https://grozeille.co/la-bourgeoisie-est-dangereuse-pour-la-pensee-francois-begaudeau/
Grozeille : Quand on tape votre nom sur Youtube, une des premières vidéos sur lesquelles on tombe a pour titre : « François Bégaudeau, l’écrivain qui aimait les gilets jaunes ». Qu’est-ce que ça a encore comme connotation symbolique ce terme d’écrivain ? À quoi est-ce qu’il ressemble l’écrivain aujourd’hui ?
François Bégaudeau : J’ai évoqué ces questions dans mon Antimanuel de littérature, en 2008, et par la voie du roman, avec, La Politesse, qui suivait un auteur cheminant dans le champ littéraire, de Paris en Beaune, de Nantes en village du Lot, de maison de la radio en rencontres littéraires de Cassis. Le champ littéraire est fait de festivals du livre, d’entretiens en librairie ou en médiathèque, d’interventions en lycée, d’atelier d’écriture en prison, etc. Rien à voir avec que l’on appelle le « milieu littéraire », cette fable française que n’entretiennent que douze écrivains et cinq éditeurs mondains évoluant dans trois rues du sixième arrondissement. L’écrivain français lambda n’a pas du tout affaire à ce milieu germanopratin peuplé de fantômes que l’histoire balaiera bientôt.
Écrire de la littérature, c’est avant tout s’exposer à vendre peu – écrire du développement personnel est un meilleur calcul économique. La grande majorité des écrivains contemporains ne vit pas de sa plume. Chacun se débrouille comme il peut : en bossant « à coté », ou en accumulant les travaux péri-littéraires, les piges, les résidences, les conférences, les débats plus ou moins rétribués. Une conférence en médiathèque peut rapporter 150 euros ou un peu plus.
Certains auteurs gagnent parfois à la loterie des ventes. Moi j’ai gagné deux ou trois fois, ce qui, cumulé à mes droits d’auteur de théâtre, a fini par stabiliser ma situation. Mais le tout-venant n’en est pas là. Le tout-venant évolue dans une zone de non-rentabilité.
En France, il y a encore une mythologie de la littérature, qui est d’ailleurs plus sûrement une mythologie de l’écrivain, romanesque, échevelé, et douloureux. Cette espèce de fierté française pour les Lettres est d’autant plus pathétique et mensongère que dans le même temps la littérature ne vend pas. Dans Ultra-Proust, Nathalie Quintane suggère que ce paradoxe n’en est pas un : c’est parce qu’il y a un mythe littéraire que la littérature peine à imposer son existence effective. C’est parce que Proust est saisi dans une mythologie que finalement très peu le lisent – sans compter les accents de salon de thé que prennent certains de ses thuriféraires.
Cela dit, la littérature est structurellement, pour des raisons qui tiennent à son être même, minoritaire. Elle est par nature a-sociale, non valorisable par la société. En forçant un peu, je dirais qu’elle est d’essence anarchiste, quel que soit son contenu.
Ce qui frappe en débarquant dans le champ littéraire, c’est qu’il est, du moins à ses postes principaux, totalement accaparé par la bourgeoisie – de la grande bourgeoisie droitière comme chez Gallimard à la petite bourgeoisie de gauche dans des structures inférieures. Les rapports de classes jouent au sein de la littérature elle-même et une fois qu’on a dit écrivain, on n’a rien dit. Il faudrait diviser immédiatement en sous-catégories sociales très hétérogènes.
La réalité complexe du champ littéraire est intéressante et c’est vrai qu’elle est très peu documentée. Je pense qu’elle est même un peu occultée par les écrivains eux-mêmes. Peu d’entre eux rendent compte de leur situation sociale concrète, et pour cause : cette situation de faibles ventes et de non-viabilité économique est vaguement honteuse. La plupart des livres flottent dans une sorte de non-économie, ce qui les rend à la fois dérisoires et puissants. Cet anonymat parfois honteux, cette invisibilité, perpétue ce qui est le plus beau de la littérature : sa discrétion. Un livre c’est tout petit et ça ne fait pas de bruit. Ça attend sagement qu’on l’ouvre, et si on ne l’ouvre pas ça ne bronche pas. Magnifique stoïcisme de la littérature.
G : De l’extérieur, on se dit que si des gens qui écrivent vont sur les plateaux télés ou à la radio, c’est parce qu’il y a un engagement politique derrière. Mais on pense rarement à l’aspect pratique de la chose, si vous y allez, c’est pour faire votre pub et vendre une poignée de bouquins.
