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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie Empty François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 17 Sep - 12:39

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_B%C3%A9gaudeau

    "Souvent pendant la campagne je t’ai trouvé bête.

    Je t’écoutais, et je pensais : comme c’est bête. Le penser n’était pas très correct de ma part. Pas très courtois et passablement hautain. Mais peut-on jamais réfréner une
    pensée ? Dépréciative ou non, une pensée me traverse comme un courant d’air. D’elle je suis aussi innocent que toi de tes mots, qui par ta bouche ne font que passer. Tu n’en es pas l’auteur. Tu es parlé, tu es pensé. À travers toi parle et pense une condition, une position sociale, une situation, dont il faudrait raconter l’histoire.

    Il faudra travailler à une généalogie de ta bêtise."

    "Et d’abord tu t’honorais d’aller voter. Voter était postulé, voter n’était pas négociable. Tu le claironnais comme un capitaine jure de couler avec son navire.

    Tu voteras jusqu’à la lie.

    Tu es le sujet idéal de la monarchie républicaine. L’élection par quoi le citoyen délègue et donc abdique sa souveraineté est le pic de jouissance de ta libido citoyenne. Sur ce point comme sur le reste nous sommes à fronts renversés. Tu tiens l’élection pour le lieu exclusif de la politique, je tiens que la politique a lieu partout sauf là. Je sors du jeu au moment où tu y entres. Nous nous croisons. En mars 2017 nous nous sommes juste croisés. Juste assez pour que j’attrape quelques phrases de toi, et qu’à cette table de gens de théâtre j’en vienne à songer : comme il est bête. Comme ses phrases et leur succession sont bêtes."

    "Tu es nombreux mais pas hégémonique comme certaine branche hostile le prétend. Tu n’es pas la pensée unique. Ta pensée, à supposer qu’elle mérite ce nom, est même minoritaire. Mais elle prend de la place. Tu te poses là. Tu es très visible. S’il existe des invisibles sociaux, tu es le contraire d’eux. S’il y a une majorité silencieuse, tu es la minorité audible. Dans les espaces en vue, c’est simple, on n’entend que toi.

    Chaque jour et à toute heure du semestre qui a précédé la victoire de ton candidat plus ou moins assumé, je t’ai entendu, dans chaque bar et sur chaque plateau, dégoiser ta peur.

    C’est la peur qui t’a surexcité. La boule dans ton ventre était de peur. La peur n’est pas une molécule négligeable dans la chimie de ta bêtise. La peur est bonne conseillère pour le chat livré à la nuit, elle renseigne ses sens et muscle sa prudence, mais il est plus douteux qu’elle irrigue le cerveau humain d’un sang fertile."

    "Pendant six mois, sur toutes chaînes et tous réseaux, tu as si souvent confié craindre le pire qu’il a pu sembler que tu le désirais. Or tu ne le désires pas exactement – ou alors dans un coin très reculé de ton système nerveux. Il n’est pas même exact que tu en chérisses la possibilité, comme l’enfant à chaperon rouge aime la possibilité du loup. Il t’est juste nécessaire que le pire soit possible et le demeure.

    À l’occasion du premier anniversaire de ce que tes éditorialistes ont appelé sans rire un chambardement, une de tes artistes organiques est revenue récemment sur la campagne, rappelant sa brutalité, sa violence (sic). Une bataille a été gagnée, respirait-elle, mais d’autres suivraient qu’il convenait déjà de préparer, dans quatre ans, alertait-elle, le danger resurgirait contre lequel nous devions fourbir déjà les armes, pour une victoire qui ne serait qu’une bataille et d’autres suivraient, qu’il convenait de préparer dès aujourd’hui, et ainsi de suite, des décennies que tu parles comme un hamster active sa roue, quarante ans que ta pensée tourne en boucle et tu voudrais que je ne la trouve pas faible."

    "Il y a comme ça plein de choses que, par un tour rhétorique semblable, tu dis ne pas comprendre. Tu ne comprends pas que la guerre persiste partout. Tu ne comprends pas qu’on abuse de la faiblesse d’un enfant. Tu ne comprends pas qu’une prolo de 18 ans choisisse de ne pas avorter. Tu ne comprends pas qu’on aime patauger dans la boue d’une ZAD. Tu es cette commerçante du docu historique de Watkins qui ne comprend pas que ses employées désertent sa boutique pour rallier la Commune.

    Prise avec une naïveté dont pour ma sérénité je me souhaiterais capable, ton incompréhension est saine comme l’humilité, belle comme le désarroi. Mais le désarroi n’est pas ton fort – tu as l’assurance des tiens. Ton incompréhension n’est pas une demande implicite d’éclaircissement. Tu ne cherches pas à comprendre. Je ne veux pas le savoir, dis-tu parfois à ton fils enlisé dans la justification d’un 8 en maths, mais dans bien d’autres situations ta tournure est à prendre à la lettre. Et cette fréquente volonté de ne pas savoir est un ressort essentiel de ta bêtise.

    Ton pas-comprendre exprime un tout-compris. En fait tu comprends tout. Tu affirmes. Tu juges. Tu juges indigne l’hésitation à faire barrage au pire."

    "Évidence que la casse sociale perpétrée par le macronisme et ses versions antérieures est la première pourvoyeuse du FN, moyennant quoi tu me demandes en réalité de contrer un effet en soutenant sa cause."

    "Si d’aucuns, te concernant, parlent à tort de pensée unique, c’est qu’ils s’expriment depuis ta droite et donc rechignent au lexique de la domination. Ta pensée n’est pas unique, elle est dominante. Elle est ce qui domine. Ce qui domine dans les faits. Ce qui ordonne le monde, le désordonne.

    Je suis né sous ton régime. J’ai grandi et évolué dans une société configurée par des rapports de classes et de force inférés du mode de production capitaliste. Si nocifs que tu les prétendes, ce n’est pas à Marine Le Pen et à ses affidés que mon quotidien se cogne. Ce n’est pas dans les coordonnées du fascisme que mon corps est paramétré. Ce n’est pas le fascisme qui détruit la petite paysannerie ; ce n’est pas une coalition de gouvernements d’extrême droite qui extermine les poissons, qui impose à tous le chantage à l’emploi, qui tôt le matin parque des corps amers et hagards dans des RER, qui impose à une caissière des journées 9‑13 / 17‑22, qui esclavagise la moitié de la planète pour mettre l’autre au chômage, transforme en GPS les ouvriers d’entrepôt, m’oriente par algorithmes, privatise la santé et les plages, flique les chômeurs, bourre les pauvres de sucre, bourre tout le monde de perturbateurs endocriniens, soustrait 100 milliards par an au fisc.

    Ce n’est même pas le fascisme, tiens, qui discrimine les Arabes à l’embauche, couvre les crimes racistes de ses flics, impose la tête nue à des lycéennes musulmanes, renvoie des migrants vers la guerre."

    "À cette objection ta réponse s’est répandue comme un sermon : pour l’instant l’eau du fleuve fasciste dort mais méfiance, le pire est presque sûr, la prochaine sera la bonne, etc. D’où la boule. Au ventre. Et l’urgence de prévenir la maladie, avant qu’elle ne se déclare.

    Selon ton habitude, tu te détournes de ce qui est au profit de ce qui pourrait être, tu spécules au lieu d’observer.

    Ce pli spéculatif entre pour beaucoup dans cette manière de vacuité que j’ai l’outrecuidance d’appeler bêtise."

    "Interrogé début 2018 par un animateur de télé organique, tu parles encore de « laisser sa chance » à Macron. Ce sauveur a déjà eu le temps de bousiller le Code du travail, de fragiliser l’office HLM, de supprimer l’ISF, d’entériner le CETA, de pérenniser le glyphosate, de vendre comme tout le monde des armes aux Saoudiens, et tu en parles encore comme d’une promesse, en t’outillant d’un lexique impressif, atmosphérique, humoral. Tu aimes, me dis-tu un soir en commandant un chardonnay, sa jeunesse et son positivisme. Puisque c’est positivité que tu veux dire, j’exhume l’oiseuse pensée positive de Raffarin, et je te demande : positif en quoi ? Positif pour qui ? Positif pour les poissons ou pour le plastique ? Pour les paysans ou pour la grande distribution ? Pour le travailleur licencié ou pour l’employeur débarrassé des prud’hommes ? Tu ne préciseras pas. Positif est ton dernier mot. Positif suffit. Une fois le réel congédié, ton discours peut se tisser de notions sans objet ni contenu."

    "Aussi sûr que la menace du pire justifie ton vote, le réac te justifie. Il faut des grossiers comme lui pour qu’en son miroir tu sembles fin, des incarnations du vieux monde pour que le tien passe pour nouveau. Votre numéro de duettistes est un chef-d’œuvre de complémentarité. Il aboie, tu t’indignes, il aboie contre tes indignations, tu te rindignes, il raboie. Il veut franciser ton prénom africain, tu démarres au quart de tour, il pouffe content de son coup, tu réclames son boycott, il jubile de cette censure, tu jubiles de l’assumer.

    Vous allez si bien ensemble.

    Vous parlez la même langue, usant du même lexique idéel. Tu aimes l’idée de métissage, il n’aime pas cette idée ; tu aimes le devoir de mémoire, il n’aime pas la repentance. Pendant deux heures vous vous invectivez autour de ces abstractions, le plus savoureux étant que vous le faites en vous revendiquant du réel : toi de celui de la mondialisation à laquelle il faut s’adapter, lui du pays réel des vrais gens oubliés par les bien-pensants angéliques. Tu l’appelles diable, il t’appelle bisounours, c’est rodé."

    "Le complotisme ne se définit pas, il se repère. Il est reconnaissable au fait que tu le reconnais. Tu as pour ça un flair aussi performant que celui du complotiste pour renifler le complot. Comme l’antisémite subodore le juif dans toute manœuvre bancaire, tu sens le complotiste dans une conférence sur le rôle des Américains dans la création de l’espace européen. Oui tout ça sent la théorie du complot. Tu te bouches le nez. L’anti-américanisme est un complotisme. Tu ne veux rien savoir des contreparties du plan Marshall. Tu ne veux rien savoir des manœuvres de Jean Monnet, tu n’entreras pas dans ce jeu, tu sais très bien où le délirant conférencier veut en venir. Tu les connais les complotistes et autres complotistes. D’ailleurs, le voisin du conférencier a déjeuné deux fois avec le cousin d’un ex-membre de France-Palestine Solidarité. Dans la reconstitution d’un réseau tu n’as d’égal que le traqueur de francs-maçons."

    "Qualifier de populiste un mouvement qui flatte les bas instincts xénophobes et racistes suppose que le peuple ait le monopole desdits instincts – ce qui, note Rancière, oblitère, outre le racisme d’État, le racisme dispensé par les classes supérieures dont passé et présent offrent maints exemples. Mais avant cela, prêter au peuple une sauvagerie propre, ou, par la fable symétrique des néo-orwelliens, une vertu propre nommée décence commune, suppose que le peuple ait une réalité substantielle. Or le peuple n’est pas une substance. Il n’y a pas le peuple, il y a des peuples, il y a des gens provisoirement agrégés en peuple par une situation, un mouvement, une persécution, une lutte, une cristallisation historique, un événement.

    Cette conception constructiviste et historique du peuple est le substrat de la gauche. La conception substantielle et essentialiste du peuple est celui du fascisme. Le mot populisme que tu accoles à l’extrême droite procède de son imaginaire. En l’étiquetant ainsi pour la condamner, tu la ratifies."

    "Aussi vrai que le procès en égalitarisme sert de cheval de Troie au procès de l’égalité, l’hostilité au populisme est le masque présentable de ce que Rancière appelle ta haine de la démocratie, coextensive à ta sainte terreur de l’irruption des gueux dans tes hautes sphères. Les prolos, tu les aimes comme les racistes aiment les Africains : chez eux. Tu les aimes s’ils restent à leur niveau, et les hais quand ils prétendent s’asseoir à la table du conseil d’administration de la société.

    Qui es-tu ? Qui est « tu » ? Tu es celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace ta place. Celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace sa place peut sans écart de langage être nommé bourgeois.

    « Tu » est un bourgeois.

    Tu es un bourgeois.

    Un bourgeois de gauche si tu y tiens. Sous les espèces de la structure, la nuance est négligeable. Tu peux être conjoncturellement de gauche, tu demeures structurellement bourgeois. Dans bourgeois de gauche, le nom prime sur son complément. Ta sollicitude à l’égard des classes populaires sera toujours seconde par rapport à ce foncier de méfiance. Dans bourgeois de gauche, gauche est une variable d’ajustement, une veste que tu endosses ou retournes selon les nécessités du moment, selon qu’on se trouve en février ou en juin 1848, selon le degré de dangerosité de la foule.

    Tu es de gauche si le prolo sait se tenir. Alors tu loues sa faculté d’endurer le sort – sa passivité. Tu appelles dignité sa résignation."

    "Bourgeois est périmé, est caduc. Au XIX e siècle passe encore, avant-guerre à l’extrême limite, haut-de-forme et casquettes, chemise blanche et bleu de travail, mais désormais tout est complexe comme dit Edgar Morin cité en séminaire de cadres, désormais la classe ouvrière est noyée dans la classe moyenne, les catégories sont brouillées, les clivages sont dépassés, le mur est tombé, nous sommes tous des êtres humains, tous dans le même bateau, et bon, il se trouve que tu es en cabine quand d’autres sont en soute, mais c’eût pu être l’inverse.

    Un soir que sur un plateau s’évoque le vote Macron comme vote bourgeois, tu t’inscris en faux. Toi tu as bien voté pour lui mais tu n’es pas bourgeois, tu n’as pas grandi de collège Montaigne en lycée Henri IV, tu n’es pas le fils d’un écrivain éditeur lui-même fils d’un riche homme d’affaires, tu n’as ni épousé une fille d’écrivain millionnaire ni fait un enfant avec une fille de grand industriel italien, tu n’es pas un sectateur de la démocratie libérale, un apôtre infatigable du monde libre, un pourfendeur assidu de la gauche sociale, un contempteur zélé de tout mouvement de masse, non tu n’es pas un intellectuel organique de la classe dominante, tu n’es rien de ce que tu transpires par tous les pores, et d’ailleurs tu ne t’appelles pas Raphaël Enthoven."

    "À son analyse de classes Zemmour ne donne aucun prolongement social. Sa sympathie pour « le peuple », voire « les peuples », ne lui sert qu’à incriminer la bourgeoisie béatement cosmopolite qui selon lui a assassiné sa maîtresse la France. Elle est purement stratégique ; elle s’arrête là où commencent les mouvements sociaux, qu’il ne soutient jamais, pas plus qu’il ne porte ses flèches éditoriales contre la loi travail, la flexibilisation des salariés, le management par la terreur, la dégressivité de l’indemnité de chômage. Les classes populaires l’intéressent pour autant qu’elles sont l’incarnation contingente d’un peuple français transtemporel, campé sur son génie, sur son destin historique de nation dominante. À la fin il ne défend les classes populaires que sur la foi de la passion identitaire et du racisme foncier qu’il leur prête. À la classe, sociale, historique, mobile, il préfère le peuple, territorial, substantiel, fixe. Le peuple est pour toi cette masse indifférenciée dont il y a toujours urgence à réfréner les ardeurs. Le peuple est pour lui cette masse indifférenciée sur laquelle un grand homme conquérant, et de préférence Bonaparte, gagne à s’appuyer. Tous les deux vous dites : le peuple. Et par extension : populisme – pour le revendiquer ou le conspuer, peu importe. Vos lexiques se recoupent, se soutiennent, m’excluent. Moi qui n’ai pas l’usage de pareils termes, je suis dans vos débats le tiers absent.

    Dans vos débats intra-bourgeois.

    Bourgeois est la synthèse d’une condition et d’un système d’opinions, celui-ci justification et défense de celle-là. Tu as les opinions de ta condition, les positions de ta position."

    "Je me suis parfois étonné de l’intérêt que tu portes à la politique dont tu n’as nul besoin, puisque le monde comme il va globalement te va. Seuls les perdants, m’égarais-je, seuls ceux que la marche régulière du monde accable devraient se soucier de politique, aussi sûr qu’une réforme de l’école devrait intéresser le seul cancre. J’oubliais que tu ne t’enquiers pas de politique mais de pouvoir, et donc des élections dont le pouvoir est l’unique enjeu. J’ai fait un jour remarquer au plus talentueux de tes écrivains organiques qu’il ne regardait l’époque que depuis les lieux de décision ; qu’aucun de ses trois romans à ce jour ne daignait se pencher sur la politique telle que pratiquée en bas, de la politique comme travail collectif d’émancipation ; qu’on n’y voit jamais des désobéissants civils héberger des clandestins, des écolos squatter un site dévolu aux déchets toxiques, des ouvriers fauchés par une faillite orchestrée rebondir en SCOP, des femmes de ménage d’un Holiday Inn vendre des gâteaux pour financer leurs trois mois de grève.

    Seule t’intéresse la conservation de ton pouvoir, et que ceux qui l’exercent garantissent tes avoirs, garantissent les banques quand leurs conneries les font faillir, garantissent ta prospérité."

    "C’est Rousseau renversé : la société est naturellement bien conçue, hélas quelques tristes sires la dénaturent. Quelques élèves mal enseignés dans des collèges mal managés finissent en prison. Quelques banquiers vénaux surendettent des insolvables et créent des bulles ravageuses. Quelques Pétain souillent nos valeurs. Quelques colonies.

    Cela s’est encore vu dernièrement : la sociologie t’irrite. Expliquer c’est excuser, as-tu fulminé, et ce pitoyable enfantillage masquait le fond de ta pensée. En vérité la sociologie t’irrite parce qu’elle te déstabilise, te fait trembler sur ton socle. Ses principes fondateurs contreviennent aux tiens, établissant le caractère construit, c’est-à-dire non-nécessaire et donc réversible, de toute organisation sociale. La sociologie désenchante ce qu’Illich appellerait ta vision enchantée de la société. Elle dissout ton rêve, casse ton jouet. Du coup tu t’excites contre elle, tu veux lui faire rendre gorge."

    "Au processus long qui mène au pire, j’ai beaucoup moins part que toi. Ce n’est pas moi qui ai fracassé la classe ouvrière du Nord et d’ailleurs. Ce n’est pas moi qui fais désormais profession, dans mes essais, de pointer la coupable indifférence de la gauche au fait religieux – et de sous-estimer l’islamisme. Ce n’est pas moi qui ai considéré, avec la caution de l’héritière de Publicis, que les dérogations à la laïcité souillaient la République plus que ses dix millions de pauvres. Ce n’est pas moi qui ai vissé l’islam au centre des débats depuis trente ans, y compris pour en faire valoir la branche éclairée. Tu as voulu parler de race, de culture, de religion, plutôt que de classe ? Paye l’addition. Je ne me sens pas concerné."

    "Il est bien vrai que toi tu penses en père. Même fils tu pensais en père. Tu te projetais comme père – de famille, de l’entreprise, de la nation. Je n’ai jamais pensé en père, pas plus aujourd’hui qu’hier. La société n’est pas ma famille."

    "Observons que ma non-paternité, en plus d’aggraver mon irresponsabilité et de me dispenser des sermons normatifs et des rendez-vous avec le proviseur pour forcer une inscription, réduit au minimum les gestes de consommation et les contacts avec les institutions, médecine école banque conservatoire de danse. Tout remonté soit-il contre la société, un homme, s’il est père, compose avec elle. La vie de famille embourgeoise l’habitus, ma non-vie de famille prolonge un habitus étudiant dont il fut très clair très tôt – et pourquoi fut-ce si clair si tôt ? – que je ne ferais rien pour m’en arracher."

    "Observons que ma non-paternité, en plus d’aggraver mon irresponsabilité et de me dispenser des sermons normatifs et des rendez-vous avec le proviseur pour forcer une inscription, réduit au minimum les gestes de consommation et les contacts avec les institutions, médecine école banque conservatoire de danse. Tout remonté soit-il contre la société, un homme, s’il est père, compose avec elle. La vie de famille embourgeoise l’habitus, ma non-vie de famille prolonge un habitus étudiant dont il fut très clair très tôt – et pourquoi fut-ce si clair si tôt ? – que je ne ferais rien pour m’en arracher."

    "Il est bien vrai, et crucial, que j’avais les moyens de cette distance. Le cumul de mes droits d’auteur et piges me préservait du besoin et donc d’une dépendance à toi qui à terme se fût immanquablement convertie en allégeance, le besoin finissant par se prendre pour une affinité, la nécessité pour une vertu – c’est ainsi que sans forcer, tout en nonchalance, tu achètes notre silence, notre complaisance. S’agissant de toi, mes idées, mes sensations, non biaisées par la subordination économique, sont restées claires, sont restées clairement réfractaires. Tu m’es témoin qu’en général j’ai écourté nos entrevues ; qu’à la sociabilité obligée – un éditeur ne sait pas sceller un contrat sans déjeuner – je n’ai jamais offert un prolongement amical.

    Avec toi je n’ai pas donné suite."

