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L’un des grands Européens de la seconde moitié du siècle, Léo Moulin, avait écrit un ouvrage intitulé « La droite, la gauche et le péché originel ». L’écriture de ce livre n’était pas innocente au regard de sa propre vie. C’est dans les geôles de Mussolini qu’il avait lu les auteurs communistes, et compris que, nonobstant l’ouvriérisme de son père et ce qu’il croyait avoir repris de tradition familiale à cet égard, il n’était pas de gauche.
En dépit de l’opposition classique et pratique –trop simple ?- entre la droite et la gauche, qui sert de clivage dans un certain nombre de pays à commencer par la France, très peu d’ouvrages ont été écrits ici sur cette question depuis la fin de la seconde guerre mondiale. C’est pourquoi l’évocation du livre de Léo Moulin ne relève pas de l’anecdote, outre le plaisir que j’ai de commencer cet article par un hommage rendu à un grand esprit trop mal connu – car Léo Moulin, comme le savent bien tous ceux qui l’ont connu, était un seigneur. Si les livres concernant ce clivage lui-même sont très rares, les ouvrages et même les articles concernant la définition de la « droite » sont extraordinairement rares, alors que nombre de textes, et des plus talentueux, posent la question de la définition ou de la redéfinition de la « gauche », de ses avatars et de son destin. Cette différence est bien simple à comprendre : se dire de droite était, il y a encore dix ans et même moins, une honte en France, car cela renvoyait à une identification au petainisme. Ici, la période de Vichy puis les événements de la guerre d’Algérie ont littéralement évincé, non pas la droite elle-même – comme les élections le montrent depuis cinquante ans -, mais la conscience de droite, son concept et sa légitimité. Autrement dit, et les choses changent seulement depuis quelques années, pendant longtemps, on pouvait voter à droite et être de droite, mais sans justifier clairement cette appartenance. Aujourd’hui encore, en France, un intellectuel qui ose se dire de droite est une exception rare, tant il va de soi que seule la gauche pourrait penser… La complexité des notions est donc amplifiée par l’ignorance (due au vide de la critique), les amalgames historiques, et aggravée par l’impossibilité de classer le président français qui a marqué la seconde moitié du siècle : le Général de Gaulle, dont la pensée était d’origine maurassienne donc clairement de droite, a-t-il été un homme politique de droite ou de gauche ? La réponse n’est pas claire, non seulement si l’on regarde objectivement sa politique (gouvernement avec le parti communiste, nationalisations massives, planification), mais si l’on considère sa volonté permanente de se situer au-delà des clivages traditionnels. On peut dire que le parti qui détient actuellement les pouvoirs en France, héritier du gaullisme, est un parti bonapartiste, mais le bonapartisme n’est ni de droite ni de gauche, c’est un mode de gouvernement autoritaire (ici de type républicain et technocratique), et l’autoritarisme n’a pas de patrie idéologique.
N’étant pas historienne, je voudrais me cantonner dans une tentative de décrire brièvement la droite d’un point de vue philosophique. Ce ne sera possible cependant que par rapport à la gauche, car ces notions sont forcément relatives l’une à l’autre, outre que leur relation change dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, par exemple, la droite ne se définit pas de la même manière quand elle se trouve face au socialo-communisme, et quand elle se trouve comme aujourd’hui face à un socialisme devenu social-démocrate. Dans l’espace, par exemple, la droite américaine se définit, face aux libéraux de gauche, comme conservatrice : tandis que la droite française, face à des socialistes centralisateurs et providentialistes, se définit davantage comme libérale (au sens de Tocqueville et non au sens de Hayek). Les variations apparaissent d’autant plus grandes si l’on regarde les différences de mentalité entre les pays occidentaux : Tony Blair, qui est de gauche en Angleterre, s’avère largement plus à droite que la droite française…
Faisons d’abord un sort, et je pense que le lecteur en comprendra l’exigence, aux acceptions polémiques et idéologiques. Il est de bon ton de prétendre que la gauche vise le bien commun, la solidarité sociale, tandis que la droite est dominée par les intérêts égoïstes. Il s’agit là d’une légende instrumentale qu’un peu d’histoire sociale du XIX° et du XX° siècle suffit à liquider. En réalité, il existe une droite égoïste qui ne pense qu’à ses intérêts particuliers, comme il existe une gauche-caviar qui ne pense qu’à faire la morale aux autres sans se l’appliquer à elle-même. Si la distinction était si simple, il n’y aurait là qu’une distinction morale et non politique. Lorsque dans un débat un adversaire dit à l’autre « la différence entre nous, c’est que je veux le bien et vous le mal », alors on ne peut plus affirmer qu’il s’agit d’un débat, et les soi-disant arguments sont plutôt des invectives. Nos lecteurs recherchent un dialogue constructif et sérieux, non pas une politique de préau qui d’ailleurs, cela tombe bien, ne m’intéresse pas non plus.
