https://fr.wikipedia.org/wiki/André_Comte-Sponville
https://books.google.fr/books?id=GIgKCwAAQBAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
"On ne la confondra pas avec l'exclusivité. Etre fidèle à ses amis, ce n'est pas n'en avoir qu'un. Etre fidèle à ses idées, ce n'est pas se contenter d'une seule. Même en matière amoureuse ou sexuelle, et malgré l'usage ordinaire du mot, la fidélité ne se réduit pas plus à l'exclusivité qu'elle ne la suppose nécessairement. Rien n'empêche, du moins en théorie, deux amants de se rester fidèles, quand bien même ils pratiqueraient l'échangisme ou s'autoriseraient mutuellement des aventures avec d'autres. Combien d'époux, à l'inverse, sans jamais se tromper mutuellement, au sens sexuel du terme, ne cessent pourtant de se mentir, de se mépriser, de se haïr parfois, qui sont pour cela plus infidèles que les plus libérés des amants ?
La fidélité n'est pas l'exclusivité ; c'est la constante, la loyauté, la gratitude, mais tournées toutes les trois vers l'avenir au moins autant que vers le passé. Vertu de mémoire, certes, mais aussi d'engagement: c'est le souvenir reconnaissant de ce qui fut, joint à la volonté de l'entretenir, de le protéger, de le faire durer, tant que c'est possible -bref, de résister à l'oubli, à la trahison, à l'inconstance, à la frivolité, et même à la lassitude. C'est pourquoi la fidélité amoureuse a souvent à voir, en pratique, avec l'exclusivité sexuelle: dès lors qu'on s'est promis celle-ci, elle fait partie de celle-là. Faut-il se la promettre ? Affaire de goût ou de convenance, davantage que de morale. La fidélité, sans cette exclusivité, n'en vaut pas moins. Mais elle me semble plus inconfortable, plus exposée, plus aléatoire, enfin plus difficile et trop pour moi.
On parle aussi de fidélité en matière de religion: c'est la vertu des croyants qui restent fidèles à leur foi ou à leur Église. On aurait tort de croire que les athées en seraient pour cela dispensées. C'est le contraire qui me paraît vrai. Tant que la foi est là, elle pousse à la fidélité. C'est dire que la fidélité n'est jamais aussi nécessaire que lorsque la foi fait défaut. Que les deux mots aient la même origine (le latin fides), cela ne signifie pas qu'ils soient synonymes. La foi est une croyance ; la fidélité, une volonté. La foi est une grâce ou une illusion ; la fidélité, un effort. La foi est une espérance ; la fidélité, un engagement. Allons-nous, sous prétexte que nous ne croyons plus en Dieu, oublier toutes ces valeurs que nous avons reçues, dont beaucoup sont d'origine religieuse, certes, mais dont rien ne prouve qu'elles aient besoin d'un Dieu pour subsister -dont tout prouve au contraire que nous avons besoin d'elles pour survivre d'une façon qui nous paraisse humainement acceptable ? Allons-nous, sous prétexte que Dieu est mort, laisser son héritage en déshérence ? Que Dieu existe ou pas, qu'est-ce que cela change à la valeur de la sincérité, de la générosité, de la justice, de la miséricorde, de la compassion, de l'amour ? Vertu de mémoire, disais-je, qui vaut aussi pour la mémoire des civilisations. S'agissant de la nôtre, puisqu'il faut bien en dire un mot, la vraie question me paraît être la suivante: que reste-il de l'Occident chrétien, quand il n'est plus chrétien ? Je ne vois guère que deux réponses possibles. Ou bien vous pensez qu'il n'en reste rien, et alors nous sommes une civilisation morte, ou mourante: nous n'avons plus rien à opposer ni au fanatisme, à l'extérieur, ni au nihilisme, à l'intérieur (et le nihilisme est de très loin le danger principal). Autant aller se coucher et attendre la fin, qui ne tardera pas… Ou bien, deuxième possibilité, vous pensez qu'il n'en reste quelque chose ; et si ce qu'il en reste ce n'est plus une foi commune (puisqu'elle a cessé, de fait, d'être commune: un Français sur deux se dit athée ou agnostique, un sur quatorze est musulman…), ce ne peut être qu'une fidélité commune: le refus d'oublier ce qui nous a faits, de trahir ce que nous avons reçu, de le laisser finir ou dépérir avec nous. La fidélité, c'est ce qui reste de la foi quand on l'a perdue: un attachement partagé à ces valeurs que nous avons reçues et que nous avons donc à charge de transmettre. Du passé, ne faisons pas table rase: ce serait vouer l'avenir à la barbarie."