    "Parmi toi je n’ai rencontré aucun amateur de punk-rock – tout juste parfois une tendresse hautaine pour cette belle énergie rebelle, celle qu’on porte à un petit garçon turbulent.

    Notre discorde est physiologique.

    Un jour dans l’émission susnommée, tu as plaisanté sur le physique de photo de camionneur de Karine Viard, et moi qu’elle érotise j’ai pensé : je suis un camionneur. Les corps populaires m’agréent parce que pour une part j’en procède. En les désirant c’est mon corps populaire que j’active. Je n’ai pas résisté à ton charme par loyauté morale à mes origines. Je n’ai pas, à proprement parler, résisté. Irrésistiblement j’ai suivi ma pente. Mon corps où persistent des particules populaires a déroulé son programme."

    "À l’inverse de nos parents finalement loyaux au jeu social, aucun destin professionnel ne nous semble viable. Nous ne voulons pas travailler, a minima nous ne voulons pas du marché. Nous passerons des concours de la fonction publique par défaut et pour manger. Ou nous ne passerons rien et nous vivrons de peu. Dans tous les cas nous serons joyeux et en colère.

    À la jonction de la joie et de la colère, de l’inconséquence et de l’implication, de l’indifférence immature et de la raison émancipatrice, nous lisons. Je lis beaucoup plus que je ne lutte. Lire est ma façon, certes bien commode je l’ai longuement raconté par ailleurs, de lutter. En satellite de ma planète littéraire où le roman règne, je lis les grands textes critiques de la seconde moitié du XX e, demi-siècle d’or de la pensée française, et c’est chargé de ce gros bagage que j’arrive à toi à l’aube des années 2000. Tu ne feras pas contrepoids. Tu ne fais pas le poids. Tes intellectuels organiques ne pèsent pas lourd face à mes intellectuels critiques."

    "L’intellectuel est celui qu’une pensée émeut davantage qu’un panorama de montagne – comme le mathématicien s’exalte devant un théorème, le mécanicien devant un moteur de
    Lamborghini. Celui pour qui, dit Hegel, « même la pensée criminelle d’un bandit est plus grande et plus noble que toutes les merveilles du ciel ». Pour qui la pensée a une consistance propre, matérielle, qui relègue au second plan la matière à laquelle elle renvoie. Je suis donc le genre de type qui peut rêver des années sur la sortie de l’euro sans jamais songer que le bordel subséquent fragiliserait ses rentes.

    Je ne suis pas désintéressé, je suis tordu, je suis bizarrement foutu. Contre mes intérêts directs je privilégie des intérêts obliques comme le gain d’euphorie quand je m’embarque dans un développement complexe et lumineux, quand une formulation fait l’effet d’une torche qui, comme pointée sur un renard planqué derrière la nuit, éclaire un point de réel. Ce n’est pas une hauteur de vue, c’est une complexion ; une complexion elle-même conditionnée. L’intellectuel n’est pas plus né dans la pensée que dans un chou. Il a été coulé dans un moule sans usage."

    "La fin des idéologies dont tu rebats mes oreilles depuis la maternité, c’est la fin du communisme. Qui se fête, et tu ne t’en es pas privé, car, les idéologies finissant, les gouvernants-managers peuvent enfin régir le pays en toute rationalité, sanzidéologie. La fin des idéologies c’est le début de toi, capable de diagnostics non faussés par les biais cognitifs du dogme. Toi tu es pragmatique, tu administres sans a priori, butinant à droite et à gauche des solutions qui marchent en concertation avec des collaborateurs qui n’ont de religion que celle du résultat. Toi tu fais de l’économie, pas de l’idéologie. Tout ce prêche étant délivré dans l’ignorance plus ou moins feinte qu’il n’y a pas opinion plus ajustée à une position de classe, la tienne, que celle qui professe la fin des opinions ; qu’il n’y a pas de chant plus idéologique que celui de la fin des idéologies.

    L’idéologie c’est toi. Marx a inventé le concept pour toi. La moindre de tes prises de position exprime et révèle ta position. Tu ne me surprends jamais. Tu es d’une constance admirable."

    "L’union fait la force du pouvoir. C’est le dominant en toi qui chante la ritournelle de la nécessité de transcender les clivages. Tu parles en propriétaire – de la maison France, de la tienne. Un propriétaire non pervers ne souhaite pas la dégradation de ses murs. S’il y donne une réception, il s’assure qu’aucune bagarre n’éclate. À deux avinés qui se prennent le col, il explique que la vodka les égare, que leur opposition est illusoire, qu’on gagnera tous à s’asseoir autour de la table pour faire converger les compétences vers la réussite de cette soirée montée pour conforter l’hôte dans son fauteuil.

    La célébration autoréalisatrice de la fin des idéologies est l’idéologie de ceux qui, ayant tout à perdre, craignent le potentiel destructeur des conflits. Tout ce qui pense en toi est pensé pour conserver."

    "De quoi ta mixité est-elle vraiment le nom ? Nomme-t-elle ton désir que tes enfants côtoient des petits pauvres issus de l’immigration ? C’est l’inverse. Tu rêves que des petits pauvres issus de l’immigration, dont le confinement communautaire t’inquiète plus que le tien, côtoient tes enfants. À ton contact, les petits pauvres se stabiliseraient, s’adouciraient. Du moment qu’ils demeurent minoritaires. On connaît tes ruses pour contourner la carte scolaire quand ton quartier n’est pas encore assez gentrifié. Et on commence à comprendre que ton vœu de mixité est un vœu d’ordre.

    Tes protestations d’antiracisme participent, pour une part que je te laisse quantifier, d’un calcul spontané de personne en charge ; en charge de la paix civile qui assoit ton magistère. Diviser pour mieux régner, dit-on, mais toi tu règnes aussi par la concorde – dût-elle, le cas échéant, se soutenir d’un ennemi extérieur et de préférence moyen-oriental.
    Tu ne veux pas de scandale, tu ne veux pas de conflits. L’hostilité des Blancs envers les Arabes, des Noirs envers les Jaunes, des cathos tradi et des Arabes envers les juifs, crée des zones de tension, et la tension, outre qu’elle gâche des énergies que l’entreprise France gagnerait à optimiser, peut dégénérer en désordre, et le désordre en casse, or le matériel est à toi.

    Tu nies la conflictualité pour la faire disparaître. Tu exorcises les discordes dans ta poésie du vivre-ensemble. Tu le célèbres pour qu’il se réalise – et que la paix soit avec toi. Lancés sur ce chant, tes agents culturels et politiques parlent de faire société, de faire nation, de faire du nous, de nous rassembler autour d’un projet commun. Ce salmigondis unanimiste est la traduction citoyenne de l’esprit corporate de tes boîtes, lui-même imprégné de management sportif, lui-même emprunté à la langue de corps de garde. Ta pulsion conciliatrice a un soubassement autoritaire, et ton président progressiste un fond bonapartiste.

    Manifestant ta tolérance aux minorités, tu escomptes un retour de tolérance. Tu leur montres du respect pour les tenir en respect, comme un explorateur amadoue une tribu amazonienne en agitant un mouchoir. Tu condamnes le racisme des Blancs, le racisme des bourgeois ringards, parce qu’il risque d’énerver les Noirs et les Arabes contre toi. Le bourgeois ringard s’emporte, il jette delhuilesurlefeu en stigmatisant. Toi tu calmes le jeu."

    "Les grandes écoles où tu te reproduis lancent des programmes égalité des chances. L’illusion d’une chance égale achète le silence des perdants. Le pauvre ainsi soutenu ne peut plus se plaindre, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, il a eu sa chance.

    Tu appelles équité ce pastiche d’égalité.

    Aussi bien, tu offres refuge aux élèves périphériques les plus dociles dans des internats d’excellence où ils potasseront tes concours. Tu veux intégrer, tu veux être inclusif, tu offres aux pauvres les plus disciplinés l’aubaine de devenir toi. Mais si chacun devient toi, tu ne seras plus distinct – et qui ramassera les poubelles ? Il faut donc que tous réussissent mais pas tous. L’école te sert de trieuse, elle est un casting géant dont tu tires, selon un numerus clausus officieux, une poignée de pauvres méritants.

    Méritant d’accéder à ton rang."

    "Avec un frotteur dans le métro tu as essayé de dialoguer, m’as-tu raconté. Il profitait du tassement de l’heure de pointe pour se coller à ton cul, tu ne l’as pas giflé, tu l’as rattrapé dans le couloir pour lui demander quelle pulsion l’avait pris, quel plaisir il y trouvait, et s’il mesurait le traumatisme qu’il pouvait provoquer. Tu donnes dans la psychologie, toute ta modernité est là. Tu as l’intelligence progressiste de savoir la manière forte inefficace. Entre la droite dure et toi, il y a d’abord une opposition de méthode. À son hard power tu préfères le soft. Pour circonvenir les gueux, tu les soignes. La bourgeoisie de fer est un flic, ta bourgeoisie de velours est un médecin. Un éducateur. Tu n’accables pas le pauvre, tu l’éduques. Tu ne le punis pas, tu l’aides à intégrer le cercle des gens raisonnables comme toi.

    Toi, tu es dans l’écoute. Il faut savoir entendre, ressasses-tu en écho à Cyrulnik, dont, grand mal te fasse, tu préfères les livres aux miens. Dans ton bureau de DRH, tu sais entendre les requêtes d’un licencié. Tu ne le recaseras pas à 500 kilomètres de l’usine délocalisée sans son accord. Pour toi, le dialogue importe avant tout. Maintenir le dialogue. Comme un négociateur du GIGN avec un forcené.

    Tu manages doux : un excès de dureté ferait fuir les pauvres, et alors tu ne réponds plus d’eux. Tes agents culturels et politiques veulent du lien social, veulent faire lien, car un pauvre détaché est livré à lui-même, c’est-à-dire en danger mais surtout dangereux. Un pauvre hors de vue est livré à ses instincts, on ne peut plus jurer de lui, de sa civilité, de sa docilité, il peut se retourner contre toi. Les 200000 élèves sortis chaque année du système scolaire sans rien t’interpellent. Tu t’inquiètes pour eux, pour toi. Ton inquiétude pour le radicalisé est la figure radicale de cette peur."

    "Tu as envie de te rendre utile. À la société, faut-il comprendre, mais donc à toi. Un jour, croyant établir une complicité avec moi, tu m’apprends que tu fais partie de la réserve républicaine. Tu t’arrangeras pour te libérer de ton agence de communication de crise quelques heures par mois que tu offriras à des classes de Seine-Saint-Denis, auxquelles tu raconteras comment toi aussi tu fus un jeune rebelle avant de voyager partout dans le monde et de mesurer le prix de notre pays et le prix de ses valeurs, qu’alors tu t’es promis de toujours protéger. Revendiquer est juste si c’est dans un souci de préservation et non de destruction.

    À ce moment de la messe, tu pourrais citer Alain Finkielkraut citant Camus, toujours la même phrase sur le monde qu’il ne s’agit plus de défaire, mais d’empêcher qu’il se défasse. Voici que ton repoussoir réac et toi, œuvrant de concert à ce que les coutures de la société ne craquent pas, vous vous découvrez du même côté.

    Du même côté du manche."

    "Pendant mes années prof, c’est souvent que tu m’applaudissais d’exercer ce métier admirable et si utile. Mais alors pourquoi n’avoir jamais envisagé de l’exercer ? Pourquoi t’être inscrit dans une école de commerce des Hauts-de-Seine plutôt que dans une fac de sciences humaines bourrée d’amiante ? Pourquoi avoir bifurqué vers la communication à la fin de ton cursus de lettres ? Tu as perdu une occasion unique d’être admirable.

    Surtout, tu adorais que je te rassure sur le compte des élèves sensibles. Tu voulais m’entendre dire qu’ils étaient récupérables, éducables, corvéables. Tu te jetais sur Entre les murs, tu en redemandais sur leur drôlerie, leur vivacité, leur énergie, car s’ils étaient drôles, vifs et énergiques, ils étaient encore parmi nous, on ne les avait pas encore perdus, ils n’étaient pas encore tout à fait disposés à t’égorger."

    "Il faut être un bourgeois pour s’astreindre, vis-à-vis des pauvres, à des marques de respect que deux égaux n’ont nul besoin de se témoigner. Mon amie Joy, bourgeoise sauvée par une lucidité si peu bourgeoise, se navre parfois du supplément de politesse qu’elle réserve spontanément aux classes inférieures. Zèle de nantie. Suramabilité de dame patronnesse. Marqueur de classe. Malédiction. Joy maudit sa naissance. Toi tu la vois comme une chance que tu souhaites à tous. Un monde parfait serait peuplé de toi."

    "Tu n’aimes pas les étiquettes parce que tu n’aimes pas qu’on t’étiquette. Tu n’aimes pas être reconnu pour ce que tu es.

    Si ce n’est par tes pairs."

    "L’identité est un carcan, une prison. Tu es universel, tu es multiculturel, tu es transfrontalier, tu adores New York. Et les quartiers bigarrés de Paris que comme moi tu blanchis en y prenant tes quartiers.

    Qui, à part moi, pourrait ne pas louer ton ouverture au monde ?

    À part moi qui vois dans ton refus de l’identité un refus d’être identifié ?

    Du postulat salutaire et juste que l’identité est une fable, que l’on n’est jamais identique à soi, tu infères joyeusement que tu n’es pas bourgeois. Ou que tu l’es entre autres choses. Tu l’es par moments. Comme tout un chacun. On est tous un peu bourgeois, philosophes-tu, et alors bourgeois n’est plus une position sociale mais un bénin défaut partagé, l’autre nom d’un conformisme pépère transversal aux classes.

    Ainsi certains riches ne sont pas du tout bourgeois, qui prennent des risques pour monter leur boîte, plaquent tout pour s’installer à Berlin, épousent une femme de vingt-cinq ans plus âgée, s’adonnent au parapente. Cependant que certains prolos sont très bourgeois dans leur tête. Certains sont même très étriqués, très près de leurs sous.

    Surtout en fin de mois.

    Que ta soudaine découverte des problématiques de race ou de genre ait eu ou non pour objectif mûri d’occulter le clivage de classes ; que les plus chevelus de tes intellectuels organiques aient sciemment ou non lancé SOS Racisme pour diviser les milieux populaires ; que le débat tourbeux sur le mariage gay ait été opportunément ou non lancé au moment des plus gros cadeaux fiscaux au patronat, le fait objectif est là : même si race et classe se recoupent en partie, même si l’Arabe discriminé est rarement émir, la promotion d’un paradigme a évacué l’autre. Pour toi le bénéfice est, sinon recherché, effectif.

    Ton mot d’ordre, ton mot visant à la préservation de l’ordre est : tout sauf les classes. Tout sauf cette découpe-là du réel. Tout le reste tu peux le digérer. Les questions de genre et de race, du moins telles qu’assimilées par toi, ne menacent pas tes positions."

    "Ainsi perçu, ainsi filtré, le migrant traîne de camp en camp un malheur pur, sans cause. Tellement victime que victime de rien ; victime du sort. La guerre qui l’a expatrié, tu ne cherches pas à savoir qui la mène et dans quel but. Aussi bien, tu n’examines pas longtemps quelles forces causent les dérèglements environnementaux qui produisent le réfugié climatique. Envisagé par le petit bout de la morale, le bout auvergnat (qui sans façon), la cause des migrants peut se soutenir sans heurter l’ordre capitaliste, sans mettre au jour le fait impérialiste. Coûteuse en temps et en énergie – sois-en remercié –, elle est à peu de frais politiques. Elle a même pour bénéfice connu (pour but, disent certains de mes amis) de substituer à un heurt dominés-dominants un dilemme accueil-fermeture qui brouille les cartes, brouille les classes, et sur lequel tu te plais à observer que les prolos sont souvent beaucoup plus réacs que toi. Aubaine : si le prolo est facho, toi bourgeois tu peux te dire de gauche. Et triomphalement découpler la pensée de la condition sociale."

    "Tes leçons à longueur de tribunes sont énervantes. L’agressivité que tes journalistes organiques réservent aux candidats FN est énervante. Ton bon droit humanitaire est énervant. Tes peuples sympas. Tes yézidis de tous les pays.

    Tu as ta part dans la poussée néo-réactionnaire en cours. C’est en contrepoint de ta moraline, de ton indignation, de ta manie de transformer un fait objectif (le fait multiculturel) en valeur (le multiculturalisme) que la vieille bourgeoisie s’est réveillée de sa torpeur de maison de retraite, et qu’elle s’accorde un baroud d’honneur, multipliant ses tribunes, finançant l’école de Marion Maréchal, liquidant Vatican 2, repartant en croisade.

    Et m’amalgamant à toi. Depuis sa rive lointaine, le bourgeois de fer ne voit pas de différence entre nous. Il met toute la gauche dans le même paquet bien-pensant et je passe pour un blaireau.

    C’est énervant."

    "La modalité contemporaine de ta classe s’appelle le cool.
    Si elle n’existait pas, un roman d’inspiration balzacienne aurait inventé la rubrique d’un de tes organes officiels, titrée Où est le cool ? Débusquer le cool et l’adopter est ton souci constant, constitutif. Toutes les pages dudit magazine, culture comprise, poursuivent cette quête, cette obsession, ce critère central et suffisant.

    À la confluence du beau et du bien, le cool estampille inextricablement une attitude du corps et une attitude éthique. Dans les deux cas, le cool s’oppose au raide. Qui appelle les flics un soir de fête bruyante dans l’appartement mitoyen fait montre d’une raideur du même mauvais effet qu’un costume rayé sous une serre numérique, qu’un espace de coworking sans baby-foot.

    Obama est cool : son dessein de limiter le port d’armes s’incarne dans sa désinvolture chaloupée. Alors que Trump : pro-NRA et piètre danseur."
    -François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Fayard/Pauvert, 2019.





    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 23 Jan - 16:06, édité 3 fois


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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie Empty Re: François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 17 Sep - 22:13

    "Tu n’as pas toujours été cool. Le cool est une production historique. Une invention du XX e siècle.

    Ta bougeotte n’est pas dissociable non plus de la massification de l’hédonisme, d’ailleurs elle-même rapportable à la moindre emprise de l’Église sur les mœurs. Ça part d’outre-Atlantique, ça se diffuse partout après-guerre, avec des vecteurs comme la pop-music, le cinéma, la publicité, et autres incidences de l’extension du domaine de la consommation. Je ne m’étends pas. Parce que l’histoire est connue, et qu’elle ne te concerne pas en propre. Tu as même eu un retard à l’allumage, dans ce domaine c’est souvent le populo qui a donné le la. Tu l’as rejoint dans les clubs où il jouait du jazz – par exemple du cool jazz –, dans les concerts où son corps s’abandonnait à une double sommation (rock/roll), dans les cinémas où il regardait des mélodrames, des westerns, des comédies burlesques, des Star Wars. Tu as regardé la télé comme lui ; fini par suivre les feuilletons à large audience.

    La consommation embourgeoise le peuple, c’est entendu. Par la consommation, le prolo se concocte des intérieurs de sous-bourgeois. Mais en retour, rallié à la culture de masse, dansant sur des tubes à rayonnement transclasse, enfilant des survêts à capuche, avalant les sodas et la viande sous cellophane que tu imposes à tous, tu as incorporé quelque chose de la désinvolture populaire, de la vitalité sans manières des couches inférieures, au point que parfois on ne te reconnaît plus. C’est toute la difficulté, toute la ruse. Tout le bénéfice réconciliateur de l’hypothétique classe moyenne par laquelle tu aimes brouiller la partition binaire entre bourgeois et prolétaires.

    Je vais vite.

    Les classes inférieures t’ont aussi infléchi en te ciblant. En s’organisant contre toi, se syndiquant, se politisant. Offensives, revendicatives, elles t’ont acculé à réagir."

    "Le mouvement ouvrier n’a pas voulu te faire pitié mais peur – pour la pitié il aurait pu attendre longtemps. Comme la troupe excite parfois le peuple au lieu de l’écraser, et comme il n’est pas toujours simple de massacrer ou déporter les communards, tu as dû considérer cette menace. Pour la contrer, tu as imaginé des soupapes. Père attendri par ses enfants chamailleurs, tu t’es assoupli. Tu es devenu un patriarche cool. Il y allait de la paix du foyer. Tu as mis de l’eau dans ton vin, des congés payés dans les cadences laborieuses, des allocations dans ton chômage, des bourses dans la ségrégation scolaire. Tu as offert des soins aux corps que tes emplois meurtrissent. C’étaient tes années sociales-démocrates, comme il y eut des années folles. Tes affaires et tes extorsions dégageaient des marges et permettaient la redistribution, soulageant le travail sans toucher au capital. Cette marge de manœuvre a diminué en même temps que ta suprématie impériale. Bientôt la redistribution n’a été possible qu’à renfort d’emprunts qui t’endettent et justifient une austérité qui accable ceux que la redistribution voulait soulager-amadouer. Dans ton cadre économique, la soupape n’est plus finançable. Tu réduis les coûts, tu étrangles les gens. La pelure sociale retirée, ton noyau libéral est découvert. Ta sauvagerie à nu. Tu ne peux même plus faire semblant. Depuis le centre gauche que tu occupes depuis 1871, tu n’as qu’un millimètre à faire pour rejoindre En marche. Par défaut, justifies-tu, mais c’est une adhésion. Une réconciliation de toi avec toi. La fin de l’épuisante parenthèse névrotique nommée Parti socialiste."

