https://www.lepoint.fr/europe/luc-de-barochez-il-n-y-a-pas-de-brexit-heureux-21-03-2019-2302998_2626.php#
Avant même qu'il soit advenu, le Brexit fournit une riche moisson d'enseignements politiques à tous les Européens. Pour les tenants du souverainisme, il constitue un triple avertissement : la sortie de l'Union européenne est ardue et laborieuse ; elle exige des sacrifices dont les classes populaires supportent l'essentiel du coût ; elle se termine par une perte de souveraineté.
Pour les pro-européens, à l'inverse, le processus enclenché en 2016 par le référendum montre la résilience et le bien-fondé de l'intégration au sein de l'UE. C'est là l'objectif que le négociateur en chef européen, Michel Barnier, poursuit depuis le début : apporter la preuve qu'il n'y a pas de Brexit heureux, dissuader tout nouveau pays tenté d'imiter Londres en montrant qu'une sortie de l'UE aurait un coût insupportable pour le pays concerné. Voici, en résumé, les principales leçons politiques que l'on peut déjà tirer de l'aventure :
La nation n'est plus le cadre adapté à la souveraineté. C'était là le cœur de la démarche du Brexit. Ses partisans avaient promis aux électeurs que le référendum permettrait au Royaume-Uni de « reprendre le contrôle » de son destin. Les trois années écoulées ont au contraire mis en lumière la contradiction fondamentale de cette promesse. Lorsqu'un pays cherche à déconnecter son économie de celles de ses principaux partenaires commerciaux, il perd des marges de manœuvre politique au lieu d'en gagner. Il est livré à la merci des grandes puissances. Le meilleur exemple en est fourni par l'ancien joyau de la couronne britannique, l'Inde, qui impose désormais ses volontés à Londres dans la négociation d'un accord commercial.
- Les partisans du Brexit se sont trompés d'époque. La décision de sortir de l'UE pouvait peut-être avoir un sens politique dans un monde entièrement réassuré par les États-Unis, si le Royaume-Uni avait pu conclure des accords de commerce avantageux avec ses partenaires à l'abri de sa « relation spéciale » avec Washington. Mais cette époque-là est terminée. À partir du moment où la compétition entre grandes puissances s'exacerbe et où, sous l'impulsion de Donald Trump, la logique « America First » prévaut aux États-Unis, la Grande-Bretagne risque de se retrouver bien seule pour faire valoir ses intérêts sans l'appui de l'Europe. L'intégration européenne, au contraire, permet aux États-nations de concilier les avantages du libre commerce, source de leur prospérité, et la préservation de leur État-providence, fondement de leur stabilité politique. Malgré ses imperfections, elle est une tentative plutôt réussie de protéger les États-nations des effets négatifs de la mondialisation.
- Le Royaume-Uni a troqué son pragmatisme pour l'idéologie. Depuis le début des pourparlers sur le Brexit, les admirateurs du Royaume–Uni et de son légendaire pragmatisme ont découvert un pays confit dans la nostalgie de sa grandeur passée, déconnecté des réalités internationales, à la classe politique tellement divisée que ses deux grands partis n'ont aucune position claire sur un sujet fondamental engageant l'avenir du royaume, et dont beaucoup de gouvernants et de parlementaires ignorent les règles de fonctionnement d'une Union à laquelle ils ont appartenu depuis 1973, soit 46 ans. La cause de ce décalage dramatique est d'une part l'idéologie nationaliste, qui a convaincu une bonne partie de la classe dirigeante britannique que l'herbe serait plus verte en dehors de l'UE, et d'autre part les calculs tactiques à court terme, qui ont motivé nombre de responsables britanniques – en premier lieu la Première ministre, Theresa May – à s'engager pour le Brexit afin de rester aux commandes.
