https://books.openedition.org/septentrion/74428
https://books.openedition.org/septentrion/74533
"Le tragique, celui-ci consistant précisément dans le fait que « la totalité de ce qui est » ne remplit pas nos exigences de sens."
"[Nietzsche] est incapable, selon M. Conche, de maintenir l’absence de tout sens de la totalité. D’un côté, en effet, la volonté de puissance, en tant qu’intérieure à la moindre parcelle de « matière » contribue à orienter et à diriger tous les phénomènes, en d’autres termes à leur donner un sens. D’un autre côté, « vers l’avenir…, le surhomme lui sert à donner un « sens » à la présente existence humaine » : « … de leur être, je veux apprendre aux hommes quel est le sens : et c’est le surhomme » (APZ, Prologue, 7, p. 30)."
"Que le devenir et le temps de la matière dissolvent, indifféremment et irréversiblement les valeurs supérieures comme les plus basses, tel est le fond du tragique."
"La philosophie matérialiste soupçonne l’éternisation circulaire du devenir de représenter un substitut à l’affirmation religieuse et métaphysique de l’identité éternelle, non sans doute en dehors du temps, mais au sein du temps lui-même : « fidèle à la tradition de la religion et de la métaphysique, Nietzsche lie valeur et durée, valeur et éternité »." (Marcel Conche, Orientation philosophique, Paris, PUF, 1990, 7. La sagesse tragique, p. 178)."
"Selon [Yvon Quiniou], Nietzsche formule lui-même, nonobstant ses critiques bien connues du matérialisme mécaniste, un certains nombre de positions philosophiques « … caractéristiques d’un matérialisme » en général : extériorité et antériorité du monde vis-à-vis de la « conscience », « origine naturelle de l’homme » (exclusive de toute origine transcendante ou transcendantale et a priori), « phénoménalité intégrale de l’expérience » (libérée de tout dualisme métaphysique), nécessitarisme enfin."
"Selon Nietzsche, l’utilisation des concepts généraux repose sur trois illusions ontologiques. D’une part, le langage est inapte à dire le devenir qui est le fond du réel : « les moyens d’expressions du langage sont inutilisables pour exprimer le “devenir” » (FP, XIII, 11(73), p. 234). D’autre part, le langage exprime des idées générales dont l’universalité, même objectivement restreinte, est totalement fausse, puisque le réel, étant en vérité constitué d’une multiplicité d’êtres singuliers, ne contient aucune généralité qui soit essentielle. Enfin, le langage est par principe subjectivement universel : il s’adresse, virtuellement, à la totalité des sujets composant l’espèce humaine. C’est là pour Nietzsche une ultime illusion. En effet, d’un côté, l’humanité se compose d’individus singuliers irréductibles, du moins pour ce qui importe essentiellement, à des qualités communes et, d’un autre côté, un style de langage ne peut être compris à la rigueur que d’un type d’homme. C’est celui dont relèvent l’auteur et l’interprète, sans plus, s’il est vrai que « les livres pour tout le monde sont malodorants » (PBM, § 30, p. 69)."
"« L’action restreinte » (1895) selon Mallarmé, celle de l’écriture poétique dont les effets de sens s’adressent électivement selon le poète à l’aristocratie des pairs, les esprits artistes. Il est vrai qu’en sa maturité le poète les transférera, par voie d’un « nouveau théâtre », au « peuple souverain »21, ce en quoi Mallarmé demeure sincèrement républicain et accomplirait selon Niezsche – s’il l’avait lu et formulé un avis – la décadence reprochée à Baudelaire."
"Pour un matérialisme antique, mais aussi bien marxiste, l’être originaire de la nature n’est en aucune façon valorisation, la matière n’est en aucun sens volonté, l’extériorité factuelle ne saurait dissimuler d’aucune façon une intériorité normante. Mais, précisément, la valorisation interne à la nature et même, sans que cette expression soit pour lui en rien contradictoire, interne à la matière, est ce qui permet à Nietzsche d’éviter la contradiction entre son ontologie et sa visée pratique lorsqu’il parle à l’impératif à ses lecteurs, puisque la nécessité naturelle est déjà selon lui celle d’une évaluation et d’une normativité internes. C’est là ce que reconnaît d’ailleurs Y. Quiniou, en parlant du « matérialisme vitaliste » de Nietzsche posant dans la matière le perspectivisme interprétatif et la volonté de puissance caractéristiques de la vie. En tant que volonté de puissance, toute réalité est interprétante, c’est-à-dire évaluante.