    "Tu n’as pas compris la tribune de Ruffin sur la haine que les classes populaires vouent à Macron. À nouveau ta prétendue incompréhension était un jugement. Fidèle à ton cap, tu condamnais cette tribune avant de la comprendre, tu la condamnais pour ne pas la comprendre. Tu l’emballais dans ta catégorie discoursdehaine pour condamner le discours et ne pas entendre la haine. La haine, tu ne peux pas l’entendre. Tu ne peux pas envisager une seule seconde être haïssable. Tu ne peux pas être haïssable puisque tu es cool.

    Réaliseras-tu un jour que c’est justement ce cool qui est haïssable ? Qu’au-delà de la violence sociale, c’est le coulis de framboise qui l’enrobe qui est obscène ? C’est l’écrin d’humanité dans lequel tu feutres ta brutalité structurelle. C’est les 20000 euros d’indemnités pour qu’un ouvrier avale un plan social. C’est ta façon d’appeler plan de sauvegarde de l’emploi une vague de licenciements ; d’appeler restructuration une compression de personnel, et modernisation d’un service public sa privatisation.

    Comprendras-tu qu’à cette comédie en col blanc, à cette oppression mielleuse, on préfère parfois la méthode forte, sans manières, sans euphémismes ni circonlocutions ? Comprends-tu qu’à la fausse horizontalité du néo-management on préfère la schlague toute verticale du petit chef à l’ancienne ? Qu’à ton sourire kennedien on préfère sa moustache beauf ?

    Ton sourire est une deuxième balle dans la nuque. Aux exactions du marché il ajoute l’offense du mensonge."

    "Godard tu sens qu’il te veut du mal. Godard te dit un peu merde. L’art au moins moderne t’aura beaucoup craché à la gueule. Le bourgeois est son repoussoir. Le bourgeois est le contraire de l’art. Tu le sens. Tu sens toujours très bien la menace. Tirant les ficelles (de la bourse) de l’art, tu le retournes en ta faveur. Pour le remettre ou le maintenir dans le calme et droit chemin où ses splendeurs transcendent les conflits.

    Même rivé à des sujets graves, à des douleurs majeures, à des incestes en série, à des camps d’extermination, un film doit bien présenter. Un film ou un tableau disposent la version augmentée de l’excellence plastique de ton ordinaire – beaux meubles, belles voitures, beaux enfants. Tu ne vas plus à l’opéra en frac – tu ne vas plus à l’opéra – mais de l’art tu escomptes encore qu’il creuse dans le réel une grotte magique préservée de ses vicissitudes. L’art doit endimancher la vie. L’enchanter en la chantant, telles les deux sœurs jumelles nées sous le signe des Gémeaux.

    Sais-tu bien par quoi tu es parlé lorsque tu confies à Transfuge ton allergie aux films qui imitent la vie ? Sais-tu bien pourquoi le naturalisme te crispe ? Que crains-tu que la maison de verre de Zola mette à nu ? Pourquoi le réel t’indispose-t-il à ce point ?"

    "Ma passion du vrai est plébéienne. La recherche fiévreuse de ce qu’il en est réellement d’une situation est plébéienne. La plèbe sent confusément que faire justice au réel c’est aussi lui faire justice à elle. Elle sent qu’une réalité restituée avec justesse lui rend justice, et toi tu sens qu’elle te charge. Elle la convoque à la barre pour sa défense, tu l’absentes avant qu’elle ne t’accuse. Tu t’en débarrasses à ta décharge. En art, c’est le réel qui nous divise."

    "Impure est la pratique de l’art. Le jugement esthétique charrie des critères qui ne concernent pas toujours en propre l’œuvre évaluée.

    Pour une œuvre comme pour tout phénomène, il n’y a pas d’en propre.

    Lepage a raison de rappeler que la valeur d’une œuvre d’art contemporain coïncide avec sa valeur spéculative, mais tort de lui opposer des arts qui, exigeant un savoir-faire, portent l’empreinte d’une main travailleuse, qu’elle écrive ou peigne ou manipule un archet. Il n’existe pas plus de valeur en soi d’une œuvre qu’il n’existe de concurrence loyale ou d’égalité des chances. Il n’y a pas de valeurs, il y a des valorisations, l’écart de légitimité entre elles ordonnant le jeu complexe des distinctions. La pratique de l’art est fatalement distinctive, et un esthète est tout autant sensible à l’art qu’aux codes de sa réception. Contexte éducatif aidant, j’ai su tôt que je me valorisais davantage en valorisant Antonioni plutôt que Leconte, les Pixies plutôt qu’Indochine, Flaubert plutôt que Troyat. Et, trente ans après, goûts affûtés ou non, rien n’a vraiment changé : une œuvre que j’aime, je m’aime l’aimant. Elle me plaît parce que je me plais devant elle. Je plais à moi. Je m’aime bien. Je me trouve beau l’examinant, la parcourant, la commentant. Je me trouve beau à coté de Nabokov. Nabokov me valorise. Didier Super augmente mon capital anarchie.

    Entre ta vie esthétique et la mienne, pas de différence qualitative. Il y a juste que je ne me plais pas devant les mêmes œuvres que toi. Je ne m’aime pas pareil que tu ne t’aimes."

    "Sauf à compter parmi les 0,02 % de romanciers gros vendeurs, la rédaction d’un roman est une gabegie. 3 000 euros d’à-valoir pour 1000 heures de travail. Une des rémunérations horaires les plus basses de l’histoire de la rémunération."

    "Quel est le concept générique de la vie d’un riche ? s’interroge William Will en introduction de L’inconsistance structurelle de la bourgeoisie, aux éditions Justine. C’est le congé donné à la matière, se répond-il. Le gain de confort connexe à l’enrichissement peut se lire comme une dématérialisation du quotidien. Propriétaire, le riche paye des charges qui lui offrent l’apesanteur de l’ascenseur et le dispensent de l’escalier, des marches, de la pierre des marches qu’amortit au besoin le tapis caractéristique d’un immeuble huppé.

    L’argent vous gratifie de journées sous cloche, continue Will. Mon appartement est chauffé ? Il m’abrite de l’assaut mordant de l’hiver. Climatisé ? La canicule ne me tuera pas. Donne sur un jardin ? Les bruits de la rue m’atteindront aussi peu que la bave du crapaud n’atteint la blanche colombe. Riche, je suis une colombe."

    "La transformation de la matière par intervention de l’homme s’appelle le travail. Les hommes sur lesquels le détenteur du capital se décharge de cette tâche s’appellent des travailleurs.

    Le bourgeois possède la maison et l’habite, le domestique en maintient ou augmente le prix en l’entretenant. Le propriétaire d’une usine n’y travaille pas, mais ses ouvriers, dont il monnaye une partie de la force dite de travail en masquant cette usurpation au prix d’un tour de bonneteau auquel tu es sans savoir que Marx consacre le livre 1 du Capital.

    Tour qui ne réussit qu’à la condition d’être invisible.

    Le système économique advenu avec et par la bourgeoisie repose sur une dissimulation, inscrivant la dissimulation dans tes gènes de classe."

    "Le commerce se maintient s’il renouvelle ses produits ; ta religion de l’innovation n’a pas d’autre fondement. Or un consommateur change sa télé avant la panne s’il est persuadé que la nouvelle télé proposée à l’achat est supérieure, et c’est à toi de l’en convaincre. Tu dois annoncer l’obsolescence de l’objet actuellement possédé, si tu ne l’as pas tout bonnement programmé comme tu en as l’illégale manie. La supériorité du nouveau sur l’ancien est ton boniment de base.

    La modernité de ton candidat n’était qu’un décalque politique de ce boniment. Macron n’était pas moderne, il était neuf, comme un lave-vaisselle. Son argument de vente tautologique était : prenez-moi car je suis nouveau. Prenez-moi car votre lave-vaisselle actuel est périmé. Le commerce exclut par nature que ce soit mieux avant ; en commerce c’est toujours mieux après. Le produit d’après doit être perçu comme plus aimable que celui d’avant. Macron était moderne au sens où le iPhone 8 est moderne par rapport au 7. Ce qu’il entendait par vieux monde, était-ce la Ve République ? La bourgeoisie amiennoise qui l’a couvé ? Le travail ? La société industrielle ? L’armée ? L’agriculture productiviste ? Rien de tout ça, qu’il allait au contraire raffermir. Le vieux monde c’était l’iPhone 7."

    "Les minorités sont une niche de consommateurs. Les Noirs, les jeunes, les musulmanes, sont des niches, comme d’autres groupes et sous-groupes dont la valorisation politique nourrit sinon prépare la valorisation marchande. Celui qui donne l’argent n’a pas d’odeur. Réglés par un Indien ou un cow-boy, 10 euros demeurent 10 euros. Tu prends le billet et tu ne regardes pas plus loin. Tout ton progressisme tient dans cet opportunisme marchand. Ton ouverture d’esprit, tant revendiquée face aux étroits de tous bords, n’ouvre que des marchés."

    "Sur le marché, où tu dois bouger ou mourir, changer ou péricliter. L’identité te rebute aussi d’abord en cela. L’identité est statique et tu ne perdures qu’en mouvement."

    "Ton anti-déclinisme est la projection idéologique de la valeur nodale du commerce, qui n’est pas la qualité du produit ou la proverbiale royauté du client, mais la confiance.

    Le moteur de la croissance est la confiance dans la capacité de croissance. Le marché performe si les possédants ont confiance dans ses performances, et dès lors investissent. La croissance tient de la prophétie auto-réalisatrice. D’où ta mauvaise humeur contre les prophètes de malheur, les rabatteurs d’enthousiasme. Ces déclinistes vous cassent l’ambiance en salle de courtage. Ils envoient des mauvaises ondes aux actionnaires. En symétrie inversée de la confiance qui donne confiance, le discours sur le déclin provoque le déclin – en décourageant l’investissement.

    Tu dois prétendre que tu es fort pour l’être. Ta pénible assurance est celle dont on se pare devant un banquier. Ton assurance vise à t’assurer, comme le décret d’une mode détermine la mode.

    Si la France est une marque, comme il en est désormais de tes régions ou de tes villes rebaptisées métropoles pour faire du gringue aux investisseurs étrangers, elle doit se vendre et non se flageller. La dévaloriser lui fait perdre de sa valeur et éloigne les banques.

    Tu alternes alors acrobatiquement entre le refrain sur le retard de la France – pour justifier les réformes structurelles – et sur ses capacités. Synthèse : la France n’est pas en déclin mais en sommeil. Il faut juste la réveiller. Il faut libérer ses talents, ses forces vives. Il faut libérer le marché. Clamer France is back pour provoquer son retour.

    Le « positivisme » macronien tient de l’allant du petit patron résolu à dynamiser son équipe par contagion, ou du sourire engageant du VRP qui veut gagner la confiance du client. À la fusion du commerce et de la communication se forme son sourire communicatif."

    "Évolution décisive au tournant du XX e siècle. Confrontée à la baisse tendancielle du taux de profit au sein d’un marché saturé, le capital doit créer de la demande. L’extension coloniale n’y suffisant pas, il stimule la demande intérieure des pauvres, qui ont cette qualité lucrative d’être nombreux. Il s’efforce alors de créer, non pas exactement de nouveaux besoins, mais de nouvelles pulsions d’achat. Au strict besoin, il ajoute le désir. La marchandise sera moins utile que désirable. Il en suscitera le désir en la décrétant désirable – mimétisme, circularité, mode. Dès lors la marchandise se fait chatoyante, engageante comme un sourire. Elle se départ de la raideur sèche du produit de nécessité. Elle ondule sur place pour attirer ton attention. Elle fait des clins d’œil coquins. Elle fait un peu sa pute.

    Le siècle avançant, le principe de plaisir est élargi aux producteurs. À l’unisson du consommateur censé jouir de consommer, le travailleur est convié à jouir de travailler. On s’assurait qu’il fasse le boulot, on veut désormais qu’il soit motivé à le faire. Qu’il s’épanouisse dans le travail, s’émancipe par la start-up. Qu’il soit corporate. Qu’il se soude dans des séminaires. Qu’une cohésion règne à tous les étages, entre tous les postes, tous les grades."

    "La superstructure idéologique de ta condition commerçante est le centrisme.

    Qui est tu ? Tu est un centriste. Tu es un centriste de gauche ou de droite. Un UDF tendance Servan-Schreiber, un socialiste tendance Rocard, un travailliste tendance Blair, un social-démocrate tendance Schröder, un chrétien-démocrate tendance Macron. Tu tiens l’Europe depuis l’après-guerre. Tu tiens la France depuis deux siècles.
    Mais tu ne te dis pas centriste. [...]

    Un commerçant ne se situe jamais politiquement, il risquerait d’y perdre un peu de clientèle. Tu préfères grimer ta position, ta position sur le camembert politique et dans le système de production, en trait de caractère. Tu ne dis pas que tu es centriste, mais que tu es modéré. Tu as le sens de la mesure."

    "Tu ne préconises pas des mesures radicales de justice parce que la situation ne te semble pas radicalement injuste. Ce qui est excessif est insignifiant si l’excès signifie la démesure. Mais la radicalité n’est pas la démesure. Elle est même peut-être la bonne mesure de la situation ; penser qu’elle l’est suffit à former, tout sang chaud mis à part, une pensée radicale.

    La décision radicale d’une femme battue de quitter le foyer, tu ne la trouves pas excessive. Tu la trouves à la mesure de l’horreur que les violences domestiques t’inspirent.

    Au mal radical du terrorisme tu penses qu’une réponse modérée est inappropriée. Une réponse modérée ne prendrait pas la mesure du mal. En ces circonstances tu estimes que l’instauration de l’état d’urgence, avec ses entorses radicales à l’État de droit, est bien le minimum.

    Tu trouverais sans doute aussi que l’amputation est la réponse la plus ajustée à une gangrène. Il serait à l’inverse tout à fait déraisonnable de tabler que la gangrène de la jambe sauvée ne fera pas pourrir tout le corps. En l’espèce la raison est dans la radicalité, la déraison dans la modération. La pertinence de la radicalité ne s’évalue donc pas dans l’absolu de la psychologie abstraite, mais dans le concret d’une situation. Ce que tu présentes comme un clivage de forme, modération versus excès, doit être requalifié en désaccord de fond.

    Comme Google-étymo nous l’apprend, la pensée radicale prend le mal à la racine. Elle rapporte les faits sociaux à des faits de structure. Peu encline à déplorer les effets dont elle chérit les causes comme tu le fais si bien, certaine que les mêmes causes produiront les mêmes effets, elle préconise de changer la structure.

    Si ta condition ne t’interdisait de voir que le capitalisme produit structurellement des désastres écologiques, tu t’aviserais qu’on ne sauvera la planète qu’en renonçant à la croissance qui est son mantra. Au lieu de quoi tu conçois les réformes environnementales dans les limites de tes impératifs marchands. Au gangréné tu prescris des antibiotiques. Sa famille est soulagée : elle n’aura pas à recourir aux grands remèdes ; elle peut une nouvelle fois voter au centre."

    "Évidemment, tu es sans savoir que les premières critiques du régime soviétique sont venues de sa gauche, que ses premières victimes ont été les anarchistes. Tu es sans connaître Nestor Makhno ou Victor Serge. D’ailleurs, les connaissant, tu n’en aurais pas tenu compte dans ton verdict sans nuance. Que les anarchistes aient toujours été massacrés et jamais massacreurs ne les distingue pas sur le rayon de bibliothèque où tu les as calés avec le reste des ouvrages caduc de la constellation révolutionnaire. Vu de loin, vu de toi, tout ça c’est pareil."

    "Ce que tu appelles nuance n’est que du dosage, et la pensée n’est pas produite par dosages. La pensée n’est pas un père de famille ou de la nation en quête de compromis conservatoires. Elle n’avance pas par la négative comme la tienne, tout entière façonnée en réplique à ce qui te conteste. Affirmative par nature, la pensée dit cela, donc ne dit pas ceci. Elle tranche, découpe, taille, divise. Elle dérègle l’existant, le décentre, le force, le contraint. Lui fait violence. Il y a une violence de la pensée, et tu refuses la violence – refuses de la voir. Une pensée, si c’en est une, on la sent passer ; comme on sent un poing sur le crâne, ou un coup de hache dans une mer gelée, dit aussi Kafka.

    Il n’y a de pensée que radicale.

    Ce qu’insolemment je nomme bêtise est une production historique, le précipité chimique de ta position dominante et donc responsable, et donc raisonnable. Raisonnable, tu n’empoignes jamais le manche de la hache qui pense.

    Ni celui du marteau."

    "Mes phrases à coups de marteau ne doivent pas t’égarer : je ne tiens pas pour absolument vraie la radicalité de gauche. J’en sais les apories, les angles morts, et ailleurs je me suis longuement échiné à en déterrer le soubassement ressentimental. Je ne la tiens pas pour vraie mais pour forte. Elle est forte parce que sa cause n’est pas irréprochable. Parce que ses objectifs sont contestables – toi tu bricoles dans l’incontestable. Elle est forte parce qu’elle est difficile. Sa tâche historique, dit Badiou, est difficile, est impossible. Supprimer la propriété privée des moyens de production exige de déplacer des montagnes de conventions, de remuer des siècles voire des millénaires d’imprégnation. La pensée marxiste est forte parce que son adversaire est hégémonique, parce qu’il englobe jusqu’à ses contradicteurs, et souvent se les aliène.

    Quant à sa ramification libertaire, elle est forte de se confronter à l’État. Adversaire de haut vol et qui m’élève. Adversaire subtil, et qui me rend subtil, parce qu’il me veut autant de bien que de mal. Parce qu’il administre la Sécu et l’armée. Parce qu’il me caresse de la main gauche pendant que la droite me bastonne. Parce qu’il est un bon et un mauvais flic. Parce qu’il me protège et m’agresse. Parce que son monopole de la violence légitime lui donne latitude de casser le cycle de la vendetta. Parce qu’on doit s’emparer de l’État pour arraisonner les possédants mais qu’on ne s’empare jamais de l’État sans en adopter l’arbitraire. Omelettes, œufs. Pour penser l’État, je dois me démener, me triturer le cerveau qui à la fin se muscle quand le tien s’atrophie."

    "L’incidence cool du libéralisme a du bon, et j’irais jusqu’à supputer qu’elle pacifie les mœurs si je n’observais qu’à beaucoup elle donne envie d’en découdre. En moi, doux comme une vache après la sieste, tu fais monter parfois une grosse envie de Réaction. Devant ton féminisme d’avocat général j’avoue qu’il me vient, par moments, la stupide tentation d’abjurer le mien."

    "Dégagez d’abord une problématique, spécifiaient nos profs de philo. Pour penser il faut qu’un problème soit défini. Or pour toi il n’y a plus de problème. Significativement, ta langue managériale a remplacé problème par sujet. Dans les débats, tu abordes le sujet du chômage, le sujet des déchets nucléaires. Plus rien n’est un problème. Sur le sujet du mariage gay, tu as aussi pu dire que tu ne comprenais pas. Tu ne comprenais pas ses contempteurs, et cette fois ta perplexité ne recélait aucun jugement. Tu ne comprenais sincèrement pas en quoi l’union de deux hommes ou de deux femmes indisposait nombre de tes concitoyens. Cette conquête du droit n’allait rien leur soustraire, alors quoi ?

    Alors tu étais évidemment incapable d’inscrire l’homophobie dans le temps long du patriarcat – tu es sans mémoire, tu ne connais que le présent, où se programment les profits futurs. Tu étais surtout incapable de saisir que les sinistres aboyeurs des manifs pour tous ne parlaient pas en leur nom, mais au nom de la société, de l’idée qu’ils s’en font. Tu n’aurais pas compris non plus la confidence tordue et dépitée que m’a faite un jour un ami écrivain de droite : je ne suis pas raciste, je n’ai plus assez d’espoir pour ça. Les réactionnaires, les antimodernes s’inquiètent de la fatalité multiculturelle au nom de la haute idée qu’ils se font de leur race, de leurs racines. Cette haute idée est une extravagance qui a fait bien des misères à bien des gens, mais elle est haute. Ces gens-là bougent encore – et toi ? Oui leur racisme est à proportion de l’espoir, certes ravageur et puéril, qu’ils placent dans leur patrie, dans leur civilisation, dans l’intégrité de l’un et de l’autre.

    À rebours, je me demande si ta tolérance revendiquée n’est pas à proportion de ton désespoir. Par désespoir j’entends ton absence d’idée directrice ; ton renoncement à en avoir une ; ton renoncement au vouloir – accumuler n’est pas vouloir – ; ton habitude impensée de n’attendre, de la vie comme d’une série télé, que son déroulement."

