https://fr.wikipedia.org/wiki/Margaret_Mead
"Choisir les chefs ou les oracles parmi les êtres anormaux ou bizarres -qui chez nous seraient rangés parmi les fous- n'est pas affaire d'imagination pure ; mais le principe, au moins, du choix est différent, puisqu'il est fait appel à une capacité naturelle de la race humaine, que nous n'utilisons ni ne respectons. Il ne nous vient pas à l'esprit, cependant, de faire la part de l'imagination lorsque nous décelons mille et une différences innées entre hommes et femmes -différences dont beaucoup n'ont pas plus de rapport immédiat avec les biologiques sexuels que n'en a la vocation de peintre avec la manière d'être né. Souligner d'autres particularités encore, dont la corrélation avec le sexe n'a rien d'universel ou de nécessaire -comme c'est le cas lorsqu'on associe la crise d'épilepsie au don religieux, cela, nous ne le considérons pas non plus comme la création de l'imagination, avide de donner un sens à l'existence humaine.
L'étude qui suit ne cherche pas à déterminer s'il existe, ou non, entre les sexes, des différences réelles et universelles, qualitatives ou quantitatives. […] Ce n'est pas non plus un traité sur le droit des femmes, ni une enquête sur les fondements du féminisme. Mon intention est, tout simplement, d'exposer dans quelle mesure, chez trois populations primitives, les manifestations sociales du tempérament sont fonction des plus évidentes différences entre les deux sexes. Pourquoi étudier ce problème chez les sociétés primitives ? C'est parce que là, nous trouvons le drame de la civilisation écrit en petit, un microcosme social semblable en espèce, sinon en dimensions, aux structures sociales complexes de peuples qui, comme le nôtre, sont tributaires d'une tradition écrite, et de l'intégration d'un grand nombre de traditions historiques et contradictoires. Voilà donc ce que j'ai voulu étudier chez les doux montagnards Arapesh, les féroces cannibales Mundugumor, les gracieux chasseurs de têtes Chambuli. Comme toute société humaine, chacune de ces tribus avait donné à la différence entre les sexes une interprétation sociale particulière. En comparant, ces interprétations, il est possible de discerner plus clairement la part des constructions de l'esprit par rapport à la réalité des faits biologiques sexuels.
Le thème sexuel tient une place de premier plan dans notre propre structure sociale. Un rôle différent est assigné à chaque sexe, et cela, dès la naissance. Chacun courtise, se marie, a des enfants, selon un type de comportement qu'on croit être inné, et par conséquent être propre à son sexe. Nous savons, d'une façon confuse, que ces rôles ont varié, même dans le courant de notre histoire. Des études telles que la Dame de Mrs. Putman nous montrent la femme comme un mannequin infiniment malléable, que chaque époque habille à sa façon, effacée, impérieuse, coquette ou sauvage. L'accent est mis non sur la personnalité sociale relative de chaque sexe, mais sur le comportement superficiel assigné aux femmes. Encore ne s'agit-il pas le plus souvent de toutes les femmes, mais seulement de celles de la haute société. On crut pouvoir dire que ces dernières étaient les marionnettes d'une culture en voie d'évolution, mais c'était troubler plus que clarifier le problème ; cela ne jetait aucune lumière sur le rôle assigné aux hommes. On se contentait de considérer ceux-ci comme suivant leur voir propre, façonnant les femmes selon leur caprice du moment, et une représentation, sans cesse changeante, de la féminité. Débattre de la place de la femme dans la société, de son caractère, de son tempérament, de son asservissement ou de son émancipation, c'est ignorer le fond du problème -c'est ignorer que les rôles assignés aux sexes varient selon la trame culturelle particulière qui détermine les relations humaines, c'est ignorer par exemple que le garçon, aussi bien que la fille, se développe et mûrit selon des lois spécifiques et locales.