- L'Union européenne reste le pouvoir dominant en Europe. Les trois années écoulées ont prouvé la force de négociation d'un acteur multinational comme l'UE, à partir du moment où ses principaux États membres sont unis sur l'objectif et qu'ils délèguent les pourparlers à une équipe dédiée. C'est-à-dire que l'UE est plus forte lorsqu'elle se comporte comme un État fédéral, capable de définir ses propres intérêts, d'en déduire une politique et de l'imposer aux membres minoritaires du club et aux partenaires extérieurs, plutôt que comme une organisation internationale, qui reste soumise au bon vouloir et aux changements d'humeur de chacun de ses États membres et n'a pas de pouvoir de négociation efficace.
- Le Brexit a miné le Royaume-Uni, mais il affaiblit aussi l'UE. Sans même parler des dommages économiques découlant de la rupture et de leur impact sur le continent, le Brexit est une grave perte de temps pour l'Union. Là où elle devrait se concentrer sur la construction d'une défense européenne autonome, sur le renforcement de sa compétitivité face à la Chine, sur sa stratégie numérique, sur la lutte contre le changement climatique, elle dépense de l'énergie et du temps, y compris lors des réunions de chefs d'État et de gouvernement, pour débattre des modalités du Brexit. Le moment risque d'advenir où cette perte de temps apparaîtra rétrospectivement comme une grave erreur politique.
- L'appartenance à l'Europe est un bonus pour un pays membre. L'Irlande, qui parmi les Vingt-Sept est le pays qui risque de souffrir le plus du Brexit, a pu jusqu'à présent compter sur la solidarité sans faille de ses partenaires. Depuis le début de la négociation, Bruxelles a mis sans relâche sur le tapis la question de la frontière irlandaise, là où le Royaume-Uni, qui s'étend pourtant sur la partie septentrionale de l'île d'Irlande, a paru à plusieurs reprises se moquer comme d'une guigne des intérêts sécuritaires et économiques irlandais.
- Le référendum est une bombe politique à fragmentation. À tous les partisans de la démocratie directe, le Brexit a montré une fois de plus les dangers d'un scrutin où les citoyens doivent répondre par oui ou par non à une question aussi complexe que l'intégration d'un État moderne dans un ensemble supranational. David Cameron, le prédécesseur de Theresa May à la tête du gouvernement britannique, a pris cette décision pour des raisons partisanes, croyant ainsi pouvoir réduire au silence l'aile la plus eurosceptique au sein du Parti conservateur. Résultat, il a perdu son poste, le Parti conservateur est plus déchiré que jamais, et les intérêts nationaux sont compromis. Même l'unité du pays n'est plus garantie, à terme, car le Brexit risque de relancer des controverses douloureuses sur l'appartenance de l'Écosse au royaume et sur la réunification de l'Irlande.
- Les Britanniques ont abandonné leur objectif stratégique de division de l'Europe. C'est l'un des enseignements les plus déconcertants du Brexit. L'objectif stratégique poursuivi depuis plusieurs siècles par la diplomatie britannique – ne laisser ni l'Allemagne ni la France dominer le continent – est mis à mal par le splendide isolement auquel le Royaume-Uni se condamne. Alors que les gouvernements britanniques successifs, depuis celui d'Harold Macmillan qui avait déposé la première demande d'adhésion à la Communauté économique européenne en 1961, avaient cherché à surmonter les objections françaises pour finalement rejoindre l'intégration européenne en 1973, et qu'ils n'ont eu de cesse depuis d'œuvrer à élargir l'Europe plutôt qu'à l'approfondir, Londres laisse aujourd'hui le champ libre à Berlin et Paris pour asseoir leur influence sur l'UE – si ces derniers parviennent à s'entendre."
-Luc de Barochez, "Il n'y a pas de Brexit heureux", Le Point, 21/03/2019: https://www.lepoint.fr/europe/luc-de-barochez-il-n-y-a-pas-de-brexit-heureux-21-03-2019-2302998_2626.php#
La stupeur et la haine. L'éditocratie bourgeoise face au Brexit.