    "Je somatise, tu l’affirmes. J’en ai plein le dos. Au minimum un peu de méditation me ferait du bien. Souviens-toi, sans cesse tu m’invitais à m’y adonner, promettant qu’elle m’apaiserait. Il t’échappait juste que je ne veux pas la paix. Je ne veux pas me guérir du réel. Je ne veux pas de ce bien-être devenu ton idole. Tu prends soin de toi, tu manges léger et sain, tu arrêtes la viande rouge moins par égard pour les bœufs que pour tes artères, tu te mets au running, tu t’étires en mesurant ton pouls, tu es mobile, tu fais de la marche – nordique. Tu t’entretiens. Tu veux durer toujours plus. Ton avant-garde californienne investit des milliards pour recoder ton ADN, supprimer la maladie dans l’œuf, supprimer l’œuf. Tu vas vraiment finir par ne plus mourir. Ta pulsion conservatrice sera consommée."

    "À la fin, je ne suis pas beaucoup plus vivant que toi. Pas moins libéral. Sinon libéral, libéralisé. Baigné d’air tempéré. Parlant cool. Portant jeans. M’activant. Mobile. Glissant sur les mêmes parquets. Porté par les mêmes flux. Prenant des trains insonorisés. Roulant toujours et n’amassant rien. Emporté par un fleuve qui ne charrie rien, et alors il n’existe qu’une pierre à quoi s’accrocher pour freiner cette descente à vide, et c’est la pensée. Car une pensée est matérielle. Une pensée est un énoncé taillé au cutter dans la matière brute du langage – hache, glace. Le corps solide de ma pensée est seul à même d’obstruer mon devenir liquide.

    La pensée est violente parce qu’elle capte le réel qui est violent.

    Ta carence en sens tragique te rend sans doute cette assertion inaudible, mais sache que le réel est violent. Le réel s’éprouve à la violence qu’il me fait.

    Ton réel évidé, c’est le réel vidé de sa substance, de sa violence."

    "À l’heure où je clos cette apostrophe, tu repars en campagne, équipé des mêmes mots, des mêmes fables. Avec à nouveau pour seul argument ton alternative ultimatum. Les populistes ou nous. Les populistes ou les progressistes. Le fermé ou l’ouvert. Le mauvais chasseur qui n’accueille pas l’Aquarius, ou le bon chasseur qui n’accueille pas l’Aquarius.

    À nouveau je te déteste. À nouveau je m’abstiendrai.

    Je suis incorrigible, tu es indéplaçable.

    Je suis irresponsable, tu ne fuiras pas tes responsabilités.

    Tu ne fuiras pas ta maison.

    Tu te trouves bien comme tu es.

    Tu te crois trop bien loti pour renoncer à ton lot. Tes biens sont trop nombreux. Tes réseaux trop solides. Ton capital trop abondé. Too big to fail, dit-on des banques. Les banques sont garanties, la bourgeoisie aussi. Il entre dans la définition de la position bourgeoise d’être garantie. Bourgeois celui qui a les ressources de sa pérennité.

    Tu n’auras pas la chance de chuter.

    Sauf événement majeur."

    "Ta disparition ferait un gros vide dans mon quotidien. Assurément ma vitalité a besoin de toi, de ton adversité. Nous autres marxistes ou paramarxistes nous délectons de nommer la violence constitutive des rapports sociaux, et d’en inférer que la violence seule peut les subvertir. La pensée radicale exsude un goût pour le heurt, corrélée peut-être à un goût pour la matière vivante née du heurt des atomes. Le marxisme est un vitalisme.

    Au fond, mon aspiration à une société sans classes est incertaine. J’y œuvrerai de bon cœur si on me garantit que sur son sol repoussent des inégalités, des contradictions, des tensions. Je souhaite le communisme à la stricte condition qu’il n’aboutisse pas. Je veux l’association des producteurs autonomes s’ils finissent par s’engueuler, et qu’à l’infini se reconstituent des rapports de force. Que toujours la matière se rappelle à eux et les maintienne en vie."
    -François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Fayard/Pauvert, 2019.

    https://fr.1lib.fr/book/4964300/6c731a

    https://fr.1lib.fr/book/12008926/41965c

    https://fr.1lib.fr/book/12025826/f07256

    https://fr.1lib.fr/book/12023409/63f4dc




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie Empty Re: François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 23 Sep - 9:56

    https://fr.1lib.fr/book/17381524/ea2b12

    "Dans la compétition idéologique, deux équipes se prétendent irréductibles aux étiquettes en vigueur : l’extrême centre et l’extrême droite. Droite-gauche, c’est dépassé, clament en chœur Emmanuel et Marine. Or, sauf à ce que le malentendu entre nous tienne du pur contresens, M ne roule pas pour le premier, dont le livre qui soi-disant nous lie s’attache à scanner la bêtise.

    Mais alors ?
    Mais alors le FN a longtemps eu pour slogan Ni droite ni gauche : Français . Mais alors Ni droite ni gauche est le titre d’un canonique bouquin de Sternhell sur l’idéologie fasciste en France. Mais alors le fascisme prétend toujours dépasser les vieux clivages pour ouvrir une troisième voie . Refusant les étiquettes, le sémillant M fait ce que le fascisme fait toujours à son émergence : semer la confusion. Puis l’entretenir comme un fonds de commerce, et ainsi lui est fatale la clarté à laquelle c’est en vain qu’un soir de septembre à Lyon je me suis efforcé.

    Répétant douteusement qu’il n’est d’aucun camp, d’aucune case, qu’il est un électron libre comme l’air, M, à son insu ou non, et pour autant qu’extrême droite a un sens, se révèle d’extrême droite. Là-dessus mon nez n’a aucun doute."

    "Cette certitude olfactive ne m’éjecte pas de ma chaise, comme elle éjecte maintenant de la sienne un camarade alcoolisé. Dans une demi-heure un autre m’enjoindra gentiment puis moins gentiment d’arrêter de discuter avec, je cite, ces salopards. Puis, voyant que je persévère dans le péché, quittera notre tablée hétéroclite en me gratifiant du même compliment. Comme les trois qui l’imiteront, ce camarade ne se serait pas offert une telle sortie s’il m’avait vu trinquer avec des jeunes macroniens en chemise slim bleu ciel. Il les aurait chambrés mais pas boycottés. Dans son esprit est donc clairement tracée la ligne rouge au-delà de laquelle prendre langue est une faute morale. En partant sur ses grands chevaux, le camarade anarchiste ratifie le cordon sanitaire que le libéral s’honore de tendre entre lui et l’extrême campé juste à sa droite.

    Quant à moi je ne vois pas plus d’indignité à discuter avec un raciste qu’avec un libéral revendiqué. À la fois parce que la distinction entre eux n’est pas si nette – ce que le présent livre s’en va démontrer – et parce que je sais hélas trop bien que discuter n’engage à rien. Je pourrais discuter avec Michel Fourniret, voire avec Xavier Niel.

    M apprécie cette disposition chez moi, je pressens même qu’il apprécie essentiellement cela. Il a aimé que dans une conférence en ligne je n’exclue pas plus de débattre avec Soral – ou autre figure décrétée infréquentable par nos si fréquentables gardes républicains – que je ne m’interdis de lire des auteurs comme Maurras, Barrès, évidemment Céline, et a fortiori ceux qui comme Bloy et Bernanos fédèrent les antibourgeois de tous bords."

    "Puisque dans le verbe de M, le vocable identité est comme de juste accolé au vocable France, puisque c’est cette identité qu’il glorifie plutôt que l’européenne, la lyonnaise, la celte, l’étrusque, la gueugnonaise, l’arlésienne, je lui pose deux questions en une : qu’est-ce qui de toi à moi, et de nous à ceux de la terrasse qui possèdent une carte plastifiée certifiant leur nationalité française, qu’est-ce qui d’un Français à l’autre, de moi à ma voisine de palier community manager à la BNP, de moi à Vincent inconditionnel des films Marvel qui m’affligent, de moi à David Douillet, à Léa Seydoux, à Anne Roumanoff, à Louane, à Frédéric Lenoir, à Jul le rappeur, à Jul le dessinateur, est à la fois semblable et estimable ? De quelle vernaculaire similitude entre nous y a-t-il à être fiers ?"

    "L’identité française, la constante gauloise, la mêmeté bien de chez nous ce serait, décrète M, la continuité d’un esprit anti-impérial . J’ai bien entendu ce que j’ai entendu. Désormais je saurai qu’en Léa Seydoux et moi perdure un endogène esprit anti-impérial.

    D’où sort-il ce machin ? D’où ça lui vient ? Assurément pas d’Annabelle, la toute française cousine de ma voisine, actuellement en reconversion vers le coaching de méditation. Assurément pas de l’observation quotidienne des millions de gens reconnus comme français par le ministère de l’Intérieur, auxquels ledit syntagme serait aussi compréhensible qu’un poème persan en version originale.

    Anti-impérial n’est pas venu à M par des gens mais par un livre, par un article, par une conférence peu importe. Des mots sortis du cerveau d’un autre et portés jusqu’au sien par ce genre de vecteurs.

    Ces livres, ces conférences sur YouTube, ces vidéos en webcam sur fond de bibliothèque avaient sans doute une prétention historique. M sans surprise est féru d’histoire. L’histoire a ceci pour elle de regarder de loin. De loin le particulier s’efface, c’est l’avantage. Sur la frise des siècles, Annabelle et moi perdons toute singularité. Elle ne médite plus, je ne moque plus la méditation, nos traits distinctifs s’estompent, reste deux silhouettes, deux petits points au centre d’un tracé hexagonal, deux atomes jumeaux que, vu du haut, vu sous les espèces de l’intemporalité, rien n’interdit de sentir habités par une sorte d’esprit anti-impérial. Ça ne peut ni se prouver ni s’infirmer. On ne saura jamais. Et du reste M compte bien ne jamais savoir. Foin de plat positivisme : l’important ce n’est pas la réalité positive des Français, l’important c’est la France.

    Et donc, ironisé-je en allumant une clope, le génie de la nation impériale nommée France, riche de colonies et post-colonies, riche de conquêtes ultramarines, riche encore de zones d’influence africaines où les armes se négocient en francs CFA, est le tempérament anti-impérial. Je crois ainsi clore le débat, clore la plaisanterie, puisque les meilleures ont une fin, mais M ne plaisantait pas. À mon ironie M a une parade toute prête, ciselée dans sa tête ou dans un autre cerveau s’employant contre l’évidence, contre vents empiriques et marées concrètes, à colmater les brèches ouvertes par des incisions de différent dans le même. Voici le raisonnement : si les Français ne sont pas positivement conformes à leur génie, à leur vocation, à eux-mêmes, c’est que la France est sous influence. Si la France par essence anti-impériale s’est faite impériale, c’est sous l’influence étrangère, et notamment protestante.

    Coutumière lapalissade des tenants de l’identité : si un corps n’est pas ce qu’il est censé être, c’est qu’il n’est pas vraiment ce qu’il est. Si un Italien n’est pas volubile, c’est qu’il n’est pas vraiment italien – ça sent l’ascendance autrichienne. Si un corps national ne se ressemble plus, c’est qu’il a été altéré, dénaturé, dévoyé, corrompu, manipulé de l’intérieur ou de l’extérieur, infiltré par le parti de l’étranger ou retourné comme un espion à la solde d’un pays rival. La France d’essence non impériale tourne impériale quand elle n’est pas la France. La France de Vichy non plus ce n’était pas la France, a longtemps décrété la mémoire nationale. Ni la France de Mitterrand, estimerait M. Ni celle de Macron, ni celle de Robespierre, ni celle de la Troisième République livrée à la franc-maçonnerie d’origine anglaise – et donc protestante, tout se tient, le raisonnement est béton. La continuité que M célèbre est très intermittente. Au long de l’histoire la France n’est jamais identique à son identité. La France n’est jamais la France. Elle est comme absente à elle. Comme en exil d’elle-même. Réfugiée sur une île lointaine qui n’est pas Sainte-Hélène, qui n’est pas cartographiée. Sur une non-île. Une île sans lieu. Une utopie.

    J’appelle M utopiste ; ça ne lui déplaît pas."

    "Semblablement le mondialisme a produit la mondialisation. Au commencement il y avait un quarteron de mondialistes, qui après délibération sous un chêne partirent par monts et par vaux dispenser leur bonne parole à des Espagnols dès lors convertis en conquistadors, à des marchands vénitiens dès lors épris d’épices et de thé, à des navigateurs anglais dès lors impériaux, à des humanistes français dès lors irrésistiblement aimantés vers les terres qu’il restait à piller, à des GAFAM dès lors enclins à contourner les services fiscaux nationaux, à des Chinois dès lors sautant dans des avions pour s’en aller racheter l’Afrique. Et ce n’est pas pour maximiser ses profits mais sous l’influence de livres d’obédience mondialiste diffusés sous le manteau que l’industrie du textile s’est délocalisée au Bangladesh.

    Ces gens croient-ils vraiment que les idées sont agissantes ? En tout cas ils ont besoin d’y croire. C’est leur planche de salut ; c’est cela ou rien. Si l’idée agit, alors l’idée France peut devenir réalité, comme une jeune fille donnerait chair au prince charmant juste en le rêvant. Cette prééminence démiurgique de l’idée caractérise, strictement, l’idéalisme. En première instance, M est un idéaliste.

    Sous ce jour, il n’est plus paradoxal qu’on doive en partie à un estimable intellectuel identitaire comme Alain de Benoist la diffusion française du concept-clé de Gramsci, cofondateur du parti communiste italien mort dans les geôles mussoliniennes : l’hégémonie culturelle.

    De Benoist a lu Gramsci mais les éditocrates identitaires sûrement pas. Ils sont trop occupés à squatter les plateaux des chaînes d’info. Enfants se servant de pièces d’échecs comme de jetons de dames, ils n’ont pas de scrupule à plier le subtil concept d’hégémonie culturelle à leur idéalisme bourrin. La bataille culturelle c’est la bataille des idées, voilà ce qu’ils en comprennent et qui leur suffit. Et surtout cette bataille est première, c’est important, c’est décisif pour ces jeunes filles rêveuses. Selon elles, pas de doute, l’actuel glissement à droite des démocraties occidentales tient à une victoire des idées de droite, après des décennies de domination des idées de gauche.

    Bataille culturelle, cette seule expression les enivre doublement. Culturelle les enivre, et aussi bataille. Dans le monde idéel de l’idéaliste droitier, les idées agissantes agissent en soldats. Le modèle indépassable est la croisade, pour peu qu’on la purge de ses soubassements économiques, et que de cette rapine panachée de mystique on ne retienne que la mystique. Pour peu que la Terre sainte à défendre ne vaille rien comme terre et tout comme sainte.

    Je dois rectifier : l’idée n’est pas simple, elle est pure. Elle ne souffre pas d’altération ; une motivation profane souillerait le croisé immaculé comme un principe. Qu’est-ce qu’un chevalier ? C’est une idée à cheval – comme dit à peu près Hegel de Napoléon entrant dans Iéna. Le chevalier n’est pas un personnage historique, jeté dans un siècle et dans un système circonstancié de rapports de force, mais une figure légendaire. Il n’accomplit pas des gestes mais une geste. Rectification bis : M n’aime pas l’histoire. Il la méprise autant que les émissions dites historiques de Franck Ferrand la méprisent. À l’histoire, Franck et M substituent l’Histoire.

    Soustrayez l’historicité à l’histoire, vous obtenez l’Histoire. L’Histoire légende, l’histoire raconte. L’Histoire se paye de mots, l’histoire les articule en phrases. L’Histoire sculpte des entités immuables, l’histoire les liquéfie dans les eaux mouvantes des situations. L’Histoire avec un grand H anime des Grands Hommes, inaltérables comme Tintin d’un album à l’autre ; l’histoire situe les hommes dans des périodes qui les modèlent. C’est parce qu’ils sont sujets au temps que les hommes ont une histoire.

    C’est toujours la même chose , répète Zemmour en ponctuation d’exposés qui se piquent d’histoire et œuvrent à la conjurer – à conjurer le temps. Leitmotiv équivalent : ça fait mille ans que ça dure. Les générations peuvent défiler, les référents clientèle chez Bouygues succéder aux sabotiers, les Allemands seront toujours les Allemands, les Français toujours les Français, l’islam toujours l’islam (c’est-à-dire conquérant), ces entités se portant aux nues pour s’affronter à travers les siècles tels les immortels de Highlander.

    Je note que Zemmour impose ces invariants tout en déplorant la variabilité générale, et notamment celle de sa patrie adorée. Car souvent France varie. France change, décline, se décompose, se défigure, s’abjure. La France éternelle n’est plus ce qu’elle était. Contradiction verbale, qui se résout d’un mot tout aussi arbitraire : civilisation. La civilisation, elle, ne varie pas ; elle est éternelle à la mort près. Elle est égale à elle-même tant qu’elle dure. La civilisation n’est pas chère à ce camp par simple extrapolation identitaire ; elle colle aussi à son imaginaire narratif, son imaginaire antinarratif. La civilisation est le compromis entre la variabilité et l’identité, entre le mouvement et l’immuable. Elle réduit l’histoire à une dramaturgie binaire : vie, mort ; grandeur, décadence.

    L’idéalisme droitier est une heroic fantasy . Une imagination, une fantasmagorie, un fantasme de héros arpentant sans fatigue un monde mental, immuable et clos. Une Atlantide.

    L’idéalisme droitier veut le roman national et c’est un pléonasme : le national tient de l’invention romanesque. Le roman national sculpte des modèles propres à susciter le désir mimétique des jeunes pousses, et qu’ainsi pendant mille ans la tribu se reproduise à l’identique.

    La pensée identitaire est romanesque comme l’enfance. Rétive à grandir, elle veut demeurer dans son paradis d’avant l’histoire incarnée, matérielle, terrestre et donc impure, et donc irréductible à ses lubies, à ses héros de carton-pâte, à ses demi-dieux ubiques, ses chefs de guerre visionnaires, ses hauts gradés penchés sur une carte où le territoire se schématise à gros traits.

    L’histoire post-infantile, l’histoire sans H pullulante d’anonymes et froidement étayée de chiffres n’intéresse pas M."

    "Schéma général de la contrebande : faire passer une opinion inavouable par le conduit d’une opinion avouable. Opération de contrebande fondatrice: faire passer le racisme en l’emballant dans une critique des excès de l’antiracisme. Slogan de ralliement des contrebandiers : on ne peut plus rien dire. Slogan dont le contenu générique masque et exprime le regret précis et ciblé de ne plus pouvoir faire impunément des blagues racistes ou homophobes."

    "M et ses copains sont-ils antisémites ? À tout le moins leur soudaine animation sur le cas Chouard a révélé que la chose les titille. Le signifiant-totem les attire comme hier en camping la tente de leur cousine. Eux aussi tournent autour de ce pot et rêvent de mettre les doigts dedans. On dirait qu’ils se préparent à un imminent grand déballage dont ils se lèchent d’avance les babines."

    "Reste que le nom identité est sans référent, et que ce n’est pas une carence contingente. L’identité ne peut être référée à rien de réel, parce que le réel l’exclut. L’identité c’est le même, et le réel c’est ce qui diffère. Le nouveau-né advient en différant de la matrice, la matière advient en différant du néant – moyennant quoi la fantasy identitaire est une nostalgie du néant, gardons ça dans un coin de tête. La différance , avec un a comme le veut l’ami Derrida, est au principe du réel. L’identité veut du semblable, le réel par nature dissemble – ce que l’ami Diderot appelle son éclectisme."

    "Pour tenir en haleine les enfants, la fiction du même a besoin d’une fiction symétrique qui est : l’autre. Qu’on l’embaume (développement personnel) ou qu’on le refoule (idéalisme identitaire), l’autre est une fiction. L’ autre ce n’est pas le différent, ce n’est pas le dissemblant, l’autre c’est encore du même ; du même en négatif. Le noir diffère de moi mais les noirs ne diffèrent pas entre eux. Le noir n’est pas mon semblable, mais tous les noirs sont semblables. Dès lors un contentieux avec un non-semblable – rixe avec un maghrébin, cambriolage de Rom, rivalité sexuelle avec un Sri-Lankais, indigestion de nems – peut s’extrapoler en généralité raciste.

    Comme toute coquille vide, la fable identitaire ne prend consistance que par la négative. Qu’est-ce qu’un blanc : un pas noir. Qu’est-ce qu’un Français : un pas anglo-saxon, un pas protestant, a répondu M en début de soirée. Qu’est-ce qu’un Français de la Troisième République : un humain qui déteste les Allemands. La propagande nationaliste dispensée par l’école originelle rendit des millions de petits Gaulois, de toutes origines et de toutes classes c’est admirable, experts dans l’insulte de boches. À l’invention de la nation le boche devint indispensable, qui à la France rendit la pareille, et dès lors tout fut prêt pour que les deux illusions se donnent une étreinte mortelle.