Les Vaërting ont abordé la question dans leur ouvrage le Sexe dominant, mais leur imagination critique reste teintée de tradition européenne. Ils savent que dans certaines parties du monde existaient ou existent encore des institutions matriarcales donnant aux femmes une liberté d'action, une indépendance, qu'historiquement la civilisation européenne n'accorde qu'aux hommes. Ils inversent simplement les termes familiers et échafaudent une interprétation du matriarcat où les femmes sont froides, fières, dominatrices, et les hommes faibles et soumis. Ce qui est le propre des femmes en Europe, ils se contentent de le reporter sur les hommes des sociétés matriarcales. Image simpliste qui n'ajoute réellement rien à notre compréhension du problème, puisqu'elle repose sur cette conception étroite: que si un sexe est de personnalité dominante, l'autre doit, ipso facto, subir sa loi. L'erreur des Vaërting consiste à reprendre les opinions toutes faites sur les contrastes entre les personnalités des deux sexes, à ne connaître qu'une seule variation au thème du mâle dominateur, celle du mari dont la femme porte culotte.
Mais de récentes études de peuples primitifs nous ont rendus plus exigeants. Nous savons maintenant qu'il est impossible de partager simplement, sur un point quelconque, les civilisations en deux catégories ; nous savons qu'en revanche, une société peut ignorer complètement un problème auquel deux autres ont donné des solutions opposées. Qu'un peuple honore les vieillards peut signifier qu'il se soucie peu des enfants. Mais un autre, tels les Ba Thonga d'Afrique du Sud, peut n'avoir d'égards ni pour les vieillards ni pour les enfants, ou, au contraire, comme les Indiens des Plaines, respecter le petit enfant à l'égal du grand-père. Les Manus enfin, et certains pays de l'Amérique moderne estiment que les enfants constituent le groupe le plus important de leur société. Si l'on ne raisonne que par contraires -si l'on décide qu'une démarche de la vie sociale, pour n'être pas spécifiquement sacrée est obligatoirement profane, que si les hommes sont forts, les femmes doivent être faibles- on ne tient pas compte du fait que les sociétés jouissent d'une liberté de choix beaucoup plus grande à l'égard des aspects de la vie, qu'elles peuvent minimiser, souligner ou ignorer complètement. Chaque société a, d'une façon ou d'une autre, codifié les rôles respectifs des hommes et des femmes, mais cela n'a pas été nécessairement en termes de contrastes, de domination et de soumission. Aucune civilisation ne s'est dérobée à l'évidence de l'âge et du sexe: chez une certaine tribu des Philippines, il est convenu qu'aucun homme n'est capable de garder un secret ; pour les Manus, seuls les hommes sont censés aimer jouer avec les petits enfants ; les Toda considèrent que presque tous les travaux domestiques revêtent un caractère trop sacré pour être confiés aux femmes ; les Aparesh sont persuadés que la tête des femmes est plus forte que celle des hommes. Dans la répartition du travail, la façon de s'habiller, le maintien, les activités religieuses et sociales -parfois dans tous ces domaines, parfois dans certains d'entre eux seulement- hommes et femmes sont socialement différenciés et à chaque sexe, en tant que tel, contraint de se conformer au rôle qui lui a été assigné. Dans certaines sociétés, ces rôles s'expriment principalement dans le vêtement ou le genre d'occupation sans que l'on prétende à l'existence de différences tempéramentales innées. Les femmes portent les cheveux et les hommes, courts. Ou bien les hommes ont des boucles et les femmes se rasent la tête. Les femmes portent la jupe et les hommes des pantalons, ou bien les hommes la jupe et les femmes des pantalons. Les femmes tissent et les hommes ne tissent pas, ou inversement. De simples associations comme celles-ci entre le vêtement ou les occupations, et le sexe sont aisément enseignées à chaque enfant et ne dépassent pas ses capacités d'assimilation.