Après ce préambule, par où commencer ? Par l’essentiel, dont tout le reste suit : l’anthropologie. Ce qui distingue la droite de la gauche, comme ce qui distingue les libéraux et les socialistes, ou en Amérique du Nord les conservateurs et les libéraux, ce n’est pas la volonté de construire ou non le bien commun de l’homme en société, c’est la manière de décrire cet homme dont tout le monde veut le bien. Naturellement, tous tomberont d’accord pour dire que l’homme a besoin de subsistance matérielle, de paix, de liberté, de solidarité, de la reconnaissance des autres. Mais chaque anthropologie hiérarchise ces besoins et c’est dans cette hiérarchie qu’apparaissent les différences. C’est bien dans les réponses à la question essentielle : Qu’est-ce que l’homme ? que notre clivage se dessine. Et plus précisément, dans les réponses aux questions que nous nous posons tous quand il s’agit de politique : Comment rendre la société meilleure et plus juste ? D’où vient le mal qui se décline en misère, injustice, oppression ? Que doivent faire les gouvernants pour que les hommes soient plus heureux ?
La première affirmation anthropologique autour de laquelle se définit la droite par rapport à la gauche, est précisément celle que pointait Léo Moulin. La droite, disait-il de façon plus imagée que théologique (Léo Moulin était agnostique), croit au péché originel. La gauche, non. Qu’est-ce que cela signifie ? Etre de droite, c’est croire, comme Aristote ou comme l’Europe chrétienne, que l’homme entretient dans sa fibre le mal avec le bien, et qu’il convient donc de prendre garde aux perversions possibles des mesures politiques même quand elles sont excellentes (par exemple, dit Aristote, même le gouvernant le plus sage sera tenté d’abuser du pouvoir. Auquel fait écho Montesquieu : « le pouvoir rend fou etc.. »), et de ne pas partir du principe que débarrassé des structures mauvaises, l’homme redeviendrait bon. Ce que pense la gauche, que Léo Moulin fait remonter à Pelage, moine breton du V° siècle qui pensait que le libre arbitre de l’homme peut effacer les effets du péché, supposant ainsi que la faute originelle n’est plus une fatalité. L’hérésie du pélagianisme, dont il ne fallut pas moins de quatre conciles pour condamner les thèses, représentait le prodrome du courant qui, de Rousseau à Marx et Engels, historicise l’apparition du mal et par conséquent affirme sa possible éradication. Si le Mal est apparu avec la propriété privée (Rousseau), avec le mariage (Engels), avec les classes sociales (Marx), alors il est possible de l’éradiquer en éradiquant ces structures.
La droite croit au contraire que l’homme par nature n’est jamais porté instinctivement au bien commun, qu’il est aussi égoïste que désireux de solidarité, que sans profit personnel il ne travaillera pas. L’homme s’aime soi-même, et il aime ses œuvres, qui le poursuivent et le déploient. Sans propriété privée, par exemple, il devient passif et indifférent. Il s’agit donc d’organiser une société où même les intérêts égoïstes fabriquent de la solidarité. Il est vrai que la société qui valorise le profit privé a été capable de fournir à tous, ou à presque tous, une vie plus décente, à partir de la prise en compte des intérêts individuels. Ce que les socialistes ne lui pardonnent pas : comment la « démocratie de marché » a-t-elle pu servir le bien commun en partant d’intentions si douteuses, alors que le socialisme réel, nourri d’intentions si pures, fabriquait partout du malheur à la chaîne ? Le destin est-il injuste ? Non : simplement le socialisme n’imaginait pas que l’homme put avoir quelques caractères bien à lui, en dehors de ceux que les gouvernants et les moralistes voudraient lui conférer de l’extérieur.
