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    Chantal Mouffe, « La " fin du politique " et le défi du populisme de droite » + Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche + Chantal Mouffe et le «populisme de gauche»: un laboratoire du fascisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Chantal Mouffe, « La " fin du politique " et le défi du populisme de droite » + Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche + Chantal Mouffe et le «populisme de gauche»: un laboratoire du fascisme Empty Chantal Mouffe, « La " fin du politique " et le défi du populisme de droite » + Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche + Chantal Mouffe et le «populisme de gauche»: un laboratoire du fascisme

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 30 Jan - 18:09

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Chantal_Mouffe

    http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2002-2-page-178.htm#s1n4

    "Deux traditions bien distinctes." (p.14)
    -Chantal Mouffe, "Démocratie et libéralisme politique: est-il possible de les concilier ?", in Anne-Marie Dillens et al., Questions au libéralisme, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1998.

    https://agauche.org/2020/02/09/chantal-mouffe-et-le-populisme-de-gauche-un-laboratoire-du-fascisme/


    "« Rédaction, en collaboration avec Ernesto Laclau, d’Hégémonie et stratégie socialiste, publié en 1985.
    Ce qui nous motivait alors était l’incapacité des politiques de gauche, fussent-elles marxistes ou sociales-démocrates, de tenir compte des mouvements qui avaient émergé dans le sillage des révoltes de 1968 et qui manifestaient des résistances à différentes formes de domination qu’il était impossible de cerner à partir de la notion de « classe ». La « deuxième vague » féministe, le mouvement gay, les luttes antiracistes et les inquiétudes soulevées par les questions environnementales avaient profondément modifié le paysage politique, mais les partis de gauche traditionnels demeuraient sourds à ces demandes, dont ils étaient incapables de reconnaître le caractère politique. C’est pour remédier à ces lacunes que nous avions décidé d’enquêter sur les raisons de cette surdité.
    Il nous est très tôt apparu que les obstacles à surmonter provenaient en réalité de l’approche essentialiste qui dominait jusque-là la pensée de gauche. Dans cette perspective, que nous avons appelée « essentialisme de classe », les identités politiques reflètent la position que les agents sociaux occupent dans les rapports de production, leurs intérêts étant également définis par cette position. Comment s’étonner dès lors qu’une telle approche ait échoué à comprendre des demandes qui ne dépendaient pas des « classes » ?
    Une part importante du livre est consacrée à la réfutation de cette approche essentialiste à partir de certains apports du post-structuralisme. Conjuguant cet apport aux intuitions d’Antonio Gramsci, nous avons conçu une approche concurrente, « anti-essentialiste », à même de saisir la multiplicité des luttes contre les différentes formes de domination. Afin de donner une expression politique à l’articulation de ces luttes, nous avons proposé de redéfinir le projet socialiste en termes de « radicalisation de la démocratie ».
    Ce projet consistait à établir une « chaîne d’équivalences » entre les demandes de la classe ouvrière et celles portées par les nouveaux mouvements sociaux pour construire une « volonté commune » permettant de créer ce que Gramsci appelait une « hégémonie expansive ». En reformulant le projet de gauche en termes de « démocratie radicale et plurielle », nous l’inscrivions dans une perspective plus vaste, celle de la révolution démocratique, montrant que la multiplicité des luttes pour l’émancipation provient de la pluralité des agents sociaux et de leurs combats. Le champ du conflit social se trouvait ainsi étendu plutôt que concentré dans un « agent privilégié » comme la classe ouvrière. Attention : contrairement à ce que certaines lectures malhonnêtes ont laissé entendre, il n’était pas dans notre intention de privilégier les demandes des nouveaux mouvements aux dépens de celles de la classe ouvrière. Nous insistions simplement sur la nécessité, pour une politique de gauche, d’articuler les luttes menées contre différentes formes de subordination sans attribuer a priori à certaines d’entre elles un caractère central.
    Nous précisions également que jamais l’extension et la radicalisation des luttes démocratiques ne conduiraient à l’établissement d’une société parfaitement libérée, et que le projet d’émancipation ne pouvait plus être conçu à partir de la suppression de l’État. Antagonismes, luttes et opacité partielle du social ne disparaîtront jamais. C’est pourquoi le mythe du communisme comme société transparente et réconciliée – impliquant clairement la fin de la politique – devait être abandonné. »
    « À l’époque, je le comprends aujourd’hui, je pensais encore que les partis socialistes et sociaux-démocrates pouvaient être transformés pour réaliser le projet de radicalisation de la démocratie que nous défendions, avec Ernesto Laclau, dans Hégémonie et stratégie socialiste.
    Cela n’a clairement pas eu lieu, et les partis socialistes et sociaux-démocrates sont entrés dans une phase de déclin dans la plupart des démocraties d’Europe occidentale, tandis que le populisme de droite réalise des percées importantes. Pourtant, la crise économique de 2008 a mis en évidence les contradictions du modèle néolibéral – l’hégémonie néolibérale se trouvant contestée par différents mouvements anti-establishment de droite comme de gauche. Telle est la nouvelle conjoncture que j’appelle « moment populiste », et que j’entends examiner ici.
    La thèse centrale de ce livre est qu’il faut intervenir dans la crise hégémonique, qu’il est nécessaire d’établir une frontière politique et que le populisme de gauche, compris comme une stratégie discursive construisant une frontière politique entre « le peuple » et « l’oligarchie », constitue, pour le moment, la forme de politique requise pour retrouver et approfondir la démocratie.
