"Dieu ? Il est probable qu’il y croie (quoiqu’on ait pu soutenir, non sans quelques solides arguments, le contraire : voir les entrées « Religion » et « Dieu »), mais sceptiquement, donc sans jamais prétendre le connaître – il est convaincu qu’on ne le peut – ni se prononcer sur sa nature ou son éventuelle immatérialité. L’âme ? Même scepticisme. [...]
Il y a là une espèce de dualisme (vouloir « raccoupler l’âme et le corps », c’est les supposer différents), mais réduit au minimum. Inutile d’essayer de détourner l’esprit de sa « colligeance » [son union intime] avec le corps : « si son compagnon a la colique, il semble qu’il l’ait aussi » (III, 5, 844). Aussi Montaigne félicite-t-il les chrétiens, qui « savent que la justice divine embrasse cette société et jointure du corps et de l’âme, jusqu’à rendre le corps capable de récompenses éternelles » (c’est le thème, en effet chrétien, de la « résurrection des corps ») ; comme il se range – pour une fois ! – au côté de « la secte péripatétique » [les aristotéliciens], qui « attribue à la sagesse ce seul soin de pourvoir et procurer en commun le bien de ces deux parties associées », contre « les autres sectes » qui voulurent prendre parti « cette-ci pour le corps [il est vraisemblable que Montaigne pense à Épicure ou Aristippe], cette autre pour l’âme [Platon et les platoniciens], d’une pareille erreur » (II, 17, 639-640). [...]
L’idée de substance est étrangère à Montaigne, ou plutôt il ne l’évoque que pour la récuser, ce qui, à ses yeux, rend tout débat sur la nature substantielle de l’âme sans objet. Aussi ne saurait-il être, en toute rigueur, ni matérialiste ni spiritualiste. Mais il y a chez lui, comme dit Marcel Conche, des « tendances matérialistes » : parce qu’il « fait sien le rejet, par la raison épicurienne, de l’immortalité de l’âme, de quelque façon que soit conçue cette immortalité : par résurrection des corps, par métempsychose ou comme purement spirituelle » ; parce qu’il soutient que l’âme dépend du corps ; enfin parce qu’il constate que la sagesse elle-même varie en fonction du corps, de sa santé et de son âge. Et l’éminent montaniste de conclure :
« Le corps est cause. L’esprit ne fait que suivre. Il est essentiellement faible, dépendant, à la merci du corps. […] Les choses importantes se passent en nous sans nous, ne sont pas en notre pouvoir (ce qui est en notre pouvoir, les stoïciens l’ont dit : nos opinions – “nous n’avons que du vent et de l’inanité en partage”, II, 12, 489, texte de 1580) – et ces choses importantes se passent dans notre corps. Ce primat du corps, duquel dépend l’allure fondamentale de la vie, semble bien témoigner, ici encore, chez Montaigne, d’une sorte de matérialisme foncier, connaturel » (Marcel Conche, « Tendances matérialistes chez Montaigne », BSAM, no 19-20, juillet-décembre 2000, p. 20)."
"Comment expliquer ces « tendances matérialistes » ? Par la littérature latine, dont Montaigne fut nourri dès son plus jeune âge (voir l’entrée « Latin »), peut-être aussi par son éducation au collège de Guyenne, dont plusieurs enseignants étaient « des chrétiens douteux », parfois accusés par leurs collègues de professer « un naturalisme épicurien » (Marcel Conche, ibid.) Sans doute aussi par son tempérament, résolument charnel et réaliste (« moi qui suis tout matériel, qui ne me paie que de la réalité, encore bien massive… », III, 9, 999)."
"Comment concilier ces mêmes tendances avec la foi catholique, dont Montaigne se réclame ? En séparant la philosophie, qui ne se soumet qu’à la raison et à l’expérience, de la religion, qui doit tout à la révélation ou à la coutume."
-André Comte-Sponville, article "Matérialisme", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"Être nominaliste, c’est considérer qu’il n’existe que des individus, donc que les idées générales (« être », « triangle », « animal », « homme »…) n’ont pas d’autre réalité que les noms (nomina en latin) qui servent à les désigner. Ainsi fait Montaigne, moins par une éventuelle influence de Guillaume d’Ockham (quoiqu’il ait pu en entendre parler au collège de Guyenne) que par une suspicion d’ensemble portant sur le langage. « Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste » (II, 12, 527) [...]
Il n’existe que des individus, tous différents, tous changeants (donc différents d’eux-mêmes à tel autre moment). « L’idée générale exprime une multitude, non une essence : elle signifie la multitude des individus dans ce qu’ils ont de semblable pour qui les considère extérieurement » (Marcel Conche, ibid.). Mais cette similitude n’est vraie qu’en surface, ou que pour nous, point dans la nature ou en soi. [...]
Si Montaigne refuse le réalisme des « universaux », comme on disait au Moyen Âge, il est résolument réaliste s’agissant du monde sensible. Nouvelle mise à distance du langage, qui risque toujours de nous faire prendre le nom pour la chose. À tort :
« Il y a le nom et la chose : le nom, c’est une voix [un mot prononcé ou écrit, le flatus vocis des nominalistes] qui remarque [qui désigne] et signifie la chose ; le nom, ce n’est pas une partie de la chose ni de la substance, c’est une pièce étrangère jointe à la chose, et hors d’elle » (II, 16, 618).
Tout nom est commun, non seulement aux individus qui parlent la même langue, mais aussi aux objets qu’il désigne. Par exemple le mot « arbre » ou le mot « chêne » : un seul mot pour des milliards d’arbres, des millions de chênes, tous différents, tous changeants ! « Quelque diversité d’herbes qu’il y ait, tout s’enveloppe sous le nom de salade » (I, 46, 276). Mais il n’y a pas deux salades identiques, ni deux brins d’herbe.
Même les noms propres n’y échappent pas. [...]
Voyez là encore la Dordogne : ce n’est jamais la même eau, c’est toujours le même nom ! Et comme la coutume et l’éducation nous poussent à croire que « les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose » (I, 26, 152), chacun tend à substantialiser ce qui n’est en réalité qu’un devenir ou un flux permanent. « Même ruisseau », disait La Boétie… C’est qu’il confondait le nom et la chose, ou du moins se laissait piéger, comme nous tous, par l’illusion substantialiste que le langage véhicule.
