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    François Bégaudeau, La bourgeoisie est dangereuse pour la pensée

    Johnathan R. Razorback
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    François Bégaudeau, La bourgeoisie est dangereuse pour la pensée Empty François Bégaudeau, La bourgeoisie est dangereuse pour la pensée

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 26 Fév - 22:25

    https://grozeille.co/la-bourgeoisie-est-dangereuse-pour-la-pensee-francois-begaudeau/

    Grozeille : Quand on tape votre nom sur Youtube, une des premières vidéos sur lesquelles on tombe a pour titre : « François Bégaudeau, l’écrivain qui aimait les gilets jaunes ». Qu’est-ce que ça a encore comme connotation symbolique ce terme d’écrivain ? À quoi est-ce qu’il ressemble l’écrivain aujourd’hui ?
    François Bégaudeau : J’ai évoqué ces questions dans mon Antimanuel de littérature, en 2008, et par la voie du roman, avec, La Politesse, qui suivait un auteur cheminant dans le champ littéraire, de Paris en Beaune, de Nantes en village du Lot, de maison de la radio en rencontres littéraires de Cassis. Le champ littéraire est fait de festivals du livre, d’entretiens en librairie ou en médiathèque, d’interventions en lycée, d’atelier d’écriture en prison, etc. Rien à voir avec que l’on appelle le « milieu littéraire », cette fable française que n’entretiennent que douze écrivains et cinq éditeurs mondains évoluant dans trois rues du sixième arrondissement. L’écrivain français lambda n’a pas du tout affaire à ce milieu germanopratin peuplé de fantômes que l’histoire balaiera bientôt.
    Écrire de la littérature, c’est avant tout s’exposer à vendre peu – écrire du développement personnel est un meilleur calcul économique. La grande majorité des écrivains contemporains ne vit pas de sa plume. Chacun se débrouille comme il peut : en bossant « à coté », ou en accumulant les travaux péri-littéraires, les piges, les résidences, les conférences, les débats plus ou moins rétribués. Une conférence en médiathèque peut rapporter 150 euros ou un peu plus.
    Certains auteurs gagnent parfois à la loterie des ventes. Moi j’ai gagné deux ou trois fois, ce qui, cumulé à mes droits d’auteur de théâtre, a fini par stabiliser ma situation. Mais le tout-venant n’en est pas là. Le tout-venant évolue dans une zone de non-rentabilité.
    En France, il y a encore une mythologie de la littérature, qui est d’ailleurs plus sûrement une mythologie de l’écrivain, romanesque, échevelé, et douloureux. Cette espèce de fierté française pour les Lettres est d’autant plus pathétique et mensongère que dans le même temps la littérature ne vend pas. Dans Ultra-Proust, Nathalie Quintane suggère que ce paradoxe n’en est pas un : c’est parce qu’il y a un mythe littéraire que la littérature peine à imposer son existence effective. C’est parce que Proust est saisi dans une mythologie que finalement très peu le lisent – sans compter les accents de salon de thé que prennent certains de ses thuriféraires.
    Cela dit, la littérature est structurellement, pour des raisons qui tiennent à son être même, minoritaire. Elle est par nature a-sociale, non valorisable par la société. En forçant un peu, je dirais qu’elle est d’essence anarchiste, quel que soit son contenu.
    Ce qui frappe en débarquant dans le champ littéraire, c’est qu’il est, du moins à ses postes principaux, totalement accaparé par la bourgeoisie – de la grande bourgeoisie droitière comme chez Gallimard à la petite bourgeoisie de gauche dans des structures inférieures. Les rapports de classes jouent au sein de la littérature elle-même et une fois qu’on a dit écrivain, on n’a rien dit. Il faudrait diviser immédiatement en sous-catégories sociales très hétérogènes.
    La réalité complexe du champ littéraire est intéressante et c’est vrai qu’elle est très peu documentée. Je pense qu’elle est même un peu occultée par les écrivains eux-mêmes. Peu d’entre eux rendent compte de leur situation sociale concrète, et pour cause : cette situation de faibles ventes et de non-viabilité économique est vaguement honteuse. La plupart des livres flottent dans une sorte de non-économie, ce qui les rend à la fois dérisoires et puissants. Cet anonymat parfois honteux, cette invisibilité, perpétue ce qui est le plus beau de la littérature : sa discrétion. Un livre c’est tout petit et ça ne fait pas de bruit. Ça attend sagement qu’on l’ouvre, et si on ne l’ouvre pas ça ne bronche pas. Magnifique stoïcisme de la littérature.
    G : De l’extérieur, on se dit que si des gens qui écrivent vont sur les plateaux télés ou à la radio, c’est parce qu’il y a un engagement politique derrière. Mais on pense rarement à l’aspect pratique de la chose, si vous y allez, c’est pour faire votre pub et vendre une poignée de bouquins.
    FB : C’est bien ça l’ambiguïté de ce statut. Il faut à la fois trouver du temps pour travailler sur ses livres et être une sorte d’auto-entrepreneur libéral, occupé souvent à prendre de la valeur sur le marché. C’est d’abord pour ça qu’on participe à des émissions. Et c’est aussi pour ça aussi que les plateaux sont si polis, disciplinés. Chacun tache d’y faire bonne figure, pour ne pas effrayer le chaland. Moi qui passe pour une grande gueule de plateau, je me trouve au contraire étrangement docile dans ces dispositifs audiovisuels. C’est qu’on est aussi pris dans une chaîne de productions qui incite à la « politesse » (autre nom, en l’occurrence, de la docilité). L’éditeur, l’attaché-e de presse, engagent l’auteur à être plutôt sympathique, plutôt souriant et bon client.
    Si je pouvais me passer de tout ça, je m’en porterais mieux. J’y travaille, mais ça prendra encore du temps. L’idée est de tendre à l’autonomie.