    Dans L’Illusion du consensus, je suggérais de revitaliser le clivage gauche-droite. Mais je suis à présent convaincue qu’en l’état cette frontière n’est plus adéquate pour exprimer une volonté collective à même de rassembler la variété des demandes démocratiques qui s’affirment aujourd’hui. Le moment populiste traduit tout un ensemble de demandes hétérogènes qui ne peuvent plus être formulées simplement en termes d’intérêts liés à des catégories sociales déterminées. De plus, le capitalisme néolibéral a vu émerger de nouvelles formes de domination, en dehors du processus de production. Celles-ci ont conduit à des demandes qui ne correspondent plus à des champs sociaux définis de manière sociologique ou à partir d’une position dans la structure sociale. Ces revendications – liées à la défense de l’environnement, aux combats contre le sexisme, le racisme et autres formes de domination – deviennent de plus en plus centrales. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, la frontière politique doit être construite sur un mode « populiste » transversal. Je montrerai néanmoins que la dimension « populiste » ne suffit pas à définir le genre de politique requis par la conjoncture actuelle : il faut encore que ce populisme se caractérise comme populisme « de gauche » pour indiquer les valeurs qui sont les siennes. »
    « Je n’ai aucunement l’intention d’entrer dans le débat académique, à mes yeux stérile, qui consiste à s’interroger sur la « vraie nature » du populisme. »
    « Mon analyse de la conjoncture des pays d’Europe occidentale fournit aussi, je l’espère, des éléments utiles à la compréhension d’autres situations populistes. »
    « Laclau définit le populisme comme une stratégie discursive établissant une frontière politique qui divise la société en deux camps et appelle « ceux d’en bas » (underdog) à se mobiliser contre « ceux qui sont au pouvoir ». Le populisme, en ce sens, n’est pas une idéologie et il ne présente aucun contenu programmatique particulier. Ce n’est pas non plus un régime politique. C’est une façon de faire de la politique, qui peut prendre différentes formes idéologiques selon le moment et le lieu, et qui est compatible avec différents cadres institutionnels. On peut parler de « moment populiste » quand, sous la pression de transformations politiques et socio-économiques, l’hégémonie dominante se trouve déstabilisée par la multiplication de demandes insatisfaites. Dans pareilles situations, les institutions existantes, dans leur effort pour défendre l’ordre en vigueur, échouent à s’assurer l’allégeance du peuple. En conséquence, le bloc historique qui fournit la base sociale à un système hégémonique se désagrège et il devient alors possible de construire un nouveau sujet d’action collective – le peuple – capable de reconfigurer l’ordre social considéré comme injuste.
    Je crois que c’est précisément ce qui caractérise la situation actuelle et qui justifie que l’on parle d’un « moment populiste ». Ce moment populiste marque la crise du modèle hégémonique néolibéral qui s’est progressivement implanté en Europe occidentale dans les années 1980. Ce modèle hégémonique néolibéral s’est substitué à l’État-providence social-démocrate d’inspiration keynésienne qui, pendant trente ans après la Seconde Guerre mondiale, avait servi de principal modèle socio-économique aux sociétés démocratiques d’Europe de l’Ouest. Au cœur de cette nouvelle formation hégémonique se trouve tout un ensemble de pratiques économiques et politiques visant à imposer la loi du marché – dérégulation, privatisation, austérité fiscale – et à limiter le rôle protecteur de l’État à la préservation des droits de propriété privée, du libre marché et du libre-échange. « Néolibéralisme » est le terme aujourd’hui en vigueur pour désigner cette nouvelle formation hégémonique qui, loin de se cantonner à la sphère économique, présente également une conception globale de la société et de l’individu inspirée de l’« individualisme possessif ».
    Appliqué dans différents pays depuis les années 1980, le modèle n’a connu aucune contestation significative jusqu’à la crise financière de 2008, qui a clairement révélé ses limites. Amorcée en 2007 aux États-Unis avec l’effondrement du marché des prêts hypothécaires, la crise s’est étendue au système bancaire international avec la chute, l’année suivante, de la banque d’investissement Lehman Brothers. Il a fallu renflouer massivement les institutions bancaires pour éviter que tout le système financier mondial ne s’effondre. Le ralentissement économique global qui en a résulté a profondément affecté les économies européennes, provoquant une crise de la dette. Pour faire face à la crise, on a mis en place des politiques d’austérité dans la plupart des pays européens, aux effets drastiques, notamment dans les pays du Sud.
    La crise économique a concentré toute une série de contradictions, conduisant à ce que Gramsci appelle un interregnum : une période de crise au cours de laquelle certains aspects du consensus établi autour d’un projet hégémonique sont mis en question sans qu’une solution à la crise ne se laisse encore entrevoir. C’est bien ce qui caractérise le « moment populiste » que nous vivons actuellement. De fait, le « moment populiste » exprime diverses résistances aux transformations politiques et économiques survenues durant ces années d’hégémonie néolibérale. Ces transformations ont conduit à une situation que l’on pourrait qualifier de « post-démocratique », étant donné l’érosion des deux piliers sur lesquels est fondé l’idéal démocratique : l’égalité et la souveraineté populaire. »
    « Avec l’effacement des valeurs démocratiques d’égalité et de souveraineté populaire, les espaces agonistiques où pouvaient se confronter différents projets de société ont disparu, privant le citoyen de la possibilité d’exercer ses droits démocratiques. Bien sûr, on parle encore de « démocratie », mais celle-ci s’est réduite à sa composante libérale et ne signifie plus que la tenue d’élections libres et la défense des droits de l’homme. C’est le libéralisme économique, et sa défense du libre marché, qui est devenu de plus en plus central, tandis que de nombreux aspects du libéralisme politique ont été relégués au second plan, sinon purement éliminés. »
    « La seule chose qu’autorise la post-politique, c’est l’alternance bipartisane du pouvoir entre partis de centre-gauche et partis de centre-droit. Tous ceux qui s’opposent au « consensus au centre » et au dogme, déclarant qu’il n’existe pas d’alternative à la mondialisation néolibérale, sont présentés comme des « extrémistes » et disqualifiés comme « populistes ». »
    « C’est dans ce contexte post-démocratique d’érosion des idéaux démocratiques de souveraineté populaire et d’égalité qu’il faut appréhender le « moment populiste ». Celui-ci se caractérise par l’émergence de multiples résistances contre l’actuel système politico-économique perçu comme étant de plus en plus contrôlé par une petite minorité privilégiée, sourde aux demandes des autres groupes sociaux. L’opposition politique au consensus post-démocratique est d’abord venue de la droite. Dans les années 1990, les partis populistes de droite comme le FPÖ (Parti de la liberté) en Autriche et le FN (Front national) en France ont commencé à se présenter comme des mouvements capables de rendre au « peuple » la voix que leur avaient confisquée les élites. En traçant une frontière entre « le peuple » et « l’establishment politique », ils ont réussi à traduire dans un vocabulaire nationaliste les demandes exprimées par les couches populaires qui se sentaient exclues du consensus dominant. »
    « Prisonniers de leurs dogmes post-politiques, et rechignant à reconnaître leurs erreurs, ils ne voient pas que la plupart des demandes exprimées par les partis populistes de droite sont des demandes démocratiques auxquelles devrait être apportée une réponse progressiste. La plupart de ces revendications émanent de groupes qui sont les principaux perdants de la mondialisation néolibérale ; c’est donc en dehors du projet néolibéral qu’une solution peut leur être offerte.
    Il est à l’évidence particulièrement commode pour les forces de centre-gauche de classer les partis populistes de droite à « l’extrême droite » ou de les désigner comme « néofascistes » en expliquant leur attrait par le manque d’éducation de leurs électeurs. C’est un moyen facile de les disqualifier sans avoir à reconnaître la responsabilité du centre-gauche dans leur émergence même. En établissant une frontière « morale » pour exclure les « extrémistes » du débat démocratique, les « bons démocrates » pensent qu’ils pourront ainsi freiner l’explosion de passions « irrationnelles ». Or, si cette stratégie de diabolisation des « ennemis » du consensus bipartite peut être moralement confortable, elle est politiquement inefficace.
