiens qui rejettent l'approche régionale. Febvre insiste sur l'approche "possibiliste" de Vidal: "Des nécessités nulle part, des possibilités partout". […] Son livre se veut une véritable réflexion sur ce qu'est et ce que doit être la géographie […] Toute sa vie, L. Febvre est resté attentif à l'évolution de la géographie, réalisant plus de deux cents comptes-rendus d'ouvrages de géographes." (p.23)
"Nicholas Spykman (1893-1943) aux Etats-Unis complète les théories de Mackinder." (p.25)
"Un territoire correspond à un espace approprié. On parle de plus en plus de géographie des territoires pour remplacer l'expression géographie régionale. Le terme n'est utilisé en géographie que depuis une trentaine d'années, mais a eu un succès considérable en France. De fait, il a été utilisé pour deux raisons principales. La première correspond à la volonté d'éviter le terme "espace", à la connotation abstraite rejetée par certains géographes. L'autre étant de parler de territoire au sens d'espace socialisé: le territoire serait l'espace des sociétés. Au concept de "milieu" de la géographie naturaliste, aurait succédé celui d' "espace" de la "nouvelle géographie", tandis que celui de territoire permettrait d'intégrer les notions de "vécu", d' "identité"et de "représentation". Comme une nation qui a un territoire à aménager, chacun a son territoire de vie fondé sur des "territoires de proximité" -expression apparue dans les programmes scolaires de lycée de 2010. Selon les auteurs, la dimension identitaire, matérielle ou organisationnelle est mise au centre de la notion." (p.30)
"Le débat Brunet/Lacoste, la tentative unificatrice de Pinchemel ou la typologie historique de Claval traduisent en fait les difficultés qu'éprouvent les géographes à définir leur discipline, bref à en faire l' "épistémologie".
En effet, la variété des thèmes d'études ne permet plus d'identifier un objet clair et incontestable à la géographie (comme le fut la surface de la Terre). […] Ces constats sont d'ailleurs anciens." (p.35)
"La spécialisation scientifique qui s'est construite au cours du XXe siècle remet de toute façon en question toute définition précise d'une discipline vaste à partir d'une méthode ou d'un objet." (p.49)
"La diffusion de la géographie vidalienne, sensible à la longue durée, joue un rôle moteur dans la rupture des Annales avec l'histoire politique et événementielle, au profit d'une histoire économique et sociale. […] Les historiens défendent la géographie contre la concurrence de la sociologie durkheimienne." (p.53)
"Axes (de circulation, de développement, etc.), pôles (urbains, d'attraction, intermédiaires, etc.), angles ("mort", etc.), limites sont des éléments qui permettent ensuite de parler de l'espace en termes de polarisation, de tropisme, de champs gravitaires, de réseau." (p.61)
"Lors de la création des lycées par Napoléon Bonaparte, la géographie est associée à l'histoire et consiste en une description des régions du globe et de leurs habitants. Alors que la discipline a une importance majeure d'un point de vue militaire, elle est de fait ramenée à un statut annexe dans l'enseignement secondaire: c'est le cadre spatial des événements, au même titre que la chronologie est le cadre temporel. Néanmoins, l'examen d'histoire au baccalauréat lui accorde une place relativement importante: en 1840 le programme y consacre cinquante questions (mais cent pour l'histoire)." (p.70)
"En 1890, de nouvelles instructions sont rédigées par Enest Lavisse, qui, d'ancien précepteur du prince impérial, s'est rallié à la République. Ce patriote donne alors dans ses instructions une tonalité bien davantage civique qu'utilitaire. Il s'agit, maintenant que les républicains sont bien établis, d'unifier une nation -le traumatisme de la Commune de Paris est proche. […] "Au lieu de renfermer nos enfants dans la triste et dégradante histoire des luttes de l'homme contre l'homme […] nous détournerons leur regard sur le spectacle consolant de l'humanité luttant contre la nature, de l'esprit essayant de dompter la matière"." (p.72)
"La densité mondiale, hors Antarctique, atteint donc 50 hab./km. Pourtant, en vertu d'une certaine inertie du peuplement, l'accroissement démographique portant la population mondiale à 8 puis 9 milliards de personnes, aux échéances 2025 et 2050, ne devrait pas changer fondamentalement ce que Roger Brunet exprimait en 1990: "Le monde est très largement vide". Car cette densité moyenne cache un fait géographique majeur et ancien: l'inégale répartition de la population à toutes les échelles. Deux chiffres le soulignent: 2/3 des habitants vivent sur 1/10e des terres émergées quand 0.02% occupent 20% des surfaces…" (p.85)
"Les climats ont sans doute l'action la plus manifeste sur le peuplement pour expliquer les grands vides." (p.86)
"De toutes les activités humaines, l'agriculture semble assurément compter parmi les plus durables." (p.165)
"La géographie ancienne était un itinéraire de ville à ville. Encore à la fin du XIXe siècle la GU de Reclus est largement bâtie sur l'évocation des cités du monde. [...] [Le] Précis de géographie humaine (1922) [de Vidal] ne comporte pas d'étude des campagnes proprement dites: il les évoque à travers les questions des régimes alimentaires, de la circulation, des matériels de construction.