Sous cette acception, la droite inscrit l’homme dans une « nature » imprégnée par le mal, tandis que la gauche voit l’homme comme une créature indéterminée, capable de devenir ce qu’elle veut, ainsi que l’affirme Sartre sur les traces anciennes de Pic de la Mirandole.
Il faut immédiatement ajouter que la franche opposition entre ces deux visions anthropologiques s’est considérablement atténuée depuis quelques vingt ans, chacune des deux ayant fait un pas vers l’autre sous la pression de la réalité historico-sociale. La croyance selon laquelle des structures sociales inédites sauraient fabriquer un « homme nouveau » (thèse de Marx, mais aussi de Tchernychevsky qui eut tant d’influence sur Lénine), débarrassé de ses perversions et vivant à la fois en osmose et en liberté avec ses congénères, a été abandonnée par la gauche, si l’on excepte une petite frange de trotskystes résiduels (surtout Français). En même temps, la croyance selon laquelle une « nature » immuable gouvernerait le destin humain, a été largement abandonnée par la droite, en dehors d’une petite fraction sans réelle influence.
Et cependant, alors qu’une sorte de sagesse due aux excès évidents des deux visions a atténué leurs différences, celles-ci se repositionnent autour du même clivage, quoique de façon plus modérée.
Si plus personne ou presque ne croit en une « nature » immuable ni, à l’inverse, en la possibilité de la tabula rasa, c’est autour de la stabilité plus ou moins grande de la condition humaine que le clivage se déploie. Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut nier ou non le « péché originel », mais de savoir jusqu’où nous pouvons alléger l’homme de son fardeau terrestre sans le faire déchoir de son humanité même. Car si nous pouvons tout (par exemple transformer un homme en femme ou fabriquer des clones), nous savons bien que nous ne pouvons pas tout impunément. Et c’est sur ce terme impunément que les opinions divergent : jusqu’où pouvons-nous aller dans la transformation de notre monde, transformation qui vise à le rendre plus habitable ? ou encore : où sont les limites ? faut-il avancer le plus loin possible jusqu’à ce que les limites se dévoilent à nos yeux à travers les excès des conséquences ? faut-il au contraire avancer à petits pas, afin d’éviter ces excès ? Jusqu’où Prométhée peut-il aller ? Pour répondre à cette question, la gauche aura tendance à tenter les expériences , quitte à reculer ensuite si celles-ci s’avèrent néfastes, tandis que la droite aura tendance à refuser d’emblée certaines expériences en se fondant sur son idée de la condition humaine.
Dans cet esprit, il est utile de préciser que la droite désigne le conservatisme plutôt que le libéralisme, les deux courants étant bien différents. On se souvient que dans un article célèbre « Pourquoi je ne suis pas un conservateur », F.Hayek avait tracé une frontière claire entre le conservateur qui se méfie à priori du changement, porteur de chaos et d’incertitude, et le libéral qui fait preuve d’une confiance instinctive dans l’esprit humain capable de s’adapter au renouvellement incessant des idées et des mœurs. Naturellement, une distinction aussi tranchée date un peu, comme je l’ai dit plus haut. Mais en tant que distinction, elle demeure déterminante. D’ailleurs, la plupart des libéraux ne se disent pas de droite, même s’ils ne se disent pas non plus de gauche. On pourrait aujourd’hui définir la droite comme un néo-conservatisme.
Il faut cependant se méfier des pesanteurs que les mots traînent derrière eux, avec toutes les casseroles que l’histoire leur a en général accrochées dans le dos. Contrairement à ce que l’on croit, être conservateur ne signifie pas vouloir conserver la société telle qu’elle existe. Dans la France d’aujourd’hui par exemple, c’est bien plutôt la gauche qui est conservatrice en ce sens, quand elle fait tout pour conserver les « acquis » sous forme de « service public à la française », et toutes sortes de lois sociales qui ne correspondent plus aux besoins ni aux réalités du moment. Aussi, je ne parle pas de conservatisme en ce sens.