    G : Dans votre dernier livre, Histoire de ta bêtise, vous montrez que la bêtise, c’est quelque chose de plus significatif que simplement le fait de dire des conneries. Elle renvoie à une cause plus profonde. Vous pouvez nous expliquer ce que vous voulez dire par là ?
    FB : Le livre est parti de la dernière séquence présidentielle, qui fut un sommet en matière d’énoncés creux. Et puis j’ai extrapolé vers la classe qui produisait ce vide, cette « minorité audible » qui monopolise ou presque la parole médiatique. Le lexique bourgeois est très prodigue en mots qui n’ont clairement pas de contenu. Appelons ça le régime incantatoire de son langage. Donc la question est simple : qu’est-ce qui fait que des cerveaux valides produisent ce vide. Je fais alors de la bêtise un fait de structure, qui nécessité qu’on analyse celle-ci. Étudier la chimie de la bêtise de la bourgeoisie impliquait d’examiner à nouveau ce que bourgeois signifie.
    Pour explorer le lien de nécessité entre bêtise bourgeoise et condition bourgeoise, il faut revenir à l’affect maître de l’individu social nommé bourgeois, qui est de se persévérer dans son être bourgeois, de se maintenir. Dès lors, son lexique, ses énoncés servent essentiellement à la légitimation idéologique de sa condition (de ses avoirs et de l’ordre social qui les garantit). Évidemment cela restreint énormément le cadre de réflexion. La bêtise bourgeoise est, littéralement, une étroitesse d’esprit. Elle est corrélée au fait que le bourgeois s’impose un cadre de pensée étroit, défini par la volonté de garder et de justifier son cadre de vie. C’est en cela que je dis que le bourgeois est un « fait idéologique total ».
    Quand la pensée se fixe pour but de légitimer l’existant, elle ne va pas très loin. Au contraire, il me semble que la pensée, si elle mérite ce nom, a en soi un pouvoir de déstabilisation de l’existant, d’affolement de l’existant. C’est bien pour ça que bien des penseurs ont vu dans le bourgeois une sorte de contraire d’eux-mêmes. Et que chez Bloy, bourgeois se définit en gros par : ce qui ne pense pas.

    « Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve ! » (Bloy)
    La deuxième hypothèse s’appuie sur ce qu’on peut appeler l’éthos bourgeois. L’hypothèse étant la suivante : les mots de la bourgeoisie sont creux parce que cette classe est creuse. Je rappelle dans le livre que la bourgeoisie repose par définition sur un absentement du réel, qui est l’évaporation du geste de travail qu’elle extorque — le bourgeois possède, manipule, ou commercialise des objets dont il ignore le mode réel de fabrication (en général il préfère ne pas savoir). L’origine économique de la prospérité bourgeoise est l’origine de cette coutumière éviction de la réalité, de cette permanente dénégation.
    La bourgeoisie a aussi intérêt à occulter quelques données de la réalité qui, si elles étaient trop visibles, la mettraient en danger : le fait que sa situation repose sur un certain nombre de fables, la fable du mérite, la fable du « je me suis fait tout seul », la fable des « rencontres » et des « hasards » qui l’ont mené à sa situation (ce que Bourdieu appelle une « sociodicée », destinée à masquer l’implacable logique des places et de leur reproduction), etc. Si penser c’est saisir du réel dans des mots (ou produire du réel par les mots), le geste discursif de la bourgeoisie est à l’inverse : elle parle pour évincer le réel. D’où sa prodigalité en mots qui ne sont que des éléments de langage, ou des faits de communication. « On préfère l’ouvert au fermé » est une sorte de slogan de pub. Ceci en continuité directe avec l’éthos d’entreprise, fait de réunions qui consistent à dégager des mots-clé, comme autant de signaux sans contenus, de signifiants vides. Le domaine étalon de cette tendance, c’est évidemment la pub, qui s’est paré du nom de communication, mais qui est toujours de la pub, et qui est l’activité centrale du boutiquier. La bourgeoisie reste fondamentalement animé par ce que j’appelle une idiosyncrasie de commerçant. Peu importe ce que dit un mot, l’important c’est ce qu’il vaut (sur le marché).
    Lors d’une enquête collective sur Valenciennes — qui a donné un livre à paraître dans l’année —, je me suis penché sur la « serre numérique », qui est à la fois une école (des métiers du numérique) et un incubateur d’entreprises. Sur la façade en verre de ce grand bâtiment neuf et arrogant, des mots étaient couchés. On m’a expliqué qu’il y avait eu une grande réunion collaborative où chacun avait pu apporter son tribut verbal. Ce petit monde là s’habitue à penser par mots qu’aucune syntaxe ne lie. Or je ne suis pas sûr qu’on puisse articuler une pensée sans syntaxe.
    G : Deleuze dit quelque part que la bêtise, c’est « le symptôme d’une manière basse de penser ». Pour vous, ce serait plutôt, « le symptôme d’une manière creuse de penser ».
    FB : Je dirais étriquée plutôt que basse. C’est comme si vraiment, alors que la pensée ouvre sur l’infini, les bourgeois la restreignent à l’espace très étroit du calcul — du calcul d’intérêt. Évidemment sur ces bases on ne monte pas bien haut. A quoi s’ajoute la restriction de la morale. Car cette bourgeoisie cool est confite de morale, d’une morale qui est adossée au bon goût et au cool. Il y a ce qu’il est cool de penser (que les femmes doivent avoir la parité), et ce qu’il n’est pas cool de penser (que les armes doivent rester en vente libre aux États Unis). Qui pense hors du cool n’est pas fréquentable. Par exemple, puisque Bernanos a les pieds qui pataugent dans un antisémitisme catholique, et dans le royalisme, on évite de lire. On ne le sent pas, ce monsieur ; dans un dîner il ferait tache. Bernanos est un des plus grands écrivains du vingtième, mais il n’est pas cool, donc l’homo macronus l’ignore, ignore même qu’il l’ignore. Mais se trouve-t-il des grands écrivains cools ? La morale de la bourgeoisie, pétrie de cool, la prive peut-être de l’accès à l’art.
    G : Vous écrivez aussi dans Histoire de ta bêtise : « Tu peux être conjoncturellement de gauche, tu demeures structurellement bourgeois. » C’est une phrase qui résume bien votre bouquin : la politique n’est pas une question de choix individuel mais de structure sociale. C’est une phrase qui prend le contre-pied de la fable du vote, qui se base entièrement sur l’idée que chacun choisit librement et en toute conscience le candidat qui lui convient le mieux. On fait de la politique une histoire de libre-arbitre individuel, avec l’isoloir comme manifestation ultime de cette volonté d’occulter le fait que la politique est une affaire collective.
    FB : Ce qu’on peut appeler la pensée sociologique a un grand pouvoir de déstabilisation des valeurs bourgeoises. Le bourgeois a horreur de se voir ramener à son être social, encore moins à l’évidence que ses positions (au sens d’opinions) émanent de sa position sociale, etc. La sociologie sape l’individualisme qui sous-tend la pensée bourgeoise. Récemment, l’Obs m’a confronté à Raphaël Enthoven, et le dialogue a été musclé, parce qu’il niait son origine et sa constitution bourgeoises, ou pour le moins il niait qu’elle ait quoi que ce soit à voir avec le système d’opinions qu’il diffuse de livres en plateaux. Je lui demande alors d’où lui sont venues ses idées et il répond rudimentairement : « par les livres ». Enthoven n’occupe pas une position sociale, il habite les livres. Il s’est façonné comme intellectuel libéral à la seule force des yeux. Et que sa pensée coïncide strictement avec sa position, qu’elle soit tout entière occupé à la légitimer, ne le trouble pas. Pure coïncidence, dirait-il. La coïncidence est une branche du mythe des rencontres, par quoi la bourgeoisie décline sa pensée anti-sociologique, sa pensée magique, et, à la fin, son idéalisme.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 26 Fév - 22:25