Avant même qu'il soit advenu, le Brexit fournit une riche moisson d'enseignements politiques à tous les Européens. Pour les tenants du souverainisme, il constitue un triple avertissement : la sortie de l'Union européenne est ardue et laborieuse ; elle exige des sacrifices dont les classes populaires supportent l'essentiel du coût ; elle se termine par une perte de souveraineté.
Pour les pro-européens, à l'inverse, le processus enclenché en 2016 par le référendum montre la résilience et le bien-fondé de l'intégration au sein de l'UE. C'est là l'objectif que le négociateur en chef européen, Michel Barnier, poursuit depuis le début : apporter la preuve qu'il n'y a pas de Brexit heureux, dissuader tout nouveau pays tenté d'imiter Londres en montrant qu'une sortie de l'UE aurait un coût insupportable pour le pays concerné. Voici, en résumé, les principales leçons politiques que l'on peut déjà tirer de l'aventure :
La nation n'est plus le cadre adapté à la souveraineté. C'était là le cœur de la démarche du Brexit. Ses partisans avaient promis aux électeurs que le référendum permettrait au Royaume-Uni de « reprendre le contrôle » de son destin. Les trois années écoulées ont au contraire mis en lumière la contradiction fondamentale de cette promesse. Lorsqu'un pays cherche à déconnecter son économie de celles de ses principaux partenaires commerciaux, il perd des marges de manœuvre politique au lieu d'en gagner. Il est livré à la merci des grandes puissances. Le meilleur exemple en est fourni par l'ancien joyau de la couronne britannique, l'Inde, qui impose désormais ses volontés à Londres dans la négociation d'un accord commercial.
- Les partisans du Brexit se sont trompés d'époque. La décision de sortir de l'UE pouvait peut-être avoir un sens politique dans un monde entièrement réassuré par les États-Unis, si le Royaume-Uni avait pu conclure des accords de commerce avantageux avec ses partenaires à l'abri de sa « relation spéciale » avec Washington. Mais cette époque-là est terminée. À partir du moment où la compétition entre grandes puissances s'exacerbe et où, sous l'impulsion de Donald Trump, la logique « America First » prévaut aux États-Unis, la Grande-Bretagne risque de se retrouver bien seule pour faire valoir ses intérêts sans l'appui de l'Europe. L'intégration européenne, au contraire, permet aux États-nations de concilier les avantages du libre commerce, source de leur prospérité, et la préservation de leur État-providence, fondement de leur stabilité politique. Malgré ses imperfections, elle est une tentative plutôt réussie de protéger les États-nations des effets négatifs de la mondialisation.
- Le Royaume-Uni a troqué son pragmatisme pour l'idéologie. Depuis le début des pourparlers sur le Brexit, les admirateurs du Royaume–Uni et de son légendaire pragmatisme ont découvert un pays confit dans la nostalgie de sa grandeur passée, déconnecté des réalités internationales, à la classe politique tellement divisée que ses deux grands partis n'ont aucune position claire sur un sujet fondamental engageant l'avenir du royaume, et dont beaucoup de gouvernants et de parlementaires ignorent les règles de fonctionnement d'une Union à laquelle ils ont appartenu depuis 1973, soit 46 ans. La cause de ce décalage dramatique est d'une part l'idéologie nationaliste, qui a convaincu une bonne partie de la classe dirigeante britannique que l'herbe serait plus verte en dehors de l'UE, et d'autre part les calculs tactiques à court terme, qui ont motivé nombre de responsables britanniques – en premier lieu la Première ministre, Theresa May – à s'engager pour le Brexit afin de rester aux commandes.