    Pour freiner l’ascension des partis populistes de droite, il faut concevoir une réponse proprement politique à travers un mouvement populiste de gauche qui fédérera l’ensemble des luttes démocratiques contre la post-démocratie. Plutôt que d’exclure a priori les électeurs des partis populistes de droite en les supposant nécessairement mus par des passions ataviques, les condamnant à rester prisonniers de ces passions pour toujours, il est nécessaire de reconnaître le noyau démocratique d’une grande partie des demandes qu’ils expriment.
    Une approche populiste de gauche devrait tenter de proposer un vocabulaire différent afin d’orienter ces demandes vers des objectifs égalitaires. Il ne s’agit pas de cautionner la politique des partis populistes de droite, mais il faut refuser de tenir leurs électeurs pour responsables de la façon dont leurs demandes ont été traduites. Que certains se reconnaissent parfaitement dans ces valeurs réactionnaires est indéniable, mais d’autres, j’en suis convaincue, sont attirés par ces partis simplement parce qu’ils ont l’impression qu’ils sont les seuls à tenir compte de leurs problèmes. Je suis sûre que si un autre discours s’offrait à elles, de nombreuses personnes vivraient leur situation différemment et se joindraient au combat progressiste. »
    « Lors des élections législatives de 2017 en France, Jean-Luc Mélenchon et d’autres candidats de La France Insoumise comme François Ruffin ont gagné le soutien d’électeurs qui avaient précédemment voté pour Marine Le Pen. En discutant avec ceux qui, sous l’influence du Front national, avaient fini par considérer que les immigrés étaient responsables de leur précarité, les militants sont parvenus à changer leur vision des choses. Leur sentiment d’exclusion et leur désir d’une reconnaissance démocratique, exprimés auparavant dans un langage xénophobe, pouvaient se traduire dans un autre vocabulaire et être dirigés vers un autre adversaire. Ce phénomène s’est également observé en Grande-Bretagne lors des élections de juin 2017 où 16 % des électeurs du parti populiste de droite UKIP (le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni) ont reporté leur voix sur Jeremy Corbyn.
    Maintenant que le discours anti-establishment se voit aussi porté par le camp progressiste et que les forces politiques de gauche tracent une frontière entre « le peuple » et « l’oligarchie », nous nous retrouvons vraiment au cœur d’un « moment populiste ». »
    « Le populisme de droite prétend restaurer la souveraineté populaire et la démocratie, mais la souveraineté est comprise comme « souveraineté nationale » et réservée à ceux que l’on considère comme les vrais « nationaux ». Les populistes de droite ne s’occupent pas des demandes d’égalité ; ils construisent un « peuple » qui exclut de nombreuses catégories, généralement les immigrés, perçus comme une menace à l’identité et à la prospérité de la nation. […]
    Le populisme de gauche, à l’inverse, entend restaurer la démocratie pour l’approfondir et l’étendre. Une stratégie populiste de gauche vise à fédérer les demandes démocratiques en une volonté collective pour construire un « nous », un « peuple » uni contre un adversaire commun : l’oligarchie. Cela exige d’établir une chaîne d’équivalences entre les demandes des travailleurs, des immigrés et de la classe moyenne en voie de précarisation, de même qu’entre d’autres demandes démocratiques, comme celles portées par la communauté LGBT. »
    « Si l’on veut comprendre ce qu’a été l’État-providence keynésien en tant que formation hégémonique, il faut admettre que s’il a très largement contribué à subordonner la reproduction de la force de travail aux besoins du capital, il a aussi favorisé l’émergence d’une nouvelle forme de droits sociaux et transformé en profondeur le sens commun démocratique, en légitimant tout un ensemble de demandes d’égalité économique. Dans plusieurs pays, la puissance des syndicats a permis la consolidation des droits sociaux. Dans le même temps, à cette époque, la montée des inégalités restait sous contrôle, les travailleurs obtenaient des avantages substantiels et d’importantes avancées démocratiques étaient réalisées. Ce compromis entre capital et travail permettait la coexistence – fragile – du capitalisme et de la démocratie.
    Mais au début des années 1970, un ralentissement économique et une hausse de l’inflation montraient petit à petit les limites du compromis keynésien. L’économie souffrait du choc pétrolier de 1973 : les profits déclinaient et le compromis social-démocrate d’après-guerre commençait à s’effriter. En Grande-Bretagne, le Parti travailliste alors au pouvoir et confronté à la crise financière dut recourir à la force d’État pour discipliner la classe ouvrière, ce qui a conduit à une désaffection croissante de celle-ci à son endroit. Au milieu des années 1970, le modèle social-démocrate d’après-guerre était sérieusement menacé et souffrait de plus en plus d’une « crise de légitimité ». »
    « [Margaret Thatcher] était clairement populiste. Elle consistait à tracer une frontière politique entre, d’une part, les « forces de l’establishment », identifiées aux bureaucrates d’un État oppressif, aux syndicats et à ceux qui bénéficiaient de l’aumône de l’État, et, d’autre part, le peuple « travailleur », véritable victime des différentes forces bureaucratiques et de leurs nombreux alliés.
    Sa principale cible était les syndicats, dont elle entendait bien saper le pouvoir ; elle s’engagea dans une lutte frontale avec l’Union nationale des ouvriers de la mine (NUM) dirigée par Arthur Scargill, qu’elle n’hésita pas à désigner comme « l’ennemi intérieur ». La grève des mineurs (1984-1985), qui fut peut-être le conflit industriel le plus amer de l’histoire de l’Angleterre, représenta un véritable tournant dans sa carrière. Elle se conclut par une victoire décisive du gouvernement qui fut alors en mesure d’imposer ses conditions à un mouvement syndical fragilisé et de renforcer son programme économique libéral. »
    « Ce discours eut un écho, même parmi les bénéficiaires de l’intervention étatique, parce que ces derniers ne supportaient pas la tournure bureaucratique que prenait le plus souvent la distribution de ces aides. En opposant les intérêts de certaines catégories de travailleurs à ceux des féministes et des immigrés qu’elle présentait aux premiers comme responsables de la perte de leur emploi, elle réussit à gagner à sa cause des franges importantes de la classe ouvrière. »
    « Tandis que l’idéologie du thatcherisme alliait les thèmes conservateurs du torysme organique à des pratiques économiques néolibérales, le néolibéralisme qui devint plus tard hégémonique s’éloigna de l’idéologie conservatrice traditionnelle. Pour répondre à la nouvelle régulation du capitalisme liée au passage du fordisme au post-fordisme, le modèle néolibéral hégémonique a intégré plusieurs thématiques de la contre-culture. Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello montrent bien comment, face au défi que représentaient les nouveaux mouvements sociaux, les capitalistes sont parvenus à utiliser les demandes d’autonomie exprimées par ces mouvements en les rattachant au développement de l’économie connectée post-fordiste, et en les transformant en de nouvelles formes de contrôle.
