https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2011-1-page-7.htm
"Je ne crois pas du tout que la modernisation de l’État mène inévitablement à la démocratie de type occidental. À mon sens, les ingénieurs et technocrates soviétiques des années 1950 sont tout autant des « modernisateurs » que les Américains. Par modernisation de l’État, j’entends en effet l’effort conscient et délibéré de se transformer d’une manière profonde. Habituellement, cela inclut un effort de centralisation et de bureaucratisation de l’autorité politique, d’amélioration technologique et organisationnelle des forces armées, un programme pour accélérer la croissance économique et transformer la société à l’aide de la puissance publique, et la mise en place par l’État d’un système de collecte d’information sur toute activité politique et sociale. Les modernisateurs utilisent presque toujours la même rhétorique, en général plutôt associée aux épisodes révolutionnaires, celle d’une ère nouvelle ou d’un nouveau départ, insistant sur la rupture fondamentale opérée avec les modes de gouvernance précédents."
"Comprenant bien la nécessité de moderniser l’État anglais pour qu’il puisse tenir son rang sur l’échiquier européen, ces révolutionnaires, à la différence de Jacques II, puisaient leur inspiration du côté de la république hollandaise plutôt que du côté de la monarchie française. Mais ils désiraient eux aussi un État capable d’entretenir une armée puissante et une marine de premier ordre. Et eux aussi concevaient qu’un tel État dût être centralisé et interventionniste. Simplement, ils souhaitaient pour y parvenir d’autres moyens, plus efficaces : la participation politique plutôt que l’absolutisme, la tolérance religieuse plutôt que le catholicisme imposé, l’encouragement des manufactures plutôt qu’un empire foncier. Les révolutionnaires comprenaient fort bien que ces choix idéologiques les plaçaient en porte-à-faux par rapport à la monarchie catholique moderne de Louis XIV. Par conséquent, la guerre totale contre la France était pour eux un impératif, non seulement pour se prémunir contre une éventuelle restauration jacobite, mais aussi pour assurer aux produits anglais l’accès au marché européen et prévenir le spectre d’une Europe sous le joug absolutiste français."
"La Glorieuse Révolution ne fut en aucun cas la geste pacifique, aristocratique et consensuelle que l’on a dite. Évidemment moins sanglante que celles du XXe siècle, les atteintes aux biens et aux personnes qu’elle entraîna furent comparables à celles de la Révolution française. [...] En incluant la guerre de Neuf Ans (appelée en France guerre de la Ligue d’Augsbourg, 1689- 1697), et les guerres en Irlande et en Écosse, conséquences directes de la Glorieuse Révolution, le pourcentage de blessés et de tués est assez comparable à celui de la Révolution française."
"Pour le whig John Toland, la création de la banque d’Angleterre indique l’émergence de l’Angleterre comme puissance économique de tout premier ordre. Selon lui, ceci ne fut possible que parce que les Anglais avaient radicalement modifié leur politique et leur attitude vis-à-vis de leur propre économie. La banque d’Angleterre fut la conséquence d’une révolution antérieure en économie politique, une transformation que Toland considérait comme centrale dans le programme des révolutionnaires de 1688-1689."
"John Locke, un partisan et actionnaire de la première heure de la banque d’Angleterre."
"À l’époque de l’avènement de Jacques II, la plupart des whigs considéraient donc le travail, et non la terre, comme la principale source de richesse et de pouvoir. Selon eux, la création de richesse, potentiellement infinie, n’était limitée que par l’industrie des peuples, et non par l’étendue des possessions du royaume. Et puisque le meilleur moyen d’encourager les manufactures était de garantir l’accès des secteurs les plus productifs de l’économie aux capitaux, beaucoup d’entre eux soutenaient l’idée d’une banque nationale publique, avancée par les radicaux des années 1650. Ces marchands, hommes politiques et intellectuels de la fin du XVIIe siècle, pour avocats enthousiastes d’une société commerciale qu’ils aient été, ne se rangeaient pas pour autant parmi les partisans de l’individualisme possessif, comme a pu le soutenir C.B. Macpherson, ils songeaient plutôt au bien public. Ils croyaient à la fois au capitalisme et à la nécessité de l’intervention étatique pour promouvoir une croissance économique utile à la communauté nationale."