Mais alors, qu’est-ce que la droite « conservatrice » souhaite « conserver » ?
Je voudrais ici distinguer deux points : la droite croit en l’existence d’une condition humaine, d’une part, et d’une condition culturelle, d’autre part. Ceci est un fondement philosophique, mais qui apparaît clairement dans les débats au sujet de tous les problèmes de société.
En ce qui concerne le premier point, la droite néo-conservatrice est convaincue que l’homme ne peut pas être « libéré » de ses paradoxes qui sont par exemple le désir d’éternité dans la connaissance même de l’inéluctabilité de sa mort, ou encore le besoin insatiable au sein même de la rareté inhérente au monde fini, ou encore le désir de bien à travers la tentation irréductible du mal, ou encore le désir de liberté conjugé au besoin d’autorité qui lui est contraire. Autrement dit, la droite pense qu’aucune société humaine ne peut évincer la religion, se passer de l’économie, s’évader en-deçà du bien et du mal comme l’aurait voulu Rousseau ou au-delà du bien et du mal comme le voulait Nietzsche, ou encore supprimer la politique comme l’espéraient au XIX° siècle à la fois les libéraux et les marxistes. Elle pense que ce sont là des paradoxes structurants auxquels il nous faudra toujours tenter de répondre, différemment à chaque époque de l’histoire, de façon toujours malhabile et imparfaite, car ils constituent l’essence de la condition tragique de l’homme, que seul l’orgueil de l’Ange peut vouloir dépasser. Ce qu’il s’agit de conserver, ce n’est pas telle ou telle institution ou tradition, mais la fibre même de la condition humaine : ou plutôt, il s’agit de l’accepter, car elle se conserve toute seule, puisque tous ceux qui tentent de l’effacer ne font que la rendre plus visible à travers ses excès parfois monstrueux. C’est parce qu’elle croit en l’existence de la condition humaine que la droite est plus sensible que la gauche à la dette que nous avons envers la tradition – si l’on part de la certitude que l’homme n’est pas de la cire molle à remodeler à chaque époque, il est toujours intéressant de regarder comment nos prédécesseurs ont répondu aux paradoxes irréductibles.
Le second point est tout aussi important que le premier, même s’il semble concerner des domaines plus superficiels. Un néo-conservateur voudra par exemple défendre la famille « traditionnelle » et se méfiera des formes nouvelles et inattendues de familles dites « recomposées ». Ou encore, il défendra la propriété privée. Pourquoi ? l’histoire et la géographie nous montrent à l’évidence qu’il ne s’agit là en aucun cas de formes anthropologiques immuables : bien des sociétés africaines ignorent la famille structurée par un père et une mère, et nombre de sociétés traditionnelles de par le monde vivent dans des systèmes de propriété collective. Les hommes de ces sociétés n’en sont pas malheureux. Mais la droite insiste sur le fait que l’autonomie du sujet se développe dans certaines structures, dont la famille dotée d’un père stable, ou la propriété privée. Or l’autonomie du sujet représente la valeur centrale de la culture occidentale : on pourrait donc supprimer la famille nucléaire ou la propriété privée, mais en supprimant en même temps la liberté et la responsabilité individuelles. Ou si l’on veut : alors que la gauche voudrait tout avoir et tout concilier (la passion du bien commun et l’individualisme, la société des réseaux et la responsabilité individuelle), la droite accepte d’emblée de payer tribut à ce qu’elle considère comme la cohérence du réel. Lorsque la gauche a tendance à affirmer que toute inégalité est injuste, et s’indigne des hiérarchies sociales, la droite lui rétorque que les seules sociétés égalitaires de l’histoire sont les sociétés despotiques, où l’Etat est tout (argument que Proudhon, Bakounine et Hertzen opposaient déjà à Marx). Lorsque la gauche croit au perfectionnement des sociétés par les institutions, la droite croit d’abord que le perfectionnement humain répond à l’effort individuel, et pour sa justification elle invoque la culture antique et chrétienne qui est une culture de la personne et du sujet. Autrement dit, la droite reproche à la gauche de ne pas accepter les cohérences de la culture commune : par exemple, si l’on valorise la personne et le sujet, il faut accepter la responsabilité personnelle et donc les inégalités méritées. Ici encore la droite croit que tout n’est pas possible : autre exemple, nous ne pouvons pas à la fois adopter les sagesses orientales à la place du christianisme déchu, et continuer à défendre la valeur de l’homme comme sujet individuel, car cela est contradictoire.