Il en est autrement dans les sociétés qui distinguent avec netteté le comportement des hommes de celui des femmes en termes qui présupposent une différence réelle de tempéraments. Chez les Indiens Dakota des Plaines, l'homme se définissait par son aptitude à supporter tout danger ou privation. Dès l'instant qu'un enfant atteignait cinq ou six ans, tout l'effort conscient d'éducation de la part de la famille tendait à faire de lui un mâle incontestable. Qu'il pleurât, qu'il montrât quelque timidité, qu'il cherchât à saisir une main protectrice, qu'il eût envie encore de jouer avec de jeunes enfants ou avec les filles, c'étaient autant de signes qu'il n'allait pas devenir un vrai homme. Aussi n'est-il pas surprenant de trouver dans une telle société le berdache, l'homme qui a volontairement cessé de faire effort pour se conformer au rôle masculin, qui s'habille comme une femme, s'abonne aux occupations des femmes. L'institution du berdache, à son tour, servait d'avertissement à chaque père. La crainte de voir son fils devenir un berdache donnait à son énergie éducatrice quelque chose de désespéré, et l'enfant n'en était que davantage contraint à ce choix redouté. L'inverti, dont l'inversion n'a aucun base physique discernable, intrigue depuis longtemps les spécialistes de la sexualité: lorsque aucune anomalie glandulaire n'est observable, on a recours à des théories de conditionnement précoce ou d'identification avec le parent de sexe opposé. Au cours de cette enquête, nous aurons l'occasion d'examiner la femme "masculine" et l'homme "féminin" tels qu'on en rencontre chez ces tribus, et de rechercher si c'est toujours une femme de nature dominatrice qui est considérée comme masculine, ou un homme doux, docile, aimant les enfants ou la broderie, qui est tenu pour être féminin.
Dans les chapitres qui suivent, nous traiterons du comportement sexuel du point de vue du tempérament, nous examinerons les postulats culturels selon lesquels certaines attitudes tempéramentales sont "naturellement" masculines, d'autres "naturellement" féminines. En ce domaine les peuples primitifs semblent être, en apparence, plus sophistiqués que nous. Ils savent que les dieux, les habitudes de nourriture, les coutumes de mariage de la tribu voisine diffèrent des leurs, mais ils ne considèrent pas qu'une forme est vraie et naturellement et que l'autre ne l'est pas. De même ils savent souvent que les propensions tempéramentales qu'ils considèrent comme naturelles chez les hommes et les femmes de leur tribu diffèrent de celles qui sont également estimées naturelles par leurs voisins. Néanmoins, dans un cadre plus étroit, et avec moins de prétention à la validité biologique ou religieuse de leurs formes sociales que nous ne l'avançons souvent, les populations de chaque tribu observent des attitudes bien définies à l'égard du tempérament ; elles ont une théorie de ce que sont naturellement les êtres humains -hommes ou femmes, ou les deux ; elles connaissent une norme aux termes de laquelle elles jugent et condamnent ceux qui s'en écartent.
Deux des tribus que nous étudions ici n'imaginent pas que les hommes et les femmes puissent être de tempérament différents. Sans doute reconnaissent-elles à chaque sexe un rôle économique et religieux distinct, des compétences particulières, une vulnérabilité spéciale aux maléfices et aux influences surnaturelles. Les Aparesh croient que la peinture en couleurs est le partage exclusif des hommes, et les Mundugumor considèrent la pêche comme une tâche essentiellement féminine. Mais toute idée est absente chez elles que des traits tempéramentaux de l'ordre de la domination, de la bravoure, de l'agressivité, de l'objectivité, de la malléabilité puissent être inaliénablement associés à un sexe -en opposition avec l'autre. Voilà qui peut paraître étrange à notre civilisation qui, dans sa sociologie, sa médecine, son argot, sa poésie, son obscénité, admet les différences socialement définies entre les sexes comme ayant un fondement inné dans le tempérament, et explique toute déviation du rôle socialement déterminé comme une anomalie qui trouve son origine dans l'hérédité et les acquisitions de la première enfance. Et ce fut pour moi-même une surprise, car j'avais été accoutumée à penser en termes de "type mêlé", d'hommes à tempérament "féminin", de femmes à l'esprit "masculin". Je m'étais fixé pour tâche une étude du conditionnement de la personnalité sociale de chaque sexe, dans l'espoir qu'elle jetterait quelque lumière sur la différence entre hommes et femmes. Je partageais la croyance générale de notre société qu'il existait un tempérament lié au sexe, et qui pouvait, au plus, n'être que déformé ou détourné de son expression normale. J'étais loin de soupçonner que les tempéraments que nous considérons comme propres à un sexe donné peuvent n'être que de simples variantes du tempérament humain, et que c'est l'éducation qui, avec plus ou moins de succès et selon les individus, permet aux hommes ou aux femmes, ou aux deux, de s'en approcher." (p.14-20)
-Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Plon, coll Terre humaine, 1963 (1928-1935 pour les ouvrages états-uniens d'origine), 608 pages.