FB : C’est bien ça l’ambiguïté de ce statut. Il faut à la fois trouver du temps pour travailler sur ses livres et être une sorte d’auto-entrepreneur libéral, occupé souvent à prendre de la valeur sur le marché. C’est d’abord pour ça qu’on participe à des émissions. Et c’est aussi pour ça aussi que les plateaux sont si polis, disciplinés. Chacun tache d’y faire bonne figure, pour ne pas effrayer le chaland. Moi qui passe pour une grande gueule de plateau, je me trouve au contraire étrangement docile dans ces dispositifs audiovisuels. C’est qu’on est aussi pris dans une chaîne de productions qui incite à la « politesse » (autre nom, en l’occurrence, de la docilité). L’éditeur, l’attaché-e de presse, engagent l’auteur à être plutôt sympathique, plutôt souriant et bon client.
Si je pouvais me passer de tout ça, je m’en porterais mieux. J’y travaille, mais ça prendra encore du temps. L’idée est de tendre à l’autonomie.
G : Dans votre dernier livre, Histoire de ta bêtise, vous montrez que la bêtise, c’est quelque chose de plus significatif que simplement le fait de dire des conneries. Elle renvoie à une cause plus profonde. Vous pouvez nous expliquer ce que vous voulez dire par là ?
FB : Le livre est parti de la dernière séquence présidentielle, qui fut un sommet en matière d’énoncés creux. Et puis j’ai extrapolé vers la classe qui produisait ce vide, cette « minorité audible » qui monopolise ou presque la parole médiatique. Le lexique bourgeois est très prodigue en mots qui n’ont clairement pas de contenu. Appelons ça le régime incantatoire de son langage. Donc la question est simple : qu’est-ce qui fait que des cerveaux valides produisent ce vide. Je fais alors de la bêtise un fait de structure, qui nécessité qu’on analyse celle-ci. Étudier la chimie de la bêtise de la bourgeoisie impliquait d’examiner à nouveau ce que bourgeois signifie.
Pour explorer le lien de nécessité entre bêtise bourgeoise et condition bourgeoise, il faut revenir à l’affect maître de l’individu social nommé bourgeois, qui est de se persévérer dans son être bourgeois, de se maintenir. Dès lors, son lexique, ses énoncés servent essentiellement à la légitimation idéologique de sa condition (de ses avoirs et de l’ordre social qui les garantit). Évidemment cela restreint énormément le cadre de réflexion. La bêtise bourgeoise est, littéralement, une étroitesse d’esprit. Elle est corrélée au fait que le bourgeois s’impose un cadre de pensée étroit, défini par la volonté de garder et de justifier son cadre de vie. C’est en cela que je dis que le bourgeois est un « fait idéologique total ».
Quand la pensée se fixe pour but de légitimer l’existant, elle ne va pas très loin. Au contraire, il me semble que la pensée, si elle mérite ce nom, a en soi un pouvoir de déstabilisation de l’existant, d’affolement de l’existant. C’est bien pour ça que bien des penseurs ont vu dans le bourgeois une sorte de contraire d’eux-mêmes. Et que chez Bloy, bourgeois se définit en gros par : ce qui ne pense pas.
« Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve ! » (Bloy)
La deuxième hypothèse s’appuie sur ce qu’on peut appeler l’éthos bourgeois. L’hypothèse étant la suivante : les mots de la bourgeoisie sont creux parce que cette classe est creuse. Je rappelle dans le livre que la bourgeoisie repose par définition sur un absentement du réel, qui est l’évaporation du geste de travail qu’elle extorque — le bourgeois possède, manipule, ou commercialise des objets dont il ignore le mode réel de fabrication (en général il préfère ne pas savoir). L’origine économique de la prospérité bourgeoise est l’origine de cette coutumière éviction de la réalité, de cette permanente dénégation.