    Diverses formes de « critique artiste », terme utilisé par les auteurs pour désigner les stratégies esthétiques de la contre-culture comme la quête d’authenticité, l’idéal d’autogestion et le refus de tout ordre hiérarchique, ont été adoptées pour favoriser les conditions requises par le nouveau mode de régulation capitaliste au lieu du cadre disciplinaire caractéristique de la période fordiste. Cela a facilité la cooptation et la neutralisation de nombreuses revendications portées par les nouveaux mouvements sociaux, qui furent mis au service de la libéralisation du travail et de la promotion d’un individualisme égoïste.
    À gauche, de nombreux théoriciens se sont montrés très critiques envers Boltanski et Chiapello, auxquels ils reprochaient d’avoir présenté la contre-culture comme responsable de la victoire des valeurs néolibérales. Mais cette interprétation repose sur un malentendu : comme je l’ai souligné dans Agonistique, l’intérêt de cette approche, d’un point de vue hégémonique, est qu’elle nous permet d’imaginer la transition du fordisme au post-fordisme sous la forme de ce que Gramsci appelait « l’hégémonie par neutralisation » ou « la révolution passive ». Il désignait par là une situation où les revendications censées déstabiliser l’ordre hégémonique sont récupérées par le système en place, qui répond à ces demandes d’une manière qui neutralise leur potentiel subversif. »
    « Rassemblant la multiplicité des résistances démocratiques à la post-démocratie afin d’établir un modèle hégémonique plus démocratique. Cela implique une transformation en profondeur des rapports de pouvoir existants et la création de nouvelles pratiques démocratiques, mais pas une rupture « révolutionnaire » avec le régime libéral démocratique. Bien sûr, on trouvera toujours à gauche des gens pour dire que cela n’est pas faisable, mais j’estime que l’expérience du thatcherisme prouve que, dans les sociétés européennes, il est possible de transformer l’ordre hégémonique existant sans détruire les institutions constitutives de la démocratie libérale. »
    « Le Parti travailliste repolitisé par Corbyn a réussi à reconquérir nombre d’électeurs désabusés et surtout à séduire les jeunes – ce qui prouve qu’un populisme de gauche peut donner un nouvel élan à la politique démocratique.
    La hausse significative du nombre d’adhérents au Parti travailliste sous Corbyn montre également que, contrairement à ce que prétendent la majorité des politologues, la « forme » parti n’est pas devenue obsolète et qu’elle peut être revitalisée. En effet, avec près de 600 000 membres, le Parti travailliste représente aujourd’hui le parti de gauche le plus important d’Europe. »
    « La « démocratie radicale et plurielle » que nous défendions peut donc être conçue comme la radicalisation des institutions démocratiques existantes afin que les principes de liberté et d’égalité entrent en vigueur dans un nombre toujours croissant de rapports sociaux. Cela n’implique pas une rupture complète de type révolutionnaire, engageant une refondation totale. […]
    Les cibles principales du « mouvement des places » aient été les défaillances du système politique et des institutions démocratiques, et que les citoyens n’aient pas appelé « au socialisme », mais à l’instauration d’une « démocratie réelle ». »
    « La lutte contre des formes de domination ne saurait résulter directement de la situation de domination elle-même. Pour que des rapports de domination deviennent le lieu d’un antagonisme, il faut qu’existe un « extérieur » constitutif à partir duquel le discours de la domination puisse être interrompu. C’est exactement ce que le discours démocratique a rendu possible. C’est grâce au discours démocratique, qui fournit aux sociétés occidentales l’essentiel de leur vocabulaire politique, que les rapports de domination peuvent être mis en question.
    Quand les principes de liberté et d’égalité sont-ils devenus la matrice d’un imaginaire démocratique ? La mutation décisive de l’imaginaire politique des sociétés occidentales s’est opérée au moment de ce que Tocqueville a appelé « la révolution démocratique ». Comme l’a montré Claude Lefort, c’est la Révolution française qui en constitue le moment fondateur : pour la première fois dans l’histoire était affirmé le pouvoir absolu du peuple. Cela a engagé un nouveau mode symbolique d’institutions sociales qui rompait avec la matrice théologico-politique ; la Déclaration des droits de l’homme offrait un vocabulaire permettant de dénoncer les différentes formes d’inégalité comme illégitimes. »
    « Ces deux principes n’existent que par leur inscription dans différents modèles hégémoniques, sous des interprétations spécifiques où leur sens est toujours susceptible d’être contesté. Une formation hégémonique est une configuration de pratiques sociales de différentes natures – économique, culturelle, politique et juridique – dont l’articulation est fixée autour de certains signifiants symboliques clés qui façonnent le « sens commun » et confèrent à une société donnée son cadre normatif. L’objectif d’une lutte hégémonique est de désarticuler les pratiques sédimentées d’une formation existante et d’établir, en transformant ces pratiques et en en établissant de nouvelles, les points nodaux d’une nouvelle formation sociale hégémonique. Ce processus implique nécessairement la réarticulation des signifiants hégémoniques et de leur mode d’institutionnalisation. Articuler la démocratie à l’égalité des droits, à l’appropriation sociale des moyens de production et à la souveraineté populaire commande clairement une autre politique et induit des pratiques économiques et sociales bien différentes que lorsque la démocratie se trouve articulée à la liberté de marché, à la propriété privée et à l’individualisme débridé. Nous avons vu comment, lors de la transition hégémonique vers le néolibéralisme, Margaret Thatcher avait réussi, en dénouant l’articulation sociale-démocrate entre la liberté et l’égalité, à promouvoir une nouvelle conception de ces valeurs qui a rendu possible la mise en œuvre de son projet néolibéral.