"Choisir les chefs ou les oracles parmi les êtres anormaux ou bizarres -qui chez nous seraient rangés parmi les fous- n'est pas affaire d'imagination pure ; mais le principe, au moins, du choix est différent, puisqu'il est fait appel à une capacité naturelle de la race humaine, que nous n'utilisons ni ne respectons. Il ne nous vient pas à l'esprit, cependant, de faire la part de l'imagination lorsque nous décelons mille et une différences innées entre hommes et femmes -différences dont beaucoup n'ont pas plus de rapport immédiat avec les biologiques sexuels que n'en a la vocation de peintre avec la manière d'être né. Souligner d'autres particularités encore, dont la corrélation avec le sexe n'a rien d'universel ou de nécessaire -comme c'est le cas lorsqu'on associe la crise d'épilepsie au don religieux, cela, nous ne le considérons pas non plus comme la création de l'imagination, avide de donner un sens à l'existence humaine.
L'étude qui suit ne cherche pas à déterminer s'il existe, ou non, entre les sexes, des différences réelles et universelles, qualitatives ou quantitatives. […] Ce n'est pas non plus un traité sur le droit des femmes, ni une enquête sur les fondements du féminisme. Mon intention est, tout simplement, d'exposer dans quelle mesure, chez trois populations primitives, les manifestations sociales du tempérament sont fonction des plus évidentes différences entre les deux sexes. Pourquoi étudier ce problème chez les sociétés primitives ? C'est parce que là, nous trouvons le drame de la civilisation écrit en petit, un microcosme social semblable en espèce, sinon en dimensions, aux structures sociales complexes de peuples qui, comme le nôtre, sont tributaires d'une tradition écrite, et de l'intégration d'un grand nombre de traditions historiques et contradictoires. Voilà donc ce que j'ai voulu étudier chez les doux montagnards Arapesh, les féroces cannibales Mundugumor, les gracieux chasseurs de têtes Chambuli. Comme toute société humaine, chacune de ces tribus avait donné à la différence entre les sexes une interprétation sociale particulière. En comparant, ces interprétations, il est possible de discerner plus clairement la part des constructions de l'esprit par rapport à la réalité des faits biologiques sexuels.
Le thème sexuel tient une place de premier plan dans notre propre structure sociale. Un rôle différent est assigné à chaque sexe, et cela, dès la naissance. Chacun courtise, se marie, a des enfants, selon un type de comportement qu'on croit être inné, et par conséquent être propre à son sexe. Nous savons, d'une façon confuse, que ces rôles ont varié, même dans le courant de notre histoire. Des études telles que la Dame de Mrs. Putman nous montrent la femme comme un mannequin infiniment malléable, que chaque époque habille à sa façon, effacée, impérieuse, coquette ou sauvage. L'accent est mis non sur la personnalité sociale relative de chaque sexe, mais sur le comportement superficiel assigné aux femmes. Encore ne s'agit-il pas le plus souvent de toutes les femmes, mais seulement de celles de la haute société. On crut pouvoir dire que ces dernières étaient les marionnettes d'une culture en voie d'évolution, mais c'était troubler plus que clarifier le problème ; cela ne jetait aucune lumière sur le rôle assigné aux hommes. On se contentait de considérer ceux-ci comme suivant leur voir propre, façonnant les femmes selon leur caprice du moment, et une représentation, sans cesse changeante, de la féminité. Débattre de la place de la femme dans la société, de son caractère, de son tempérament, de son asservissement ou de son émancipation, c'est ignorer le fond du problème -c'est ignorer que les rôles assignés aux sexes varient selon la trame culturelle particulière qui détermine les relations humaines, c'est ignorer par exemple que le garçon, aussi bien que la fille, se développe et mûrit selon des lois spécifiques et locales.