    G : Qu’est-ce qui fait alors la force de la pensée bourgeoise ? Il me semble que c’est la manière dont elle s’adosse à des structures bien réelles de pouvoir qui sont devenues particulièrement visibles avec le mouvement des gilets jaunes : émissions radiophoniques et télévisées, éditorialistes, etc.

    FB : On repère très bien les média bourgeois. Le service public est à grosse dominante macronienne. Mais moins par intervention du prince -quoique des interventions, il y en ait- que par imprégnation « naturelle ». Au fond la plupart de journalistes en vue de ces chaînes étaient macroniens avant Macron. Léa Salamé n’a pas besoin que Macron ou sa garde rapprochée fasse pression sur elle, c’est une libérale centriste depuis toujours. Une macronienne sans le savoir. C’est alors que ces gens se croient sincèrement neutres et objectifs. Ils méconnaissent ce qui se dégage d’eux, et qui saute aux yeux de tout le monde, sauf aux leurs.
    Pour écrire Histoire de ta bêtise, l’organe officiel de la bourgeoisie « cool », Quotidien, l’émission de Yann Barthès, a été un matériau d’une grande richesse. Depuis que les gilets jaunes sont entrés en scène, c’est encore plus voyant : et vas-y que je tape sur Ruffin dès que je peux, et vas-y que j’invite Raphaël Enthoven à tour de bras, vas-y que je relaie les images de casse, que je m’apitoie sur des flics et des journalistes violentés. Et tout ça sous couvert de neutralité rigolarde. Au moins, en première page de l’Huma, il y avait la faucille et le marteau et sous le titre « organe officiel du parti communiste ». Les parti-pris étaient affichés. Le problème, c’est que avec Quotidien il n’y a pas écrit « organe officiel du macronisme ». D’ailleurs ces gens se récrieraient si on leur disait qu’ils sont de parfaits homo macronus.
    G : Si on vous suit, la bourgeoisie a un discours étriqué mais pourtant il est incroyablement fort socialement et politiquement parlant. On pourrait dire qu’elle doit inventer des fictions creuses, le storytelling du mérite par exemple, pour assurer sa position. Mais le romancier que vous êtes joue aussi sur le langage, invente des fictions. Alors quoi ? Fiction contre fiction ?
    FB : La grande différence étant que, quand je fictionne, je sais que je fictionne, et mon lecteur aussi. Alors que le bourgeois pense ne pas fictionner quand il se dit progressiste. Il croit vraiment que le mot désigne quelque chose.
    Un petit point sur la fiction, cependant. Un roman est tissé d’éléments fictionnels. Faire se rencontrer la Louisa et le Romain de En guerre est un caprice fictionnel, et pour cause dans le réel ils ne se rencontrent pas. Mais dès qu’on entre dans le vif du roman, dans la chair de l’écriture, c’est bien du réel qu’on manipule, triture, tord, sculpte, agence, réagence, etc. je décrète fictionnellement que Romain et Louisa se rencontreront dans un bar de nuit, mais pour écrire la scène et la rendre crédible, pour le nourrir, alors je dois m’appuyer sur le réel, sur ce que je sais de ces lieux, le souvenir que j’en ai si j’en ai, la documentation que je me donne si je m’en donne. La fiction trace les contours d’un contenu et définit une colonne vertébrale, mais la chair de la page est fournie avec le réel. La pratique du roman n’absente pas le réel, au contraire il le reconvoque, et peut-être même le rend beaucoup plus effectif que dans le reste de ma vie.
    G : Mais l’écrivain ne doit-il pas choisir un critère de réalité parmi d’autres ? On peut prendre l’exemple de Kundera : dès lors qu’il se donne un personnage, il s’efforce de suivre leur histoire en prêtant une attention minutieuse à leurs développements affectifs, et c’est cette réalité-là qui est travaillée. On pourrait lui reprocher la même chose que ce que vous dites d’Enthoven. Au contraire, vous semblez prêter spécifiquement attention à la réalité des personnages relativement à un type social. Pourquoi avoir choisi ce point de vue ?
    FB : En spinoziste de comptoir, je ne ferai pas de différence entre type sociologique et type affectif. Mon lieu d’écriture le plus constant, c’est la psycho-sociologie, ce lieu où la psychologie et le social s’imbriquent et à la fin s’indistinguent. Par psychologie j’entends : l’élucidation des forces qui agissent les êtres quand ils parlent, bougent, font, prennent des décisions (qui n’en sont pas, puisqu’elles sont agies). Nous sommes des machines, et simplement j’observe (ou considère) que dans la machinerie humaine la composante sociale est tout à fait déterminante. Parce qu’il est conditionné autrement -et peut-être conditionné par son anticommunisme assez légitime-, Kundera a tendance à minorer la composante sociale des phénomènes. Les types affectifs qu’il met en lumière sont relativement dissociées du corps social. Voilà ce qui fait la différence entre nos deux stratégies d’écriture. Même si je tiens à dire que des romans comme La blessure la vraie ou Molécules, bien que très ancrées, sous-jouent l’influence du corps social. Ça passe en dessous, comme on dit en théâtre.
    G : Il y a aussi sans doute une différence qui se joue dans ce que vous choisissez de raconter, et ce que vous éludez. Dans En Guerre, il y a ce passage drôle et triste à la fois : les deux personnages, Romain et Louisa, se rencontrent dans une boite, ils discutent mais sans que la conversation prenne. On a deux pages de gêne avant qu’une petite blague opère une connexion. En l’occurrence, Kundera ne raconterait un tel épisode : ce qui l’intéresse est ailleurs. Comment donc, vous, vous vous posez un problème ?
    FB : J’aime bien m’attacher à des situations : Romain et Louisa, qui ne devaient pas se rencontrer, se rencontrent dans une boîte suite à une conjonction de faits, et alors ils se parlent. C’est une situation, dont j’essaye de rendre compte de façon très précise. A ce niveau, on est dans l’infra-sociologie. Je ne suis pas un obsessionnel des types sociaux non plus : il y a une logique interne de la situation, une dynamique propre de l’interrelation et du dialogue. Deux corps très typés produisent une tierce réalité qui est la situation spécifique de leur rencontre. La notion de situation peut être au coeur d’un certaine imaginaire politique (des situationnistes au Comité invisible), elle est aussi au coeur de mes dispositifs narratifs. Une fiction me plaît si elle crée des situations, c’est à dire une unité d’espace temps où le réel semble se densifier. Comment se crée une situation ? Quand quelque chose dysfonctionne, piétine, dérape, coince. J’aime beaucoup l’embarras par exemple. Un maitre de la situation, en cinéma, c’est Ostlund. Mais relisant Lolita, je me suis dit que c’était très fort aussi sur les situations. Nabokov part de là c’est sûr. De cette unité là. Kundera est moins porté là-dessus. Je crois qu’il est davantage porté sur les idées que sur les situations — parce qu’une situation c’est une unité existentielle où bien des idées sont mises à mal, où tout se complique. Ecrire consiste alors à compliquer la vie (d’ailleurs un récit commence quand on complique la vie d’un personnage : il se rend en train à Limoges, et hop le train est détourné, le récit peut se déployer).