-André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, article "Fidélité", PUF, 2013 (2001 pour la première édition).
https://books.google.fr/books?id=GIgKCwAAQBAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
"On ne la confondra pas avec l'exclusivité. Etre fidèle à ses amis, ce n'est pas n'en avoir qu'un. Etre fidèle à ses idées, ce n'est pas se contenter d'une seule. Même en matière amoureuse ou sexuelle, et malgré l'usage ordinaire du mot, la fidélité ne se réduit pas plus à l'exclusivité qu'elle ne la suppose nécessairement. Rien n'empêche, du moins en théorie, deux amants de se rester fidèles, quand bien même ils pratiqueraient l'échangisme ou s'autoriseraient mutuellement des aventures avec d'autres. Combien d'époux, à l'inverse, sans jamais se tromper mutuellement, au sens sexuel du terme, ne cessent pourtant de se mentir, de se mépriser, de se haïr parfois, qui sont pour cela plus infidèles que les plus libérés des amants ?
La fidélité n'est pas l'exclusivité ; c'est la constante, la loyauté, la gratitude, mais tournées toutes les trois vers l'avenir au moins autant que vers le passé. Vertu de mémoire, certes, mais aussi d'engagement: c'est le souvenir reconnaissant de ce qui fut, joint à la volonté de l'entretenir, de le protéger, de le faire durer, tant que c'est possible -bref, de résister à l'oubli, à la trahison, à l'inconstance, à la frivolité, et même à la lassitude. C'est pourquoi la fidélité amoureuse a souvent à voir, en pratique, avec l'exclusivité sexuelle: dès lors qu'on s'est promis celle-ci, elle fait partie de celle-là. Faut-il se la promettre ? Affaire de goût ou de convenance, davantage que de morale. La fidélité, sans cette exclusivité, n'en vaut pas moins. Mais elle me semble plus inconfortable, plus exposée, plus aléatoire, enfin plus difficile et trop pour moi.
On parle aussi de fidélité en matière de religion: c'est la vertu des croyants qui restent fidèles à leur foi ou à leur Église. On aurait tort de croire que les athées en seraient pour cela dispensées. C'est le contraire qui me paraît vrai. Tant que la foi est là, elle pousse à la fidélité. C'est dire que la fidélité n'est jamais aussi nécessaire que lorsque la foi fait défaut. Que les deux mots aient la même origine (le latin fides), cela ne signifie pas qu'ils soient synonymes. La foi est une croyance ; la fidélité, une volonté. La foi est une grâce ou une illusion ; la fidélité, un effort. La foi est une espérance ; la fidélité, un engagement. Allons-nous, sous prétexte que nous ne croyons plus en Dieu, oublier toutes ces valeurs que nous avons reçues, dont beaucoup sont d'origine religieuse, certes, mais dont rien ne prouve qu'elles aient besoin d'un Dieu pour subsister -dont tout prouve au contraire que nous avons besoin d'elles pour survivre d'une façon qui nous paraisse humainement acceptable ? Allons-nous, sous prétexte que Dieu est mort, laisser son héritage en déshérence ? Que Dieu existe ou pas, qu'est-ce que cela change à la valeur de la sincérité, de la générosité, de la justice, de la miséricorde, de la compassion, de l'amour ? Vertu de mémoire, disais-je, qui vaut aussi pour la mémoire des civilisations. S'agissant de la nôtre, puisqu'il faut bien en dire un mot, la vraie question me paraît être la suivante: que reste-il de l'Occident chrétien, quand il n'est plus chrétien ? Je ne vois guère que deux réponses possibles. Ou bien vous pensez qu'il n'en reste rien, et alors nous sommes une civilisation morte, ou mourante: nous n'avons plus rien à opposer ni au fanatisme, à l'extérieur, ni au nihilisme, à l'intérieur (et le nihilisme est de très loin le danger principal). Autant aller se coucher et attendre la fin, qui ne tardera pas… Ou bien, deuxième possibilité, vous pensez qu'il n'en reste quelque chose ; et si ce qu'il en reste ce n'est plus une foi commune (puisqu'elle a cessé, de fait, d'être commune: un Français sur deux se dit athée ou agnostique, un sur quatorze est musulman…), ce ne peut être qu'une fidélité commune: le refus d'oublier ce qui nous a faits, de trahir ce que nous avons reçu, de le laisser finir ou dépérir avec nous. La fidélité, c'est ce qui reste de la foi quand on l'a perdue: un attachement partagé à ces valeurs que nous avons reçues et que nous avons donc à charge de transmettre. Du passé, ne faisons pas table rase: ce serait vouer l'avenir à la barbarie."
-André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, article "Fidélité", PUF, 2013 (2001 pour la première édition).