    Les rares fois où elle vient à s’incarner, comme une starlette incarne une allégorie, la fiction identitaire finit en boucherie. Ayant promulgué l’homogénéité native d’une communauté politique donnée, la langue n’a plus qu’à s’attester en évacuant l’hétérogène. À l’égal du fou prouvant que la chaise qu’il tient en laisse est un chien puisqu’il la tient en laisse, la fiction s’accrédite en se réalisant. La preuve que l’espace vital de la race aryenne s’étend à la Russie, c’est que je m’en vais exterminer ses autochtones slaves. La preuve que les juifs sont des parasites, c’est que je les extermine comme des parasites. Extermination qui, par circularité toujours, renforcera la conviction identitaire de certains, parmi lesquels mon excellent élève maghrébin de 2002 et son placide bilan d’un cours sur Anne Frank : si les juifs ont eu droit à une punition si exceptionnelle, on a raison de leur prêter un exceptionnel pouvoir de malfaisance."

    "La cheville ouvrière de la fabrique identitaire est le verbe être. Être pose une équivalence entre un sujet et un attribut, qui, s’il est livré seul, forge non un attribut mais une substance. Je / suis / français. Il / est / allemand. Cette phrase peut s’arrêter là et ainsi il n’est qu’allemand, je ne suis que français, toutes autres caractérisations possibles rejetées dans le non-être. En trois mots j’ai fusionné avec ma francité.

    L’ami Barthes ne dit pas que la langue est fasciste, mais que son usage spontané est fascisant en tant qu’elle est spontanément assertive. Parlée sans précaution, la langue est essentialiste. Sans vigilance je m’entends dire : les femmes. Ou : les Chinois sont. Les Chinois sont fourbes – ou humbles, c’est égal. Mon idiome permet cette expéditivité ; permet que j’use de lui en essentialiste, en publicitaire, en twittos.

    Contre quoi je peux tenir ma langue, m’astreindre à d’autres découpages dans son tissu. Je peux privilégier ceux de ses opérateurs qui fabriquent de la dissemblance. Par exemple la copule et. Et ne sert pas la réduction mais la prolifération. François est beau, c’est indéniable mais réducteur. Car François n’est pas que beau, comme dit son dentiste fan de Bobby Lapointe. François est beau et généreux et drôle et jongleur virtuose et auteur de livres qui avec plus ou moins de bonheur tâchent de contrarier la pente naturellement essentialiste de sa langue."

    "L’identitaire veut ce qu’il dénonce et censément craint. Obertone veut les zones de non-droit où selon lui des ennemis de la France se préparent à la détruire. Il veut la sécession de certains quartiers , que notre président idéaliste droitier markette sous le nom de séparatisme . Il veut que ces gens-là nous haïssent pour justifier sa haine, il les veut sauvages pour légitimer une opération de civilisation au lance-flamme. Cela s’entend clairement dans les échanges WhatsApp de flics racistes publiés par Mediapart : il tarde à ces gardiens de l’ordre que le grand désordre survienne, ouvrant une période d’exception qui légitime des opérations punitives dans les territoires perdus . Ces patriotes veulent la guerre civile qu’ils prédisent, quitte à liquider leur chère patrie."

    "Que la mort de l’autre soit désirée dans le fascisme, cela s’observe un peu. Mais la mort de soi y est aussi. On ne claironne pas impunément sa disposition au sacrifice. La négation du réel par l’idée s’achève à tous les coups par la négation du négateur.

    Puisque c’est fichu, puisqu’il n’y a rien à tirer de ce cochon de réel, bazardons-le et nous avec. Qu’on n’en parle plus – derniers mots du bien nommé Voyage au bout de la nuit. Fin du monde et fin de la parole coïncident. Qu’on n’en parle plus = qu’on en finisse. Plus de mots = plus rien. Autant en finir, puisque ça n’ira jamais et n’est jamais allé – les vieilles lunes identitaires n’ont même pas eu de jeunesse."

    "Dans la rue qui nous menait au bar, M m’a dit : tu as écrit le meilleur pamphlet de l’année. Je lui ai donné à moitié raison : de l’année oui, quoique du siècle serait plus juste, mais pamphlet non, jamais de la vie. Je ne donne pas dans ce puéril registre. Le pamphlétaire ne retourne pas le scalpel analytique sur soi comme je le faisais souvent dans l’essai en question, laissant tranquille le bourgeois pour traquer le bourgeois en moi. Un général ne retourne pas les canons contre ses troupes. Un pamphlet, genre attitré des soldats de l’Un, n’est pas dialectique. Il est univoque comme un récit de complot. Il est un char qui fonce droit et dans le tas. Rien ne contient ses assauts, et surtout pas lui-même. La verve pamphlétaire avance sans opposer de contre-pouvoir à ses assertions impénitentes. Le pamphlet s’écoute religieusement parler, il s’émerveille de ses trouvailles, de ses tournures bien senties, de ses piques à fleurets pas mouchetés, de ses hyperboles coups de poing. Le pamphlet est fier de ses excès. La boursouflure incontinente de Bagatelles pour un massacre est la version achevée du genre. La bordée d’injures son point de perfection."

    "L’identitaire est l’objectif, l’autoritaire est le moyen. Non : l’identitaire est le contenu de la fable, l’autoritaire sa forme. Et la forme est première – la forme qui est un contenu aussi.

    L’affect autoritaire est premier.

    À cette heure de la soirée et du texte s’intuitionne qu’autoritaire est le terme englobant qui convient le mieux.

    M l’inclassable refuserait sans doute cette étiquette aussi. Je la lui colle quand même. D’autorité.

    L’idéalisme est principiellement autoritaire : il affirme et exerce l’autorité de l’idée sur le réel.

    Il aime donc l’idée d’auteur. L’auteur d’un texte doit y régner en maître au lieu de s’y disséminer comme certaine modernité esthétique a pu l’expérimenter. Il faut un pilote dans l’avion, sinon où va-t-on ? Qui sait où nous mèneront les mots livrés à eux-mêmes ? L’idéalisme autoritaire – pléonasme – aime sentir qu’un auteur impose une voix qui fasse taire celle des autres, comme à l’école au temps hélas perdu où les petits Français respectaient (craignaient) les hussards mandatés pour leur apprendre la nation."

    "Voici que la soirée lyonnaise a pris un tour imprévu. À son début nous étions cinq, M, ses copains et moi. M l’identitaire était au centre, et l’objet exclusif de mon attention. Sur lui se fixait ma pensée et s’efforçait mon texte. Mais au fil de la discussion et des pages, notre casting s’est remodelé. Se sont assis à notre table, qui commandant un cognac, qui réclamant des cacahuètes, des gens aussi éloignés de la sphère de M que le poilant Audiard, que le libertaire repenti Onfray, que les vaillants lieutenants de la laïcité Val et Fourest, que l’onctueux démocrate Bruckner, que la truculente Lévy et son regretté Muray. Même notre président progressiste est passé dire bonjour. Et son ministre de l’Intérieur raisonnablement sarkozyste. Et aussi son ministre de l’Éducation, via l’islamo-gauchisme qu’il emprunte à l’extrême droite qui le doit à l’insoupçonnable philosophe Taguieff. M qui se pique de subversion pourrait se fâcher de se retrouver en compagnie si académique, si fréquentable. Qu’a-t-il donc à voir avec ce gratin du mainstream ? Que font là ces parfaits républicains ? Qu’est-ce qu’il est arrivé à la République ?

    Il est arrivé comme un glissement. D’abord on a dit que le terrorisme attaquait la République, puis qu’il attaquait les valeurs de la République, puis nos valeurs, puis notre mode de vie , nos terrasses, nos vins, notre Chirac et sa tête de veau, nos cafés enfumés, nos films de Sautet, notre Johnny, nos femmes en jupe, nos plaisirs, notre Charlie Hebdo, en un mot notre culture, celle que nous gens d’ici avons dans le sang, et alors la République devient une communauté, une terre, la terre de chez nous où les territoires perdus sont des enclaves bruissantes de gens qui n’aiment pas la France , et le chœur autoritaire affecte de dire France plutôt que République, et quand un prof est décapité c’est la France qui est attaquée et non plus seulement la République, la France qui n’a pas commencé en 1789, l’Ancien Régime c’est la France aussi et il faut l’assumer voire le revendiquer, mentionner ses aspects positifs , redire la grandeur de nos monarques et les splendeurs de la chrétienté qu’au temps jadis s’en allèrent défendre et contre les Orientaux déjà les croisés chers au cœur de M. Il est donc arrivé que la République, qui par définition ignore les identités qu’elle transcende dans la citoyenneté, est devenue le vocable-symptôme d’un prurit identitaire. Il arrive que la République est désormais un ensemble organique. Il arrivera sans doute qu’on réhabilite le droit du sang. Ce n’est pas la soirée ni ma pensée qui a glissé, c’est les républicains. Lesquels ainsi glissant sont devenus ce qu’ils étaient.

    Le glissement a commencé dans les années 1980, quand un honorable aréopage autoritaire a brandi l’étendard républicain pour monter au front contre deux sabotages internes de l’école : le voile, les pédagogues – nous y revoilà.

    Serviteur le plus zélé de la cause, Onfray rappelle le péché originel des pédagogues : d’avoir détruit les fondamentaux de l’école de la République, à savoir : le prof sait, l’élève ignore ; le prof parle, l’élève écoute ; le prof dispense son savoir, l’élève l’avale et le recrache en contrôle. L’élève a deux compétences : s’asseoir et se taire. Un bon élève est un élève qui ferme sa gueule – il l’ouvrira quand il sera prof, s’il n’a pas pu mieux. En attendant c’est à lui d’en chier, comme au service militaire qui avait du bon, qui soudait la nation. Faire ses classes, être en classe. On n’apprend pas sans douleur, qu’est-ce que tu crois ! éructe le vieux grognard. Moi ma mère si ça rentrait pas elle me foutait une torgnole, eh ben je peux te dire que la tirade de Cyrano à la fin je la connaissais par cœur. Et je la connais encore. C’est un roc c’est un pic c’est un cap que dis-je c’est un cap c’est une péninsule. Et maintenant ils viennent nous casser les couilles à interdire la fessée non mais franchement. On n’est pas en Suède. La preuve on est en France.

    Circularité toujours : la langue autoritaire porte, produit, exprime, redouble une pensée autoritaire dont l’opération paradigmatique est comme de juste un rappel à l’autorité. La langue autoritaire soutient et se soutient d’une pensée autoritaire qui veut des maîtres."

    "Dans le mode verbal de M je reconnais quelque chose du mien. Dans Soral, je reconnais un champion du sport où j’ai aspiré à exceller, où j’aime encore qu’on me trouve excellent. Si j’avais trente ans de moins, ce monsieur qui au passage ressemble à mon grand frère serait un modèle et m’indiquerait un destin possible. Et pas seulement parce qu’il a taillé ses premières bavettes dans des réunions de cellule du PC. Soral est une version non pas dégradée mais aboutie de l’intellectuel en moi. Tout intellectuel jalouse en quelque part l’audience YouTube démentielle de Soral, où se joue en vrai sa scène fantasmatique préférée : je délivre des idées et le monde m’écoute. Le monde suspendu à mes lèvres disertes et autorisées.

    À rebours de sa réputation de courant anti-intellectuel, l’extrême droite est un extrême intellectualisme. L’instinct contre la raison ? Les pulsions contre le logos ? L’énergie païenne contre la raison occidentale ? À l’échelle des corps, l’hypothèse ne tient pas. Soral est un extrême raisonnant. Les bourgeois bigots qui appellent délires ses raisonnements méconnaissent que le délire n’est pas le contraire de la raison. Il n’y a pas plus raisonnant qu’un délirant. Il y a symétriquement un délire de la rationalité.

    L’idéocentrisme est la déformation professionnelle de l’intellectuel. Puisque les idées sont ma matière, j’en viens à affirmer leur prééminence sur la matière. Je deviens ce type qui outillé d’un marteau est porté à voir des clous partout. Mes clous sont les idées. Pour moi producteur de biens symboliques, tout devient symbole, ce qui, par une heureuse incidence, me remet au centre du jeu social et soulage ma conscience malheureuse d’être inutile. Si ce sont les idées qui dirigent le monde, moi l’intellectuel j’ai un rôle majeur dans le cours des choses. Brasser des idées ce n’est plus brasser de l’air – ce qui arrange particulièrement l’intellectuel de gauche, plus qu’un autre soucieux d’être utile à la classe laborieuse qu’il défend sans en être. De fil en aiguille, de marteau en clous, ça donne ces jeunes hégéliens dont Marx moque la tendance à croire qu’il suffit d’anéantir l’idée de pesanteur pour se sauver d’une chute. Ça donne les présentes pages, vertébrées par une conversation, et appréhendant la pensée autoritaire comme une pensée, et cette pensée comme une construction langagière.

    Je dois remettre les idées à leur place. Si rien ne doit être oublié des acquis critiques sur le pouvoir structurant de la langue, du diagnostic foucaldien qu’un ordre langagier structure un ordre social, de l’autonomie de la logosphère, de l’existence d’une bulle idéelle spéculative, il reste que la langue ne sort pas d’un chapeau. L’homme se distingue de Dieu en cela aussi que son verbe n’est pas au commencement. [...]

    L’idéaliste a des idées derrière la tête, mais des affects derrière ces idées. Non. Pas derrière. Dedans. Ses idées sont irriguées d’affects. Comment M est-il affecté ? Comment sont affectés ses compagnons de table inopinés ? Quel est leur affect commun s’il y en a un ?

    En première analyse, on parierait que c’est l’affect raciste, si souvent l’a-t-on vu pointer son nez ici, si nombreuses sont les phrases du bloc
    autoritaire qui en font contrebande, si répétitives les citations fétiches (mal nommer, voir ce qu’on voit ) qu’il sous-tend. Mais c’est peut-être trop simple. De notre affaire le racisme n’est pas le cœur mais, disons, le rein. Ici on gagne à repartir de Blanquer, agent de cohésion du bloc autoritaire. Repartir de sa tenue républicaine exigée en réponse pleine de fermeté et d’autorité à l’écourtement des jupes lycéennes. Sortie risible mais édifiante.

    Édifiante est l’équivalence, produite par torsion de l’expression usuelle, entre correcte et républicaine. Elle fait voir que l’espace républicain recouvre l’ensemble de ce qui est correct ; à la fois les règles de la civilité mais aussi l’ensemble des lois. Les lois de la République invoquées à gogo par les politiques relèvent du pléonasme. Si la République, c’est la correction, elle n’est pas un système politique donné, qui a son histoire et ses limites, mais l’autre nom de la loi, voire l’autre nom de la norme. L’autre nom de l’ordre en place. Signifiant évidé, République est le coup de trompette d’un rappel à l’ordre.

    Une sortie non moins comique de Darmanin précise ce qu’il s’agit en priorité de protéger dans cet ordre. Les casseurs cassent la République, assène-t-il un soir de manif. On avait cru que les blacks blocs cassaient des vitrines, en fait ils cassent la République. La synonymie est posée : la République, c’est les vitrines. La correction première, la loi des lois de la République est donc de respecter les vitrines. Les vitrines des commerces, CQFD. Où l’on se souvient que c’est un Premier ministre encore moins de gauche, et toujours prompt à déclarer son amour à l’entreprise, qui a systématisé l’usage comminatoire de République.

    Dans les transes oratoires dudit Valls, République est la scansion rythmique d’une injonction à se plier, à respecter c’est-à-dire à obéir. La profération fétichiste du mot République est une démonstration de force. Elle rappelle, non que force doit revenir à la loi, mais que le privilège d’écrire la loi revient à la force.

    Le refoulé colonial qui affleure dans territoires perdus, dans barbares, dans ensauvagement, relève moins du racisme que de la nostalgie de l’autorité impériale, qu’elle se soit exercée sur des jaunes, des noirs, des forêts, des sols, des tigres.

    On sait que l’Europe n’a pas colonisé par racisme, mais que le concept de race a été forgé pour légitimer après coup la violence coloniale. Ce qui est premier, c’est la conquête, c’est notre patrie qui sur tout continent fait sa loi.

    Dans l’État fort que réclament les républicains de tous bords, c’est l’adjectif qui compte. Dans souverainisme , c’est souverain qu’on doit entendre, connotation monarchique comprise. Dans un même souffle entend-on les têtes de gondole du souverainisme réclamer qu’on reprenne le contrôle de notre destin par rapport à l’UE et que les profs reprennent le contrôle à l’école. Et que les parents reprennent le contrôle sur les ados sans repères. Et qu’on reprenne le contrôle dans certains quartiers , quitte à y envoyer l’armée.

    Des militaires à la retraite dans les écoles, des militaires d’active dans les cités.

    Il faut avoir ou avoir eu le contrôle pour à ce point déplorer ou craindre sa perte. Il faut avoir intérêt à l’ordre pour sans cesse y rappeler. Il faut, de près ou de loin, y avoir part. L’appel à la responsabilité est le tic des responsables, des gens en charge, des principaux de collège, des parents, des directeurs de rédaction. Le refrain autoritaire est l’apanage de ceux qui, dans la société où il est entonné, ont l’autorité et entendent la garder. Les maîtres qu’ils demandent d’honorer ce sont eux, gardiens de la correction et de la longueur des jupes. L’autorité qu’ils demandent de restaurer , c’est la leur."

    "Ces mecs auraient souffert des absences ou des manquements ou des coups ou de l’omniprésence d’un père. Le père de la nation qu’ils réclament serait banalement un substitut.

    Ou bien c’est l’inverse : ces mecs adorent leur père. Ces mecs sont si redevables à leur père sévère mais juste mais sévère mais juste qu’ils en souhaitent un d’égale autorité à tous les sujets de leur patrie chérie. Un Poutine. Un Erdoğan. Non, pas Erdoğan. Erdoğan est le père de la famille ennemie. Le patriarcat c’est comme le chauvinisme : on aime le sien et on combat celui des autres.

    Je n’aurai pas la précaution locutoire de qui s’accuse de psychologie à deux balles pour mieux en faire. C’est bien de la psychologie que je fais, et elle vaut beaucoup plus cher. Elle n’a pas de prix : par elle s’injectent dans la discussion des bouts de ce réel jusqu’ici enfoui sous leur millefeuille argumentatif. Depuis dix minutes leur parole est plus directe. Et la comédie du fan jouée par M se comprend autrement. Performatif encore, M m’appelle son idole pour que je le sois. Ce n’est pas une déclaration mais une requête. À travers moi qui lui rends son âge, M cherche cette manière de père qu’on appelle un maître.

    Mauvaise pioche.

    Mauvais cheval.

    Je ne me déplace qu’à dos d’âne. Je n’ai pas le permis, pas d’enfants, pas de perceuse, pas de portefeuille. Je mange des bananes. Je ne suis pas fiable. Je ne confierais personne à mon autorité."
    -François Bégaudeau, Notre Joie, Fayard/Pauvert, 2021.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie Empty Re: François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 23 Sep - 12:47


    "Si [le pourfendeur de la sociologie] croit gagner la bataille avec l’exemple du jeune Normand djihadiste, c’est parce qu’il rabat le social sur l’économie et l’économie sur le compte en banque. Or le relatif confort matériel du jeune Normand grandi dans la classe moyenne ne le propulse pas hors de la détermination sociale. Un ado sans histoire , observe l’anti-sociologue pour désarmer d’avance tout récit déterministe. Mais être sans histoire c’est une sacrée détermination. Ça peut par exemple vous déterminer à en désirer une, d’histoire. À vous la raconter, puis éventuellement à la vivre. La vie protégée du Normand moyen le protégeait de tout mais pas de l’envie d’échapper au carcan de la protection. Ce garçon trouvait le confort ennuyeux, et l’ennui c’est très social. C’est la maison avec jardin des parents à l’écart du centre-ville à mobilité douce, avec magasin Celio et boutique Sephora. C’est le silence des dimanches. C’est cet obscur dégoût de soi après cinq heures de PlayStation. C’est le sentiment amer de perdre sa jeunesse à l’école. Je la connais bien cette bile, elle m’agaçait le foie dans le bus 21 Jean Macé qui m’emmenait au collège. Je connais la sensation de s’enfoncer dans le sillon d’un quotidien désespérément sécure, et la rage rentrée d’y être assigné. Je valais mieux que ça. Ma jeunesse méritait mieux que sa capture dans ce filet social. Je voulais pousser les murs ; je rêvais bien sûr de fugues et de trains. Le djihad aurait pu me tenter mais à l’époque la mode était plutôt au pull jacquard à losanges.

    À l’extension du domaine de la cause, ses adversaires répondent par sa réduction. Il y a des phénomènes sans cause, c’est comme ça. La sociologie cesse là où commence la tautologie. Le jeune Normand part en Syrie parce qu’il part en Syrie. Il égorge des mécréants sur Internet parce qu’il égorge des mécréants sur Internet. Ce qui ne revient pas à opposer à la causalité le vertige tragique de l’acte sans cause. Le djihad ne sort pas exactement de nulle part. Il sort de lui-même. Le djihad est causa sui . L’islam conduit à la violence parce qu’il est intrinsèquement violent. Parce que l’islam est l’islam.