Dès lors, engager ses lecteurs à l’action et à la transvaluation n’est pas contradictoire sur le plan pratique puisque sur ce plan Nietzsche ne postule nullement la liberté comme indépendance de la subjectivité pratique vis-à-vis de la matière de nature. Plus encore, sa théorie de la nécessité, n’étant pas celle du déterminisme mécanique, laisse place au hasard des « rencontres », c’est-à-dire des combinaisons, c’est-à-dire de dominations et d’alliances pratiques imprévisibles à partir de l’état passé de la configuration des forces et de leurs interactions présentes. Par suite, l’effet pratique, c’est-à-dire l’effet du discours sur l’action, garde sa dimension normative et sa contingence chez Nietzsche, et ce, de façon parfaitement rigoureuse. Ce n’est pas le cas, selon Y. Quiniou, pour un matérialisme radical qui a purifié la matière de toute volonté normative comme de toute contingence, en d’autres termes l’ontologie de toute axiologie."
"La nécessité du fatum nietzschéen implique le hasard ou la contingence des rencontres et n’est donc pas assimilable à la nécessité purement mécanique de la nature au sens de Spinoza."
"Neutraliser la volonté de puissance qui donne en effet son sens à la matière, c’est nier le dualisme radical des types volontaires de forces, et avec ce dualisme, renoncer à la nécessité d’affirmer et de mener pratiquement la lutte entre les types. Or c’est précisément la permanence de cette lutte dans laquelle chaque volonté est engagée qui est, avec le caractère inéluctablement provisoire d’une domination, le tragique le plus radical. Supposant faussement la possibilité d’une maîtrise universelle d’un réel neutralisé par le savoir, notamment des passions, le matérialisme absurdiste peut ainsi prétendre au confort serein d’un jeu passionnel définitivement calmé pour tout individu, au moins dans le jardin d’Épicure ou dans la société désaliénée."
-André Stanguennec, "Le matérialisme questionne Nietzsche : le tragique et l’immoralisme impossibles ?", chapitre 3 in Le questionnement moral de Nietzsche, Presses universitaires du Septentrion, 2005, 368 pages.
https://books.openedition.org/septentrion/74533
"Le tragique, celui-ci consistant précisément dans le fait que « la totalité de ce qui est » ne remplit pas nos exigences de sens."
"[Nietzsche] est incapable, selon M. Conche, de maintenir l’absence de tout sens de la totalité. D’un côté, en effet, la volonté de puissance, en tant qu’intérieure à la moindre parcelle de « matière » contribue à orienter et à diriger tous les phénomènes, en d’autres termes à leur donner un sens. D’un autre côté, « vers l’avenir…, le surhomme lui sert à donner un « sens » à la présente existence humaine » : « … de leur être, je veux apprendre aux hommes quel est le sens : et c’est le surhomme » (APZ, Prologue, 7, p. 30)."
"Que le devenir et le temps de la matière dissolvent, indifféremment et irréversiblement les valeurs supérieures comme les plus basses, tel est le fond du tragique."
"La philosophie matérialiste soupçonne l’éternisation circulaire du devenir de représenter un substitut à l’affirmation religieuse et métaphysique de l’identité éternelle, non sans doute en dehors du temps, mais au sein du temps lui-même : « fidèle à la tradition de la religion et de la métaphysique, Nietzsche lie valeur et durée, valeur et éternité »." (Marcel Conche, Orientation philosophique, Paris, PUF, 1990, 7. La sagesse tragique, p. 178)."
"Selon [Yvon Quiniou], Nietzsche formule lui-même, nonobstant ses critiques bien connues du matérialisme mécaniste, un certains nombre de positions philosophiques « … caractéristiques d’un matérialisme » en général : extériorité et antériorité du monde vis-à-vis de la « conscience », « origine naturelle de l’homme » (exclusive de toute origine transcendante ou transcendantale et a priori), « phénoménalité intégrale de l’expérience » (libérée de tout dualisme métaphysique), nécessitarisme enfin."