    G : Dans Deux singes, vous dites que vous avez vécu une transition importante dans votre œuvre et dans votre existence lorsque « la grande Histoire s’est émiettée en petits récits ». En quoi cette phrase est importante ? Est-ce que votre style réaliste s’adosse à une position philosophique, politique ? Il résout un problème ?
    FB : Si un titre de mes romans aurait pu servir pour tous les autres, c’est Molécules. Romancier, je me situe, dans un réel moléculaire, c’est à dire dans le détail. Ce qui s’écrit s’écrit dans les interstices des grands récits. J’essaye de reprendre la vie des gens par le moléculaire. Je dessine un plan moléculaire à base de gestes, de mots, de choses. On peut dire qu’En Guerre est un roman cerné par des postulats sociologiques et idéologiques très forts (notamment marxistes), mais rien ne s’écrit tant que je ne prends pas les choses à la petite échelle : dans chaque page un ou plusieurs personnages, même portés par des mouvements généraux, est confronté à une configuration précise. En guerre part d’ailleurs du macro-économique (les actionnaires américains, les fusions acquisitions) pour aller au micro (la maison de Louisa et Cristiano). Au début il y a le capitalisme mondialisé, il y a des délocalisations, des ouvriers sont virés, se mettent en grève, échouent, et c’est là que, très vite, l’un d’eux, Cristiano se distingue, se dégage, se dessine. Voici le personnage avec lequel la chose va s’écrire. Devant l’usine, plus de macro-économie qui tienne, on a affaire à un type qui, se bat avec des CRS, à sa fatigue précoce, à son mal de crâne, à son pote qui lui dit « bon aller rentre chez toi maintenant », à sa moto, à ce qu’il ressent sur sa moto, à son arrêt au McDo et à sa lente prise de conscience que s’il s’arrête là c’est moins par soif que pour retarder le moment de rentrer à la maison où sa copine l’attend, à laquelle il faudra dire que c’est foutu. Cristiano à ce moment se découvre honteux.
    C’est ce genre d’événements moléculaires qui m’intéressent. Après on peut en tirer les conclusions que l’on veut. J’espère d’ailleurs que des gens qui veulent penser trouvent là de la matière, mais ce qui me concerne avant tout c’est de narrer des segments de vie. Je suspends le bilan conceptuel qu’on peut en faire, bilan qui serait plutôt l’apanage de d’essai.
    Dans Fin de l’histoire, je racontais par le menu la conférence de presse de Florence Aubenas. Elle avait été séquestrée cinq mois au Proche Orient, après la seconde guerre d’Irak. A son retour, sa conférence de presse dure trois quart d’heure. Je la regarde en direct, et je trouve sa prestation éblouissante. C’est sur la prestation même, brève, qu’il me vient l’idée de faire un livre. Non pas sur les cinq mois qu’elle a vécus en Irak mais sur ces 45 minutes et le génie comique et éthique dont elle fait preuve. Donc je décris, et je commente minute par minute, comme pour un match, toutes les opérations de langage et d’humour. J’étudie dans le détail pourquoi c’est drôle parfois, pourquoi c’est éthiquement fort. D’un côté il y a la grande Histoire et les journalistes dans l’attente d’informations sur la situation au Proche Orient, ou d’un récit poignant. Mais ce n’est pas du tout ce qu’elle fait. A la place, elle détaille par le menu ce que c’était de manger telle chose, d’attendre dans le noir, de parer avec son guide. Un chef d’œuvre narratif.
    Il me semble que c’est l’opération fondamentale du meilleur de la littérature moderne, celle qui commence dans la seconde moitié du XIX et culmine peut-être dans la première partie du vingtième, mais n’a jamais cessé d’opérer : prendre les choses par la molécule. Ulysse de Joyce, c’est quand même une journée décrite sur 600 pages. C’est aussi la grande opération du nouveau roman, avec Nathalie Sarraute notamment, chez qui un trope, une expression, est l’occasion d’une dissection de 20 pages voire beaucoup plus. Dans le moindre oui ou le moindre non il y a un planétarium, il y a un monde.
    Le problème, c’est qu’ensuite lorsqu’on va à la radio ou à la télé parler d’un livre, on nous demande de le dénaturer puisqu’il faut le présenter en quelques minutes et, surtout en le ramenant à quelques grandes idées qui évacuent évidemment ce qui se joue textuellement, dans le détail du tissu. Moi dans ces cas là je donne le change, mais c’est une trahison par rapport à ce qu’il se passe dans la page. Certes Louisa et Romain dans En guerre incarnent la rencontre de deux classes sociales. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit de ce qui se joue réellement dans la page. La page, cette petite chose muette, est in-médiatisable. Le lisible n’est pas dicible, en tout cas pas dans ces conditions. Dans Deux singes, je raconte comment moi, vite imprégné de grandes idées (politiques), j’ai dans le même temps contracté assez tôt une méfiance sèche pour les grandes idées et les grands mots. Je pourrais le dire schématiquement : en moi le littéraire a fait contrepoids à l’idéologue.