"Jacques II avait fait cause commune avec Josiah Child et sa compagnie, tant sur le plan politique qu’idéologique. Ils étaient tous deux persuadés que le commerce était un jeu à somme nulle, qu’un empire territorial était nécessaire, et que l’ennemi principal de l’Angleterre était la Hollande. Ensemble, ils obtinrent la confirmation du droit qu’avait le roi d’octroyer des monopoles commerciaux. Tout ceci a clairement contrarié de grands secteurs de la communauté marchande : non seulement Child avait perdu l’appui de ses anciens alliés au sein de l’East India Company, comme Thomas Papillon ou Samuel Barnardiston, mais la complicité qu’il entretenait avec le régime de Jacques II lui aliéna le soutien de beaucoup d’autres marchands. Du fait de la nature exclusive des privilèges commerciaux que Child et Jacques II distribuaient, de nombreux marchands, ainsi que la communauté juive tout entière, se trouvaient exclus du marché indien. Il n’est donc pas étonnant que les marchands whigs se soient si spectaculairement opposés au régime de Jacques II, qu’ils remplirent les coffres de Guillaume d’Orange en 1688. Il n’est pas étonnant non plus que les marchands, et les marchands whigs en particulier, aient été si prompts à soutenir financièrement le nouveau régime dès les premiers jours de 1689.
Jacques II s’était pourtant intéressé au commerce, et avait bien eu une politique commerciale, mais c’était la politique voulue par Sir Josiah Child, par l’East India Company et la Royal African Company. Sa politique impériale était moderne et cohérente, Jacques était un « impérialiste mature ». Mais ses politiques commerciale et impériale étaient contradictoires avec la tradition économique whig, récemment consolidée, selon laquelle la richesse procédait des efforts de l’homme et les banques pouvaient faire beaucoup pour accroître la puissance nationale. De plus, les conséquences de cette politique économique (l’alliance avec la France, et la guerre contre la Hollande et l’empire Moghol), si elles coïncidaient bien avec ses inclinations en matière de politique étrangère, isolaient Jacques II du reste de la nation. Il s’était mis à dos non seulement les ennemis traditionnels de l’East India Company, mais aussi les puissants marchands whigs sceptiques devant les conceptions impériales et commerciales de Josiah Child. Résultat : de larges pans de la communauté marchande d’Angleterre soutinrent activement le projet d’invasion de Guillaume d’Orange, et fournirent un appui financier crucial au nouveau régime dans les premiers mois. Les questions de politique économique ont ainsi joué un grand rôle dans le déclenchement des événements de 1688-89 : l’intérêt pour l’économie politique n’est pas une conséquence imprévue de la Révolution."
"Cette relance du débat concernant l’économie politique, bien qu’initiée par un peuple anglais épris de liberté, ne s’appuyait pas sur les auteurs classiques, ou sur leurs vulgarisateurs républicains ou renaissants. En effet, ils n’étaient tout bonnement plus pertinents pour comprendre et analyser la sphère économique. « Tite-Live et d’autres auteurs antiques, dont le génie nous a permis de comprendre la naissance et la chute des gouvernements, ont été très minutieux dans la description des différentes formes de discipline militaire, mais ont complètement ignoré les questions économiques », observait Barbon, « et Machiavel, le plus grand des auteurs modernes, bien qu’il ait vécu dans un gouvernement dominé par une famille, les Médicis, dont l’accès au pouvoir n’était dû qu’aux richesses acquises dans l’exercice de la marchandise, n’a jamais mentionné le commerce comme un domaine digne d’intérêt pour l’État ». La révolution militaire des XVIe et XVIIe siècles a pourtant nécessairement changé les relations entre commerce et politique. Pour Barbon, « jusqu’au moment où le commerce est devenu nécessaire pour obtenir des armes, il avait toujours été perçu comme un danger pour la croissance de l’empire, coupable d’affaiblir les peuples à force de luxe et de confort, et rendant leurs corps incapables de supporter les efforts et les contraintes exigés par la guerre ». Un polémiste whig faisait remarquer que « le commerce, une activité considérée comme méprisable jusqu’il y a une centaine d’années, et toujours considérée comme telle par certains puissants et fameux royaumes, constitue néanmoins un système moderne de politique, peu commenté et discuté par les grands auteurs et professeurs de cette science ». En effet,
« depuis la découverte des Indes orientales et occidentales, et le développement de la navigation qui s’en est suivi, la situation de l’Europe en général, et de chaque nation en particulier, a été grandement altérée, surtout en matière militaire […]. Dorénavant, des armées nombreuses, disciplinées et payées sillonnent l’Europe, ce qui n’aurait jamais été possible sans de grandes sommes d’argents ; les anciens domaines des rois n’étant plus suffisants, le poids de la fiscalité sur leurs sujets augmente un peu partout ».