La bourgeoisie a aussi intérêt à occulter quelques données de la réalité qui, si elles étaient trop visibles, la mettraient en danger : le fait que sa situation repose sur un certain nombre de fables, la fable du mérite, la fable du « je me suis fait tout seul », la fable des « rencontres » et des « hasards » qui l’ont mené à sa situation (ce que Bourdieu appelle une « sociodicée », destinée à masquer l’implacable logique des places et de leur reproduction), etc. Si penser c’est saisir du réel dans des mots (ou produire du réel par les mots), le geste discursif de la bourgeoisie est à l’inverse : elle parle pour évincer le réel. D’où sa prodigalité en mots qui ne sont que des éléments de langage, ou des faits de communication. « On préfère l’ouvert au fermé » est une sorte de slogan de pub. Ceci en continuité directe avec l’éthos d’entreprise, fait de réunions qui consistent à dégager des mots-clé, comme autant de signaux sans contenus, de signifiants vides. Le domaine étalon de cette tendance, c’est évidemment la pub, qui s’est paré du nom de communication, mais qui est toujours de la pub, et qui est l’activité centrale du boutiquier. La bourgeoisie reste fondamentalement animé par ce que j’appelle une idiosyncrasie de commerçant. Peu importe ce que dit un mot, l’important c’est ce qu’il vaut (sur le marché).
Lors d’une enquête collective sur Valenciennes — qui a donné un livre à paraître dans l’année —, je me suis penché sur la « serre numérique », qui est à la fois une école (des métiers du numérique) et un incubateur d’entreprises. Sur la façade en verre de ce grand bâtiment neuf et arrogant, des mots étaient couchés. On m’a expliqué qu’il y avait eu une grande réunion collaborative où chacun avait pu apporter son tribut verbal. Ce petit monde là s’habitue à penser par mots qu’aucune syntaxe ne lie. Or je ne suis pas sûr qu’on puisse articuler une pensée sans syntaxe.
G : Deleuze dit quelque part que la bêtise, c’est « le symptôme d’une manière basse de penser ». Pour vous, ce serait plutôt, « le symptôme d’une manière creuse de penser ».
FB : Je dirais étriquée plutôt que basse. C’est comme si vraiment, alors que la pensée ouvre sur l’infini, les bourgeois la restreignent à l’espace très étroit du calcul — du calcul d’intérêt. Évidemment sur ces bases on ne monte pas bien haut. A quoi s’ajoute la restriction de la morale. Car cette bourgeoisie cool est confite de morale, d’une morale qui est adossée au bon goût et au cool. Il y a ce qu’il est cool de penser (que les femmes doivent avoir la parité), et ce qu’il n’est pas cool de penser (que les armes doivent rester en vente libre aux États Unis). Qui pense hors du cool n’est pas fréquentable. Par exemple, puisque Bernanos a les pieds qui pataugent dans un antisémitisme catholique, et dans le royalisme, on évite de lire. On ne le sent pas, ce monsieur ; dans un dîner il ferait tache. Bernanos est un des plus grands écrivains du vingtième, mais il n’est pas cool, donc l’homo macronus l’ignore, ignore même qu’il l’ignore. Mais se trouve-t-il des grands écrivains cools ? La morale de la bourgeoisie, pétrie de cool, la prive peut-être de l’accès à l’art.
G : Vous écrivez aussi dans Histoire de ta bêtise : « Tu peux être conjoncturellement de gauche, tu demeures structurellement bourgeois. » C’est une phrase qui résume bien votre bouquin : la politique n’est pas une question de choix individuel mais de structure sociale. C’est une phrase qui prend le contre-pied de la fable du vote, qui se base entièrement sur l’idée que chacun choisit librement et en toute conscience le candidat qui lui convient le mieux. On fait de la politique une histoire de libre-arbitre individuel, avec l’isoloir comme manifestation ultime de cette volonté d’occulter le fait que la politique est une affaire collective.
FB : Ce qu’on peut appeler la pensée sociologique a un grand pouvoir de déstabilisation des valeurs bourgeoises. Le bourgeois a horreur de se voir ramener à son être social, encore moins à l’évidence que ses positions (au sens d’opinions) émanent de sa position sociale, etc. La sociologie sape l’individualisme qui sous-tend la pensée bourgeoise. Récemment, l’Obs m’a confronté à Raphaël Enthoven, et le dialogue a été musclé, parce qu’il niait son origine et sa constitution bourgeoises, ou pour le moins il niait qu’elle ait quoi que ce soit à voir avec le système d’opinions qu’il diffuse de livres en plateaux. Je lui demande alors d’où lui sont venues ses idées et il répond rudimentairement : « par les livres ». Enthoven n’occupe pas une position sociale, il habite les livres. Il s’est façonné comme intellectuel libéral à la seule force des yeux. Et que sa pensée coïncide strictement avec sa position, qu’elle soit tout entière occupé à la légitimer, ne le trouble pas. Pure coïncidence, dirait-il. La coïncidence est une branche du mythe des rencontres, par quoi la bourgeoisie décline sa pensée anti-sociologique, sa pensée magique, et, à la fin, son idéalisme.