C’est vrai spécialement des individus que nous sommes. Même le nom propre, qui désigne chacun de nous, est commun : Socrate a toujours le même nom mais n’est jamais le même, puisqu’il ne cesse de changer [...] Chacun peut l’éprouver pour son propre compte : vouloir se saisir soi, « ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner » (p. 601). Un nom propre jamais n’abolira le devenir.
Cela débouche sur ce qu’Antoine Compagnon, qui cite ces textes, appelle « le nominalisme exacerbé de Montaigne » : ce « n’est plus même une ontologie de l’individu [ce qu’est ordinairement le nominalisme], mais une ontologie pour ainsi dire de l’instant et du sujet instantané1 ». On ne saurait mieux dire. Et comme l’instant lui-même n’est rien (voir l’entrée « Temps »), c’est une ontologie sans être : une « anti-ontologie », en quelque sorte, ou une ontologie, si l’on tient au mot, de l’événement plus que de la substance, du devenir plus que de l’être !
Cette philosophie de l’impermanence, fort rare et dérangeante en Occident (qui a toujours privilégié l’immuable : l’Être de Parménide, les Idées de Platon, le Moteur immobile d’Aristote, les atomes d’Épicure, le Dieu des chrétiens…), est très familière dans plusieurs traditions orientales, spécialement bouddhistes."
"L’Occident, presque toujours, tend à confondre le réel avec ce qu’on peut en dire (ce que le concept d’ontologie indique assez). Montaigne, presque seul, fait exception. C’est qu’il n’est pas dupe du langage. Il radicalise le nominalisme jusqu’à dissoudre les notions d’« être », de « substance », de « sujet » ou de « chose ». Que reste-t-il ? La nature, dans son perpétuel devenir, c’est-à-dire tout [...]
Nominalisme : mobilisme. Impermanence et singularité vont ensemble (nature ne fait rien qui ne soit « dissemblable », dans le temps comme dans l’espace, III, 13, 1065). Tout nom est commun, même le propre ; tout être, même le plus banal, est singulier et toujours changeant (différent non seulement de tous les autres mais de lui-même, à deux moments différents), au point de n’être pas un être mais un événement, un processus ou un flux. Le nominalisme mène à l’héraclitéisme, et réciproquement."
-André Comte-Sponville, article "Nominalisme", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"Réflexion que me fit un jour Marcel Conche : « L’idée d’un Dieu créateur n’est pas rationnelle. Si elle l’était, les Grecs l’auraient eue. » Lui, en bon rationaliste, en tirait plutôt une raison de ne pas croire. Montaigne, à ce qu’il prétend, en retient l’idée que la foi, dans ces domaines, est seule crédible. Mais est-ce autre chose qu’un cercle ? Si la seule raison de croire en Dieu, c’est la foi qu’on a en Lui, le fidéisme est une espèce de tautologie (je crois parce que je crois), aussi irréfutable qu’insatisfaisante. J’y verrais volontiers la vérité de toute religion, par quoi elles sont toutes fausses ou plutôt invérifiables. C’est l’une de mes raisons d’être athée. Montaigne, lui, semble y voir une raison d’être chrétien. Car c’est bien du fidéisme qu’il exprime avec insistance (sans utiliser le mot, qui n’apparaîtra qu’au XIXe siècle). [...]
Un libertin pourra en conclure que la foi est contraire non seulement à la liberté de l’esprit, puisqu’elle doit tout à l’obéissance, mais aussi à l’intelligence, puisqu’elle relève de la « faiblesse de jugement », à la lucidité, puisqu’elle exige l’aveuglement, enfin au savoir, puisqu’elle n’existe que « par l’entremise de notre ignorance ». Comment mieux laisser entendre que penser par soi-même mène à l’athéisme ou, à tout le moins, à l’agnosticisme ? Or, penser par soi-même, c’est exactement ce que prône Montaigne, et à quoi l’éducation, selon lui, doit tendre ! Souvenons-nous de cette injonction qu’il lançait aux éducateurs, vis-à-vis de leurs élèves : « Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine [au crible] et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit [en croyant quelqu’un d’autre que soi] » (I, 26, 151). La conjonction de ces deux textes pourrait à elle seule expliquer le succès de Montaigne auprès des libres-penseurs du siècle suivant, et justifier que les Essais soient finalement mis à l’index – sans doute à cause de leurs inquiétants admirateurs – en 1676 ! Nous n’avons reçu notre religion que « par autorité et par commandement étranger » ; or il ne faut rien croire « par simple autorité et à crédit » ! Quelle conclusion en tirer, sinon qu’il ne faut point croire en cette religion qu’on nous a enseignée ?
On pourrait m’objecter le début de « De la physionomie » : « Quasi toutes les opinions que nous avons sont prises par autorité et à crédit. Il n’y a point de mal : nous ne saurions pirement choisir que par nous, en un siècle si faible » (III, 12, 1037). Mais il est peu probable que Montaigne ait quelque nostalgie que ce soit pour les siècles immédiatement précédents. La période qui a ses faveurs, c’est évidemment l’Antiquité grecque et latine. Or le christianisme, à l’époque, n’existait pas."
-André Comte-Sponville, article "Nominalisme", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"J’avais commencé l’année [fin des années 1980] en étant encore dogmatique, au sens technique du terme, donc convaincu, comme peut l’être un disciple de Spinoza ou de Marx, que nous avons accès à des connaissances absolument certaines ; et je la terminai presque sceptique, en tout cas non dogmatique (je dirais aujourd’hui : « faillibiliste »). Montaigne, Pascal et Hume avaient gagné, contre Spinoza et Marx. [...]