    Attacher des traits constants aux humains, à une catégorie d’humains, à un genre, à une ethnie, c’est l’essentialiser. Les diverses parades intellectuelles à la causalité sociale relèvent de l’essentialisme. M essentialise les Français en les dotant d’une fibre anti-impériale. On essentialise les femmes en les disant vénales – ou désintéressées, c’est égal. On essentialise les femmes en disant : les femmes. L’essentialisme est consubstantiel à l’idéalisme. Si l’islam est une idée, il agit identiquement d’une époque à l’autre, sans être infléchi par des variations historiques. Que l’islam politique sévisse à telle période et pas telle autre, l’essentialisme préfère ne pas s’y attarder. La reviviscence du wahhabisme ne saurait être corrélée à l’avènement d’une puissance pétrolière nommée Arabie saoudite, ni à son alliance assez peu civilisationnelle avec les États-Unis et Israël. L’idéalisme déteste l’histoire parce qu’elle contrarie ses vues – de l’esprit. Il doit l’effacer pour s’imposer. Ce sera elle ou lui."

    "Ami de Mme Ozouf, républicain de la première heure, Finkielkraut est le champion des effets sans cause, des actes sans agents. Dans un entretien donné pendant la crise sanitaire, il peut sans broncher produire des énoncés comme : le nihilisme n’a pas encore vaincu et nous demeurons une civilisation . C’est sa grammaire. Ce pourrait être une réplique de chef de clan de Game of Thrones. M comprendrait cette langue et pourrait répondre, et par exemple en inversant les termes : nous n’avons pas encore vaincu la civilisation et nous demeurons nihilistes. Ça n’engagerait à rien non plus.

    Finkielkraut oppose donc au nihilisme sans nihiliste, sans origine ni développement, la très concrète civilisation . Que nous demeurons . Dans nous , il faut entendre l’humanité. Parmi lesquels Beyonce, Xi Jinping, Lewis Hamilton et moi. Substantif le plus substantiel de cet entretien ? L’homme. Dans l’homme prend conscience qu’il n’est pas seul , l’homme n’est pas Carlos Ghosn recevant des textos amicaux après son évasion, mais l’espèce humaine. Du coup, l’homme se rencontre un peu partout, et notamment dans le monde humain , troisième rue à droite puis tout de suite en face. L’homme est une entité à qui il arrive des trucs qu’on sait pas trop pourquoi ni comment. De tout événement et de tout fait on pourrait conclure comme Finkielkraut qu’une volonté planétaire était à l’œuvre en l’absence de tout but . En l’occurrence le mal est littéralement un virus, mais au fond tous les maux qui frappent l’homme relèvent du virus. Inoculé à l’humanité par les dieux en châtiment de la suppression de la dictée.

    Ou de l’écriture inclusive.

    Et autres fléaux."

    "M le dramatique refuserait à grands cris d’être accolé à Finkielkraut, ce sioniste atlantiste et autres istes, mais je note leur manie commune et programmatique d’absenter le système de production, les rapports qu’il agence, les rôles sociaux qu’il distribue et fige. Leur monde , ce n’est jamais le monde du travail. Jamais le monde social.

    M ne connaît pas les rôles sociaux, il ne connaît que les identités et les essences. Il ne connaît pas les prolétaires, il connaît le peuple , héros de sa fantasy anhistorique et asocial."

    "Le peuple n’englobe pas toutes les classes populaires. Le peuple c’est une partie du peuple. Elle se concentre dans la France périphérique cartographiée par Guilluy, communiste encore moins de gauche devenu le barde des autoridentitaires."

    "L’essentialisme est une vue de l’esprit qui est une vue de la matière. Cette position philosophique est la projection idéologique d’une position sociale. Elle a pour vocation première de graver dans le marbre l’ordre social en le naturalisant."

    "Il n’y a pas deux bourgeoisies, mais double jeu d’une bourgeoisie qui fait bloc, une et indivisible comme la République à ses ordres. D’une main, employer l’immigré pour casser les salaires et créer du chômage-chantage, de l’autre diriger vers lui le ressentiment social des travailleurs indigènes ainsi oublieux de leurs vrais exploiteurs. D’une main faire venir des migrants corvéables, de l’autre montrer au peuple d’ici qu’on les rejette. L’idéal serait l’immigré sans la migration. Un immigré qui serait toujours déjà là et stagnerait à vie dans sa précarité profil bas. Ce serait le Chibani avant le regroupement familial : solitaire, intimidé, surexploitable. Le chouchou du capital, qu’il s’affiche doux ou s’affiche dur, qu’il joue du violon comme Faber ou du canon comme Dassault, c’est le travailleur immigré. Celui qui fait la plonge dans le restau italien préféré de Geoffroy et Charlotte. Ou fait le jardinier dans le manoir de leur oncle.

    La figure de l’harmonie entre les pseudo deux bourgeoisies est un chiasme : les uns prônent autant l’ouverture qu’ils ferment, les autres prônent autant la fermeture qu’ils ouvrent. Il n’y a débat que sur le dosage. Les critères du dosage ne sont pas moraux (tolérance / intolérance ou autres farces) mais techniques. Parmi les détenteurs de capitaux le débat d’idées relève du brainstorming d’optimisation des performances. Tel le manager réglant les cadences pour siphonner les ressources humaines sans les épuiser, tel le tortionnaire se réfrénant pour que le corps cuisiné reste sensible, on cherche le meilleur ratio de main-d’œuvre étrangère. On finit par s’entendre sur une immigration choisie , en écho plus ou moins conscient à l’ancien marché aux esclaves.

    Il n’y a pas clivage moral entre l’ouvert et le fermé : il y a des marchands structurellement clivés entre amour et désamour de la frontière. Désamour quand elle taxe leurs marchandises, amour quand elle taxe celles de la concurrence.

    Le premier réflexe du marchand est protectionniste : protectionniste pour soi et opposé aux protections des autres. Enfonçant les douanes du concurrent et protégeant les siennes. Contournant les législations nationales tout en envoyant des lobbyistes convaincre ses législateurs de faire barrage aux capitaux étrangers. Il faut être un esprit confus comme Todd pour croire que le protectionnisme est contradictoire avec le libre-échange, alors qu’ils sont deux moyens alternatifs du même dessein."

    "S’il est établi – par moi – que l’autoritaire l’est d’abord en tant que possédant, dirigeant, actionnaire, rentier, l’anomalie n’en est plus une. S’il est la voix du capital, l’autoritaire ne peut vouloir l’écologie qui, abordée conséquemment, implique une baisse de l’activité. Le capital doit croître et pour croître s’étendre et pour s’étendre déforester, bétonner, creuser, forer, extraire, incessamment, furieusement, jusqu’à épuisement, jusqu’à extinction. On ne va pas se priver, soutenu par un fonds d’investissement allemand, d’engager des travaux de câblage au Vietnam où le marché digital a un fort potentiel en termes de création de valeurs .

    On avait pu croire que l’écologie intégrale , portée par une sous-famille du bloc, entendait renouer avec la première écologie, réactionnaire mais anticapitaliste. Que les refrains sur les ravages de l’illimité induisaient qu’on pose des limites au techno-capitalisme. Déception : l’écologie intégrale veut des limites au techno, mais pas au capital. Prise d’un trouble de dissociation, elle découple l’élevage industriel et les capitaux qui l’alimentent. Par un admirable effort d’autosuggestion elle parvient à croire qu’une ferme de mille-vaches pousse toute seule dans la nuit comme une amanite phalloïde. Et à oublier que papa a des parts chez Total, dont le cours en Bourse double avec l’obtention d’un chantier d’exploitation de sable bitumineux."

    "On déplore que dans les collèges de banlieue les derniers de la classe emmerdent les meilleurs. On devrait s’étonner qu’ils ne torturent pas tout bonnement ceux dont les bons résultats accusent la responsabilité des cancres dans leur sort. S’il y a des prolos scolairement brillants, le prolo pas brillant ne peut s’en prendre qu’à lui. Ou donc au prolo qui brille."

    "La fiction de la liberté est indispensable aux libéraux-autoritaires parce qu’elle responsabilise les perdants. Or il en va du verdict social comme du verdict judiciaire : la responsabilité y fait le lit de la condamnation. Au tribunal l’individu est condamné à une peine, dans l’espace social il est condamné à une vie de merde. Le cumul des deux sentences est fréquent.

    On trouve beaucoup de pauvres dans les prisons françaises et parmi ces pauvres beaucoup d’hommes issus des quartiers populaires où les immigrés et leurs descendants ont été parqués. Cette statistique n’est pas contestable, sauf par les lassants humanistes qui pensent stupidement qu’elle relève de la stigmatisation. Stupidement car la statistique n’est raciste qu’au prix de son interprétation antisociale, qui impute la peine au seul détenu. Version soft : le pauvre a toujours le choix de ne pas braquer un bar-tabac, la preuve beaucoup de pauvres ne le font pas. Version hard : le pauvre qui fait le choix de braquer n’est pas poussé au vol par une conjonction de déterminants, il a le vol dans le sang. Débouché raciste de la version hard : si on trouve beaucoup d’arabes et de noirs parmi les voleurs, c’est que les noirs et les arabes ont le vol dans le sang. D’ailleurs l’été dernier au Maroc on m’a piqué mon Samsung.

    Racisme ou pas, l’interprétation libérale essentialise le voleur. Le voleur est une mauvaise graine. Une mauvaise pousse. La société n’a plus qu’à désherber."

    "Ce démenti radical à la prétendue corrélation entre démocratie et marché, la bourgeoisie se garde bien d’en tirer les conséquences théoriques ; elle a trop peur de se voir dans ce miroir. Alors elle le regarde de biais. Elle ne fait que lorgner. Mais elle lorgne. Elle est tentée. Le capitalisme policier que l’Asie fignole lui dessine un horizon, un destin, une utopie. La gestion asiatique du covid a été le moment de cristallisation de cette idylle amorcée il y a vingt ans. Les beaux yeux de Taïwan soudain révélés : efficacité sanitaire, productivité maintenue. Autodiscipline de la masse. Prévention façon Minority Report. Double usage anesthésiant et répressif de la technologie. Traçabilité. Comptabilité numérique des déplacements et des performances. Chaque individu devenu une ressource à optimiser. Chaque seconde évaluée à l’aune des critères de rentabilité. Le fantasme de l’homo economicus devenue réalité.

    Les orientations économiques de la bourgeoisie métropolitaine mondiale façonnant sa vie culturelle, la mutation chinoise du capitalisme se traduit depuis vingt ans par une mode asiatique, entre cuisson vapeur, poisson cru, bassin japonais, taï-chi sur la plage, films de kung-fu vintage, business school de Hong Kong. La bourgeoisie métropolitaine passe à l’Est. Bientôt les tee-shirts des ingénieurs de Google seront démodés. Le cool californien aura eu son moment dialectique."
    -François Bégaudeau, Notre Joie, Fayard/Pauvert, 2021.



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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie Empty Re: François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 24 Sep - 10:14

    "Affect ambigu que la colère.

    Plus belle des passions tristes.

    Belle comme un sursaut, triste comme un plafond bas.

    Belle comme un cheval qui se cabre, mais après ?

    En première analyse, il apparaît que si une molécule de colère est nécessaire dans la chimie d’un sentiment de révolte, elle n’est pas suffisante. Si elle l’était, il n’arriverait pas que son taux de diffusion dans la population soit à ce point supérieur au taux de participation à des mouvements contestataires. Entre les deux, perte énorme. Le mécontentement est partout, et les solutions nulle part , écrit l’ami Vaneigem. Il l’écrit en 2002. Depuis, les proportions ont empiré.

    L’immense quantité d’énergie de colère actuellement présente dans l’air français passe on se demande dans quoi. Dans un mur effrité par un poing, il faut croire. Dans un frein rongé. Dans le coquard d’une épouse."

    "La colère des imbéciles remplit le monde , écrit Bernanos, mais n’est-ce pas la colère qui est imbécile ? Qui du moins produit de l’imbécilité lorsqu’elle saisit un corps imbécile, un corps faible ? Chacun observe sur soi que la colère est rarement bonne conseillère. Elle conseille des mails d’injures, des expéditions pour crever le pneu d’un rival, des claquements de porte boulevardiers suivis d’excuses piteuses.

    Je doute qu’elle puisse aussi dicter un livre. L’impulser peut-être, mais le dicter intégralement non. La colère est une mèche courte, elle ne passera pas la quatrième page. Les grands chevaux de la colère fatiguent vite, les enfourchant on ne va pas bien loin.

    À supposer que, passant ce cap, crevant le plafond bas, la colère se consume en protestation politique, de quelle nature cette protestation ? Quelles formes prendrait-elle, quelles fins se donnerait-elle ? Est-on certain qu’une colère politiquement motrice coagule une communauté politique à notre goût ?

    La colère est un affect, un affect est sans étiquette. La colère n’est l’apanage d’aucun camp politique, quelque ardeur qu’il mette à la préempter.

    L’afro-américain qui manifeste après l’assassinat de George Floyd est en colère contre la police, mais la police très en colère aussi contre les manifestants qui l’insultent. Et mon coiffeur très en colère contre sa collègue malienne qui envoie au pays sa prime de rentrée scolaire.

    Le directeur d’une petite boîte de transports est très en colère contre les cotisations qui pèsent tellement sur son chiffre d’affaires qu’il les appelle des charges.

    Le Medef est très en colère contre les blocages français .

    Si la bourgeoisie n’écoutait que sa colère contre des bloqueurs de raffinerie, elle enverrait la troupe les charger. Souvent elle l’envoie. En temps de grève deux colères se télescopent, chacune se prétendant plus massive et plus légitime que l’autre : celle des usagers , celle des grévistes."

    "La colère est peut-être l’affect-socle de l’extrême droite. Le facho n’est pas seulement en colère contre la libération anticipée d’un violeur, il est en colère contre tout. La colère lui est un diapason réglé dès le matin, une disposition en attente d’un contenu. Il lui reste à pointer dans n’importe quel objet le truc qui fâche, et à toujours y revenir, et à toujours sembler tirer de ce ressassement une joie mauvaise. [...]

    Tant de gens se croient contestataires et ne sont que de mauvaise humeur."

    "Si ces solitaires s’agrégeaient à quelque chose, ce ne serait pas à un mouvement de gauche. Plutôt à un groupuscule ni de droite ni de gauche. Peut-être à une association de jeu de rôles grandeur nature d’inspiration gothique. Peut-être au Fight Club, dont le slogan est Restons des hommes. Ralliés à cette confrérie paramilitaire où le cheveu est ras et le chef adulé, ils passeraient leurs démangeaisons de mecs inaccomplis dans les coups donnés et reçus.

    Il est probable que M ou S ont vu et approuvé Fight Club – ils ne voient que des films américains, leur antimondialisme accordant une exception à l’épandage mondial du cinéma hollywoodien. Il est plus probable encore que ces rebelles gâchés, ces soldats de l’escadron atomisé de la mauvaise humeur, se sont reconnus dans sa resucée récente, Joker, sommet de colère imbécile – de bêtise qui s’est mise à penser dirait Cocteau. Le personnage éponyme est comme eux en proie, non à la détresse psychotique que les simagrées de Phoenix voudraient contrefaire, mais à une névrose de téléspectateur. Pathologique ou non, le soliloque du Joker, ses rires sans objet, ses interjections réflexes, ses insultes dans le vide, rejouent leur pantomime domestique. Joker regarde des émissions à la con avec le même appétit mâtiné de dégoût que S avale au kilo les vidéos de clashs. La même envie douloureuse. Envie d’être invité dans l’émission qu’il adore détester, et douleur de pressentir que ce faisant il va droit dans le mur. Et il y va quand même. Quelque chose en Joker désire l’humiliation.

    La colère ininterrompue de S extravertit un sentiment d’humiliation étrangement délectable. Mon antisioniste lilloise se sent humiliée par BHL légitimant les territoires occupés et relaie son passage chez Ruquier en l’assortissant d’un paradoxal qui va faire taire cette grosse merde ?. Mon apprenti de Brest se sent personnellement humilié par les dégoulinades morales de la soirée des Enfoirés et n’en perd pas une miette.

    Personnellement signifie qu’il le prend pour lui. C’est lui, anonyme et invisible, que ce spectacle agresse et veut agresser. C’est à lui que cette bourge de Marina Foïs veut faire la leçon aux Césars. Et lui ne peut pas répondre. Et finira par casser sa télé comme le taxi driver de Scorsese, saint martyr de tous les rageux en chambre.

    Humilié : livré au sentiment de son impuissance dans ce vaste monde dégueulasse. Le téléspectateur par définition passif enrage passivement de l’être. Il ne produit rien, il accumule – de la frustration. Il devient cet homme frustré et qui attend que quelque chose se passe dont Paul Schrader parle à propos du taxi driver qu’il a scénarisé. Qu’est-ce qui va pas ? demande un collègue au nommé Bickle. Et Bickle ne répond rien. Et rien est une réponse. Rien ne va. Le monde comme il va ne me va pas. Le monde nous met vraiment les boules , dit-on en VF dans Fight Club.

    Fight désigne la baston et non la lutte politique. Passant à une baston de plus grande échelle, le club de combat ne sait que plastiquer le siège d’une banque – comme si la banque était dans le siège. Ce genre de combattants mène des combats douteux. Quand le taxi driver finit par agir, c’est un carnage. Son passage à l’action est un passage à l’acte. Un remède qui ressemble au mal.

    Le passage à l’acte de Joker réalise un pauvre fantasme de spectateur : débarquer dans l’émission et mettre une balle à l’animateur. Ainsi Joker finalise son absorption par l’écran en le traversant. Sa tuerie sera un must télévisuel. L’industrie du spectacle tirera audience et recettes de ce happening contre l’industrie du spectacle.

    L’émeute finale du film n’est pas une sortie de l’impasse. Elle aussi piétine dans sa connerie. Elle aussi tourne en rond, comme tournèrent en rond les émeutiers du Capitole. Une fois franchi le premier barrage policier, les fanfarons trumpistes ne surent plus où se mettre. Ils furent comme des cons. Ils firent des selfies."

    "Le programme du Fight Club s’appelle Projet chaos. Puisque le chaos règne, redoublons-le. Précipitons-le, disent les accélérationnistes . Et après ? Après moi le déluge, mais après le déluge ?"

    "L’omniprésence de la vengeance dans la fiction contemporaine (même Arsène Lupin est déclassé en vengeur) est un signe de mauvaise santé politique. Aussi vrai qu’il est bien mal en point le pays qui a besoin de héros , elle est bien mal en point l’époque qui n’a plus que la vengeance comme horizon."

    "Comme la vengeance, la justice personnifie la faute. Comme la vengeance, la justice, d’inspiration libérale, établit et sanctionne des responsabilités personnelles. Dans le box ne s’assoit pas une structure mais un individu – ou plusieurs, mais les peines seront personnalisées. La politique qui s’attaque aux structures est à dissocier du droit qui personnifie. Demander au droit de sanctionner une injustice peut être pertinent, nécessaire, vital, mais cette demande n’est pas politique. [...] Si je veux punir une faute, je fais un procès ; si je veux empêcher qu’elle se reproduise, je fais de la politique. Si mon attente est morale, je me tourne vers les tribunaux, si mon attente est politique, je me tourne vers le législateur. Ou, encore mieux, je me fais législateur."

    "Étant morale, l’accusation de corruption est d’inspiration libérale. Étant libérale, elle est d’inspiration autoritaire. Elle exprime une déception devant une incarnation ponctuelle de l’autorité indigne des incarnations antérieures. À un chef voyou elle dit qu’il fait honte à son statut de chef. Car chef oblige. Chef devrait obliger. Chef n’oblige jamais mais devrait.

    Alléguant partout que nos dirigeants sont corrompus par l’entre-soi, Branco sous-entend qu’il fut un temps où l’entre-soi n’avait pas cours. Si l’entre-soi provoque le crépuscule du régime, c’est qu’à son aube ses cadres œuvraient pour le peuple et non à leur profit. Si le régime est en voie de putréfaction , c’est qu’il y eut un temps où le fruit n’était pas pourri."

    "Depuis au moins La Boétie jusqu’à au moins Adorno, les intellectuels s’étonnent et s’attristent que les masses désirent un chef. S’attrister est pertinent, puisque ce désir est le contraire mathématique de la formule de l’émancipation. Mais s’étonner est déplacé ; est méconnaître la condition populaire. Le prolo ne réclame pas un chef par l’effet d’un hypothétique fond réactionnaire , mais par l’effet de sa situation – prolo est une situation et non une nature. Une situation par définition inconfortable. Une situation d’insécurité et percluse de peurs : peur du chômage, de la précarité, de la rue, de la prison, du patron, du gendarme, du voisin bourré, du chien sans laisse du voisin bourré, des contrôles sociaux, d’un coup de fil du proviseur. Plongé là-dedans, le prolo veut être rassuré : il veut une protection, fût-ce celle d’un tyran ou d’un parrain en échange de son allégeance. Qu’il prête volontiers. Le prolo se fout de sa liberté, cette chimère d’oisifs vivant sous cloche, il veut la paix.