Cette relation à la réalité et à l’anthropologie, marquant la différence à mon avis essentielle entre la droite et la gauche, induit par voie de conséquence une autre différence que je voudrais évoquer maintenant : alors que la droite s’intéresse largement au particulier, à la gauche c’est davantage l’universel qui importe.
La dialectique entre le particulier et l’universel exprime une question qui se pose aux sociétés humaines dès qu’elles prennent un minimum de distance face à elles-mêmes. Les hommes des sociétés les plus primitives ne connaissent que le particulier, aussi se nomment-ils généralement « les Hommes », sous-entendant qu’ils représentent la seule espèce véritablement humaine sur la planète. La pensée et l’expression de l’universel correspond à une élévation du regard : en Europe, lorsque Socrate et Diogène se disent « citoyens du monde », et plus tard, lorsque Saint Paul fonde de façon indélébile l’unité de l’espèce humaine.
Parce que son souci est d’abord de prendre en compte la réalité ou en tout cas ce qu’elle considère comme la réalité incontournable, la droite inscrit l’homme dans le particulier – il n’y a de réel que le particulier. Parce que son souci est d’abord de viser un idéal ou une morale, la gauche s’intéresse surtout à l’universel.
La gauche, conformément à ses vues sur le Progrès et sur le déploiement indéfini des Lumières, a tendance à penser que l’histoire humaine serait un processus sous forme de passage lent et discontinu du particulier à l’universel, pour finalement ne plus s’attacher qu’à ce dernier. Par exemple les multiples thèses actuelles sur l’émergence possible d’un gouvernement mondial – lorsque l’économie est mondiale, lorsqu’un Tribunal est mondial, il faudra une gouvernance mondiale -, sous-entendent que nous pourrions devenir un jour directement des citoyens du monde sans passer par des identités particulières. Un tribunal mondial signifie que la norme morale est la même pour tous les hommes de la terre, et récuse donc les particularités culturelles éthiques. La droite est moins prête à admettre cela : elle a tendance à penser qu’un individu devient lui-même seulement lorsqu’il s’inscrit dans une culture particulière, et que sans ce socle il ne peut même pas accéder à l’universel. Une pensée de droite ne croit pas que nous puissions être citoyens du monde sans être d’abord citoyen du pays basque, de France ou de l’Arkansas. Car pour elle l’enracinement dans la particularité répond à un besoin humain fondamental, l’homme est un être concret qui ne peut se suffire de l’abstraction. Elle ne croit donc pas que le progrès saurait nous « libérer » du particulier, et elle ne croit d’ailleurs pas que ce soit souhaitable, car ce serait détruire l’être même que l’on prétend libérer.
Ainsi, il est clair que la droite s’attache davantage pour commencer au proche qu’au lointain. Par là elle défend la diversité culturelle, le droit de chacun à sa différence, tandis que la gauche cherche la vérité universelle d’une norme valable pour tous les hommes. Chacun des deux courants se trouve ainsi capable de tomber dans un extrême différent, correspondant à sa tentation intrinsèque. La droite peut tomber dans le particularisme qui engendre le refus de l’autre, la défense exclusive de son pré carré, le nombrilisme. La gauche peut vouloir s’installer dans le pays de l’abstraction, d’où tout ce qui est vraiment humain – parce que concret, réel – a été biffé.