Les Vaërting ont abordé la question dans leur ouvrage le Sexe dominant, mais leur imagination critique reste teintée de tradition européenne. Ils savent que dans certaines parties du monde existaient ou existent encore des institutions matriarcales donnant aux femmes une liberté d'action, une indépendance, qu'historiquement la civilisation européenne n'accorde qu'aux hommes. Ils inversent simplement les termes familiers et échafaudent une interprétation du matriarcat où les femmes sont froides, fières, dominatrices, et les hommes faibles et soumis. Ce qui est le propre des femmes en Europe, ils se contentent de le reporter sur les hommes des sociétés matriarcales. Image simpliste qui n'ajoute réellement rien à notre compréhension du problème, puisqu'elle repose sur cette conception étroite: que si un sexe est de personnalité dominante, l'autre doit, ipso facto, subir sa loi. L'erreur des Vaërting consiste à reprendre les opinions toutes faites sur les contrastes entre les personnalités des deux sexes, à ne connaître qu'une seule variation au thème du mâle dominateur, celle du mari dont la femme porte culotte.
Mais de récentes études de peuples primitifs nous ont rendus plus exigeants. Nous savons maintenant qu'il est impossible de partager simplement, sur un point quelconque, les civilisations en deux catégories ; nous savons qu'en revanche, une société peut ignorer complètement un problème auquel deux autres ont donné des solutions opposées. Qu'un peuple honore les vieillards peut signifier qu'il se soucie peu des enfants. Mais un autre, tels les Ba Thonga d'Afrique du Sud, peut n'avoir d'égards ni pour les vieillards ni pour les enfants, ou, au contraire, comme les Indiens des Plaines, respecter le petit enfant à l'égal du grand-père. Les Manus enfin, et certains pays de l'Amérique moderne estiment que les enfants constituent le groupe le plus important de leur société. Si l'on ne raisonne que par contraires -si l'on décide qu'une démarche de la vie sociale, pour n'être pas spécifiquement sacrée est obligatoirement profane, que si les hommes sont forts, les femmes doivent être faibles- on ne tient pas compte du fait que les sociétés jouissent d'une liberté de choix beaucoup plus grande à l'égard des aspects de la vie, qu'elles peuvent minimiser, souligner ou ignorer complètement. Chaque société a, d'une façon ou d'une autre, codifié les rôles respectifs des hommes et des femmes, mais cela n'a pas été nécessairement en termes de contrastes, de domination et de soumission. Aucune civilisation ne s'est dérobée à l'évidence de l'âge et du sexe: chez une certaine tribu des Philippines, il est convenu qu'aucun homme n'est capable de garder un secret ; pour les Manus, seuls les hommes sont censés aimer jouer avec les petits enfants ; les Toda considèrent que presque tous les travaux domestiques revêtent un caractère trop sacré pour être confiés aux femmes ; les Aparesh sont persuadés que la tête des femmes est plus forte que celle des hommes. Dans la répartition du travail, la façon de s'habiller, le maintien, les activités religieuses et sociales -parfois dans tous ces domaines, parfois dans certains d'entre eux seulement- hommes et femmes sont socialement différenciés et à chaque sexe, en tant que tel, contraint de se conformer au rôle qui lui a été assigné. Dans certaines sociétés, ces rôles s'expriment principalement dans le vêtement ou le genre d'occupation sans que l'on prétende à l'existence de différences tempéramentales innées. Les femmes portent les cheveux et les hommes, courts. Ou bien les hommes ont des boucles et les femmes se rasent la tête. Les femmes portent la jupe et les hommes des pantalons, ou bien les hommes la jupe et les femmes des pantalons. Les femmes tissent et les hommes ne tissent pas, ou inversement. De simples associations comme celles-ci entre le vêtement ou les occupations, et le sexe sont aisément enseignées à chaque enfant et ne dépassent pas ses capacités d'assimilation.