Il y a deux scepticismes, montre Montaigne. L’un, celui de la Nouvelle Académie, affirme que nous ne pouvons connaître aucune vérité. Position « extrême », comme celle des dogmatiques (III, 13, 1035), quoique à l’opposé. Prétendre que la vérité « ne se peut concevoir par nos moyens » (II, 12, 502), donc renoncer à la chercher, c’est tomber dans un scepticisme outrancier, qui s’autodétruit (si l’on ne peut rien savoir, comment savoir qu’on ne le peut ?) et qui est en vérité moins sceptique qu’il ne le prétend (puisqu’il croit savoir au moins ceci : que tout savoir est impossible). Scepticisme dogmatique, que Montaigne ne saurait accepter. Aussi notre auteur penche-t-il résolument vers un autre scepticisme, celui de Pyrrhon, qu’il connaît par Sextus Empiricus (dans la traduction d’Henri Étienne) et qu’il interprète à sa façon. C’est un scepticisme moins extrême que l’autre : il porte moins sur la vérité que sur la certitude ; il n’affirme pas que nous ne pouvons rien connaître, mais que nous ne pouvons jamais être absolument certains de ce que nous croyons savoir. Ce scepticisme, que j’appellerais volontiers modéré, est en fait plus radical que le précédent, puisqu’il s’inclut, à la façon d’un laxatif, dans le doute général qu’il engendre [...]
Montaigne y voit une incitation à douter toujours, bien plus qu’à cesser de penser ! « Nous sommes nés à quêter la vérité » (III, 8, 928). L’erreur n’est pas dans cette quête mais dans la prétention d’avoir atteint définitivement ce qu’elle vise (c’est l’erreur des dogmatiques, « péripatéticiens, épicuriens, stoïciens et autres », qui prennent leurs connaissances pour des certitudes) ou dans la décision d’arrêter de chercher."
"Il ne prétend point énoncer une vérité objective, qu’il connaîtrait avec certitude, mais seulement une croyance, une opinion, une conviction parfois, toutes subjectives et incertaines. Toutes ses propositions, même les plus affirmatives, toutes ses thèses, même les plus étayées, se détachent « sur fond de scepticisme » : il s’agit d’empêcher « que nos pensées cristallisent en certitudes ». Aussi n’a-t-il jamais prétendu être « inébranlable » en quoi que ce soit."
"Aussi l’absolu est-il hors d’atteinte, définitivement : puisque nous ne pourrions l’atteindre que par nos perceptions et nos idées, qui nous en séparent !"
"Cela n’empêche pas de connaître ceci ou cela, ni de distinguer un savant d’un ignorant, ni même d’être certain, en pratique, de tel ou tel fait (Montaigne n’a jamais douté que Rome fût en Italie), mais fait peser, sur toutes nos certitudes, comme un soupçon d’illégitimité, qui les fragilise et les met à distance. Qui peut prouver que le monde existe ? Que nos perceptions sont autre chose qu’un rêve ? Que notre raison est fiable ? Que l’évidence est vraie ? Que l’expérience fait preuve ? Nul ne le peut, puisqu’on ne pourrait entreprendre de le démontrer qu’à condition de le supposer d’abord."
"Marcel Conche, à propos de Montaigne, l’a fortement exprimé. On peut bien distinguer les certitudes de fait, qui ne prouvent rien (je peux être certain, en fait, de quelque chose de faux), et les certitudes de droit, qui seraient légitimes parce que fondées en raison. Mais « la certitude qu’il y a des certitudes de droit n’est jamais qu’une certitude de fait », si bien qu’il « n’y a plus que des certitudes de fait », qui ne prouvent rien."
"Pas question dès lors d’imposer ses convictions à quiconque (voir l’entrée « Tolérance ») !"
-André Comte-Sponville, article "Scepticisme", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
« Montaigne met toutes choses dans un doute universel et si général que ce doute s’emporte soi-même, c’est-à-dire s’il doute, et doutant même de cette dernière supposition, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos, s’opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l’est pas, parce qu’il ne veut rien assurer. C’est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maîtresse forme, qu’est l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s’il dit qu’il doute, il se trahit en assurant au moins qu’il doute ; ce qui étant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par interrogation ; de sorte que ne voulant pas dire : “Je ne sais”, il dit : “Que sais-je ?”, dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires, se trouvent en parfait équilibre : c’est dire qu’il est pur pyrrhonien. ».
-Blaise Pascal, Entretien avec M. de Sacy, Œuvres complètes, op. cit., p. 293.
"Quand il meurt, en 1592, Bacon et Galilée, qui passent pour les fondateurs des sciences expérimentales, n’ont qu’une trentaine d’années : leur grand œuvre est encore devant eux, et il va de soi que Montaigne en ignore tout. De vraies sciences (au sens moderne du mot), n’existent guère à l’époque que les mathématiques et l’astronomie. Montaigne s’y intéresse peu."
"Pour le dire cette fois avec Karl Popper, parce qu’on n’est jamais scientifiquement certain d’aucune vérité, qui serait absolue, mais bien des erreurs qu’on a réfutées, dans lesquelles il est exclu – sauf à sortir de la science – de retomber. C’est ce que Montaigne méconnaît, pour d’évidentes raisons historiques, par quoi il semble anticiper sur les plus relativistes de nos épistémologues (Feyerabend, Rorty, Latour), que je me garde bien, quant à moi, de suivre."
"Il ne perçoit pas – mais comment l’aurait-il pu ? – ce que les sciences modernes ont de spécifique, qui les distingue non seulement de l’opinion mais aussi de la philosophie la plus rigoureuse : une puissance – objectivement suffisante, en fait, et universellement constatable, en droit – de démontrer ou de réfuter, donc aussi de progresser."
-André Comte-Sponville, article "Relativisme", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"Montaigne n’a jamais dit qu’elle n’existe pas, ni ne renonce à la chercher : il doute de la connaître et renonce à la certitude. Ce n’est pas du tout la même chose ! Aussi notre sceptique est-il le contraire d’un sophiste. Il ne dit pas que rien n’est vrai (ce qui se contredit : si rien n’est vrai, il n’est pas vrai que rien ne soit vrai), mais que rien n’est certain (ce qui ne se contredit pas, dès lors que cette incertitude de tout ne prétend elle-même à aucune certitude : rien n’est certain, pas même cela, que rien ne soit certain). D’où ce fameux « Que sais-je ? », dont il fit sa devise (II, 12, 527) : c’est douter de soi et de ses croyances, point de la vérité.
Loin de contester l’existence de la vérité, ou même son accessibilité au moins partielle, relative et incertaine, Montaigne en fait la norme suprême, à quoi toute pensée digne de ce nom doit se soumettre. Il veut qu’on apprenne aux élèves « à se rendre et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’ils l’apercevront » (I, 26, 155). Ainsi fait-il lui-même : « Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher » (III, 8, 924). [...]