Cette différence de manière de voir se décline diversement. La droite est persuadée par exemple qu’aucune réponse globale aux problèmes sociaux ne peut soigner ni guérir les sociétés : elle croit davantage aux mœurs qu’aux lois, et donc à la transmission éducative, à l’élévation de chaque individu plus qu’à la construction de théories. La droite ne croit ni en le collectif ni en l’individu, qui sont pour elle deux pièces d’un même jeu. Si elle parle de « personne », elle verra davantage la personne inscrite dans ses communautés d’appartenance – c’est à dire des groupes qui ne sont pas forcément choisis. Tandis que si la gauche parle de « personne » – autrement dit, si elle veut inscrire l’individu dans une société vivante et non dans un collectif de semblables -, elle verra davantage la personne dans des groupes choisis par contrats, et détachables par la volonté de ses membres : parce que la gauche est davantage capable que la droite d’accepter différents types de groupes sociaux inédits jusqu’alors, par exemple ce qu’on appelle aujourd’hui la « société des réseaux », où chacun surfe de groupe en groupe au gré de ses intérêts du moment. La droite, justement parce qu’elle croit à l’emprise du particulier et à son importance dans la pâte humaine, ne peut pas détacher un individu de son monde : elle insiste sur la dette originelle que nous portons en naissant face à notre culture et à notre famille ; elle insiste sur la responsabilité de l’individu devant le monde particulier dans lequel il est né et qu’il n’a pas choisi. La gauche, même quand elle défend la personne contre l’individu, verra toujours davantage celle-ci dans sa liberté de se détacher, de se réinventer, de changer d’appartenance.
Parce que je me reconnais comme une intellectuelle de droite – expression malsonnante en France, que j’assume avec sérénité et un rien de provocation – je crois que mon rôle consiste, non pas seulement à décrire les effets à mon sens pernicieux de la pensée de gauche, mais aussi à soulever les risques et les déviations de la pensée de droite. Non pas seulement en raison de l’obligation de regarder toujours ses propres défaillances autant et plus que celles des autres. Mais aussi pour une autre raison. Le lecteur ne doit pas croire que dans mon pays, où la culture de gauche est omniprésente et où la droite elle-même singe la gauche par honte de soi, la critique de la droite serait déjà une chose accomplie par les innombrables intellectuels de gauche qui depuis un demi-siècle occupent presque tout l’espace. Ce n’est pas du tout le cas. En France la pensée de droite est injuriée, mais elle n’est pas récusée par des arguments ; on ne lui oppose guère que la critique idéologique citée plus haut : on l’accuse de ne pas vouloir le bien commun, dont la gauche serait l’exclusive dépositaire. Ainsi, la critique de la droite reste à faire par la droite elle-même, et il est d’autant plus nécessaire d’y penser que nous entrons dans une ère où la pensée de droite occupera en Europe une place beaucoup plus importante qu’auparavant (pour des raisons dont l’exposé ferait l’objet d’un autre article).
Parce que la droite parle au nom de la « nature » humaine et la gauche au nom de la morale, on pourrait croire que la perversion de la droite serait le cynisme, pendant que celle de la gauche est l’hypocrisie. Car au nom de la nature, même l’immoralité s’étale, tandis qu’au nom de la morale, la nature se dissimule. Mais c’est plutôt le libéralisme qui serait tenté par le cynisme, et la droite, comme on l’a dit plus haut, se définit davantage par le conservatisme que par le libéralisme. La perversion de la droite serait plutôt une forme de fatalisme. Alors que le volontarisme de la gauche peut confiner à l’orgueil de l’Ange ou du démiurge, l’humilité de la droite devant la nécessité peut confiner à l’acceptation soumise du destin, à un essentialisme philosophique qui sanctifie une « nature » humaine plus ou moins fictive.
Nous sortons d’une époque où les perversions de la gauche se sont étalées au grand jour. La chute du mur de Berlin consacre la faillite d’une forme extrême de la gauche, l’échec retentissant du socialisme dit « réel », c’est à dire de la pensée constructiviste et volontariste, qui organise des mondes au-dessus du monde, jugé pauvre, inintéressant, et vaguement délétère. Le socialisme a ceci de sympathique qu’il croit en sa propre capacité à renouveler la vie humaine dans son intégralité. Il a ceci de dangereux qu’il construit toutes sortes de monstres pour des gens qui ne lui ont rien demandé de tel, et qui doivent ensuite s’arranger avec ces monstruosités, dont on se débarrasse aussi mal que de déchets nucléaires.