    Si l’on veut saisir ce qui se joue dans le passage d’une formation hégémonique à une autre, il est nécessaire de distinguer méthodologiquement deux niveaux d’analyse : les principes éthico-politiques de la politeia démocratique libérale et les différentes formes hégémoniques de leur inscription. Cette distinction est cruciale pour une politique démocratique, parce qu’en révélant la diversité des formations hégémoniques compatibles avec une forme démocratique libérale de société, elle nous aide à percevoir ce qui différencie une transformation hégémonique d’une rupture révolutionnaire. »
    « Dans la constellation de « gauche » telle qu’on l’entend habituellement, il est donc possible de distinguer trois formes de politique. La première est un « pur réformisme », qui accepte à la fois les principes de légitimité de la démocratie libérale et le modèle social néolibéral aujourd’hui hégémonique. La deuxième est un « réformisme radical » qui accepte également les principes de légitimité des démocraties libérales mais tente de mettre en œuvre un autre modèle hégémonique. Enfin, la « politique révolutionnaire » vise une rupture totale avec l’ordre socio-politique existant. Dans cette troisième catégorie on ne trouve pas seulement la politique léniniste traditionnelle, mais aussi d’autres formes telles que celles promues par les anarchistes ou les partisans de l’« insurrection » qui en appellent à un rejet complet de l’État et des institutions démocratiques libérales.
    C’est autour de la nature et du rôle de l’État que divergent essentiellement ces trois formes de politique « de gauche ». Tandis que l’approche réformiste envisage l’État comme une institution neutre ayant pour fonction de réconcilier les intérêts des divers groupes sociaux, et que l’approche révolutionnaire le considère comme une institution oppressive qu’il faut abolir, l’approche radicale réformiste se positionne différemment. Inspirée des analyses de Gramsci, cette politique conçoit l’État comme la cristallisation de rapports de forces et comme un champ de luttes. Il ne s’agit pas d’un médium homogène, mais d’un ensemble inégal de domaines et de fonctions qui ne sont que relativement intégrés par les pratiques hégémoniques qui se développent en son sein.
    L’un des apports clés de Gramsci à la politique hégémonique est sa conception de l’« État intégral » comme incluant à la fois la société politique et la société civile. Il ne faut pas y voir une « étatisation » de la société civile mais la reconnaissance du caractère profondément politique de la société civile, présentée comme le terrain d’une lutte pour l’hégémonie. Dans cette perspective, en plus de l’appareil gouvernemental traditionnel, l’État apparaît comme composé d’une multiplicité d’autres appareils et d’espaces publics où différentes forces combattent pour l’hégémonie.
    Ces espaces publics, parce qu’ils sont envisagés comme un lieu d’interventions agonistiques, sont donc un terrain propice à la concrétisation d’importantes avancées démocratiques. C’est pourquoi une stratégie hégémonique devrait impliquer que l’on s’engage dans les différents appareils d’État pour les transformer – l’État devenant ainsi un moyen à travers lequel la multiplicité des demandes démocratiques peut s’exprimer. Ce qui est en jeu, ce n’est pas le « dépérissement » de l’État et des institutions au travers desquelles s’organise le pluralisme, mais une transformation en profondeur de ces institutions afin qu’elles servent un processus de radicalisation de la démocratie. Le but n’est pas la prise du pouvoir étatique mais, selon les mots de Gramsci, un « devenir État ».
    Comment comprendre, dans cette perspective, la nature d’une politique « radicale » ? En un sens, tant les politiques de type révolutionnaire que celles de type hégémonique peuvent être dites « radicales », puisqu’elles supposent une forme de rupture avec l’ordre hégémonique existant. Mais la rupture n’est pas de même nature, et il serait inapproprié de les mettre dans une catégorie unique, celle d’« extrême gauche », comme on le fait souvent.
    Contrairement à ce qui se dit généralement, la stratégie populiste de gauche n’est pas un avatar de « l’extrême gauche », mais une autre façon d’envisager la rupture avec le néolibéralisme, qui passe par la revitalisation et la radicalisation de la démocratie. En classant comme ils le font aujourd’hui toutes les critiques de l’ordre néolibéral sous la catégorie dite d’extrême gauche et en les présentant comme un danger pour la démocratie, les défenseurs du statu quo tentent hypocritement d’empêcher toute forme de contestation de l’ordre hégémonique existant. Comme si nous n’avions d’autre choix que d’accepter l’ordre hégémonique néolibéral actuel comme la seule forme possible de la démocratie libérale ou de rejeter entièrement la démocratie libérale.
    Il est intéressant de relever que l’on retrouve le même dilemme à gauche chez ceux qui affirment que la radicalisation de la démocratie passe nécessairement par l’abandon de la démocratie libérale. Ce faux dilemme découle souvent de la confusion, très répandue, entre les institutions de la démocratie libérale et le mode de production capitaliste. S’il est vrai qu’historiquement nous n’avons connu jusque-là que ce type d’articulation, celle-ci demeure toutefois contingente.
    Que la plupart des théoriciens libéraux prétendent que le libéralisme politique implique nécessairement un libéralisme économique et qu’une société démocratique suppose une économie capitaliste ne prouve pas qu’il existe entre la démocratie libérale et le capitalisme un lien de nécessité. Malheureusement, le marxisme a alimenté cette confusion en présentant la démocratie libérale comme la superstructure du capitalisme. Il est vraiment regrettable que cet économisme soit encore en vigueur dans certaines franges de la gauche où l’on appelle à la destruction de l’État libéral. Car c’est à l’intérieur du cadre défini par les principes constitutifs de l’État libéral – la séparation des pouvoirs, le suffrage universel, le système pluripartite et les droits civils – qu’il sera possible de faire avancer l’ensemble des demandes démocratiques qui s’expriment aujourd’hui. Lutter contre la post-démocratie ne signifie pas rejeter ces principes mais les défendre et les radicaliser.
    Cela ne veut pas dire qu’il faille accepter l’ordre capitaliste comme étant le seul possible ; bien qu’elle s’inscrive dans le cadre politique des démocraties libérales, la politique réformiste radicale que je défends n’exclut pas la contestation des rapports de production capitalistes. C’est la raison pour laquelle il est important de distinguer le libéralisme politique du libéralisme économique. »
    « L’extrême gauche » a commis une grave erreur. Elle ne se préoccupe pas des gens tels qu’ils sont en réalité mais tels qu’ils devraient être selon ses théories. Les gens d’extrême gauche croient dès lors qu’ils ont pour mission de faire prendre conscience aux gens de la « vérité » de leur situation. Au lieu de désigner l’adversaire d’une manière qui permettrait de l’identifier, ils recourent à des catégories abstraites comme celle de « capitalisme », et échouent donc à mobiliser la dimension affective qui pousse toujours un peuple à agir politiquement. De fait, ils sont indifférents aux demandes réelles du peuple. Leur rhétorique anticapitaliste ne trouve aucun écho parmi les groupes dont ils sont censés représenter les intérêts. C’est pourquoi ils ne sortiront jamais de leur marginalité.
    L’objectif d’une stratégie populiste de gauche est de créer une majorité populaire qui puisse accéder au pouvoir et établir une hégémonie progressiste. »
    « Nous ne sommes pas confrontés à une crise de la démocratie représentative « en soi », mais à une crise de son incarnation post-démocratique actuelle.