    Chacun vérifiera sur soi la promptitude à s’en remettre les yeux fermés à une force quand on se trouve en situation de faiblesse. Hier, inquiet de mes maux d’intestin, je m’en suis remis à l’autorité d’un gastro-entérologue. Piètre marin sur un bateau en naufrage, j’obéirais fanatiquement aux consignes du capitaine. Au gastro comme au capitaine je délègue sans barguigner un pouvoir de décision dont en temps normal, fortifié par ma position sociale, je me réserve la prérogative.

    Entre l’anarchiste et le pauvre quelque chose coince et toujours coincera. L’anarchiste invite à s’affranchir des chefs, le pauvre en cherche. Le premier élan de l’anarchiste est de créer du désordre, le pauvre en est repu. L’anarchiste propose un saut dans l’inconnu, le pauvre est las des giclées d’imprévisible qui lui pourrissent la vie. L’anarchiste méprise la routine, le pauvre en rêve.

    Je force le contraste ; je discerne. [...]

    Le pauvre ne bazardera rien. Au contraire il s’accroche aux miettes de confort glanées au long d’un destin chaotique. Il manque de trop de choses pour s’exposer à manquer du peu qu’il possède. Le peu qu’il possède, il a comme premier souci de le conserver. Il est par condition conservateur. Il s’endettera vingt-cinq ans pour accéder à la stabilité de la propriété. La propriété c’est le vol mais lui ne l’aura pas volé.

    Si j’étais pauvre, je préférerais aux anarchistes des élus cravatés et donc fiables, des gens parlant un bon français dont l’opacité jargonnante m’en impose. Un président de la République est fiable, il habite un palais et sur son passage nos troupes se mettent au garde-à-vous."

    "Le stade infantile de la politique est un stade familial, où le président est un père et la nation une famille. Son stade adolescent advient avec le constat que les papas de la société ne sont pas si bienveillants. Son stade adulte advient avec la révélation qu’aucun père n’est si fort qu’on puisse lui confier notre vie ; avec la révélation qu’il n’y a pas d’adultes. [...]

    L’enfant n’est pas l’enfance. L’enfance a bon dos si elle est le nom de la moraline qui à beaucoup tient lieu de pensée. L’enfant qui s’autopastiche dans l’infantilisme qu’on attend de lui, l’enfant qui dessine des tulipes pour la fête des Mères et un camion pour la fête des Pères, trahit l’enfance en lui. Il se plie à la mièvre sentimentalité que lui prêtent les mêmes qui voient tendresse dans le ronron du chat sans foi ; il ravale sa sauvagerie, sa surhumanité, sa cruauté, son injustice. L’ enfant est l’enfance sous contrôle, l’enfance arraisonnée, domestiquée, familialisée.

    L’enfant abjure son enfance en se référant au père.

    Je ne traite pas les Gilets jaunes comme des enfants. Ce sont eux qui se traitent comme tels. Moi je leur parle en adulte. À celui que je postule égal je dois parler comme à un égal, doté des capacités analytiques dont j’use pour le critiquer. Je parle sèchement à qui je considère capable d’encaisser cette sécheresse – méfie-toi de ma douceur, elle est signe de mépris. Je parle rudement à qui se montre rudement con. J’appelle conneries ses conneries. La vraie condescendance est celle qui se retient. Rien ne révèle davantage un bourgeois que sa surpolitesse à l’endroit d’un individu d’un rang inférieur. Le préjugeant incapable, il le ménage comme il ne ménagerait pas un semblable. Il lui accorde l’indulgence qu’un père accorde aux bêtises de son gosse. Je suis peut-être injuste mais je ne suis pas paternaliste. Je ne parle pas aux jaunes comme certains d’entre eux auraient désiré que
    Macron leur parlât : avec la componction d’un curé, ou la contrition d’un papa penaud après une aventure adultère. Le refrain maintes fois entonné de la trahison des élites est une variante de la familialisation de la politique. Il présuppose un lien organique, quasi familial oui, entre les élites et la population. Les élites trahiraient comme un père n’apporte plus à ses fils la protection à laquelle il s’est engagé. Mais les élites, les technocrates, les dirigeants du CAC, les ingénieurs sortis de Polytechnique, ne se sont engagés à rien. Un médecin qui ne soigne pas trahit Hippocrate, mais quel serment ont fait nos élites ?"

    "Les élites ne sont pas plus incompétentes que traîtresses. Les technocrates des cabinets sont parfaitement loyaux aux intérêts de leur classe, et d’une infaillible compétence pour les préserver. Le haut service de l’État, dont certains amnésiques regrettent le déclin, a toujours été le haut service de la bourgeoisie. Si par mégarde les bourgeois se rendent mal service, font un mauvais calcul d’intérêt, font de mauvais investissements législatifs, ça les regarde. Ça n’intéresse que leurs conseils d’administration. Nous ne devrions même pas le relever.

    Si classe dominante remplaçait le nom usurpé d’élites, il n’y aurait plus de méprise. La classe dominante ne trahit pas la classe dominée en la dominant.

    Mais les Gilets jaunes ne disent pas classe dominante. Au mieux, comme les émeutiers de Joker, ils disent : les riches. On ne sort pas de l’analogie familiale. Dans une famille il y a le cousin riche, dans la famille France il y a les riches. La division entre riches et pauvres ne résulte pas de l’extorsion du travail des uns par les autres, elle est une donnée organique et immuable – y aura toujours des riches et des pauvres. Il faut juste ne pas pousser le bouchon. Il faut que l’écart reste décent , et c’est d’abord sur ce sujet qu’on espère l’arbitrage neutre et équitable du bon roi qui lévite au-dessus de tout ça, au-dessus des calculs, au-dessus des partis, au-dessus des riches. Or patatras, déception, trahison : le chef se révèle être le président des riches. Le père nourricier brime les membres les plus faibles de sa progéniture pour gaver les déjà gros. Stupeur. Indignation."

    "S’indigner d’une injustice est plaisant car cela vous met du côté des justes. Quel bonheur que ce malheur qui m’offre une bonne cause. L’indigné ment parce qu’il dissimule sa jouissance d’être du bon côté.

    Un soir je rentre à l’hôtel tard, ma clé de chambre est censée se trouver sur le comptoir, elle n’y est pas. Au bout d’une recherche en rage, je trouve un passe dans l’arrière-salle, et rage éteinte je me couche en me promettant de ne pas rapporter l’incident au gérant, ayant compris que la faute est due à une négligence d’un sous-fifre qui en sera sanctionné. Mais le lendemain, c’est plus fort que moi. Je raconte. Je raconte en précisant que le tort est minime mais je raconte. Qu’est-ce qui alors a été plus fort que moi, plus fort que mon éthique extrêmement de gauche ? Ce qui a été plus fort que moi, c’est le plaisir de la plainte, connexe à celui de se trouver du côté des malchanceux, des floués. Syndrome salle des profs un jour de rentrée des classes, où c’est à qui prétendra avoir le plus mauvais emploi du temps. À quoi rime cette triste compétition des malheurs ? Pourquoi vouloir passer pour celui qui a tiré le mauvais lot ? Est-ce pour se pardonner d’être bien loti ? Est-ce mauvaise conscience de privilégié ?

    Sans espoir d’être entendu je suggère à l’amie qu’elle se renseigne sur l’histoire spécifique de ce magasin sans syndicats. Elle écrit : je n’ai pas le cœur à ça. Le cœur tout à sa colère n’est pas disponible à l’enquête. Son cœur a autre chose à faire : épancher sa peine et jouir de l’épancher. Elle a alors une formule aussi parlante que poignante : désolée la colère l’emporte. En elle la colère l’emporte sur la pensée. C’est bien ça. C’est le point. L’indignation ne pense pas. Ce n’est pas qu’elle ne le puisse, c’est qu’elle ne le veut. Ce qu’elle veut c’est dire l’injustice et sa dégueulasserie. Elle veut de la morale et la morale, en soi, ne pense pas. L’indignation ne pense pas mais incrimine. Il lui faut des gens à incriminer. Il lui faut des salopards, et que leur saloperie soit sans cause pour en faire de purs salopards – ainsi l’amie appelle-t-elle ses supérieurs.

    L’indignation est morale et donc elle n’est pas politique. Tant que je m’indigne je ne pense pas politiquement mon problème ni donc les moyens de le résoudre. Confite dans l’indignation, l’émotion de mon amie ne montera pas en politique.

    Il n’y a pas de mise en mouvement politique sans émotion – seul me meut ce qui m’émeut –, mais l’émotion se politise si elle passe par le sas de refroidissement analytique. Il n’y a pas de contestation politique sans colère mais la colère ne devient une énergie politique qu’à se refroidir. Refroidie, la colère détourne ses flèches des personnes vers les structures. Elle élucide la structure sociale au travail dans la contingence d’une injustice, d’une humiliation professionnelle, d’un abus de pouvoir, d’un emploi du temps merdique.

    La politique ignore la catégorie de salopards. Les salopards existent, et sans doute le mal, et peut-être le Mal, et probablement le diable, et l’obscure exultation de nuire, et les créatures toxiques, et les morbides, et le scorpion orchestrant sa noyade en piquant la grenouille qui lui fait traverser la rivière, et plein de romans à écrire pour explorer tout ça, et à la fin la prière, la prière pour Nordal Lelandais ; mais la pensée politique doit oublier le Mal. Elle y pense puis oublie. Elle advient par l’opération de cet oubli.

    L’ennemi de mon ennemi est d’autant moins mon ami que je n’ai pas d’ennemi. La politique ne commence par la désignation d’un ennemi que pour les libéraux-virilistes que la guerre excite. Il n’y a pas de Carl Schmitt de gauche. Nous n’avons pas d’ennemis mais des adversaires – de classe. L’ennemi est celui à qui j’en veux personnellement, jusqu’à vouloir l’anéantir. L’adversaire je ne lui veux aucun mal, je veux qu’il arrête de m’emmerder. Ce n’est pas son existence qui me révolte, mais comment elle grève la mienne.

    C’est par refroidissement de la colère que l’ennemi se transforme chimiquement en adversaire, l’envie de meurtre en énergie politique, l’indignation en pensée.

    La pensée ne s’exclame pas. Elle est égale d’humeur parce qu’elle analyse des régularités. Elle ne s’étonne pas car ce qui est régulier a été maintes fois vu. Souvent je commente le récit d’une exaction sociale d’un : normal. C’est très agaçant pour celui que cette exaction indigne. Et alors lui: ah bon tu trouves ça normal ? Et moi : oui tout à fait normal. Et lui : eh ben désolé mais moi je trouve pas ça normal. Et moi : que ton N+1 te refuse un congé pour le mariage de ta sœur, c’est normal. Et lui : non c’est pas normal. Et le sketch continue, filant le malentendu entre une appréciation morale et une appréciation statistique du normal . Considérant certaines normes morales, il n’est sans doute pas normal que des gens dorment dans la rue ; considérant les mœurs multiséculaires de la barbarie marchande, ça l’est. Statistiquement, structurellement, il n’est pas anormal que des actionnaires œuvrent à maximiser la rentabilité en brimant les salariés. Parfois j’ajoute rien de nouveau sous le soleil du capital et c’est encore plus agaçant.

    Pour autant, ma froideur n’est pas le fruit d’une décision rationnelle. Je n’opte pas analytiquement pour l’analyse. Ma froideur est un tempérament, une température sanguine. Hormis devant un Barça-Manchester, on me voit peu m’exclamer, peu crier, et j’ai dû avoir cinq accès de colère en quarante-neuf ans, dont quatre contre l’arbitre d’un Barça-Manchester.

    Une sociologie fine percevrait que ce fait de sensibilité est en partie un fait social. Je m’exclame peu parce que ma maison d’enfance s’exclamait peu. Ceci au diapason de la douce voix de mon père, mais aussi parce que nous n’avions pas matière à nous exclamer. La voix paternelle était douce mais la vie aussi : Trente Glorieuses, classe moyenne ascensionnelle, scolarité sur des roulettes, février au ski, juillet à la mer. Et aujourd’hui encore : existence sans heurts majeurs. J’analyse l’injustice davantage que je m’en indigne parce que je ne la subis pas. Je ne suis pas payé à tendre un sac de déchets aux voyageurs de TGV parmi lesquels moi – et c’est elle qui me dit merci putain. Je ne suis pas en contrat court dans une boutique de téléphonie. Je n’ai pas de cafards dans ma cuisine ni un syndic injoignable. Je n’ai jamais eu durablement froid ni faim. Je n’ai jamais été dans un si profond embarras que je n’en voie pas le bout. Il y avait toujours un bout, une porte de sortie, un matelas, un parent. Je n’ai jamais été durablement pauvre, ni enculé à la matraque par un flic, ni expulsé par un huissier, ni mis sous pression par un manager, ni déshydraté dans l’arrière-salle d’un pressing, ni intoxiqué par les gaz d’une usine périphérique, ni insulté en tant que vigile, ni snobé par des clients comme l’est S. Tout cela je ne fais que l’observer, et d’assez loin. J’en serais presque à le regarder de haut.

    L’ironie est mon mode critique parce que en elle se réalise l’oxymore d’une dénonciation souriante. Mais aussi parce qu’elle suppose une distance qui m’est socialement permise. Je suis capable de froideur analytique ou d’ironiser sur des forfaitures parce que ma condition me tient à distance de la zone chaude de conflictualité.

    Je ne suis pas dans le bus de 6 h 15 qui dépose mon amie en avance au parking du Leclerc où elle fume une clope maussade en attendant de prendre son service. N’ayant pas sous le nez la tête de sa conne de gérante, je n’ai pas comme elle l’envie légitime de la passer à la trancheuse à jambon.

    Éloigné de la situation qui énerve, le confortable trouve que les énervés exagèrent. Mais enfin pourquoi crient-ils comme ça, Augustine ? / Parce qu’ils ont faim, monsieur. / Sans doute Augustine mais est-ce une raison pour beugler ?

    Envisagé au diapason du quotidien feutré du bourgeois, l’exclamation est une nuisance sonore. Souvent le pauvre se signale par un certain volume vocal. Les bourgeois sont calmes, je suis calme, je suis poli, je suis raisonnable parce que je ne subis rien de déraisonnable.

    Si la politique est la politesse de la colère, j’y suis, en tant que bourgeois, mieux disposé que les non-bourgeois qui de la politique ont plus urgemment besoin que moi.

    C’est une aporie.

    Bien des leaders du mouvement ouvrier sont des bourgeois. Les libéraux-autoritaires qui ricanent de ce constat n’en voient pas la logique. La logique est le capital culturel, le temps pour l’accumuler, le temps pour penser la structure quand le prolétaire n’a le temps que d’en souffrir ; mais d’abord la distance. Le bourgeois anticapitaliste réinvestit dans l’enquête méthodique sur les rapports de classes la distance par quoi sa classe s’emploie à ne rien y voir. La froideur bourgeoise le prédisposait à l’insensibilité à la violence sociale, par une torsion biographique elle le dispose maintenant à l’analyser. L’analyse est mon artisanat, et mon seul tribut au combat politique. Ces lignes ne mettront en lutte personne mais elles sont, pour la lutte, le mieux que je puisse faire.

    Je peux penser politiquement une situation d’urgence sociale parce que je ne suis pas dans cette urgence. Or seule l’urgence donne chair à la politique. Seule l’urgence dresse des barricades. Aporie toujours : pas de politique sans urgence, pas de politique durable sur la seule base de l’urgence.

    Nous devons être à la fois chauds et froids. Nous devons conjoindre la juste colère et la justesse analytique. Si l’alliance entre le prolétariat et la petite bourgeoisie intellectuelle a fait ses preuves politiques, c’est qu’elle est la projection sociologique de cette conjonction."

    "Toute manifestation comprend cette part autosuffisante, tout manifestant veut d’abord se manifester. Toute émeute vaut d’abord pour le plaisir de l’émeute, tout bordel pour le plaisir de le foutre. Mais si le processus s’autoalimente, d’un autre point de vue il s’autodévore. Chaque samedi donnait un œil en moins et pas de droits en plus.

    L’obtention de droits n’était pas au programme. Le lexique des droits, comme celui de l’anticapitalisme, n’avait infiltré les débats jaunes qu’à l’initiative des militants à disque dur. Le mouvement fut de gauche pour autant que des gauchistes le gauchirent.

    Très tôt les éditorialistes bourgeois avaient badigeonné le mouvement de leur mot repoussoir préféré : ressentiment . Dans leur lexique sommaire et malveillant, ressentiment désigne une jalousie armée de piques. Le pauvre ne subit pas l’oppression, il envie mesquinement les nantis. La bourgeoisie s’adore tellement qu’elle s’imagine toujours enviable. Elle ne croit pas si bien se tromper. Nous ne voulons pas être comme elle. Nous ne voulons pas aller où elle va. Mais alors que voulons-nous ? Mais enfin que veulent-ils ? s’exaspéraient les mêmes éditorialistes. Effectivement les jaunes ne savaient plus très bien ce qu’ils voulaient. Ils ne l’avaient jamais su. Ils avaient surtout su ce qu’ils ne voulaient pas.

    C’est peut-être la première marque des temps obscurs : les refus y supplantent les désirs. Les répulsions règlent les positions. Les inimitiés déterminent les amitiés."

    "La politique naît avec l’interdépendance d’individus ; si mon sort dépend du tien je suis fondé à me mêler de ton sort et toi du mien. Dès lors nous délibérons sur l’organisation de cet espace commun.

    On en infère un cogito du sujet politique : la politique se fonde sur l’interdépendance qui la fonde. La politique a pour fondement, non pas exactement la réalité, mais le caractère social de la réalité, la socialité du réel humain."
    -François Bégaudeau, Notre Joie, Fayard/Pauvert, 2021.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie Empty Re: François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 24 Sep - 11:41

    "Je me constitue en sujet politique en éprouvant dans mon quotidien la porosité sociale. Cela ne requiert ni des livres, ni les lumières d’un militant, d’un instituteur, d’un sachant quelconque, d’un père symbolique ou non.

    Nul n’est mieux placé que moi pour mener cette enquête, puisqu’elle porte sur la vie telle que je la vis, sur la vie du corps. Il n’y faut que des yeux et des oreilles. Il n’y faut que penser d’après ce que nous voyons, entendons et sentons , comme écrivent les amis zapatistes. On ne veut pas des perchés, on veut des bas-de-plafond. L’ami Freire demandait d’abord à chacun de ses élèves d’un quartier populaire de São Paulo qu’il raconte ce dont il est le meilleur expert au monde : son quotidien. Se racontant ainsi, l’enfant s’enseigne sa situation.

    Une question simple angle l’enquête : qu’est-ce qui, dans les situations que je vis, pèse sur moi ? En quoi mon corps est-il quotidiennement affecté par le corps social ?"

    "La question sociale c’est d’abord la question du travail rémunéré. A fortiori si j’appartiens aux classes inférieures sans rente ni propriété lucrative, mes revenus configurent ma vie : ils conditionnent ma journée, règlent la découpe vie diurne-vie nocturne, profilent mon logement, déterminent mon quartier, quantifient les heures que j’y passe, ordonnent mes loisirs, conditionnent en partie ma vie sentimentale, maritale, parentale, et bien des choses encore, que je le veuille ou non, que mes yeux et mes oreilles réalisent ou non mon réel.

    Le sans-emploi n’est pas moins conditionné par l’emploi. Lui-même dit : je suis sans emploi. Il se définit par rapport à l’emploi. Son quotidien est vertébré par la recherche d’emploi, baigné de l’amertume de ne pas trouver, amolli par la dépression connexe à l’inactivité, taraudé par la culpabilité de ne pas assez chercher et par l’angoisse fermentée à l’école d’être à la fin classé inemployable. Dans la langue instrumentale des libéraux-autoritaires, inemployable est l’équivalent de bon à rien. Qui n’a pas d’emploi n’est rien – on le repère tout de suite dans un hall de gare. C’est l’ordre libéral-autoritaire qui, créant un marché du travail, a fait de l’emploi et de sa rémunération un fait social total, voire totalitaire."

    "Une série de hasards nécessaires m’ont fait acquérir, sur le marché culturel, une valeur suffisante pour me dispenser de l’enseignement. J’ai pu commencer à faire coïncider valorisation subjective et valorisation marchande. Par là même j’accédais à la condition bourgeoise.

    Chez le prolétaire cette coïncidence est rare ou nulle. Si un désosseur en abattoir valorise verbalement son métier, une oreille rompue aux stratégies de l’amour-propre entend que c’est pour transcender une autodévalorisation. J’ai un métier de merde mais c’est le mien et je ne suis pas une merde donc ce n’est pas un métier de merde. Aussi bien, l’ouvrière agricole avec qui j’étais en binôme un été refusait de redoubler mes sarcasmes sur notre tâche absurde. Cet humour que je croyais propre à nous réunir nous fâchait : Janine n’avait pas envie d’entendre ce qu’elle tâchait d’oublier pour ne pas se pendre. De moi Janine a gardé l’image d’un petit con méprisant et je pleure en l’écrivant mais je gage que Janine à 15 ans ne désirait pas éclaircir des pommiers sous le cagnard l’été et surveiller la chaîne d’étiquetage d’une usine d’embouteillage l’hiver – 2 500 bouteilles par jour me racontait-elle triomphante. Un prolétaire peut dire aimer son boulot, le fait est qu’il ne l’a pas choisi, et qu’il en choisirait un autre s’il avait le choix. Or dans le maillage social personne n’a réellement le choix et le prolo encore moins. Et quand bien même un agent de sécurité du Stade de France adorerait palper mille spectateurs goguenards chaque samedi, quand bien même il chanterait les contacts humains qu’offre cette mission d’intérim, sa fiche de paye serait moins enthousiaste.