« L’industrie domestique, et le commerce extérieur », tels étaient les moyens d’acquérir de nouveaux revenus. Les temps avaient changé. Par conséquent, déclare un autre auteur, « peu importe à quel point Aristote ou tout autre pédant a pu mépriser la marchandise dans le passé », car ils se sont trompés, vue la « grande dignité acquise depuis par le commerce »
L’Antiquité, pas plus que la Constitution ancienne, n’offrait de clefs pour comprendre les problèmes économiques de l’époque. "
"L’aspiration au libre-échange était largement répandue : Roger Coke considérait que « toutes les nations, ainsi que leurs habitants, peuvent de droit ou par loi de nature commercer les uns avec les autres ». Les marchands qui s’approvisionnaient en Afrique, parmi bien d’autres, dénonçaient sans relâche les privilèges accordés aux compagnies de commerce, et prétendaient que le libre-échange permettrait de quadrupler les exportations des manufactures anglaises. Les pétitions adressées à la Chambre des communes affluaient de toute part, dénonçant les effets délétères des monopoles commerciaux."
"L’Angleterre connut une extraordinaire période de croissance économique à la fin du XVIIe siècle. Alors que l’Europe continentale subissait la récession, voire se désurbanisait en partie, l’économie anglaise se développait à un rythme soutenu : c’est à cette époque qu’elle divergea vraiment d’avec le reste de l’Europe. Stimulées par le commerce outre-mer, les villes anglaises devinrent plus grandes et plus prospères, les infrastructures se développèrent considérablement, et le peuple anglais eut à sa disposition une grande variété de biens de consommation. Ces bouleversements ouvrirent des perspectives aux hommes politiques anglais, qui se mirent à imaginer de grands projets de modernisation pour l’État."
"Étant donné ces différences idéologiques fortes entre whigs et tories des années 1680 et 1690, les sociologues ou politistes « néo-whig » ont tort d’imaginer un consensus politique post-révolutionnaire qui aurait permis la création d’institutions vouées à garantir les droits de propriétés. Il n’y eut pas de nouvelles garanties constitutionnelles : le whig Colley Cibber avait raison de dire que les événements de 1688-1689 ne créèrent aucuns droits ni garanties constitutionnelles nouveaux, mais rendirent simplement effectifs ceux qui existaient déjà en principe. En effet, concernant la sécurité du droit à la propriété, la Déclaration des droits de 1689 n’ajoute rien aux textes promulgués lors de l’instauration du Protectorat de Cromwell en décembre 1653 (on peut à ce titre faire un parallèle entre l’Instrument de Gouvernement et la Déclaration des droits, tous deux issus de la déposition d’un roi à la politique jugée irresponsable). Ce qui distingue plutôt les deux révolutions, c’est le soutien des whigs et des marchands à la guerre contre la France : dans les années 1650 en effet, Cromwell n’avait pas eu l’appui de la communauté marchande pour mener la guerre contre l’Espagne. Ce qui distingue encore les deux décennies révolutionnaires fut aussi l’existence, à la fin du siècle, d’un parti capable d’établir les institutions permettant de financer la guerre extérieure. La révolution financière anglaise fut donc le produit de querelles partisanes, et non d’un consensus politique ou d’une négociation raisonnée.
La Révolution de 1688-1689 peut se comprendre comme la conséquence d’un conflit brutal, à plusieurs dimensions, entre deux partis politiques. Les whigs initièrent leur programme économique des années 1690, la fameuse « révolution financière », après avoir vaincu complètement et difficilement leurs adversaires politiques. Leur politique économique fut sans compromis : ils voulaient détruire, ou rendre inoffensives, les institutions économiques de leurs ennemis, en premier lieu l’ancienne East India Company et la Royal African Company, puis, en 1696, la banque foncière."
"Les whigs imposèrent leurs vues dans l’ensemble, mais sans jamais atteindre une hégémonie complète. Les tenants de l’économie politique tory n’ont en effet jamais disparu. En réalité, on pourrait même soutenir qu’ils regagnèrent la main dans les années 1760 et 1770, créant les conditions d’une autre transformation révolutionnaire des îles britanniques."