    Cette crise est due à l’absence de confrontation agonistique ; la solution ne peut pas consister à établir une démocratie « non représentative ». Contestant l’idée que les combats extraparlementaires sont le seul moyen de faire avancer la démocratie, j’ai fait valoir que ce n’était pas de la stratégie de la désertion et de l’exode défendue par Michael Hardt et Antonio Negri que nous avions besoin, mais d’une stratégie d’« engagement » dans l’État et les institutions représentatives, animée par la volonté de les transformer en profondeur. »
    « Leur célébration du « commun » présuppose une conception de la multiplicité libérée de la négativité et de l’antagonisme, ce qui empêche de reconnaître le caractère nécessairement hégémonique de l’ordre social. Dans le cas de Hardt et Negri, leur refus de la représentation et de la souveraineté procède d’une ontologie immanentiste diamétralement opposée à celle qui détermine ma conception de la démocratie radicale.
    La critique de la représentation se retrouve également dans une autre conception de la démocratie radicale. En l’occurrence, c’est la pratique ancienne du tirage au sort qui est présentée par divers théoriciens comme le remède à la crise de la représentation qui affecte actuellement les sociétés démocratiques. Pour les partisans du tirage au sort, la démocratie représentative a été inventée pour exclure le peuple du pouvoir : ainsi, la seule façon d’établir un ordre véritablement démocratique est d’abandonner le modèle électoral et de le remplacer par la loterie.
    Cette conception est erronée parce qu’elle réduit la représentation aux élections et qu’elle ne reconnaît pas le rôle que joue la représentation dans une démocratie pluraliste. La société est divisée et traversée par des antagonismes et des rapports de pouvoir ; les institutions représentatives jouent un rôle crucial dans l’institutionnalisation de cette dimension conflictuelle. Par exemple, dans une démocratie pluraliste, les partis politiques fournissent le cadre discursif qui permet aux gens de donner un sens au monde social dans lequel ils s’inscrivent et d’en percevoir les lignes de fracture.
    Si l’on convient du fait que la conscience des agents sociaux n’est pas l’expression directe de la position « objective » qu’ils occupent dans le champ social et que celle-ci est toujours construite discursivement, alors il est évident que les subjectivités politiques seront façonnées par la compétition des discours politiques et que les partis sont essentiels à leur élaboration. Ceux-ci fournissent les marqueurs symboliques qui permettent aux individus de se situer dans le monde social et de donner sens à ce qu’ils vivent. Pourtant, ces dernières années, ces espaces symboliques ont été de plus en plus occupés par d’autres discours, de nature diverse, dont les conséquences pour les sociétés démocratiques ont été désastreuses. À cause du tournant post-politique, les partis ont perdu leur capacité à jouer un rôle symbolique, mais il ne faut pas en conclure que la démocratie peut se passer d’eux. Je n’ai cessé de le répéter : une société démocratique pluraliste qui ne conçoit pas le pluralisme sur le mode antipolitique de l’harmonie et qui admet la possibilité toujours présente de l’antagonisme ne peut exister sans représentation.
    Un pluralisme effectif suppose la présence d’une confrontation agonistique entre des projets hégémoniques. C’est par la représentation que des sujets politiques collectifs émergent ; ils n’existent pas a priori. Plutôt que de chercher une solution à la crise de la démocratie dans le tirage au sort, qui ne reconnaît pas la nature collective du sujet politique et conçoit l’exercice de la démocratie à partir de points de vue toujours individuels, il est urgent de restaurer la dynamique agonistique constitutive d’une vibrante démocratie. Loin de pouvoir instituer une meilleure démocratie, cette procédure de tirage au sort promeut une vision de la politique pensée comme un terrain où des individus, libérés des liens sociaux qui les constituent, ne feraient que défendre des opinions personnelles.
    Le problème majeur des institutions représentatives existantes est qu’elles ne permettent pas de confrontation agonistique entre différents projets de société, ce qui est la condition même d’une vibrante démocratie. C’est le manque de débat agonistique, et non pas le fait même de la représentation, qui prive le citoyen de sa voix. »
    « La situation actuelle s’est complètement inversée par rapport à celle que nous critiquions il y a trente ans […] Ce sont les demandes de la « classe ouvrière » qui sont à présent négligées. »
    « Il est impossible d’envisager un projet de radicalisation de la démocratie qui n’inscrirait pas la « question écologique » au centre de son agenda. »
    « Je suis consciente du fait que tous ceux qui défendent une démocratie radicale ne considèrent pas pour autant qu’il soit nécessaire ni même souhaitable d’articuler les différentes luttes en une volonté collective. En effet, l’objection fréquemment émise contre une stratégie populiste de gauche est qu’en rassemblant les demandes démocratiques pour créer un « peuple », elle produirait un sujet homogène qui nie la pluralité. Cela devrait être évité pour que la spécificité des différentes luttes ne soit pas gommée. Une autre objection, légèrement différente, consiste à dire que « le peuple », tel que le conçoit le populisme, est dès le départ envisagé de façon homogène, et que cela est incompatible avec le pluralisme démocratique.
    Ce genre d’objections découle de l’incapacité (du refus ?) de comprendre qu’une stratégie populiste de gauche est déterminée par une approche anti-essentialiste d’après laquelle le « peuple » n’est pas un référent empirique mais une construction politique discursive. Le « peuple » n’existe pas avant l’acte performatif qui lui donne naissance et il ne peut pas être saisi au moyen de catégories sociologiques. Ces critiques révèlent combien l’opération par laquelle se construit un peuple est mal comprise. En tant que volonté collective produite par une chaîne d’équivalences, le peuple ne saurait être un sujet homogène où toutes les différences seraient en quelque sorte ramenées à une unité.
    Contrairement à ce que l’on prétend souvent, nous ne sommes pas confrontés à une « masse » telle que l’entendait Gustave Le Bon, où toute différenciation disparaît pour donner naissance à un groupe parfaitement homogène. Nous nous trouvons plutôt dans un processus d’articulation en vertu duquel une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne au groupe. Comme le précise Ernesto Laclau : « Cela veut dire que chaque demande individuelle est essentiellement divisée : en vertu de sa particularisation même d’un côté, et, de l’autre, parce qu’elle pointe, à travers des liens d’équivalence, vers la totalité des autres demandes. »
    Laclau et moi n’avons cessé de le répéter : un rapport d’équivalence n’est pas une relation dans laquelle toutes les différences sombrent dans l’identité mais où toutes les différences demeurent au contraire actives. Si ces différences étaient éliminées, il ne s’agirait plus d’une équivalence mais d’une simple identité. Ce n’est que pour autant que les différences démocratiques s’opposent à des forces et à des discours qui les nient qu’elles peuvent être substituées les unes aux autres. C’est justement pour cette raison que la création d’une volonté collective à travers une chaîne d’équivalences requiert de désigner un adversaire. Cette opération est nécessaire afin de tracer la frontière politique séparant le « nous » du « eux », décisive pour construire un « peuple ».