La chute du socialisme a anéanti les pensées de la tabula rasa et poussé le balancier dans l’autre sens, et il devient dès lors difficile de nier l’existence si ce n’est d’une « nature », au moins d’une « condition » humaine. Le socialisme constructiviste a inventé des sociétés si éloignées de nos exigences élémentaires que les humains y dépérissent rapidement. En privant leurs sujets d’autonomie, de parole, de transcendance, de complicité, ils ont montré que tout cela est absolument nécessaire à une existence simplement humaine. Une existence humaine, ce n’est pas n’importe quoi ; ou, selon les mots d’Hannah Arendt : en ce qui concerne l’homme, tout n’est pas possible.
Et cependant, si nous pouvons constater à quel point, dans les cas extrêmes, un système peut se révéler anti-naturel, nous ne pouvons pas inverser la proposition, en prétendant que certaines organisations seraient tout à fait « naturelles ». Car la condition humaine n’émerge pas toute pure de l’expérience de la vie. C’est une donnée qu’on n’attrape pas. Si, contrairement à ce que peut croire la gauche, aucun système ne s’enracine directement dans la morale, faute de produire la terreur, il faut ajouter aussitôt qu’aucun système ne s’enracine directement dans la nature, faute de produire du cynisme ou du fatalisme, les deux formant d’ailleurs une compagnie.
Parce que la droite croit au péché originel, à l’imperfection congénitale du monde, elle a tendance à se suffire de ce qui existe. Ce qui lui manque, c’est la capacité de voir la condition humaine non seulement comme une nécessité, mais aussi comme un scandale. La droite ne se scandalise pas assez : voilà, à mon sens, son essentiel défaut.
Naturellement, si l’on y réfléchit, tout cela est question d’équilibre. Il faut à l’homme un ancrage dans le particulier et la promesse de l’universel, dont il est hanté, selon le terme si juste de Selim Abou ; il lui faut le sens de la réalité et aussi les utopies où se révèle l’espoir. Il lui faut l’enracinement, et aussi l’émancipation. La condition humaine est incontournable à certains égards, mais elle est aussi, à certains égards, scandaleuse. Nous devons nous nourrir de ces paradoxes. Et parce que ces paradoxes sont structurants, nous ne pouvons pas dépasser le clivage droite/gauche, qu’il s’exprime ainsi ou autrement.
Il me semble que le rôle de l’intellectuel –très différent de celui du gouvernant- est alors de tenter d’instaurer l’équilibre jamais atteint.
Si j’étais née à l’époque de l’essentialisme tout-puissant, à l’époque de la gloire du particulier et dans une société où l’on vante les hiérarchies justifiées par la seule tradition, je serais certainement de gauche. Je suis de droite parce que je vis dans un pays où l’on voudrait aplanir non seulement les inégalités acquises, mais aussi la différence des efforts accomplis et même les différences entre les hommes et les femmes ; où l’enfance est décrite à partir de l’Emile de Rousseau, sans un regard sur les enfants réels des écoles réelles ; où les gouvernants et les médias font sans cesse la morale au peuple et édictent des politiques volontaristes sans se soucier des effets pervers issus de la réalité détestée ; bref, dans un pays où la culture de gauche a établi une domination si entière que la critique à son égard représente un crime de lèse-majesté. Si je reconnais la majesté de Dieu ou la grandeur d’un homme juste, je récuse obstinément la majesté de n’importe quel courant de pensée. Dans ce domaine, toute omnipotence est effroyable, et bien avant d’être de droite, je défends la concurrence des idées : car la condition humaine est complexe, l’humain est divers, et la vérité n’appartient à personne. En ce moment de l’histoire, et pas seulement dans mon pays, c’est la gauche qui a perdu la trace de cette évidence élémentaire. Voilà pourquoi je crois que notre époque a besoin d’une refondation de la pensée de droite.