-Steve Pincus, « La Révolution anglaise de 1688 : économie politique et transformation radicale », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2011/1 (n° 58-1), p. 7-52. DOI : 10.3917/rhmc.581.0007. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2011-1-page-7.htm
"Je ne crois pas du tout que la modernisation de l’État mène inévitablement à la démocratie de type occidental. À mon sens, les ingénieurs et technocrates soviétiques des années 1950 sont tout autant des « modernisateurs » que les Américains. Par modernisation de l’État, j’entends en effet l’effort conscient et délibéré de se transformer d’une manière profonde. Habituellement, cela inclut un effort de centralisation et de bureaucratisation de l’autorité politique, d’amélioration technologique et organisationnelle des forces armées, un programme pour accélérer la croissance économique et transformer la société à l’aide de la puissance publique, et la mise en place par l’État d’un système de collecte d’information sur toute activité politique et sociale. Les modernisateurs utilisent presque toujours la même rhétorique, en général plutôt associée aux épisodes révolutionnaires, celle d’une ère nouvelle ou d’un nouveau départ, insistant sur la rupture fondamentale opérée avec les modes de gouvernance précédents."
"Comprenant bien la nécessité de moderniser l’État anglais pour qu’il puisse tenir son rang sur l’échiquier européen, ces révolutionnaires, à la différence de Jacques II, puisaient leur inspiration du côté de la république hollandaise plutôt que du côté de la monarchie française. Mais ils désiraient eux aussi un État capable d’entretenir une armée puissante et une marine de premier ordre. Et eux aussi concevaient qu’un tel État dût être centralisé et interventionniste. Simplement, ils souhaitaient pour y parvenir d’autres moyens, plus efficaces : la participation politique plutôt que l’absolutisme, la tolérance religieuse plutôt que le catholicisme imposé, l’encouragement des manufactures plutôt qu’un empire foncier. Les révolutionnaires comprenaient fort bien que ces choix idéologiques les plaçaient en porte-à-faux par rapport à la monarchie catholique moderne de Louis XIV. Par conséquent, la guerre totale contre la France était pour eux un impératif, non seulement pour se prémunir contre une éventuelle restauration jacobite, mais aussi pour assurer aux produits anglais l’accès au marché européen et prévenir le spectre d’une Europe sous le joug absolutiste français."
"La Glorieuse Révolution ne fut en aucun cas la geste pacifique, aristocratique et consensuelle que l’on a dite. Évidemment moins sanglante que celles du XXe siècle, les atteintes aux biens et aux personnes qu’elle entraîna furent comparables à celles de la Révolution française. [...] En incluant la guerre de Neuf Ans (appelée en France guerre de la Ligue d’Augsbourg, 1689- 1697), et les guerres en Irlande et en Écosse, conséquences directes de la Glorieuse Révolution, le pourcentage de blessés et de tués est assez comparable à celui de la Révolution française."
"Pour le whig John Toland, la création de la banque d’Angleterre indique l’émergence de l’Angleterre comme puissance économique de tout premier ordre. Selon lui, ceci ne fut possible que parce que les Anglais avaient radicalement modifié leur politique et leur attitude vis-à-vis de leur propre économie. La banque d’Angleterre fut la conséquence d’une révolution antérieure en économie politique, une transformation que Toland considérait comme centrale dans le programme des révolutionnaires de 1688-1689."
"John Locke, un partisan et actionnaire de la première heure de la banque d’Angleterre."
"À l’époque de l’avènement de Jacques II, la plupart des whigs considéraient donc le travail, et non la terre, comme la principale source de richesse et de pouvoir. Selon eux, la création de richesse, potentiellement infinie, n’était limitée que par l’industrie des peuples, et non par l’étendue des possessions du royaume. Et puisque le meilleur moyen d’encourager les manufactures était de garantir l’accès des secteurs les plus productifs de l’économie aux capitaux, beaucoup d’entre eux soutenaient l’idée d’une banque nationale publique, avancée par les radicaux des années 1650. Ces marchands, hommes politiques et intellectuels de la fin du XVIIe siècle, pour avocats enthousiastes d’une société commerciale qu’ils aient été, ne se rangeaient pas pour autant parmi les partisans de l’individualisme possessif, comme a pu le soutenir C.B. Macpherson, ils songeaient plutôt au bien public. Ils croyaient à la fois au capitalisme et à la nécessité de l’intervention étatique pour promouvoir une croissance économique utile à la communauté nationale."