À chacun sa vérité ? Au contraire ! « La vérité et la raison sont communes à un chacun » (I, 26, 152), « la vérité n’est jamais qu’une » ; simplement, nul n’est en état de prouver absolument qu’il la possède. Bref, le relativisme épistémique de Montaigne porte sur la connaissance (qui ne saurait être absolue), point sur la vérité (qui ne saurait être relative). Aussi est-il compatible avec l’universalisme : « la vérité doit avoir un visage pareil et universel » (II, 12, 578-579) ; « sa voie est une et simple » (III, 1, 795) ; son essence, « qui est uniforme et constante », n’est abâtardie que « par notre faiblesse » (p. 553), point en Dieu ou en soi."
-André Comte-Sponville, article "Vérité", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"Les Essais sont l’un des livres les plus vrais qui soient, mais d’une vérité qui relève plus de la sincérité (dire ce qu’on pense comme on le pense) que d’une connaissance prétendument objective (dire ce qui est comme cela est), ou plutôt – car dire ce qu’on pense, c’est tenir un discours objectivement vrai sur sa propre pensée – que d’une connaissance illusoirement absolue. Prenons l’exemple que Montaigne emprunte à Sextus, qui l’empruntait à Anaxagore (II, 12, 503, 526, 541, 561 et 599 ; voir Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 13). Celui qui dit « la neige est blanche » ne dit vrai que si et seulement si la neige est blanche. Mais celui qui dit : « Je pense que la neige est blanche » dit vrai, au moins sur sa pensée (s’il le pense en effet), quelle que soit la couleur de la neige, si elle en a une, et même si elle n’en a pas. La vérité à quoi tend Montaigne est de ce type. C’est bien connaissance, mais connaissance de soi. « Je m’étudie plus qu’autre sujet. C’est ma métaphysique, c’est ma physique » (III, 13, 1072). Dans ce domaine-là au moins il se sait expert : « Jamais homme ne traita sujet qu’il entendît ni connût mieux que je fais celui que j’ai entrepris ; en celui-là je suis le plus savant homme qui vive » (III, 2, 805 ; voir aussi II, 18, 665). Encore ce savoir-là est-il nécessairement inachevé, inachevable, et d’ailleurs toujours à reprendre, corriger, approfondir, modifier… Ce n’est pas une science, au sens moderne du mot : c’est un essai de connaissance."
"Il lui suffit d’être vrai et singulier pour être universel. « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (p. 805). C’est en parlant de lui qu’il parle de nous.
On peut reprocher à Montaigne de n’avoir pas compris ce que les sciences, au sens moderne du mot, ont de spécifique, qui est d’être universelles en un autre sens (non plus celui, subjectif, de l’humaine condition, mais celui, objectif, d’une connaissance paradoxalement impersonnelle : voir l’entrée « Sciences »). Son excuse est que la plupart de ces sciences, lorsqu’il écrit, sont encore en gestation, ou n’émergent qu’à peine, et difficilement, des croyances traditionnelles (ainsi l’astronomie par rapport à l’astrologie, a fortiori la chimie, encore à naître, par rapport à l’alchimie). Sur la philosophie, en revanche, quelle belle lucidité ! Ce sont plutôt ceux, plus tard, qui prétendront faire entrer la philosophie « dans la voie sûre d’une science », depuis Descartes jusqu’à Husserl en passant par Spinoza et Kant (à qui j’emprunte cette formule : Critique de la raison pure, préface de la seconde édition), ce sont eux – fascinés pour le coup par la révolution scientifique cette fois accomplie – qui se sont illusionnés sur cela même qu’ils faisaient ! Cavaillès, qui savait, lui, ce qu’est une science, ne s’y est pas trompé. Séjournant en Allemagne, en 1931, il suit le séminaire de Husserl, qui le reçoit chez lui. « Dans cinquante ans, lui explique le vieux professeur, il n’y aura plus qu’une seule philosophie étudiée, la phénoménologie », laquelle, « en tant que sagesse universelle, doit donner le fondement de toutes les sciences ». Alors même, note Cavaillès, que la doctrine husserlienne était déjà en déclin, trahie par Heidegger, « son disciple chéri et successeur », dont la scientificité n’était guère le souci ! Et Cavaillès de conclure : « J’avais vraiment le cafard en m’en allant – c’est curieux, cette impossibilité de compréhension en philosophie, et principalement pour lui qui prétendait y remédier en la fondant comme science. »"
"Les sciences, parce qu’elles sont impersonnelles, dans leurs arguments (non certes dans les motivations des chercheurs), et universelles, dans leurs résultats (non, certes, quant à leur étendue), n’ont que faire d’un sujet particulier, aussi génial fût-il : que deux corps s’attirent en fonction directe de leur masse, en fonction inverse du carré de leur distance, cela ne doit rien à Newton, qui l’a découvert, ni ne lui ressemble en rien. Toute philosophie, à l’inverse, porte définitivement la marque de son auteur, qui fait ainsi, contre lui-même, une espèce d’objection : que l’aristotélisme soit la philosophie d’Aristote, non celle de Platon, de Démocrite ou de tous, cela prouve assez qu’elle est douteuse, discutable, enfin subjective au moins par quelque côté (II, 12, 539-540).
On prête à Hegel ce mot : « Ce qui, dans mes livres, me ressemble, est faux. » Et certes un scientifique pourrait dire cela : la loi de la chute des corps ne ressemble pas plus à Galilée qu’E = mc2 ne ressemble à Einstein. Mais Hegel est philosophe, point scientifique, et qui ne voit que son système, si impressionnant, si vigoureux, si ambitieux, lui ressemble ? Toujours est-il que Montaigne, lui, dirait exactement l’inverse : « Ce qui, dans les Essais, ne me ressemble pas, est faux. » Ce sont deux génies fort différents, et je ne conteste pas que la puissance spéculative de l’Allemand soit en l’occurrence supérieure à celle du Périgourdin. Mais on ne m’ôtera pas de l’idée que, sur la philosophie, Montaigne est plus lucide que celui qui voulait y voir « la forme supérieure de l’esprit absolu ». Que la vérité, en tant que telle, soit impersonnelle, universelle, objective, j’en suis d’accord. Mais la vérité ne philosophe pas, ni n’écrit de livres, par quoi aucune philosophie, fût-elle vraie, n’est la vérité.