    Victor Dubreuil, le dieu d’argent
    G : Au risque de faire des liens un peu vulgaires, on a l’impression que, dans Histoire de ta bêtise, la caractéristique de la pensée bourgeoise, qui est aussi celle de la pensée bourgeoise de gauche, c’est le régime de la généralité : ne pas s’intéresser à l’homme réel mais à l’homme universel, au peuple universel ; au prix d’écraser l’homme réel sous l’idée vague de l’universel.
    FB : Un des aspects du creux bourgeois, c’est la généralité brumeuse. Par exemple la bourgeoisie, qui n’a à la bouche que le populisme, envisagé comme repoussoir absolu, reproduit la même opération généralisante que les supposés populistes, en maintenant l’entité générale et creuse de « peuple ». Qu’on lui associe un signe positif comme les populistes lorsqu’ils parlent du très improbable « réveil des peuples » ou qu’on l’affuble d’un signe négatif comme la bourgeoisie, on induit que « peuple » désigne quelque chose. Alors que ça ne désigne rien — si ce n’est une réalité ethno-identitaire que la bourgeoisie, du moins en apparence, réprouve (en vérité elle brasse elle-même des identités substantielles, elle a une vision très identitaire des classes, mais je passe là-dessus).
    A 20 ans, je n’avais tiré du marxisme que le moins intéressant, à savoir le débord prospectif voire messianique du marxisme. Or ce n’est qu’à la marge que Marx produit une philosophie de l’histoire, un récit téléologique. Marx est grand quand il décrit, analyse, élucide. Une des choses qui me rend cette lignée théorique très aimable, c’est la culture de l’enquête. Une situation se présente — un nœud politique, un combat circonstancié — et alors on enquête pour voir quelles forces agissent au sein de la situation, et le rapport entre ces forces. La vision bourgeoise-cool des manifs actuelle en Algérie c’est : des gens sympas se lèvent contre des méchants dirigeants. Qu’on dégage Bouteflika, et l’Algérie accédera au bon système, c’est-à-dire à une démocratie du genre de la notre, libérale et parlementaire. Fin de l’analyse cool. Pendant ce temps, certains enquêtent au plus près, et divisent ces grandes entités de mauvais film édifiant en autant de forces contradictoires ou objectivement alliées. Une complexité se fait jour — et d’abord du pouvoir algérien, qui est bien évidemment pluriel et contradictoire, etc.
    G : Il y aurait une affinité de la littérature pour le concret ?
    FB : Le littéraire a la réputation inverse : porté sur les grands mots, les grandes idées, les grands récits, le romanesque. Or le roman s’est inventé contre le romanesque. Il organise même la butée du romanesque contre la réalité. De ce choc naît le récit moderne – au sens où le Quichotte initie la modernité. La pratique moléculaire que je décris précédemment est la radicalisation de ce geste augural. Un écrivain peut bien passer quinze minutes sur une phrase parce qu’il n’arrive pas à saisir le pli de la robe de la fille quand elle arrive pour son rendez-vous. C’est le même travail qu’un peintre qui passe trois heures sur une pomme. Cézanne ne peint pas l’idée de pomme, mais une pomme, système complexe de matière, de teintes, de reflets, etc.
    G : C’est aussi ce qui s’est passé avec Entre les murs ? A l’époque où les JT en parlaient trois minutes en l’étouffant sous les sigles des ZUP, ZEP, de « Oui c’est très difficile », un graphique camembert pour finir et hop. Alors que dans le film, et dans le livre, il y a tout un tas de scènes précises.
    FB : Au moment d’écrire, le projet était très conscient. Parfois, on ne sait pas trop ce que l’on fait au moment de se lancer, mais là je savais. Le livre s’est écrit contre ce qui se développait déjà à ce moment-là, les romans témoignages de prof, devenus un must éditorial à la fin des années 1990. Or ces profs ne témoignaient pas vraiment, ils discouraient. Ils ne faisaient pas que décrire, narrer, restituer la parole des élèves, ils commentaient. Il manquait les scènes, les gens, les corps, les affects. En France le débat sur l’école est saturé de grands mots, et je peux moi-même tomber dans ce vice, mais pas en tant que romancier. Entre les murs divisait ces idées par des situations, des petits faits quotidiens, souvent peu spectaculaires.
    A la sortie du livre, le chœur des récepteurs a voulu réaliser l’opération inverse. Chacun voulait faire dire quelque chose, alors même qu’on ne peut que difficilement y trouver un sens général au-delà de la somme de moments, de fragments de la vie scolaire. Encore le conflit intense entre le dire et le faire. Le romancier fait, il ne dit pas. Et quand le roman est parlé collectivement, c’est à dire quand il prend une existence sociale et non plus simplement littéraire (sa lecture, muette et a-social), alors on tache de convertir son faire en dire. Et alors tout est simplifié, idéologisé.