"Selon Nietzsche, l’utilisation des concepts généraux repose sur trois illusions ontologiques. D’une part, le langage est inapte à dire le devenir qui est le fond du réel : « les moyens d’expressions du langage sont inutilisables pour exprimer le “devenir” » (FP, XIII, 11(73), p. 234). D’autre part, le langage exprime des idées générales dont l’universalité, même objectivement restreinte, est totalement fausse, puisque le réel, étant en vérité constitué d’une multiplicité d’êtres singuliers, ne contient aucune généralité qui soit essentielle. Enfin, le langage est par principe subjectivement universel : il s’adresse, virtuellement, à la totalité des sujets composant l’espèce humaine. C’est là pour Nietzsche une ultime illusion. En effet, d’un côté, l’humanité se compose d’individus singuliers irréductibles, du moins pour ce qui importe essentiellement, à des qualités communes et, d’un autre côté, un style de langage ne peut être compris à la rigueur que d’un type d’homme. C’est celui dont relèvent l’auteur et l’interprète, sans plus, s’il est vrai que « les livres pour tout le monde sont malodorants » (PBM, § 30, p. 69)."
"« L’action restreinte » (1895) selon Mallarmé, celle de l’écriture poétique dont les effets de sens s’adressent électivement selon le poète à l’aristocratie des pairs, les esprits artistes. Il est vrai qu’en sa maturité le poète les transférera, par voie d’un « nouveau théâtre », au « peuple souverain »21, ce en quoi Mallarmé demeure sincèrement républicain et accomplirait selon Niezsche – s’il l’avait lu et formulé un avis – la décadence reprochée à Baudelaire."
"Pour un matérialisme antique, mais aussi bien marxiste, l’être originaire de la nature n’est en aucune façon valorisation, la matière n’est en aucun sens volonté, l’extériorité factuelle ne saurait dissimuler d’aucune façon une intériorité normante. Mais, précisément, la valorisation interne à la nature et même, sans que cette expression soit pour lui en rien contradictoire, interne à la matière, est ce qui permet à Nietzsche d’éviter la contradiction entre son ontologie et sa visée pratique lorsqu’il parle à l’impératif à ses lecteurs, puisque la nécessité naturelle est déjà selon lui celle d’une évaluation et d’une normativité internes. C’est là ce que reconnaît d’ailleurs Y. Quiniou, en parlant du « matérialisme vitaliste » de Nietzsche posant dans la matière le perspectivisme interprétatif et la volonté de puissance caractéristiques de la vie. En tant que volonté de puissance, toute réalité est interprétante, c’est-à-dire évaluante.
Dès lors, engager ses lecteurs à l’action et à la transvaluation n’est pas contradictoire sur le plan pratique puisque sur ce plan Nietzsche ne postule nullement la liberté comme indépendance de la subjectivité pratique vis-à-vis de la matière de nature. Plus encore, sa théorie de la nécessité, n’étant pas celle du déterminisme mécanique, laisse place au hasard des « rencontres », c’est-à-dire des combinaisons, c’est-à-dire de dominations et d’alliances pratiques imprévisibles à partir de l’état passé de la configuration des forces et de leurs interactions présentes. Par suite, l’effet pratique, c’est-à-dire l’effet du discours sur l’action, garde sa dimension normative et sa contingence chez Nietzsche, et ce, de façon parfaitement rigoureuse. Ce n’est pas le cas, selon Y. Quiniou, pour un matérialisme radical qui a purifié la matière de toute volonté normative comme de toute contingence, en d’autres termes l’ontologie de toute axiologie."
"La nécessité du fatum nietzschéen implique le hasard ou la contingence des rencontres et n’est donc pas assimilable à la nécessité purement mécanique de la nature au sens de Spinoza."
"Neutraliser la volonté de puissance qui donne en effet son sens à la matière, c’est nier le dualisme radical des types volontaires de forces, et avec ce dualisme, renoncer à la nécessité d’affirmer et de mener pratiquement la lutte entre les types. Or c’est précisément la permanence de cette lutte dans laquelle chaque volonté est engagée qui est, avec le caractère inéluctablement provisoire d’une domination, le tragique le plus radical. Supposant faussement la possibilité d’une maîtrise universelle d’un réel neutralisé par le savoir, notamment des passions, le matérialisme absurdiste peut ainsi prétendre au confort serein d’un jeu passionnel définitivement calmé pour tout individu, au moins dans le jardin d’Épicure ou dans la société désaliénée."
-André Stanguennec, "Le matérialisme questionne Nietzsche : le tragique et l’immoralisme impossibles ?", chapitre 3 in Le questionnement moral de Nietzsche, Presses universitaires du Septentrion, 2005, 368 pages.