"La pensée, pour lui, existe aussi absolument que la matière, comme on le voit dès la première proposition de la deuxième partie de l’Éthique (« La pensée est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante »), et c’est ce que je n’ai jamais réussi à concevoir : je suis convaincu quant à moi que la nature ne pense pas."
"Être matérialiste, c’est en effet expliquer le plus haut par le plus bas : par exemple la pensée par la vie non pensante, la vie par la matière inanimée, l’esprit par le corps, la superstructure par l’infrastructure, etc., ce qui suppose que le plus bas ou le plus simple existe d’abord, et engendre le plus haut par un processus historique de complexification – par quoi, comme Guyau l’avait vu, l’idée de progrès est aussi importante, dans la tradition matérialiste, que celle de chute dans la tradition religieuse ou idéaliste."
"Cela me fait donc trois raisons de n’être pas spinoziste : je ne partage ni la conception dogmatique qu’il se fait de sa propre philosophie, ni le statut absolument réel qu’il accorde aux idées vraies (l’affirmation que la nature est « chose pensante »), ni enfin l’idée que l’identité de l’âme et du corps soit autre chose que le corps lui-même."
"Ce que je reproche aujourd’hui à Spinoza, comme d’ailleurs à Épicure, c’est d’avoir évacué le tragique, ou plutôt de vouloir l’évacuer, non pas certes de la condition humaine, où sa place est bien marquée, mais de la sagesse – ce qui revient à fantasmer une sagesse inhumaine ou impossible, quand seule une sagesse tragique, c’est-à-dire consciente de ses limites et de son propre échec, peut nous convenir."
"La part de notre âme qui est censée ne pas mourir à la mort du corps (mais comment est-ce possible, si « l’âme et le corps sont une seule et même chose » ?), disons ce qu’il y a en nous de connaissance ou de vérité, peut bien être vécu, parfois, mais n’est pas nous. Comment pourrait-elle nous consoler de mourir ou, a fortiori, d’avoir perdu ceux que nous aimons ?"
"Refuser de confondre la sagesse et l’absence de trouble ou d’émotions. Pas de sagesse sans une part de sérénité ? Dont acte. Mais il y a deux façons d’être serein : soit parce qu’on ne ressent aucun trouble, aucune peur, aucune inquiétude (l’ataraxia d’Épicure, l’apatheia des stoïciens), soit parce qu’on accepte sereinement d’être parfois troublé, inquiet, voire d’avoir peur, ce qui est le début du courage. Sagesse de Montaigne (« Il y a toujours quelque pièce qui va de travers ») ou d’Etty Hillesum (« s’aguerrir, non s’endurcir[106] »). Pourquoi faudrait-il, pour augmenter notre puissance d’exister et d’agir – ce qui me paraît une autre définition possible de la vie bonne –, diminuer en proportion notre puissance, car c’en est une aussi, d’être ému ou troublé, de pâtir, de souffrir ? Pouvoir pâtir ou souffrir, pour le corps, est une puissance, dont l’absence nous vouerait à la mort, non une faiblesse."
-André Comte-Sponville, "« Nous avons été spinozistes », une lecture matérialiste de Spinoza", 21/10/2020: https://aas.hypotheses.org/706#_ftn53
« Spinoza n’a pas défini l’essence spécifique de l’homme. […] En toute rigueur et théoriquement, il ne sait pas ce que c’est que l’homme, et il s’en passe très bien : il n’a pas besoin de le savoir pour édifier son système. »
-Alexandre Matheron, « L’Anthropologie spinoziste ? », Anthropologie et politique au XVIIe siècle, Vrin, 1986, p. 21.