    Nombre de réactionnaires ont voulu faire dire à ces situations ce qu’ils désiraient qu’elles disent. Certains venaient me taper sur l’épaule pour me remercier d’avoir montré que les barbares sont à nos portes, c’était savoureux. Au contraire, les pédagos de gauche trouvaient de leur côté qu’il y avait beaucoup d’humanité dans ces classes-là. Je me suis retrouvé pris dans cet étau, et que j’ai plus d’affinités avec les seconds qu’avec les premiers ne change rien d’un point de vue littéraire.
    G : Mais le livre est-il vraiment dénué d’idées politiques ?
    FB : Non, parce qu’on n’y échappe jamais. Les idées politiques sont l’émanation d’un tempérament, et j’écris avec mon tempérament, donc ce que j’écris n’est pas vierge de particules politiques. Le livre est baigné d’une humeur dont la projection politique pourrait être identifiée. Par exemple on ne se tromperait pas de beaucoup en disant que ce livre exhale un parfum libertaire. Et peut-être d’ailleurs que l’opération moléculaire est une opération anarchiste. Au sens où Lordon parle de « condition anarchique », et dit que c’est la littérature qui en donne la meilleure incarnation. Si vous divisez, vous émiettez les valeurs, vous disséminez le sens, vous rendez les situations à leur fondamentale anarchie — à leur désordre, disons. Leur désordre a-signifiant. Leur désordre sans valeur.
    G : Est-ce que vous diriez que vous défendez ces positions idéologiques par le cynisme, souvent très drôle, qu’on retrouve assez souvent dans vos livres ?
    FB : Je l’ai dit : en moi le littéraire supplante le militant. Quand j’écris, je n’ai qu’une seule exigence : la page doit être chargée de vie. Et tant pis (tant mieux) si cette vie est en excès par rapport à mes options idéologiques, qui sont, j’y insiste, des faits de tempérament. Dans Au début, qui s’attache à des vies de femmes percutées par la naissance d’un premier enfant, un des 13 récits, inspirés du témoignage d’un ami, raconte une parentalité à quatre, un couple homo et un couple lesbien s’unissant pour faire un enfant. Je suis plutôt très bien disposé par rapport à ce genre d’aventures, qui sapent l’ordre patriarcal. L’hypothèse politique, joyeuse ici, c’est que la filiation peut s’inventer. Sauf que les choses se sont passées de telle sorte que la mère porteuse, militante lesbienne elle-même, a eu un grand retour de maternité. « C’est moi qui le porte donc c’est plus mon enfant que le vôtre ». Le tout a donc bien merdé, au moins les premières années. Le « naturel », que ces quatre là contestaient à juste titre, est revenu au galop.
    Je n’allais pas m’interdire de raconter ces faits passionnants sous prétexte que d’un certain point de vue ils desservaient la cause. En l’occurrence, le petit court-circuit dans le programme militant m’intéressait pas mal, parce que ce court circuit, c’était la vie même. Le réel c’est ce à quoi on se cogne, dit Lacan, mais c’est aussi, plus calmement, le petit caillou dans la chaussure des principes. A la fin, cela donne un récit qui ne servait pas objectivement la gauche, mais passionnant pour cette raison même.
    Je n’aime pas beaucoup les textes subordonnés à leur intention militante, à une intention de sens. Un des rares articles négatifs sur En Guerre est venu de Me’diapart, signée par une chercheuse en littérature de gauche, qui me reprochait de ne pas servir la cause. C’est que ce roman était plein de petits cailloux. Ma prolo, Louisa, avait intériorisé la doxa libérale et développait une religion de la souplesse, de la flexibilité. Un rêve de patron antisocial. Cela dérogeait au programme édifiant que je ne m’étais pas donné, mais que cette chercheuse aurait aimé que je me donne, dans la continuité de mes sorties publiques qu’elle s’étonnait de ne pas retrouver dans le roman. Il faut tenir l’art à l’écart non pas du politique, non pas du réel, mais des intentions idéelles, des intentions politiques et des postulats moraux. Il y a une morale de l’art, à toute étape d’une création des questions éthiques se posent, mais elles ne sont pas en continuité avec les polarités morales courantes. Si l’écriture se soumet à la morale courante, quelque chose ne se déploie pas, elle s’avance sous surveillance.
    G : Récemment Ruffin s’est fait attaquer, notamment sur Twitter, parce qu’il dit dans son dernier film qu’il ressent une haine charnelle envers Macron. Est-ce qu’il n’y a pas deux littératures comme deux manières d’envisager la politique, l’une qui se joue du côté de la vie et l’autre derrière un carcan moral qui a peur des corps et des affects ?
    FB : Ruffin a bien raison de porter le débat là, parce que c’est juste. Oui pour une part les faits sociaux sont des faits physiques. Seule la littérature peut prendre en charge cet aspect limite, cette hypothèse sulfureuse. D’ailleurs Ruffin a un tempérament très littéraire, ce qui fait sa spécificité. Même maintenant, malgré toutes ses activités, il prend du temps pour lire des romans. Ce tempérament littéraire le fait aller dans des zones affectives que le périmètre strictement politique occulte, et fait bien d’occulter.