"Jacques II avait fait cause commune avec Josiah Child et sa compagnie, tant sur le plan politique qu’idéologique. Ils étaient tous deux persuadés que le commerce était un jeu à somme nulle, qu’un empire territorial était nécessaire, et que l’ennemi principal de l’Angleterre était la Hollande. Ensemble, ils obtinrent la confirmation du droit qu’avait le roi d’octroyer des monopoles commerciaux. Tout ceci a clairement contrarié de grands secteurs de la communauté marchande : non seulement Child avait perdu l’appui de ses anciens alliés au sein de l’East India Company, comme Thomas Papillon ou Samuel Barnardiston, mais la complicité qu’il entretenait avec le régime de Jacques II lui aliéna le soutien de beaucoup d’autres marchands. Du fait de la nature exclusive des privilèges commerciaux que Child et Jacques II distribuaient, de nombreux marchands, ainsi que la communauté juive tout entière, se trouvaient exclus du marché indien. Il n’est donc pas étonnant que les marchands whigs se soient si spectaculairement opposés au régime de Jacques II, qu’ils remplirent les coffres de Guillaume d’Orange en 1688. Il n’est pas étonnant non plus que les marchands, et les marchands whigs en particulier, aient été si prompts à soutenir financièrement le nouveau régime dès les premiers jours de 1689.
Jacques II s’était pourtant intéressé au commerce, et avait bien eu une politique commerciale, mais c’était la politique voulue par Sir Josiah Child, par l’East India Company et la Royal African Company. Sa politique impériale était moderne et cohérente, Jacques était un « impérialiste mature ». Mais ses politiques commerciale et impériale étaient contradictoires avec la tradition économique whig, récemment consolidée, selon laquelle la richesse procédait des efforts de l’homme et les banques pouvaient faire beaucoup pour accroître la puissance nationale. De plus, les conséquences de cette politique économique (l’alliance avec la France, et la guerre contre la Hollande et l’empire Moghol), si elles coïncidaient bien avec ses inclinations en matière de politique étrangère, isolaient Jacques II du reste de la nation. Il s’était mis à dos non seulement les ennemis traditionnels de l’East India Company, mais aussi les puissants marchands whigs sceptiques devant les conceptions impériales et commerciales de Josiah Child. Résultat : de larges pans de la communauté marchande d’Angleterre soutinrent activement le projet d’invasion de Guillaume d’Orange, et fournirent un appui financier crucial au nouveau régime dans les premiers mois. Les questions de politique économique ont ainsi joué un grand rôle dans le déclenchement des événements de 1688-89 : l’intérêt pour l’économie politique n’est pas une conséquence imprévue de la Révolution."
"Cette relance du débat concernant l’économie politique, bien qu’initiée par un peuple anglais épris de liberté, ne s’appuyait pas sur les auteurs classiques, ou sur leurs vulgarisateurs républicains ou renaissants. En effet, ils n’étaient tout bonnement plus pertinents pour comprendre et analyser la sphère économique. « Tite-Live et d’autres auteurs antiques, dont le génie nous a permis de comprendre la naissance et la chute des gouvernements, ont été très minutieux dans la description des différentes formes de discipline militaire, mais ont complètement ignoré les questions économiques », observait Barbon, « et Machiavel, le plus grand des auteurs modernes, bien qu’il ait vécu dans un gouvernement dominé par une famille, les Médicis, dont l’accès au pouvoir n’était dû qu’aux richesses acquises dans l’exercice de la marchandise, n’a jamais mentionné le commerce comme un domaine digne d’intérêt pour l’État ». La révolution militaire des XVIe et XVIIe siècles a pourtant nécessairement changé les relations entre commerce et politique. Pour Barbon, « jusqu’au moment où le commerce est devenu nécessaire pour obtenir des armes, il avait toujours été perçu comme un danger pour la croissance de l’empire, coupable d’affaiblir les peuples à force de luxe et de confort, et rendant leurs corps incapables de supporter les efforts et les contraintes exigés par la guerre ». Un polémiste whig faisait remarquer que « le commerce, une activité considérée comme méprisable jusqu’il y a une centaine d’années, et toujours considérée comme telle par certains puissants et fameux royaumes, constitue néanmoins un système moderne de politique, peu commenté et discuté par les grands auteurs et professeurs de cette science ». En effet,
« depuis la découverte des Indes orientales et occidentales, et le développement de la navigation qui s’en est suivi, la situation de l’Europe en général, et de chaque nation en particulier, a été grandement altérée, surtout en matière militaire […]. Dorénavant, des armées nombreuses, disciplinées et payées sillonnent l’Europe, ce qui n’aurait jamais été possible sans de grandes sommes d’argents ; les anciens domaines des rois n’étant plus suffisants, le poids de la fiscalité sur leurs sujets augmente un peu partout ».