Grozeille : Quand on tape votre nom sur Youtube, une des premières vidéos sur lesquelles on tombe a pour titre : « François Bégaudeau, l’écrivain qui aimait les gilets jaunes ». Qu’est-ce que ça a encore comme connotation symbolique ce terme d’écrivain ? À quoi est-ce qu’il ressemble l’écrivain aujourd’hui ?
François Bégaudeau : J’ai évoqué ces questions dans mon Antimanuel de littérature, en 2008, et par la voie du roman, avec, La Politesse, qui suivait un auteur cheminant dans le champ littéraire, de Paris en Beaune, de Nantes en village du Lot, de maison de la radio en rencontres littéraires de Cassis. Le champ littéraire est fait de festivals du livre, d’entretiens en librairie ou en médiathèque, d’interventions en lycée, d’atelier d’écriture en prison, etc. Rien à voir avec que l’on appelle le « milieu littéraire », cette fable française que n’entretiennent que douze écrivains et cinq éditeurs mondains évoluant dans trois rues du sixième arrondissement. L’écrivain français lambda n’a pas du tout affaire à ce milieu germanopratin peuplé de fantômes que l’histoire balaiera bientôt.
Écrire de la littérature, c’est avant tout s’exposer à vendre peu – écrire du développement personnel est un meilleur calcul économique. La grande majorité des écrivains contemporains ne vit pas de sa plume. Chacun se débrouille comme il peut : en bossant « à coté », ou en accumulant les travaux péri-littéraires, les piges, les résidences, les conférences, les débats plus ou moins rétribués. Une conférence en médiathèque peut rapporter 150 euros ou un peu plus.
Certains auteurs gagnent parfois à la loterie des ventes. Moi j’ai gagné deux ou trois fois, ce qui, cumulé à mes droits d’auteur de théâtre, a fini par stabiliser ma situation. Mais le tout-venant n’en est pas là. Le tout-venant évolue dans une zone de non-rentabilité.
En France, il y a encore une mythologie de la littérature, qui est d’ailleurs plus sûrement une mythologie de l’écrivain, romanesque, échevelé, et douloureux. Cette espèce de fierté française pour les Lettres est d’autant plus pathétique et mensongère que dans le même temps la littérature ne vend pas. Dans Ultra-Proust, Nathalie Quintane suggère que ce paradoxe n’en est pas un : c’est parce qu’il y a un mythe littéraire que la littérature peine à imposer son existence effective. C’est parce que Proust est saisi dans une mythologie que finalement très peu le lisent – sans compter les accents de salon de thé que prennent certains de ses thuriféraires.
Cela dit, la littérature est structurellement, pour des raisons qui tiennent à son être même, minoritaire. Elle est par nature a-sociale, non valorisable par la société. En forçant un peu, je dirais qu’elle est d’essence anarchiste, quel que soit son contenu.
Ce qui frappe en débarquant dans le champ littéraire, c’est qu’il est, du moins à ses postes principaux, totalement accaparé par la bourgeoisie – de la grande bourgeoisie droitière comme chez Gallimard à la petite bourgeoisie de gauche dans des structures inférieures. Les rapports de classes jouent au sein de la littérature elle-même et une fois qu’on a dit écrivain, on n’a rien dit. Il faudrait diviser immédiatement en sous-catégories sociales très hétérogènes.
La réalité complexe du champ littéraire est intéressante et c’est vrai qu’elle est très peu documentée. Je pense qu’elle est même un peu occultée par les écrivains eux-mêmes. Peu d’entre eux rendent compte de leur situation sociale concrète, et pour cause : cette situation de faibles ventes et de non-viabilité économique est vaguement honteuse. La plupart des livres flottent dans une sorte de non-économie, ce qui les rend à la fois dérisoires et puissants. Cet anonymat parfois honteux, cette invisibilité, perpétue ce qui est le plus beau de la littérature : sa discrétion. Un livre c’est tout petit et ça ne fait pas de bruit. Ça attend sagement qu’on l’ouvre, et si on ne l’ouvre pas ça ne bronche pas. Magnifique stoïcisme de la littérature.
G : De l’extérieur, on se dit que si des gens qui écrivent vont sur les plateaux télés ou à la radio, c’est parce qu’il y a un engagement politique derrière. Mais on pense rarement à l’aspect pratique de la chose, si vous y allez, c’est pour faire votre pub et vendre une poignée de bouquins.