    La « haine » de Ruffin dérange le Monde
    Histoire de ta bêtise irrite à ce point certains des lecteurs qui se reconnaissent dans le « tu » de « ta bêtise » parce qu’il flirte avec l’idée que toi, le bourgeois, tu as la tête de l’emploi, tu as le corps de ta position. Ta position t’a forgé une sorte de seconde nature, qui se voit, s’incarne. Oui il y a des gueules de bourgeois et des gueules de prolos — chacun en fait du reste fréquemment l’expérience et le constat. Il y a mille choses à dire sur Macron, mais on sera incomplet si on ne dit pas aussi qu’on n’aime pas sa tête. C’est peu agréable, mais quiconque montre sa tête dans l’espace public — je sais de quoi je parle — s’expose à ce genre de verdicts physiques. Moi aussi il y a tout un tas de gens qui n’aiment pas ma tête. La différence entre Emmanuel et moi étant que j’ai été un peu moins que lui éduqué dans l’idée que j’étais irrésistible. Donc je le prends moins mal que lui. Il est facilement vexable, ce garçon.
    G : A qui parle Histoire de ta bêtise ? Et pourquoi ? De loin, on pourrait se dire qu’il s’agit de donner mauvaise conscience au bourgeois, mais la mauvaise conscience n’a pas grand-chose de positif.
    FB : En général quand j’écris un livre, j’anticipe assez peu sur son effet ou son destinataire. Je me lance quand je pense avoir un bon livre entre les mains. Là, l’éditrice de Pauvert est venue me trouver après les présidentielles parce qu’elle cherchait quelqu’un pour faire un livre sur Macron. J’ai demandé 3 mois de réflexion, étant donné que Macron ne justifiait pas à soi seul un livre, et d’ailleurs je n’aurais rien dit de très nouveau sur lui. En revanche il me semblait que j’avais, par rapport à la bourgeoisie qui l’avait porté aux nues et au pouvoir, une position privilégiée et littérairement féconde : je l’avais fréquentée d’assez près pour bien la connaitre, et d’assez loin pour n‘avoir rien à perdre à la malmener en livre. Là encore c’est dans le détail que ça se joue. Dans le détails de ses mots, de ses moeurs, de ses pratiques esthétiques. Je n’ai pas lu souvent que Les Demoiselles de Rochefort est pour cette bourgeoisie là un film fétiche. Ou que sa branche intello, ou ce qu’il en reste, préfère Truffaut à Godard. Ni que le cool était si central dans la version contemporaine de cette classe multiséculaire Je pouvais donc tisser ces détails, et proposer quelques synthèses, comme le genre de l’essai y autorise et même y invite.
    L’accueil du livre est électrique, dans l’adhésion comme dans le rejet. Rien de si étonnant : le bourgeois qui se retrouverait totalement dans le livre ne peut qu’enrager. Comme dit dès l’ouverture : nul n’aime être pris dans des généralités. Le lecteur idéal de ce livre n’est donc pas le « tu » — ce tu est un faux destinataire. C’est celui qui, déjà convaincu de l’existence des classes et donc d’une classe dominante, y trouve à affiner ses vues, et peut-être aussi à les faire monter en théorie. Mais il y a plus intéressant, plus réjouissant : le bourgeois en voie de déclassement, ou tout simplement en voie de rupture avec sa classe, les deux pouvant être liés d’ailleurs. Le lecteur qui me dit se reconnaitre dans une page sur deux, parce qu’il a déjà un pied dehors. L’autre pied suivra, et peut-être que ce livre aura été un atome dans le système moléculaire qui a produit la force de la sécession. Cependant je doute que les sécessionnistes partent demain créer une ZAD. Cela dit, moi non plus.
    Sur un plan plus général, je suis toujours sceptique quant à l’utilité sociale des livres, quant à leur influence dans une situation politique donnée. Les livres sont des petits pinsons, faibles et inoffensifs. Même quand un livre a eu du succès, il vend à 20 000, dont 15 000 lecteurs déjà convaincus. Ce livre ne va pas compromettre la victoire de Macron aux Européennes. Ni l’avènement prochain d’un pouvoir cette fois explicitement libéral-autoritaire, que Macron en soit la tête de gondole ou non.
    G : Histoire de ta bêtise, c’est un livre pour hamonistes ?
    FB : Agathe Cagé, qui évolue dans l’orbite de Hamon, a fait le texte à la fois le plus négatif et le plus con sur le livre, dans le Magazine littéraire. J’imagine que c’est agaçant de s’entendre dire qu’on n’est pas de gauche, alors que vraiment on croit que le marché est jugulable, et que l’Europe peut devenir sociale si on se donne tous la main, et que la sociale-démocratie n’est pas périmée. Le hamoniste croit par ailleurs que sa composante bourgeoise est anecdotique par rapport à ses opinions dites de gauche, alors que je dis le contraire. Donc le hamoniste est fâché et court voter Place publique pour se venger. Et la farce continue..