- L'Union européenne reste le pouvoir dominant en Europe. Les trois années écoulées ont prouvé la force de négociation d'un acteur multinational comme l'UE, à partir du moment où ses principaux États membres sont unis sur l'objectif et qu'ils délèguent les pourparlers à une équipe dédiée. C'est-à-dire que l'UE est plus forte lorsqu'elle se comporte comme un État fédéral, capable de définir ses propres intérêts, d'en déduire une politique et de l'imposer aux membres minoritaires du club et aux partenaires extérieurs, plutôt que comme une organisation internationale, qui reste soumise au bon vouloir et aux changements d'humeur de chacun de ses États membres et n'a pas de pouvoir de négociation efficace.
- Le Brexit a miné le Royaume-Uni, mais il affaiblit aussi l'UE. Sans même parler des dommages économiques découlant de la rupture et de leur impact sur le continent, le Brexit est une grave perte de temps pour l'Union. Là où elle devrait se concentrer sur la construction d'une défense européenne autonome, sur le renforcement de sa compétitivité face à la Chine, sur sa stratégie numérique, sur la lutte contre le changement climatique, elle dépense de l'énergie et du temps, y compris lors des réunions de chefs d'État et de gouvernement, pour débattre des modalités du Brexit. Le moment risque d'advenir où cette perte de temps apparaîtra rétrospectivement comme une grave erreur politique.
- L'appartenance à l'Europe est un bonus pour un pays membre. L'Irlande, qui parmi les Vingt-Sept est le pays qui risque de souffrir le plus du Brexit, a pu jusqu'à présent compter sur la solidarité sans faille de ses partenaires. Depuis le début de la négociation, Bruxelles a mis sans relâche sur le tapis la question de la frontière irlandaise, là où le Royaume-Uni, qui s'étend pourtant sur la partie septentrionale de l'île d'Irlande, a paru à plusieurs reprises se moquer comme d'une guigne des intérêts sécuritaires et économiques irlandais.
- Le référendum est une bombe politique à fragmentation. À tous les partisans de la démocratie directe, le Brexit a montré une fois de plus les dangers d'un scrutin où les citoyens doivent répondre par oui ou par non à une question aussi complexe que l'intégration d'un État moderne dans un ensemble supranational. David Cameron, le prédécesseur de Theresa May à la tête du gouvernement britannique, a pris cette décision pour des raisons partisanes, croyant ainsi pouvoir réduire au silence l'aile la plus eurosceptique au sein du Parti conservateur. Résultat, il a perdu son poste, le Parti conservateur est plus déchiré que jamais, et les intérêts nationaux sont compromis. Même l'unité du pays n'est plus garantie, à terme, car le Brexit risque de relancer des controverses douloureuses sur l'appartenance de l'Écosse au royaume et sur la réunification de l'Irlande.
- Les Britanniques ont abandonné leur objectif stratégique de division de l'Europe. C'est l'un des enseignements les plus déconcertants du Brexit. L'objectif stratégique poursuivi depuis plusieurs siècles par la diplomatie britannique – ne laisser ni l'Allemagne ni la France dominer le continent – est mis à mal par le splendide isolement auquel le Royaume-Uni se condamne. Alors que les gouvernements britanniques successifs, depuis celui d'Harold Macmillan qui avait déposé la première demande d'adhésion à la Communauté économique européenne en 1961, avaient cherché à surmonter les objections françaises pour finalement rejoindre l'intégration européenne en 1973, et qu'ils n'ont eu de cesse depuis d'œuvrer à élargir l'Europe plutôt qu'à l'approfondir, Londres laisse aujourd'hui le champ libre à Berlin et Paris pour asseoir leur influence sur l'UE – si ces derniers parviennent à s'entendre."
-Luc de Barochez, "Il n'y a pas de Brexit heureux", Le Point, 21/03/2019: https://www.lepoint.fr/europe/luc-de-barochez-il-n-y-a-pas-de-brexit-heureux-21-03-2019-2302998_2626.php#
La stupeur et la haine. L'éditocratie bourgeoise face au Brexit.