FB : C’est bien ça l’ambiguïté de ce statut. Il faut à la fois trouver du temps pour travailler sur ses livres et être une sorte d’auto-entrepreneur libéral, occupé souvent à prendre de la valeur sur le marché. C’est d’abord pour ça qu’on participe à des émissions. Et c’est aussi pour ça aussi que les plateaux sont si polis, disciplinés. Chacun tache d’y faire bonne figure, pour ne pas effrayer le chaland. Moi qui passe pour une grande gueule de plateau, je me trouve au contraire étrangement docile dans ces dispositifs audiovisuels. C’est qu’on est aussi pris dans une chaîne de productions qui incite à la « politesse » (autre nom, en l’occurrence, de la docilité). L’éditeur, l’attaché-e de presse, engagent l’auteur à être plutôt sympathique, plutôt souriant et bon client.
Si je pouvais me passer de tout ça, je m’en porterais mieux. J’y travaille, mais ça prendra encore du temps. L’idée est de tendre à l’autonomie.
G : Dans votre dernier livre, Histoire de ta bêtise, vous montrez que la bêtise, c’est quelque chose de plus significatif que simplement le fait de dire des conneries. Elle renvoie à une cause plus profonde. Vous pouvez nous expliquer ce que vous voulez dire par là ?
FB : Le livre est parti de la dernière séquence présidentielle, qui fut un sommet en matière d’énoncés creux. Et puis j’ai extrapolé vers la classe qui produisait ce vide, cette « minorité audible » qui monopolise ou presque la parole médiatique. Le lexique bourgeois est très prodigue en mots qui n’ont clairement pas de contenu. Appelons ça le régime incantatoire de son langage. Donc la question est simple : qu’est-ce qui fait que des cerveaux valides produisent ce vide. Je fais alors de la bêtise un fait de structure, qui nécessité qu’on analyse celle-ci. Étudier la chimie de la bêtise de la bourgeoisie impliquait d’examiner à nouveau ce que bourgeois signifie.
Pour explorer le lien de nécessité entre bêtise bourgeoise et condition bourgeoise, il faut revenir à l’affect maître de l’individu social nommé bourgeois, qui est de se persévérer dans son être bourgeois, de se maintenir. Dès lors, son lexique, ses énoncés servent essentiellement à la légitimation idéologique de sa condition (de ses avoirs et de l’ordre social qui les garantit). Évidemment cela restreint énormément le cadre de réflexion. La bêtise bourgeoise est, littéralement, une étroitesse d’esprit. Elle est corrélée au fait que le bourgeois s’impose un cadre de pensée étroit, défini par la volonté de garder et de justifier son cadre de vie. C’est en cela que je dis que le bourgeois est un « fait idéologique total ».
Quand la pensée se fixe pour but de légitimer l’existant, elle ne va pas très loin. Au contraire, il me semble que la pensée, si elle mérite ce nom, a en soi un pouvoir de déstabilisation de l’existant, d’affolement de l’existant. C’est bien pour ça que bien des penseurs ont vu dans le bourgeois une sorte de contraire d’eux-mêmes. Et que chez Bloy, bourgeois se définit en gros par : ce qui ne pense pas.
« Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve ! » (Bloy)
La deuxième hypothèse s’appuie sur ce qu’on peut appeler l’éthos bourgeois. L’hypothèse étant la suivante : les mots de la bourgeoisie sont creux parce que cette classe est creuse. Je rappelle dans le livre que la bourgeoisie repose par définition sur un absentement du réel, qui est l’évaporation du geste de travail qu’elle extorque — le bourgeois possède, manipule, ou commercialise des objets dont il ignore le mode réel de fabrication (en général il préfère ne pas savoir). L’origine économique de la prospérité bourgeoise est l’origine de cette coutumière éviction de la réalité, de cette permanente dénégation.
La bourgeoisie a aussi intérêt à occulter quelques données de la réalité qui, si elles étaient trop visibles, la mettraient en danger : le fait que sa situation repose sur un certain nombre de fables, la fable du mérite, la fable du « je me suis fait tout seul », la fable des « rencontres » et des « hasards » qui l’ont mené à sa situation (ce que Bourdieu appelle une « sociodicée », destinée à masquer l’implacable logique des places et de leur reproduction), etc. Si penser c’est saisir du réel dans des mots (ou produire du réel par les mots), le geste discursif de la bourgeoisie est à l’inverse : elle parle pour évincer le réel. D’où sa prodigalité en mots qui ne sont que des éléments de langage, ou des faits de communication. « On préfère l’ouvert au fermé » est une sorte de slogan de pub. Ceci en continuité directe avec l’éthos d’entreprise, fait de réunions qui consistent à dégager des mots-clé, comme autant de signaux sans contenus, de signifiants vides. Le domaine étalon de cette tendance, c’est évidemment la pub, qui s’est paré du nom de communication, mais qui est toujours de la pub, et qui est l’activité centrale du boutiquier. La bourgeoisie reste fondamentalement animé par ce que j’appelle une idiosyncrasie de commerçant. Peu importe ce que dit un mot, l’important c’est ce qu’il vaut (sur le marché).