La connaissance objective est-elle pour autant impossible ? Montaigne répondrait plutôt que son objectivité, toujours relative, est indécidable (voir l’entrée « Scepticisme »). Pourquoi ? D’abord parce que « toute connaissance s’achemine en nous par les sens » (p. 587), lesquels sont « incertains et falsifiables à toutes circonstances » (p. 592). Les sens parfois nous trompent, dans la maladie, la folie, le rêve. Comment prouver qu’ils ne nous trompent pas toujours, puisqu’il n’est de preuve que par eux ?"
"Comment distinguer ce qui vient des objets eux-mêmes et ce qui vient de nous, puisque nous ne savons, des objets, que ce que nos sens ou notre esprit en perçoivent ? « Sont-ce nos sens qui façonnent de diverses qualités ces objets, ou s’ils les ont telles ? Et sur ce doute, que pouvons-nous résoudre de leur véritable essence ? » (p. 599). Nul ne connaît des choses que la connaissance qu’il en a. Comment pourrait-il savoir si elle est vraie ? En la comparant au réel ? Mais comment, puisqu’il n’en connaît que cette connaissance même ? « Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leurs connaissances » (p. 535), de même que l’esprit n’en perçoit que ce qu’il s’en représente. Idéalisme ? Non pas, puisque Montaigne ne nie nullement la réalité du monde extérieur, ni ne la juge tout à fait inaccessible. Mais réalisme prudent, limité, incertain – sceptique. « Les choses ne logent pas en nous en leur forme et en leur essence » (p. 562), mais en la nôtre : « Notre état accommodant les choses à soi et les transformant selon soi, nous ne savons plus quelles sont les choses en vérité » (p. 600). Cela n’implique pas qu’on ne puisse rien connaître (à quoi bon autrement les études, les lectures, les voyages ?), mais que toute connaissance reste relative (à nos sens, à notre esprit, à « notre puissance de connaître », p. 502) et séparée par là de l’absolu, qui reste hors d’atteinte. Pour parler comme les physiciens d’aujourd’hui : le réel est voilé. Par quoi ? Par cela même qui, pour nous, le dévoile !
« Notre fantaisie [notre imagination ou représentation] ne s’applique pas aux choses étrangères, mais elle est conçue par l’entremise des sens ; et les sens ne contiennent pas l’objet étranger, mais seulement leurs propres impressions ; et ainsi la fantaisie et apparence n’est pas de l’objet, mais seulement de l’impression et réceptivité des sens, laquelle impression et lequel objet sont choses diverses : par quoi qui juge par les apparences juge par chose autre que l’objet » (p. 601).
Sont-ce les objets, dans la perception, qui agissent sur l’esprit ? On peut le supposer, jamais le percevoir : puisqu’on ne perçoit, de ces objets, que l’effet qu’ils font sur nous, point la cause qui le fait ! Cela annonce l’argument de Hume : « Puisqu’il n’y a jamais d’autres existences présentes à l’esprit que nos perceptions, il s’ensuit que nous pouvons observer une conjonction ou une relation de cause à effet entre des perceptions différentes, mais que nous n’en pouvons jamais observer entre des perceptions et des objets. » Ou dans la langue de Montaigne : « Et de dire que les impressions des sens rapportent à l’âme la qualité des objets étrangers par ressemblance, comment se peuvent l’âme et l’entendement assurer de cette ressemblance, n’ayant de soi nul commerce [nulle relation] avec les objets étrangers » (p. 601), mais seulement avec les impressions qu’ils en reçoivent ?
On n’en conclura pas qu’aucune connaissance n’est possible (car alors il n’y aurait aucune différence entre l’ignorant et le savant), ni qu’aucune n’est vraie (car alors il n’y aurait aucune différence entre une connaissance et un délire), mais simplement qu’il n’en est pas qui soit certaine et absolue. [...]
Où l’on retrouve Socrate, mais un Socrate désencombré du platonisme, comme rendu à son scepticisme originel, c’est-à-dire conscient de sa propre ignorance."
"Le dogmatisme, sur ces questions, mène au fanatisme. Les bûchers sont au bout, et les guerres de Religion."
-André Comte-Sponville, article "Connaissance", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"C’est ce qui lui permet de maintenir sa « liberté [de penser, de juger, de changer], et considérer les choses sans obligation et servitude » (p. 504), notamment sans se sentir tenu de penser la même chose que ceux de son camp."
-André Comte-Sponville, article "Doute", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"Après Aristote (De memoria, 452 a 27-28 : « l’habitude est une seconde nature », ou « finit par être comme une nature »), mais avant Pascal et Hume, il met la coutume - ou l’habitude, ou l’assuéfaction – au centre de son anthropologie. [...]
L’accoutumance « hébète nos sens » (p. 109 : on finit par ne plus sentir une odeur trop habituelle), « endort le jugement » (p. 112 : on prend pour miracle ce qui n’est pas coutumier, on ne s’étonne pas de ce qui l’est), joue un rôle majeur dans l’éducation (« nos plus grands vices prennent leur pli de notre plus tendre enfance », p. 110), permet de compenser bien des handicaps (p. 111 : un homme, « né sans bras » se sert de ses pieds comme de mains), explique le crédit qu’ont accordé « tant de grandes nations » à « la grossière imposture des religions » (p. 111) comme aux usages les plus étranges (dont la coutume « ôte l’apercevance de cette étrangeté », p. 112), bref, « il n’est rien qu’elle [la coutume] ne fasse, ou qu’elle ne puisse » ! [...]
Montaigne, on l’a souvent remarqué, est comme le précurseur de nos ethnologues ou anthropologues : l’étrangeté apparente des autres cultures (parce qu’elles ne nous sont pas coutumières) l’aide à prendre conscience de la relativité (que l’accoutumance ordinairement lui masque) de la sienne. Il n’en continue pas moins de vivre comme avant, du moins quant à son comportement extérieur. [...]