Il en est autrement dans les sociétés qui distinguent avec netteté le comportement des hommes de celui des femmes en termes qui présupposent une différence réelle de tempéraments. Chez les Indiens Dakota des Plaines, l'homme se définissait par son aptitude à supporter tout danger ou privation. Dès l'instant qu'un enfant atteignait cinq ou six ans, tout l'effort conscient d'éducation de la part de la famille tendait à faire de lui un mâle incontestable. Qu'il pleurât, qu'il montrât quelque timidité, qu'il cherchât à saisir une main protectrice, qu'il eût envie encore de jouer avec de jeunes enfants ou avec les filles, c'étaient autant de signes qu'il n'allait pas devenir un vrai homme. Aussi n'est-il pas surprenant de trouver dans une telle société le berdache, l'homme qui a volontairement cessé de faire effort pour se conformer au rôle masculin, qui s'habille comme une femme, s'abonne aux occupations des femmes. L'institution du berdache, à son tour, servait d'avertissement à chaque père. La crainte de voir son fils devenir un berdache donnait à son énergie éducatrice quelque chose de désespéré, et l'enfant n'en était que davantage contraint à ce choix redouté. L'inverti, dont l'inversion n'a aucun base physique discernable, intrigue depuis longtemps les spécialistes de la sexualité: lorsque aucune anomalie glandulaire n'est observable, on a recours à des théories de conditionnement précoce ou d'identification avec le parent de sexe opposé. Au cours de cette enquête, nous aurons l'occasion d'examiner la femme "masculine" et l'homme "féminin" tels qu'on en rencontre chez ces tribus, et de rechercher si c'est toujours une femme de nature dominatrice qui est considérée comme masculine, ou un homme doux, docile, aimant les enfants ou la broderie, qui est tenu pour être féminin.
Dans les chapitres qui suivent, nous traiterons du comportement sexuel du point de vue du tempérament, nous examinerons les postulats culturels selon lesquels certaines attitudes tempéramentales sont "naturellement" masculines, d'autres "naturellement" féminines. En ce domaine les peuples primitifs semblent être, en apparence, plus sophistiqués que nous. Ils savent que les dieux, les habitudes de nourriture, les coutumes de mariage de la tribu voisine diffèrent des leurs, mais ils ne considèrent pas qu'une forme est vraie et naturellement et que l'autre ne l'est pas. De même ils savent souvent que les propensions tempéramentales qu'ils considèrent comme naturelles chez les hommes et les femmes de leur tribu diffèrent de celles qui sont également estimées naturelles par leurs voisins. Néanmoins, dans un cadre plus étroit, et avec moins de prétention à la validité biologique ou religieuse de leurs formes sociales que nous ne l'avançons souvent, les populations de chaque tribu observent des attitudes bien définies à l'égard du tempérament ; elles ont une théorie de ce que sont naturellement les êtres humains -hommes ou femmes, ou les deux ; elles connaissent une norme aux termes de laquelle elles jugent et condamnent ceux qui s'en écartent.
Deux des tribus que nous étudions ici n'imaginent pas que les hommes et les femmes puissent être de tempérament différents. Sans doute reconnaissent-elles à chaque sexe un rôle économique et religieux distinct, des compétences particulières, une vulnérabilité spéciale aux maléfices et aux influences surnaturelles. Les Aparesh croient que la peinture en couleurs est le partage exclusif des hommes, et les Mundugumor considèrent la pêche comme une tâche essentiellement féminine. Mais toute idée est absente chez elles que des traits tempéramentaux de l'ordre de la domination, de la bravoure, de l'agressivité, de l'objectivité, de la malléabilité puissent être inaliénablement associés à un sexe -en opposition avec l'autre. Voilà qui peut paraître étrange à notre civilisation qui, dans sa sociologie, sa médecine, son argot, sa poésie, son obscénité, admet les différences socialement définies entre les sexes comme ayant un fondement inné dans le tempérament, et explique toute déviation du rôle socialement déterminé comme une anomalie qui trouve son origine dans l'hérédité et les acquisitions de la première enfance. Et ce fut pour moi-même une surprise, car j'avais été accoutumée à penser en termes de "type mêlé", d'hommes à tempérament "féminin", de femmes à l'esprit "masculin". Je m'étais fixé pour tâche une étude du conditionnement de la personnalité sociale de chaque sexe, dans l'espoir qu'elle jetterait quelque lumière sur la différence entre hommes et femmes. Je partageais la croyance générale de notre société qu'il existait un tempérament lié au sexe, et qui pouvait, au plus, n'être que déformé ou détourné de son expression normale. J'étais loin de soupçonner que les tempéraments que nous considérons comme propres à un sexe donné peuvent n'être que de simples variantes du tempérament humain, et que c'est l'éducation qui, avec plus ou moins de succès et selon les individus, permet aux hommes ou aux femmes, ou aux deux, de s'en approcher." (p.14-20)
-Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Plon, coll Terre humaine, 1963 (1928-1935 pour les ouvrages états-uniens d'origine), 608 pages.