    G : Le Comité Invisible dit quelque part qu’on a tous un flic dans sa tête. Est-ce qu’on a tous un bourgeois dans la tête ? Ecrire est-il un moyen d’exorciser ce bourgeois ?
    FB : Je répondrais oui à la première question et non à la deuxième. Nombre de textes qui m’attaquent tournent autour de l’idée que Bégaudeau serait en fait très embarrassé par sa bourgeoisie et tellement névrosé qu’il écrirait pour l’exorciser. Compliqué de répondre à ce genre d’accusation. La contredire revient à lui donner crédit. Donc je préfère laisser dire. J’ai ma pensée de derrière, comme dit Pascal. Je connais ma vie, comme dit moi-même.
    Par contre, et de même que Guattari dit qu’il y a un microfascisme, il y a sans doute aussi un petit bourgeois en chacun de nous. Et les particules bourgeoises en nous s’activent à chaque fois qu’on a peur, à chaque fois qu’on joue la sécurité de ce qui y est contre le danger de ce qui pourrait être. Et j’ai de telles particules en moi. Mais ça arrive aussi au prolo quand il veut vraiment garder son boulot, ce qu’on ne saurait lui reprocher. Même si son boulot est fatigant, dégradant, il va quand même essayer de se maintenir pour amasser de quoi acquérir un pavillon grâce à un emprunt sur quinze ans. Ma Louisa de En guerre est ainsi, et je n’ai aucun mépris pour cela. Si je venais de là d’où elle vient, j’en serais là aussi. Par contre, évidemment, ce genre de fantasmes ne fait que corroborer le devenir d’une humanité de petits propriétaires dociles.
    Je suis bourgeois quand il m’arrive de songer que je ferais bien d’arrêter de prendre position en faveur de la sortie de l’euro, qui mettrait en danger mon compte en banque. D’où cette interrogation dans Histoire de ta bêtise, et dans la lignée auto-analytique de de Deux singes, sur la chimie qui mène un sujet social à entretenir des opinions contraires à ses intérêts de classe. Il y a une réponse géniale et très couteuse pour des gens comme moi, celle de Žižek : la petite bourgeoisie intellectuelle adore se donner des idées radicales de subversion du capitalisme dans la mesure où elle sait bien que cette radicalité, en tant que telle, ne s’actualisera jamais. Quand on bénéficie déjà d’un certain confort, on peut tout à fait supporter l’inconséquence d’avoir des idées radicales. Cette première hypothèse n’en exclut pas d’autres moins grinçantes. Dans mon cas, il faudrait convoquer ce que j’appelle mon tropisme fonctionnaire (qui me rend naturellement assez peu enclin à des calculs de valorisation), et puis des origines prolos (petite paysannerie). Et puis il y a aussi ce que j’appelle ma perversité littéraire, qui me fait adhérer à une idée pour sa beauté, ou plutôt pour son intensité, au mépris de ses conséquences réelles. Pour qui aime la pensée, il faut bien reconnaître que ce qui s’est joué depuis deux siècles dans la pensée radicale est d’une grande beauté. Histoire de ta bêtise est un livre sur la pensée. Avec cette proposition : il n’y a de pensée que radicale. J’aime la pensée radicale parce qu’elle est un sommet de pensée.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 26 Fév - 22:27

    G : Pour finir, qu'est-ce que vous pensez de la production littéraire contemporaine ? Vous vous positionnez comment dans celle-ci ?

    FB : Il est très compliqué d’avoir une vision claire de la production littéraire contemporaine. Par contre, il est possible de voir comment fonctionne le marché littéraire, c’est à dire les livres les plus en vue, les mieux vendus. Ce qui est le plus facilement valorisable aujourd’hui, c’est ce que j’appellerais la littérature expressive. Une littérature qui dit (contradiction interne). Une littérature où un « je » narrateur, assez proche du « je » de l’auteur exprime des choses, avec souvent un horizon édifiant — la plupart de ces livres-là sont des livres de développement personnel qui ne disent pas leur nom.
    J’ai étudié ça dans un article qui passait au peigne fin la sortie littéraire de cette rentrée. Cette tendance est-elle un problème ? Oui si elle devient hégémonique, et façonne les gouts et les attentes au point de rendre le lectorat indisponible à la distance, à la littérature. Parce que ce qui se joue dans la littérature, c’est une disjonction entre les deux « je » de l’auteur et du narrateur.
    Je n’ai rien contre une littérature de l’expérience subjective rapportée, je la pratique moi même souvent (dans au moins trois livres). Mais il y une grande nuance entre le « je » qui s’exprime et le « je » qui s’imprime, c‘est à dire qui s’objective sur la page pour mieux s’examiner. Le « je » imprimé se met à distance pour se comprendre sèchement.
    Il y aurait de ça chez d’Édouard Louis, sauf qu’on voit bien chez lui que la vérité n’est pas le souci premier. Autre chose le travaille que la vérité, et ça l’amène à déformer les faits sans vraiment l’assumer. Par ailleurs il serait temps maintenant que, autobio pour autobio, il nous parle de ce qui est le fait de sa vie depuis dix ans : une incroyable propulsion sociale du quart-monde du Nord à la vie transfrontalière des smart-people. Voilà ce que j’aimerais qu’il raconte. Lui qui est tellement versé dans la sociologie, il faut absolument qu’il nous raconte ce parcours de transclasse, et ses conséquences. Comme son corps s’y adapte. Et puis qu’est ce que ça fait d’être adoubé par toute une partie de la bourgeoisie qui vote centre-gauche, et qui donc a « tué son père ». C’est en s’approchant de sujets chauds comme ça qu’il s’approchera de la bête littéraire. Car, pour décliner l’image fameuse de Michel Leiris, la littérature est un taureau qu’on prend par les cornes.



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