De là une forme de conservatisme (voir ce mot), qui est comme le pendant – ce n’est paradoxal qu’en apparence – du relativisme. C’est précisément parce que nos lois et valeurs dépendent pour une bonne part de la coutume qu’on ne peut « changer aisément » (comme l’indique le titre du chapitre étudié ici), ni sans risques, celles qu’on a reçues. L’habitude de la liberté, dans une démocratie, fait juger la soumission « monstrueuse et contre nature », de même que ceux qui grandirent dans une monarchie refusent de se gouverner eux-mêmes : « Lors même qu’ils se sont, avec grandes difficultés, défaits de l’importunité d’un maître, ils courent à en replanter un nouveau avec pareilles difficultés, pour ne se pouvoir résoudre de prendre en haine la maîtrise » (p. 116). Ce n’est pas le cas, certes, de Montaigne, en son for intérieur (comme La Boétie, il « eût mieux aimé être né à Venise », qui est une république, I, 28, 194) ; mais il n’en conclut pas moins que la monarchie, étant coutumière en France, il convient – pour éviter « les maux et ruines » qui résulteraient de sa dissolution – de lui obéir, au moins extérieurement, tout en gardant intacte sa liberté de penser.
La conjonction du relativisme et du conservatisme (ou, comme je préférerais dire, du relativisme et de la fidélité) débouche ainsi sur celle, tout aussi essentielle, de l’obéissance et de la liberté de l’esprit. Montaigne y reviendra dans « De l’art de conférer » : « Toute inclination et soumission est due aux rois [ou aussi bien au peuple souverain, dans une démocratie], sauf celle de l’entendement. Ma raison n’est pas duite à se courber et fléchir, ce sont mes genoux » (III, 8, 935). « Duite », c’est-à-dire formée, dressée, habituée… Où l’on voit que la coutume, qui peut être – et qui est souvent – « tyrannique » (I, 23, 109), peut devenir aussi – c’est l’un des enjeux de la philosophie, pour qui la pratique authentiquement, c’est-à-dire pour lui-même – libératrice.
Aussi Montaigne, si lucide sur le poids de la coutume, n’entend-il nullement s’en débarrasser. C’est la coutume, par exemple, qui nous interdit de vivre nus, même en été et par fortes chaleurs. Montaigne n’en juge pas moins que « la pudicité [la pudeur] est une belle vertu » (p. 117), dont il n’envisage aucunement – quelque désir qu’il puisse parfois en avoir, au moins métaphoriquement (voir I, « Au lecteur », p. 3) – de s’affranchir. Qu’on ne compte pas sur lui pour se promener nu dans la cour de son château ! Il n’envisage pas davantage de renoncer aux habitudes qu’il a prises d’une vie confortable, ni donc à la satisfaction de désirs qu’il reconnaît avec Épicure n’être ni naturels ni nécessaires (II, 12, 471), mais qui font partie depuis si longtemps de sa vie qu’il ne pourrait s’en passer sans frustration. « L’accoutumance est une seconde nature, et non moins puissante. Ce qui manque à ma coutume, je tiens qu’il me manque. Et aimerais quasi également qu’on m’ôtât la vie que si on me l’essimait [me la diminuait] et retranchait bien loin de l’état auquel je l’ai vécue si longtemps » (III, 10, 1010).
La coutume, chez Montaigne, est foncièrement ambivalente. Elle peut être « tyrannique » et aveuglante (on peut d’autant moins en sortir qu’on est ordinairement incapable d’en percevoir les effets, qu’on croit naturels) mais aussi formatrice et libératrice, ou plutôt elle est les deux à la fois, inévitablement, et n’en est que plus forte. « C’est à la coutume de donner forme à notre vie, telle qu’il lui plaît ; elle peut tout en cela : c’est le breuvage de Circé, qui diversifie notre nature comme bon lui semble » (III, 13, 1010). Pour le meilleur ? Pour le pire ? L’un ou l’autre ; l’un et l’autre parfois. Ainsi ces vices « enracinés par une longue habitude » (III, 2, 808), auxquels on ne peut plus résister, voire qu’on finit par ne plus percevoir. Ou, à l’opposé, Socrate et Caton, dont Montaigne écrit qu’il y avait en eux « une si parfaite habitude à la vertu qu’elle leur est passée en complexion », c’est-à-dire s’est transformée en tempérament ou caractère, au point de devenir « l’essence même de leur âme, son train naturel et ordinaire » (II, 11, 425-426 ; voir aussi p. 427). Entre les deux, Montaigne lui-même, constatant que la somme de ses habitudes n’est rien d’autre que son être même, ou plutôt que son être, ou prétendu tel, n’est rien d’autre que son histoire, mais plutôt coutumière qu’événementielle, comme cristallisée en habitudes. Il peut encore changer, certes, il changera même inévitablement, puisque « l’accoutumance nous peut duire non seulement à telle forme qu’il lui plaît, mais au changement aussi et à la variation, qui est le plus noble et le plus utile de ses apprentissages » (III, 13, 1082-1083). Mais il est trop vieux (p. 1083) pour changer l’essentiel : « En somme, me voici après à [occupé à] achever cet homme, non à en refaire un autre. Par long usage cette forme m’est passée en substance, et fortune en nature » (III, 10, 1011). L’habitude est une seconde nature. La nature, un hasard habituel.
Cela, qui vaut pour tout être, en tout cas ici-bas, vaut en particulier pour l’être que je suis. La coutume, puissance d’abord sociale, donc extérieure, est finalement intériorisée (c’est ce que nos sociologues appellent des habitus), au point de devenir le moi lui-même, ou ce qui en tient lieu. Qu’est-ce donc que je suis ? Ce que j’ai l’habitude d’être ou de faire."
-André Comte-Sponville, article "Coutumes", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"L’autonomie ? C’est « penser par soi-même », disaient Diderot et Kant, ne soumettre son jugement à aucune autorité extérieure, oser « tout examiner, tout discuter », comme disait Condorcet, tout critiquer, comme disait Kant [...]
La laïcité ? C’est « la distinction entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, la séparation entre institutions publiques et traditions religieuses », permettant « le retrait de la tutelle religieuse » et « l’accroissement de la liberté individuelle » (T. Todorov, op. cit., chap. IV). C’est le point le plus délicat, que Montaigne, pour des raisons qui tiennent à l’histoire, ne pouvait tout à fait concevoir (voir l’entrée « Laïcité »). Mais il n’en revendique pas moins le droit d’écrire « d’une manière laïque, non cléricale » (I, 56, 323), soutient la « liberté de conscience » (II, 19), refuse de soumettre sa pensée à quelque monarque que ce soit (III, 8, 935) et recommande, pour l’éducation des enfants, de n’avoir que la nature et la raison « pour guides » [...]