Dès 1910, le manuel de Géographie humaine de Jean Brunhes, son élève, avait pourtant lancé des pistes en matière d'étude de l'agriculture et du monde rural." (p.166-167)
"La morphologie agraire, c'est-à-dire la forme des parcelles et le système des cultures, occupe une large part des investigations, que les géographes se partagent avec les historiens tel Marc Bloch." (p.167)
"L'après-guerre est le temps des "révolutions silencieuses": l'exode rural se précise dans les pays développés, tandis que la question de l'alimentation apparaît comme une thématique majeure dans les pays dits "sous-développés". La géographie tropicale, qui à l'heure de la décolonisation se substitue à la vieille géographie coloniale, ouvre de nouvelles perspectives." (p.168)
"Les agriculteurs ne font plus la campagne: en France, par exemple, ils y sont devenus minoritaires alors qu'ils représentent 80% de la population des campagnes africaines." (p.169)
"Sur 1.3 milliard d'agriculteurs, à peine 30 millions disposent d'un matériel moderne et 1 milliard font de l'agriculture manuelle avec houe et bêche. Au point que le monde paysan est toujours celui où à l'échelle mondiale se concentre le dénuement: doit-on rappeler que les trois quarts des habitants souffrant de la faim vivent à la campagne ?" (p.170)
"Toute carte s'appuie sur quelques principes:
-on doit pouvoir s'y repérer: elle est donc orientée -par convention, le nord est en haut- et comporte dans la mesure du possible des toponymes (noms de lieux) ;
-elle correspond à une réduction spatiale de l'espace: elle est faite à une échelle donnée, qui doit être fournie graphiquement (1 cm représente 250m) ou numériquement (1: 25 0000). 1: 25 000 signifie que les distances réelles ont été divisée par 25 000, c'est-à-dire que 1 cm représente 25 000 cm, soit 250m ;
-Elle s'appuie sur une légende, qui donne la signification des figurés employés ;
-Enfin, le tracé du fond de carte est en soi une déformation de l'espace: la Terre étant sphérique, il est réalisé à partir d'une projection donnée. Celle-ci est rarement précisée, mais il convient notamment pour les planisphères de savoir faire la différence entre des projections de type Mercator (qui conservent les angles mais modifient les surfaces "agrandissant" les hautes latitudes), des projections de type Peters (qui conservent les surfaces et qui ont été utilisées par les tiers-mondistes pour insister sur la taille des pays en développement, situés pour l'essentiel dans les basses latitudes). [...]
Distinguer les cartes thématiques faites pour présenter la répartition d'un phénomène dans l'espace, des cartes synthétiques qui proposent de sélectionner les informations clés d'un espace donné, et des cartes spécialisées d'inventaire, qui figurent de manière précise une portion d'espace et certaines de ses propriétés (les roches et les failles pour les cartes géologiques, les formations végétales pour les cartes de la végétation, les risques pour les cartes d'aléas, etc.). [...]
Cartes en anamorphose: la surface des entités représentées est déformée en fonction de leur importance. Beaucoup de fonds de cartes donnent une impression de relief: ce sont les Modèles numériques de terrain." (p.272)
"La représentation du temps et des mouvements demande l'usage de cartes en isochrones ou en flux." (p.274)
-Philippe Sierra (dir.), La géographie: concepts, savoirs et enseignements, Armand Colin, coll. U, 2017 (2011 pour la première édition), 366 pages.