    Je tiens à insister sur le fait qu’une « chaîne d’équivalences » n’est pas une simple coalition de sujets politiques existants. Pas plus qu’il ne s’agit d’une situation où un peuple déjà constitué serait confronté à un adversaire préexistant. Le peuple et la frontière politique définissant son adversaire se construisent à travers la lutte politique et ils sont toujours susceptibles d’être réélaborés à la suite d’interventions contre-hégémoniques. Les demandes démocratiques qu’une stratégie populiste de gauche cherche à articuler sont hétérogènes ; c’est pourquoi elles doivent être articulées dans une chaîne d’équivalences.
    Ce processus d’articulation est crucial, car c’est par leur inscription dans cette chaîne que des demandes singulières acquièrent leur signification politique. Ce n’est pas tant la provenance de ces demandes qui importe que la façon dont elles se trouvent articulées à d’autres demandes. Comme en témoigne le populisme de droite, des demandes démocratiques peuvent être exprimées dans un vocabulaire xénophobe et n’ont pas automatiquement un caractère progressiste. Ce n’est qu’en entrant en équivalence avec d’autres demandes démocratiques, comme celles des immigrés ou des féministes par exemple, qu’elles acquièrent une dimension radicalement démocratique. »
    « Reformulé de telle sorte qu’il puisse faire droit au pluralisme, le républicanisme civique, dans la version « plébéienne » inspirée par Machiavel, peut contribuer à réaffirmer l’importance de l’action collective et la valeur du domaine public, constamment attaqué durant ces années d’hégémonie néolibérale. »
    « Une interprétation démocratique radicale met l’accent sur les nombreuses autres relations sociales où existent des rapports de domination qui doivent être contestés pour que soient mis en pratique les principes de liberté et d’égalité. Parce qu’elle fournit l’élément d’identification commun à des personnes engagées par ailleurs dans diverses luttes démocratiques, une conception démocratique radicale de la citoyenneté peut être le lieu de la construction d’un « peuple » à travers une chaîne d’équivalences. C’est en s’identifiant comme citoyens dont l’objectif politique est de radicaliser la démocratie que les agents sociaux s’unissent ; ils peuvent être engagés dans des entreprises très différentes, mais leur « grammaire de conduite », lorsqu’ils agissent en tant que citoyens, est commandée par l’extension des principes éthico-politiques de liberté et d’égalité à un vaste ensemble de relations sociales.
    En dehors des questions qui concernent les agents sociaux en tant qu’ils sont inscrits dans des relations sociales spécifiques – quand se développent des luttes intersectionnelles pour la liberté et l’égalité –, il existe d’autres problèmes qui nécessitent d’agir ensemble pour transformer l’État – élément essentiel dans l’élaboration d’un projet démocratique radical. La plupart des objectifs égalitaires qu’il poursuit, dans le domaine de l’éducation par exemple, ne peuvent être atteints que par une intervention étatique. Cette intervention ne doit pas être conçue de manière autoritaire ou bureaucratique ; l’État doit permettre aux citoyens de prendre en charge les services publics et de les organiser démocratiquement.
    Quand la citoyenneté est envisagée comme une « grammaire de conduite » politique, alors il est possible de faire partie d’un « peuple », identifié à un projet démocratique radical, tout en s’inscrivant dans une multiplicité d’autres rapports sociaux avec leurs « subjectivités » spécifiques. Agir en tant que citoyen au niveau politique pour radicaliser la démocratie ne veut pas dire rejeter d’autres formes d’identifications : cela est parfaitement compatible avec le fait de s’engager dans des luttes démocratiques au caractère plus ponctuel. Une citoyenneté démocratique radicale encourage même, au contraire, une telle pluralité d’engagements. C’est la raison pour laquelle une stratégie populiste de gauche nécessite d’articuler les interventions « verticales » et les interventions « horizontales » dans le cadre des institutions représentatives aussi bien que dans différentes associations et mouvements sociaux. Elle vise aussi à créer une synergie entre les multiples pratiques où diverses formes de domination sont mises en cause et celles qui expérimentent de nouvelles formes de vie plus égalitaires. »
    « Des formes directes de démocratie peuvent convenir dans certains cas et plusieurs formes participatives dans d’autres. Bien que je m’oppose à la démocratie directe et au tirage au sort quand on veut en faire le seul mode de prise de décision politique, je ne vois aucune objection à ce qu’ils s’exercent dans certains cas particuliers, parallèlement aux institutions représentatives. »
    « Une stratégie populiste de gauche ne peut ignorer la force de l’investissement libidinal à l’œuvre dans les formes nationales, ou régionales, d’identification, et l’on risquerait gros à abandonner ce terrain au populisme de droite. Cela ne veut pas dire qu’il faut suivre son exemple et promouvoir des formes de nationalisme fermées et défensives ; il s’agit plutôt d’offrir une autre issue à ces affects, en les mobilisant autour d’une identification patriotique qui tire le meilleur et les aspects les plus égalitaires de la tradition nationale. »
    « Freud montre que loin d’être organisée autour d’un moi transparent, la personnalité se fonde sur un ensemble de niveaux qui sont extérieurs à la conscience et à la rationalité des acteurs. Il nous oblige ainsi à renoncer à l’un des principes clés de la philosophie rationaliste – la catégorie du sujet comme être rationnel, entité transparente capable de conférer un sens homogène à la totalité de sa conduite –, et à accepter que les « individus » ne sont que des identités référentielles, découlant de l’articulation de positions de sujet localisées. La thèse défendue par la psychanalyse, selon laquelle il n’existe pas d’identités essentielles mais uniquement des formes d’identification, est au cœur de l’approche anti-essentialiste qui stipule que l’histoire du sujet est l’histoire de ses identifications et qu’il n’y a pas derrière elles d’identité cachée. »
    « Pour mieux cerner ces inscriptions discursives/affectives, on se tournera avec profit vers Spinoza dont la notion de « conatus » présente des affinités avec le concept freudien de « libido ». Comme Freud, Spinoza pensait que c’était le désir qui pousse les êtres humains à agir et les affects qui les déterminent à agir dans un sens plutôt qu’un autre. Dans la réflexion sur les affects qu’il développe dans son Éthique, Spinoza distingue affection (affectio) et affect (affectus). Une « affection » est un état du corps en tant qu’il est sujet à l’action d’autres corps. Quand il se trouve affecté par un élément extérieur, le conatus (l’effort général à persévérer dans notre être) éprouve des affects qui le poussent à désirer quelque chose et à agir en conséquence.