L’humanité ? Les Lumières la considèrent non seulement comme espèce mais comme fin : « est bon ce qui sert à accroître le bien-être des hommes », chacun devant être traité, comme l’a dit Kant, « toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen » (T. Todorov, op. cit., chap. VI). Et Montaigne : « Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment » (III, 13, 1110), rien de plus « absurde » que de prétendre « s’élever au-dessus de l’humanité » (II, 12, 604), pas de « plus honorable vacation que de servir au public et être utile à beaucoup » (III, 9, 952), pas de plus haute vertu, comme on voit chez Épaminondas, que « l’humanité à l’endroit des ennemis mêmes » (II, 36, 757). Et de condamner pour cela la torture, les procès en sorcellerie et les guerres de Religion…
Enfin, l’universalité, c’est-à-dire l’idée que « tous les hommes appartiennent à la même espèce et ont par conséquent droit à la même dignité », au point que plusieurs philosophes des Lumières se sont voulus, comme Diderot et Hume, « citoyens de la grande ville du monde » (T. Todorov, op. cit., chap. VII). Ainsi faisait Montaigne, qui considérait que « les âmes des empereurs et des savetiers sont jetés en même moule » (II, 12, 476) et se déclarait, comme Socrate, citoyen du monde (I, 26, 157) : « J’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant [subordonnant] cette liaison nationale à l’universelle et commune » (III, 9, 973). Et de prendre le parti pour cela des Indiens d’Amérique, contre la barbarie des très catholiques conquistadors…
Bref, s’agissant de l’esprit des Lumières, Montaigne coche toutes les cases, inégalement certes, à sa façon bien sûr, mais mieux que quiconque de son temps, en tout cas en France. Voltaire ne s’y est pas trompé, ni Diderot, ni La Mettrie (« Montaigne, le premier Français qui ait osé penser », écrit ce dernier dans son Discours sur le bonheur) : ils ont reconnu en lui, sinon l’un des leurs, du moins l’un de ceux qui leur ont ouvert le chemin."
-André Comte-Sponville, article "Lumières", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"Les humains ne sont pas faits pour vivre seuls. Ils tendent spontanément à vivre avec d’autres, par eux, contre eux parfois, enfin à former un « commun corps » (III, 1, 796), ce qui ne va pas sans un minimum d’organisation. Point besoin pour cela de législateur, ni même de vertu ! [...]
L’égoïsme pousse à la solidarité, qui ressemble à la justice ou en tient lieu, laquelle ressemble à l’amour s’il était universel. Toutefois ce n’est qu’un leurre : tout n’est qu’égoïsme, simplement régulé par la raison, les rapports de force et l’imaginaire. Même les méchants en sont capables. Même les gentils ne font guère mieux. « Les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois » (III, 13, 1072).
[...] Point de droit naturel, chez Montaigne, ni de contrat social ! Et point besoin non plus (cette fois par différence avec Machiavel) de la virtù d’un prince prétendument fondateur ou législateur ! C’est « la nécessité » qui « compose [associe] les hommes et les assemble » (III, 9, 956), non d’abord la morale ou le droit. [...]
pour le dire dans les mots de Cicéron, que Montaigne reprend : ce qui est politiquement « utile » (pour la cité) n’est pas toujours moralement « honnête » (pour l’individu), c’est-à-dire vertueux ou au moins acceptable. Comment dès lors concilier morale et politique, étant entendu qu’on ne peut renoncer ni à l’une ni à l’autre ?
À ce problème, Montaigne a consacré tout un essai, le premier du livre III, « De l’utile et de l’honnête ». Il commence par constater l’universelle imperfection de nos sociétés (d’un point de vue moral), laquelle fait partie de ce qu’on pourrait presque appeler (d’un point de vue ontologique ou anachroniquement spinoziste) l’universelle perfection de la nature. Le mal même nous fait tenir ensemble, par quoi toute utopie (qui voudrait l’éradiquer) est mortifère :
« Notre bâtiment, et public et privé, est plein d’imperfection. Mais il n’y a rien d’inutile en nature ; non pas l’inutilité même ; rien ne s’est ingéré en cet univers, qui n’y tienne place opportune. Notre être est cimenté de qualités maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir logent en nous d’une si naturelle possession que l’image s’en reconnaît aussi aux bêtes, voire aussi la cruauté […]. Desquelles qualités, qui ôterait les semences en l’homme, détruirait les fondamentales conditions de notre vie. De même, en toute police [en tout État], il y a des offices [des fonctions] nécessaires, non seulement abjects, mais encore vicieux ; les vices y trouvent leur rang et s’emploient à la couture de notre liaison [à renforcer le lien social], comme les venins à la conservation de notre santé » (III, 1, 790-791).
Montaigne ne s’en offusque pas, ni ne rêve de voir ces « offices » disparaître. Simplement il préfère se tenir à distance, les jugeant trop bas ou trop hauts (en tout cas trop difficiles) pour lui :
« S’ils [ces offices] deviennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoin et que la nécessité commune efface leur vraie qualité [en l’occurrence vicieuse], il faut laisser jouer cette partie aux citoyens plus vigoureux et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifièrent leur vie pour le salut de leur pays ; nous autres, plus faibles, prenons des rôles et plus aisés et moins hasardeux. Le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre ; résignons cette commission [abandonnons cette fonction] à gens plus obéissants et plus souples » (p. 791).
Aucun angélisme chez Montaigne. Entre « l’éthique de responsabilité » et « l’éthique de conviction », pour reprendre les catégories de Max Weber, il choisit résolument la première. Trop de vertu, en politique, ou une vertu trop sourcilleuse, peut parfois nuire. Aussi reproche-t-il à Caton, qu’il admire tant, que sa vertu même, « vigoureuse outre la vertu de son siècle », ne convenait pas à qui « se mêlait de gouverner les autres, destiné au service commun : il se pourrait dire que c’était une justice, sinon injuste, au moins vaine et hors de saison » (III, 9, 991). Il a trop fréquenté les grands, et de trop près, s’est trop frotté aux affaires publiques, et trop longtemps, pour ne pas voir les limites, dans ces domaines, du rigorisme. Celui qui ne voudrait obéir qu’à la morale, comment pourrait-il gouverner ? [...]