« L’industrie domestique, et le commerce extérieur », tels étaient les moyens d’acquérir de nouveaux revenus. Les temps avaient changé. Par conséquent, déclare un autre auteur, « peu importe à quel point Aristote ou tout autre pédant a pu mépriser la marchandise dans le passé », car ils se sont trompés, vue la « grande dignité acquise depuis par le commerce »
L’Antiquité, pas plus que la Constitution ancienne, n’offrait de clefs pour comprendre les problèmes économiques de l’époque. "
"L’aspiration au libre-échange était largement répandue : Roger Coke considérait que « toutes les nations, ainsi que leurs habitants, peuvent de droit ou par loi de nature commercer les uns avec les autres ». Les marchands qui s’approvisionnaient en Afrique, parmi bien d’autres, dénonçaient sans relâche les privilèges accordés aux compagnies de commerce, et prétendaient que le libre-échange permettrait de quadrupler les exportations des manufactures anglaises. Les pétitions adressées à la Chambre des communes affluaient de toute part, dénonçant les effets délétères des monopoles commerciaux."
"L’Angleterre connut une extraordinaire période de croissance économique à la fin du XVIIe siècle. Alors que l’Europe continentale subissait la récession, voire se désurbanisait en partie, l’économie anglaise se développait à un rythme soutenu : c’est à cette époque qu’elle divergea vraiment d’avec le reste de l’Europe. Stimulées par le commerce outre-mer, les villes anglaises devinrent plus grandes et plus prospères, les infrastructures se développèrent considérablement, et le peuple anglais eut à sa disposition une grande variété de biens de consommation. Ces bouleversements ouvrirent des perspectives aux hommes politiques anglais, qui se mirent à imaginer de grands projets de modernisation pour l’État."
"Étant donné ces différences idéologiques fortes entre whigs et tories des années 1680 et 1690, les sociologues ou politistes « néo-whig » ont tort d’imaginer un consensus politique post-révolutionnaire qui aurait permis la création d’institutions vouées à garantir les droits de propriétés. Il n’y eut pas de nouvelles garanties constitutionnelles : le whig Colley Cibber avait raison de dire que les événements de 1688-1689 ne créèrent aucuns droits ni garanties constitutionnelles nouveaux, mais rendirent simplement effectifs ceux qui existaient déjà en principe. En effet, concernant la sécurité du droit à la propriété, la Déclaration des droits de 1689 n’ajoute rien aux textes promulgués lors de l’instauration du Protectorat de Cromwell en décembre 1653 (on peut à ce titre faire un parallèle entre l’Instrument de Gouvernement et la Déclaration des droits, tous deux issus de la déposition d’un roi à la politique jugée irresponsable). Ce qui distingue plutôt les deux révolutions, c’est le soutien des whigs et des marchands à la guerre contre la France : dans les années 1650 en effet, Cromwell n’avait pas eu l’appui de la communauté marchande pour mener la guerre contre l’Espagne. Ce qui distingue encore les deux décennies révolutionnaires fut aussi l’existence, à la fin du siècle, d’un parti capable d’établir les institutions permettant de financer la guerre extérieure. La révolution financière anglaise fut donc le produit de querelles partisanes, et non d’un consensus politique ou d’une négociation raisonnée.
La Révolution de 1688-1689 peut se comprendre comme la conséquence d’un conflit brutal, à plusieurs dimensions, entre deux partis politiques. Les whigs initièrent leur programme économique des années 1690, la fameuse « révolution financière », après avoir vaincu complètement et difficilement leurs adversaires politiques. Leur politique économique fut sans compromis : ils voulaient détruire, ou rendre inoffensives, les institutions économiques de leurs ennemis, en premier lieu l’ancienne East India Company et la Royal African Company, puis, en 1696, la banque foncière."
"Les whigs imposèrent leurs vues dans l’ensemble, mais sans jamais atteindre une hégémonie complète. Les tenants de l’économie politique tory n’ont en effet jamais disparu. En réalité, on pourrait même soutenir qu’ils regagnèrent la main dans les années 1760 et 1770, créant les conditions d’une autre transformation révolutionnaire des îles britanniques."
-Steve Pincus, « La Révolution anglaise de 1688 : économie politique et transformation radicale », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2011/1 (n° 58-1), p. 7-52. DOI : 10.3917/rhmc.581.0007. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2011-1-page-7.htm