Lors d’une enquête collective sur Valenciennes — qui a donné un livre à paraître dans l’année —, je me suis penché sur la « serre numérique », qui est à la fois une école (des métiers du numérique) et un incubateur d’entreprises. Sur la façade en verre de ce grand bâtiment neuf et arrogant, des mots étaient couchés. On m’a expliqué qu’il y avait eu une grande réunion collaborative où chacun avait pu apporter son tribut verbal. Ce petit monde là s’habitue à penser par mots qu’aucune syntaxe ne lie. Or je ne suis pas sûr qu’on puisse articuler une pensée sans syntaxe.
G : Deleuze dit quelque part que la bêtise, c’est « le symptôme d’une manière basse de penser ». Pour vous, ce serait plutôt, « le symptôme d’une manière creuse de penser ».
FB : Je dirais étriquée plutôt que basse. C’est comme si vraiment, alors que la pensée ouvre sur l’infini, les bourgeois la restreignent à l’espace très étroit du calcul — du calcul d’intérêt. Évidemment sur ces bases on ne monte pas bien haut. A quoi s’ajoute la restriction de la morale. Car cette bourgeoisie cool est confite de morale, d’une morale qui est adossée au bon goût et au cool. Il y a ce qu’il est cool de penser (que les femmes doivent avoir la parité), et ce qu’il n’est pas cool de penser (que les armes doivent rester en vente libre aux États Unis). Qui pense hors du cool n’est pas fréquentable. Par exemple, puisque Bernanos a les pieds qui pataugent dans un antisémitisme catholique, et dans le royalisme, on évite de lire. On ne le sent pas, ce monsieur ; dans un dîner il ferait tache. Bernanos est un des plus grands écrivains du vingtième, mais il n’est pas cool, donc l’homo macronus l’ignore, ignore même qu’il l’ignore. Mais se trouve-t-il des grands écrivains cools ? La morale de la bourgeoisie, pétrie de cool, la prive peut-être de l’accès à l’art.
G : Vous écrivez aussi dans Histoire de ta bêtise : « Tu peux être conjoncturellement de gauche, tu demeures structurellement bourgeois. » C’est une phrase qui résume bien votre bouquin : la politique n’est pas une question de choix individuel mais de structure sociale. C’est une phrase qui prend le contre-pied de la fable du vote, qui se base entièrement sur l’idée que chacun choisit librement et en toute conscience le candidat qui lui convient le mieux. On fait de la politique une histoire de libre-arbitre individuel, avec l’isoloir comme manifestation ultime de cette volonté d’occulter le fait que la politique est une affaire collective.
FB : Ce qu’on peut appeler la pensée sociologique a un grand pouvoir de déstabilisation des valeurs bourgeoises. Le bourgeois a horreur de se voir ramener à son être social, encore moins à l’évidence que ses positions (au sens d’opinions) émanent de sa position sociale, etc. La sociologie sape l’individualisme qui sous-tend la pensée bourgeoise. Récemment, l’Obs m’a confronté à Raphaël Enthoven, et le dialogue a été musclé, parce qu’il niait son origine et sa constitution bourgeoises, ou pour le moins il niait qu’elle ait quoi que ce soit à voir avec le système d’opinions qu’il diffuse de livres en plateaux. Je lui demande alors d’où lui sont venues ses idées et il répond rudimentairement : « par les livres ». Enthoven n’occupe pas une position sociale, il habite les livres. Il s’est façonné comme intellectuel libéral à la seule force des yeux. Et que sa pensée coïncide strictement avec sa position, qu’elle soit tout entière occupé à la légitimer, ne le trouble pas. Pure coïncidence, dirait-il. La coïncidence est une branche du mythe des rencontres, par quoi la bourgeoisie décline sa pensée anti-sociologique, sa pensée magique, et, à la fin, son idéalisme.