Montaigne n’a pas peur d’utiliser une métaphore un peu malséante : « Je suis le langage commun, qui fait différence entre les choses utiles et les honnêtes ; de telle sorte que certaines actions naturelles, non seulement utiles mais nécessaires, il les nomme déshonnêtes et sales » (III, 1, 796). Cela me fait penser à Alain : « La politique est une chose ennuyeuse, médiocre et laide, dont il faut pourtant s’occuper tous les jours, comme de tant d’autres choses ennuyeuses, médiocres et laides3… » Sauf que Montaigne va plus loin, voyant que cela peut autoriser parfois jusqu’au crime (III, 1, et passim). Justification de la raison d’État ? Oui, pour une part (« La faiblesse de notre condition nous pousse souvent à cette nécessité de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin », II, 23, 684), mais tragique plutôt que complaisante :
« Le prince, quand une urgente circonstance et quelque impétueux et inopiné accident du besoin de son État lui fait gauchir sa parole et sa foi, ou autrement le jette hors de son devoir ordinaire, doit attribuer cette nécessité à un coup de la verge divine : ce n’est pas vice, car il a sacrifié sa raison à une plus universelle et puissante raison, mais certes c’est malheur. De manière qu’à quelqu’un qui me demandait : Quel remède ? – Nul remède, fis-je : s’il fut véritablement géhenné [torturé] entre ces deux extrêmes, il le fallait faire ; mais s’il le fit sans regret, s’il ne lui greva [pesa, fut douloureux] de le faire, c’est signe que sa conscience est en mauvais termes » (III, 1, 799).
Tragique : conflit entre deux exigences, l’une et l’autre légitimes, comme on voit dans Antigone ou chez Corneille. Pas plus qu’elle ne saurait se réduire à la morale, la politique ne saurait en effet l’abolir ni se la soumettre. C’est où le « cynisme paradoxal » de Montaigne se sépare de celui de Machiavel, ou du moins en souligne les limites. Les nécessités du pouvoir, légitimes en leur ordre, ne sauraient tenir lieu d’éthique, ni pour les individus ordinaires, cela va de soi, ni même, de manière suffisante, pour les princes (qui restent des individus comme les autres : « Au plus élevé trône du monde, ne sommes encore assis que sur notre cul », III, 13, 1115). Machiavel a raison sur la politique, mais sa vérité, à trop s’enfermer dans un seul ordre, reste partielle ou partiale. Évacuer la morale de la politique, c’est en évacuer le tragique et s’autoriser tranquillement le pire. Épaminondas est un meilleur maître, qui n’oubliait pas « la considération de son particulier devoir », ni « qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemis même, que l’intérêt commun ne doit pas tout requérir de tous contre l’intérêt privé », bref que « toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son roi ni de la cause générale et des lois » (III, 1, 801-802). La raison d’État n’est pas plus absolue que le reste. Comme Cicéron, Montaigne pense que « les devoirs envers la patrie n’étouffent pas tous les autres devoirs » (p. 802), pas plus que la victoire n’est toujours une excuse suffisante. « Nous ne pouvons pas tout », note-t-il (p. 799). L’homme d’État doit parfois préférer son honneur ou son devoir à « son propre salut », et même au « salut de son peuple » (ibid.).
Cela pose le problème des limites ; mais il n’y en a point qui soient absolues."
"La règle, pour difficile à appliquer qu’elle demeure, est donc claire. Elle comporte trois exigences principales : on ne peut légitimement déroger aux exigences de la conscience ordinaire qu’à condition de ne le faire qu’à titre exceptionnel, pas plus que nécessaire (« avec grande modération et circonspection »), et surtout, c’est le critère décisif, pour le bien de la collectivité, jamais pour le sien propre. L’utile ne prime honnêtement sur l’honnête que lorsqu’il est utile au plus grand nombre. Le mal n’est acceptable – à condition de rester proportionné aux enjeux – que pour le bien public, jamais pour le bien de celui qui l’accomplit."
"Rien de plus étranger à Montaigne que l’enthousiasme des fanatiques, ou même des militants. Il lui suffit de faire son devoir, quand il le faut, ou d’assumer sa fonction, quand il l’a acceptée."
-André Comte-Sponville, article "Politique", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.
"Le réel, dans son cours ordinaire, l’inquiète moins que l’idéal. La coutume, moins que la chimère. Le « processus immanent de l’histoire », comme dit Brahami, moins que le volontarisme des princes ou des démagogues. Nos sociétés sont trop complexes, trop anciennes, trop dépendantes de ce que la nature et l’histoire ont fait de nous pour se soumettre sans casse à quelque modèle imaginaire qu’on voudrait lui imposer :
« Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art [toutes ces formes imaginées de gouvernement, toutes ces utopies, comme la République de Platon], se trouvent ridicules et ineptes à mettre en pratique. Ces grandes et longues altercations de la meilleure forme de société et des règles plus commodes à nous attacher sont altercations propres seulement à l’exercice de notre esprit ; comme il se trouve ès arts plusieurs sujets qui ont leur essence en l’agitation et en la dispute, et n’ont aucune vie hors de là. Telle peinture de police [telle description d’État ou de gouvernement] serait de mise en un nouveau monde, mais nous prenons les hommes obligés déjà et formés à certaines coutumes ; nous ne les engendrons pas […]. Par quelque moyen que nous ayons loi de les redresser et ranger de nouveau, nous ne pouvons guère les tordre de leur pli accoutumé que nous ne rompions tout » (III, 9, 957).
Cela n’empêche pas de changer ce qui peut l’être, lorsqu’il le faut (« quand quelque pièce se démanche, on peut l’étayer », p. 958), mais à condition de ne pas bouleverser l’ensemble, ce qui reviendrait à « amender les défauts particuliers par une confusion universelle, et guérir les maladies par la mort » (ibid.). Une réforme, passe encore, quand le statu quo est impossible ou mortifère ; une révolution, pas question !"
-André Comte-Sponville, article "Conservatisme", Dictionnaire amoureux de Montaigne, Paris, Plon, 2020.