    Je propose d’utiliser cette dynamique affectio/affectus dans l’examen du processus de formation des identités politiques, en rattachant les « affections » aux pratiques où le discursif et l’affectif sont articulés et produisent des formes spécifiques d’identification. Conçues comme une cristallisation d’affects, ces identifications sont cruciales en politique, parce qu’elles fournissent le moteur de l’action politique. […]
    Lordon remet en cause le privilège que le marxisme a accordé aux déterminations matérielles ainsi que l’antinomie problématique qu’il a construite entre matière et idées, et montre que Spinoza nous permet de dépasser cette antinomie grâce à la notion d’« affection » qui résulte aussi bien des idées que de déterminations matérielles. C’est quand s’opère une jonction entre les idées et les affects que les idées acquièrent du pouvoir.
    L’analyse des pratiques discursives/affectives peut aussi tirer profit de la pensée de Wittgenstein qui nous enseigne que c’est par leur inscription dans des « jeux de langage » (ce que nous appelons pratiques discursives) que les agents sociaux développent des croyances particulières et des désirs, et qu’ils acquièrent leur subjectivité. Dans cette perspective, on comprend que l’allégeance à la démocratie n’est pas fondée sur la rationalité mais sur la participation à des formes de vie spécifiques. Ainsi que l’a souvent rappelé Richard Rorty, l’approche wittgensteinienne nous induit à penser que l’allégeance à la démocratie et la croyance dans la valeur de ses institutions ne dépendent pas du fait de donner à la démocratie un fondement intellectuel.
    L’allégeance aux valeurs démocratiques est une question d’identification. Elle ne se construit pas à travers une argumentation rationnelle mais grâce à un ensemble de jeux de langage qui crée des formes démocratiques d’individualité. »
    « Cette stratégie devrait s’adresser aux gens de manière à pouvoir atteindre leurs affects. Elle doit être en accord avec les valeurs et les identités de ceux qu’elle cherche à interpeller et elle doit être reliée aux aspects de l’expérience populaire. »
    « Ces pratiques discursives/affectives sont de diverses natures, mais les champs culturel et artistique en particulier jouent un rôle essentiel dans la constitution de différentes formes de subjectivité. »
    « Il faut s’attendre à ce que cette stratégie soit dénoncée par les franges de la gauche qui continuent de réduire la politique à la contradiction entre le capital et le travail, et qui attribuent un privilège ontologique à la classe ouvrière, présentée comme le vecteur de la révolution socialiste. Elles y verront bien sûr une capitulation face à l’« idéologie bourgeoise ». Il est inutile de répondre à ces objections ; elles découlent de la conception de la politique qui est au centre de ma critique. »
    « Un autre aspect décisif de la stratégie populiste est qu’elle reconnaît le rôle de la dimension affective dans les formes d’identification politiques et l’importance de la mobilisation d’affects communs, un aspect généralement absent de la politique de gauche sous ses formes traditionnelles. »
    « La « gauche », lequel a trait à sa dimension axiologique et signale les valeurs que ce populisme entend défendre : l’égalité et la justice sociale. Je crois qu’il est essentiel de conserver cette dimension pour montrer que cette stratégie populiste a pour but de radicaliser la démocratie. Une fois admis que le « peuple » peut être construit de différentes manières et que les partis populistes de droite construisent eux aussi un « peuple », il est crucial, pour des raisons éminemment politiques, d’indiquer quel genre de peuple on cherche à construire. Bien que l’on clame partout leur obsolescence, les métaphores de « gauche » et de « droite » représentent encore dans les sociétés européennes des marqueurs symboliques clés du discours politique et je ne pense pas qu’il soit judicieux de les abandonner. »
    « Un ordre exprime toujours une configuration particulière de rapports de pouvoir et n’a pas de fondement rationnel ultime. »
    « L’un des grands défis d’une politique démocratique libérale et pluraliste est d’essayer de désamorcer l’antagonisme qui existe toujours potentiellement dans les rapports humains pour rendre la coexistence humaine possible. En effet, la question qui se pose fondamentalement n’est pas de savoir comment parvenir à un consensus sans exclusion, car cela impliquerait de construire un « nous » qui n’ait aucun « eux » correspondant. Et cela est impossible, parce que la condition même de la constitution d’un « nous » est la démarcation d’avec un « eux ».
    Dans un régime démocratique libéral, le problème majeur est donc de savoir comment établir cette distinction nous/eux, laquelle est constitutive de la politique, d’une façon qui soit compatible avec la reconnaissance du pluralisme. Ce qui compte, c’est que le conflit, quand il surgit, ne prenne pas la forme d’un « antagonisme » (une lutte entre ennemis) mais d’un « agonisme » (une lutte entre adversaires). La confrontation agonistique ne diffère pas de la confrontation antagonistique parce qu’elle permettrait d’atteindre un éventuel consensus, mais parce que l’opposant n’est pas considéré comme un ennemi à détruire, plutôt comme un adversaire dont l’existence est perçue comme légitime. Ses idées seront combattues avec vigueur mais son droit à les défendre n’est jamais mis en question. La catégorie de l’ennemi ne disparaît pas pour autant ; elle reste pertinente pour désigner ceux qui, parce qu’ils rejettent le consensus conflictuel qui constitue la base d’une démocratie pluraliste, ne peuvent pas faire partie de la lutte agonistique.

    La question des limites du pluralisme est donc bien de première importance pour une démocratie ; elle ne peut en aucun cas y échapper. En affirmant le caractère constitutif de la division sociale et l’impossibilité d’une réconciliation finale, l’approche agonistique reconnaît le caractère nécessairement partisan d’une politique démocratique. Mais en envisageant cette confrontation en termes d’adversaires et non pas sur le mode ami/ennemi, qui pourrait conduire à la guerre civile, elle permet à une telle confrontation de s’inscrire dans les institutions démocratiques.

    La nécessité de cette confrontation, c’est précisément ce que la plupart des théoriciens libéraux démocrates devaient éluder étant donné la façon dont ils concevaient le pluralisme. Bien qu’ils admettent que nous vivons dans un monde où coexiste une multiplicité de perspectives et de valeurs différentes qu’il est impossible, pour des raisons empiriques, d’adopter toutes, ces théoriciens s’imaginent que, rassemblées, ces perspectives et ces valeurs forment un ensemble harmonieux et non conflictuel. Ce genre de lecture est dès lors incapable d’intégrer la nature nécessairement conflictuelle du pluralisme, qui découle de l’impossibilité de réconcilier l’ensemble des points de vue, et c’est pourquoi elle ne peut que nier le politique dans sa dimension antagonistique. »
    -Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018, (2018 pour la première édition britannique), 144 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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