    Le cumul des deux données définit la condition prolétaire : écart entre valorisation personnelle et valorisation marchande / valeur marchande basse. Ce cumul est quasi systématique, puisque la diligente main invisible du marché fait en sorte que les boulots les plus pénibles soient les moins bien payés."

    "Je commence par rappeler que les conscrits de Valmy n’ont pas défendu la patrie, mais une modalité circonstanciée de la patrie, mais cette patrie-là, récemment libérée du joug monarchique et décrétée République, qui n’était pas alors le vain mot cocardier qu’il est devenu.

    Semblablement je rappelle que les bien nommés communards, parmi lesquels tant d’étrangers, n’ont pas défendu une patrie mais une commune. Cette lutte n’a semblé coïncider avec la défense de la France que parce que l’adversaire de classe s’était allié à l’étranger. Les communards ne défendent pas la France mais l’égalité qui n’a pas d’uniforme. Si l’armée prussienne de 1870 avait eu pour but de guerre la collectivisation des moyens de production, les communards lui auraient ouvert les bras, et les Versaillais fermé les portes.

    Dans la boussole sociale la nation n’est pas un repère. La nation n’est pas le sujet. Le sujet c’est la condition des prolétaires qui, pardon de le rappeler, n’ont pas de patrie.

    Mais les deux causes sont solidaires, clament les souverainistes. Si nous réclamons la souveraineté nationale, c’est au nom de la souveraineté du peuple. La France retrouvant son indépendance, le peuple retrouve son droit à disposer de lui-même.

    À nouveau les forces de la confusion procèdent en confondant : en confondant peuple et classe populaire, on connaît ; en confondant la cause souverainiste et la cause de la démocratie ; en amalgamant sortie de l’UE et restitution du pouvoir au peuple.

    Pour clarifier je discerne. Pour démêler je distingue.

    Il n’y a aucun lien de nécessité entre souveraineté nationale et démocratie. Un État souverain peut être une dictature. Il arrive même souvent qu’un État fasse valoir sa souveraineté pour continuer à opprimer tranquillement sa population. L’État chinois est tout à fait souverain et tout à fait despotique. Il tient à parquer les Ouïgours en toute indépendance."

    "Les prolétaires n’ont pas de patrie mais beaucoup de prolétaires sont patriotes, insiste M. C’est vrai, et c’est un dommage collatéral de leur condition. L’insécurité qui la définit fait désirer un toit, une zone à l’abri du vent, une poche de concorde au milieu du champ de bataille social. Sous un drapeau on peut se tenir chaud. Maints prolos s’y tiennent chaud, c’est un fait. Mais le fait est le juge de paix de l’analyse, pas de l’évaluation. Que le patriotisme prolo existe n’en fait pas une valeur. Que les prolétaires pratiquent le laser game ne fait pas de Luke Skywalker un chef révolutionnaire. Que des prolétaires aiment le bœuf-carottes n’impose pas de politiser le bœuf-carottes.

    L’attention portée aux prolétaires ne signifie pas l’adhésion à toutes leurs conneries. Il arrive qu’un prolétaire maltraite ses gosses, pour autant nous ne louerons pas la maltraitance. Il arrive qu’un prolétaire dresse son chien à aboyer sur les arabes. Il arrive qu’il écoute PNL. Il arrive qu’il célèbre en masse la victoire d’une équipe de France lourdaude contre une Mannschaft aérienne, et c’est sans moi, l’art footballistique n’a pas de patrie. Il arriva que les insurgés de 1848 troquent leur drapeau rouge contre le tricolore en signe de ralliement à la bourgeoisie qui les remercia en leur tirant dessus. Il arriva qu’en 1914 ils se rangent à l’union sacrée au lieu de fraterniser avec les ouvriers allemands, magistrale erreur qu’ils payèrent de leur extermination.

    Le patriotisme des prolos fleurit sur leur position sociale mais n’est pas une prise de position sociale. Au contraire la patrie devient un repère quand la destruction de l’outil de travail a liquidé cette position. Quand l’atomisation de la classe laborieuse a émietté sa conscience de classe. C’est en oubliant qu’ils sont des prolétaires que des prolétaires adoptent une patrie.

    Cette contradiction entre opinion et situation, le marxisme l’appelle fausse conscience. Le patriotisme n’est ni méchant ni gentil, il est faux. La boussole sociale ne regarde que le vrai, la pierre qui s’écrase vraiment sur la figure."

    "Je peux être le prolétaire d’une situation et le bourgeois d’une autre. Je suis le prolétaire du producteur de cinéma, qui, ayant entre les mains la décision de financer un film, peut refuser mon scénario, ou me le faire réécrire à sa guise. Je suis le bourgeois d’un petit éditeur car ma position moyenne sur le marché des valeurs littéraires me rend indispensable à son équilibre économique. Par rapport à lui je suis dans une position de force. Notre rupture me serait moins coûteuse qu’à lui. Il est donc improbable qu’il me refuse un nouveau manuscrit, quelque réserve lui inspire-t-il. Ce dont un gros éditeur ne se privera pas. Un éditeur plus gros que moi a moins besoin de moi que moi besoin de lui, contrairement à mon conseiller à La Poste prêt à accorder bien des faveurs à un client au portefeuille anormalement rempli pour cette banque de pauvres. Comme à un prince, il me passe tous mes caprices.

    Je ne suis pas un prolétaire car mes positions de force compensent mes rares positions de faiblesse. Dans le compte je suis largement gagnant.

    Quand le prolétaire subit la grande majorité des situations sociales où il est plongé.

    Sachant que le manutentionnaire peut en tant qu’homme en imposer à sa femme esthéticienne. Laquelle subit en sus l’ascendant de la patronne du Centre de beauté qui par ailleurs doit encaisser sans broncher les tromperies de son mari qui s’est porté caution auprès de sa banque. C’est dans le sens strict où elles cumulent les situations de faiblesse que les femmes peuvent être vues comme les prolétaires de l’homme. Les femmes ne sont pas le sexe faible, mais le sexe socialement faible."

    "Ma boussole oriente mes yeux et aussi mon comportement. Indiquant la position du faible dans un contexte donné, elle indique la position politique à y tenir. Pour peu qu’on n’ait pas, comme mes condisciples de collège, été précocement formé à se ranger du côté du vainqueur. Dès la quatrième je les entendais, dominants en germe, servir le gimmick de l’ordre : et si tout le monde fait pareil ? Si tout le monde mendie, qui donnera une pièce ? Si tout le monde casse les vitrines, il n’y aura plus de commerces. Je voyais ces fils de boutiquiers toujours défendre la boutique. Défendre la société contre ses faibles. En volant, le pauvre menaçait la société ; en touchant des minima sociaux, le pauvre menaçait l’économie. De même que le migrant serait une menace pour la Méditerranée et non pas la Méditerranée pour le migrant, de même qu’une cabane menacerait l’ouragan, le chômeur forcément feignant menaçait l’équilibre du capital. Ils étaient bien les fils de leurs pères."

    "Si le débat de merde parvient si bien à brouiller la polarité faible-fort, c’est qu’il n’est pas à deux mais trois bandes, permettant qu’aucune position émancipatrice n’y soit tenable sans en piétiner une autre. Dans l’affaire des viols de Cologne, le dominant d’un soir (en tant que violeur) est un dominé structurel (en tant que migrant), et la dominée d’un soir (en tant que violée) est une dominante structurelle (en tant que bourgeoise blanche). Toute saisie sociale de l’affaire est condamnée à merder. Si je lie en partie ces viols à la misère sexuelle de la condition immigrée, je minimise la prédation masculine, et l’embrouilleur n’a plus qu’à ramasser la mise, dénonçant le deux poids deux mesures de nous autres belles âmes , et notre féminisme à géométrie variable. Me voilà piégé. Me voilà tout merdeux.

    Le débat de merde sur le voile nous mène à défendre une femme stigmatisée et du même coup l’exercice d’une religion qui impose un stigmate à la stigmatisée. Défendant la voilée, je défends la liberté d’un choix possiblement non libre. Je m’en tire en m’efforçant de le postuler comme libre, parjurant du même coup mes postulats déterministes, etc., etc., trente ans que ça dure et qu’on patauge. Ce que le bloc libéral-autoritaire appelle sa reprise d’hégémonie culturelle n’aura consisté qu’à badigeonner l’espace public de ce genre de merde-là.

    Nous sommes ici pour en finir avec cette merde. Nous avons perdu le nord mais désormais nous savons comment le retrouver. Nous sortons notre engin magique, notre joujou extra.

    La boussole commence par refuser d’indiquer certaines choses. Elle affecte de ne pas indiquer si une jeune femme voilée est beaucoup, passionnément ou pas du tout sous l’emprise de son frère salafiste et accro à Fortnite. Question bourbeuse, impossible, spéculative, et politiquement inutile – ou alors il faudrait simultanément se demander si Delphine Arnaud est sous l’emprise de son père lorsqu’elle accepte la direction de Vuitton.

    En fait la boussole sociale n’indique tout simplement pas le voile. Dans cette femme de ménage avec hijab, elle signale une femme de ménage et non son hijab. Dans cette vigile noire de Montparnasse vers laquelle elle vient d’orienter mon regard, elle repère non le bandana uni qui la coiffe – sans doute un compromis trouvé avec l’employeur entre voile et tête nue –, mais le piétinement sur le lino du hall de gare. Elle a mal aux pieds je le sens, je m’y rends sensible en lui prêtant attention, le retard de mon train m’en offre le loisir, d’habitude la compression libérale de mon temps me rend les vigiles invisibles, aujourd’hui exceptionnellement je peux m’arrêter sur celle-ci, je peux percevoir son ennui et que ses yeux tâchent d’éviter la grosse horloge au-dessus d’elle pour ne pas désespérer du passage des heures qu’aucune tâche n’accélère, aucun truc spécial à faire, aucun mec bourré à gérer, de trop rares usagers à renseigner et pour le reste s’armer de patience, s’armer d’une sagesse divine, d’une docilité navrante, attendre l’incident, le souhaiter, s’irriter qu’il n’arrive pas, trépigner de plus belle, maudire la station verticale imposée, pas question de s’asseoir ou de prendre appui, obligation de rester plantée dans le minuscule périmètre attribué, jamais déborder, je le vois elle tourne en rond, plutôt je le devine car elle dissimule, elle dissimule tant son ennui que ses stratégies pour se distraire de son ennui, longeant une boutique Izac elle ne jette qu’un œil hyper-furtif à la vitrine, le temps de lorgner sur le prix d’une robe qu’elle ne risque pas de s’offrir, pas dans son goût pas dans ses moyens – pas dans son goût parce que pas dans ses moyens ?"

    "L’alliance de la gauche avec l’islam politique n’existe pas et serait une mésalliance. Une religion quelle qu’elle soit ne peut avoir de politique que réactionnaire. Nous ne soutenons pas le prolo musulman en tant que musulman mais en tant que prolo."

    "L’élève étant le faible de la situation scolaire – puisque le personnel y a le monopole de la coercition légitime –, elle recommande de soulager le faible de ce poids. Elle ne résout pas le problème, elle le supprime. La sortie par le haut du débat avilissant sur le voile à l’école n’est pas la suppression du voile mais de l’école. La suppression au moins de son caractère obligatoire. Sa conversion radicale en espace d’apprentissage cogéré par ses usagers libres, où les prolétaires n’apprennent plus leur indignité mais leur puissance. Une fille entrée voilée dans cette école repensée en ressortira dix ans plus tard voilée et anarchiste."

    "Nous aurons beau marteler qu’il y a bien des violences policières et non des violences de policiers, ressaisir la généalogie coloniale de la gestion policière des quartiers populaires, prêter l’oreille aux recherches d’inspiration décoloniale, prêter foi à l’hypothèse casse-gueule du racisme d’État, ce ne sera jamais assez.

    Mais alors pourquoi ne pas lâcher la grappe à la gauche blanche traîtresse voire un peu raciste sur les bords ? Puisqu’il n’y a rien à tirer de nous que des aveux, puisque nous avons failli en 2005, puisque nous avons failli en récupérant la marche pour l’égalité de 1983, puisque nous avons failli à toute époque, puisque les valises pour l’Algérie, l’activisme tiers-mondiste, la déconstruction infatigable de l’universalisme, la riposte antifasciste des années 1980 ne pèsent d’aucun poids contre nos manquements, puisque la gauche blanche est si arrogante, incompétente, déloyale, autocentrée, assimilatrice, pourquoi continuer à nous parler ? Pourquoi revenir sans cesse nous emmerder ?

    Réponse simple : pour nous emmerder.

    Ça n’ira jamais et il faut sans cesse redémontrer que ça n’ira jamais. Ainsi se prolonge indéfiniment la boucle des accusations et des excuses qui accusent.

    Tout le génie de Houria Bouteldja ne fera pas que son blanc soit un concept politique et non racial, soit une construction sociale, soit une production historique et autres termes par quoi la sociologie désagrège l’essentialisme. Blanc restera perçu comme une essence, aussi sûr que le male gaze essentialise la tendance des hommes sauf moi à mater le cul des filles. Ça tombe bien, c’est ce qui doit être perçu. Dans male , c’est bien mâle qu’Iris Brey veut faire entendre. Dans blanc, c’est bien blanc que Houria Bouteldja veut faire entendre. Pour nous emmerder."

    "Je vois et j’entends la réprobation exaspérée de 90 % de la population. Si ces actes sont politiques, si ces actes symboliques veulent faire bouger les mentalités et par suite les institutions, ils sont contreproductifs. Ils convainquent les mentalités de ne surtout pas bouger. Ils leur donnent envie de bouger dans l’autre sens, envie d’un recentrage sur notre
    culture . Dans le négatif des offensives racisées, le nous gaulois retrouve une vigueur qu’on ne lui avait plus vue depuis la belle époque des années 1970, riche de sketchs racistes éhontés, de Y a bon Banania et de gâteaux Bamboula. Merci pour ça. Merci pour eux. Et à la fin merci pour nous, que le bloc dominant se plaît à amalgamer au fiel décolonial.

    Les racisés diront : le gain est à long terme. Ces victoires symboliques sont le ferment de victoires ultérieures. On intensifie la mémoire de l’esclavage aux États-Unis, on engage des racial studies d’Autant en emporte le vent, on ne laisse passer aucun lapsus discriminant de prof de fac ou de présentateur de CNN, on fait ça pendant quarante ans dans l’élan du combat des droits civiques et à la fin on a un président noir. Très bien. Mais ce résultat est encore symbolique. Les afro-américains sont les mieux placés pour constater que l’élection d’Obama n’a rien changé à la condition des noirs ; que leur surreprésentation dans les morts du covid n’a d’égale que leur surreprésentation dans les prisons. Il semble bien que dans ce domaine les déplacements symboliques ne sont pas suivis d’effets réels.

    Mais est-ce bien l’objectif ?"

    "Notre politique a pour but de renverser le rapport de force : fortifier le faible social, affaiblir le fort social."

    "Ce n’est pas seulement par peur, honte, culpabilité, et autres empêchements psychologiques que certaines femmes rechignent à raconter les pressions salaces d’un chef de projet ou l’assaut sexuel d’un copain au retour d’une soirée ; c’est aussi par pressentiment qu’un récit où elles subissent les assignera à cette position subie plus qu’elle ne les en extraira.

    Parmi les cent raisons malavisées de la réticence à se déclarer féministe, il y en a une qui s’avise de ce paradoxe inhérent à la cause : si je me pose en victime, je me colle une étiquette de victime dont on s’autorisera pour me refuser les positions fortes auxquelles j’aspire ; pour me dénier la force que je me souhaite. Cette fois les réserves quant à la victimisation ne viennent pas des gardiens de l’ordre libéral-viriliste, mais des dominées – qui semblablement rechigneront à se dire telles.

    Par l’action politique je transforme un passif (le mal qu’on m’a fait) en actif (le bien que j’entends me faire). Si le passif domine l’actif, on n’est plus dans l’action mais dans l’expression – que l’institution recueille avec bienveillance, sachant bien les marrons à tirer de ce feu.

    L’ami Friot n’est pas exactement critique de cinéma mais je lui dois d’avoir élucidé la bizarrerie d’une scène vécue dans le studio de Radio classique, où trois journalistes bien nés s’exaltaient du dernier Loach qui moi me crispait. La bourgeoisie, explique Friot, se pâme du spectacle des prolétaires laminés par le système : leur enkystement dans le malheur est la garantie de leur inertie, et donc la garantie des avoirs bourgeois. Le fort social encaisse aisément la chronique de ses turpitudes du moment qu’elle acte l’impuissance du faible. Moi Daniel Blake montre que la bureaucratie du capital est implacable, si implacable que l’opprimé en sort défait – et inoffensif. Un bon dominé est un dominé mort comme Daniel.

    Nos luttes sont pleines de nœuds parfois indémêlables entre force et faiblesse. Elles adviennent à la jonction du sentiment d’une faiblesse sociale et du sentiment d’avoir la force de la surmonter. Mon sentiment d’injustice s’ancre dans la certitude que ma valeur est supérieure à ma valeur sur le marché (sans quoi mon sort serait juste). Le sous-texte de toute lutte sociale est que nous valons mieux que ça . Que nos vies valent plus que leurs profits. Que les vies des noirs américains comptent.

    Le sujet politique advient par une double affirmation : il affirme la socialité du réel, et il affirme sa force.

    Nous devons tenir la faiblesse et la force sans que l’une sape l’autre. Pour ça, commencer par bien distinguer les plans – ils confondent, je distingue. Distinguer entre ma faiblesse sociale et ma force politique. La distinction est chronologique ; les deux plans à distinguer correspondent à deux temps de la dramaturgie politique : le temps de me reconnaître comme faible, le temps de m’affirmer comme force.

    Victime n’est pas un vain mot. Nous ne laisserons pas les dominants étouffer leur violence sous le signifiant victimisme comme ils étouffent des affaires d’évasion fiscale. Il y a des victimes, et ce fait est le socle de réalité de notre politique. Les femmes en prennent plein la gueule, symboliquement et littéralement. Les homosexuel-les en prennent plein la gueule. Les intérimaires en prennent plein la gueule. Les aides-soignantes arabes en prennent doublement dans la gueule.

    La distinction à opérer est aussi subtile que décisive : c’est bien d’être victime qui me propulse sur la scène politique, mais ce n’est pas la victime en moi que je dois produire sur cette scène. La source de l’énergie politique peut être une névrose, une frustration, une colère, pourquoi pas une peine de cœur, un élève qui me frappe, un père qui me tripote, mais l’énergie est durable si elle se transfigure. Si la maladie qui me mobilise se transfigure en santé de la mobilisation. M’invitant sur la place publique, je parlerai au nom de la douleur subie, mais ce n’est pas de cette douleur que je parlerai. Je parlerai au nom du dominé que je suis mais je parlerai en prince, je parlerai en reine. La victime que je ne veux plus être s’effacera devant la reine que je suis. Je n’évoquerai la violence essuyée qu’en préambule de ma lutte pour ne plus l’essuyer. Je dirai la force que je veux être, que la disant je suis déjà.

    Notre politique ne consiste pas à recenser les motifs de plainte jusqu’au point d’épuisement où la recension de la misère paralyse plus qu’elle ne meut. L’offense est le début, elle n’est pas la fin. La patate est un ingrédient mais pas le plat. Les traumatismes passés affectent ma parole politique mais ils ne sont pas son objet. L’élucidation mémorielle est une prémisse de la politique mais n’est pas la politique."

    "Noir est un fait social mais pas un outil politique. Le social est ce que je subis, la politique est ce que j’affirme. Un film social constate l’aliénation (Loach), un film politique formalise son dépassement. Une fois déclenché le processus politique, il n’y a plus de race ni de racisé qui tienne. Si noir est une construction du blanc dominant, si noir est un nom imposé, je dois le bannir au moment où je reprends la main et reprends les mots. Ma faiblesse tient à ce qu’on me réduise à noir, ma force résidera dans l’affirmation que je suis noir et jaune et violet et un écureuil et un lac. Il n’y a que les identitaires qui prêtent force à une race. Blanc est une affirmation politique chez les suprémacistes blancs. Noir est une affirmation politique chez les suprémacistes noirs. Gauche blanche est juste socialement mais doit être transfiguré politiquement en d’autres termes. Si la gauche racisée s’en tient à gauche blanche , elle ne sert pas l’émancipation mais le statu quo identitaire. Auquel cas la gauche racisée n’est pas de gauche. Ça tombe bien, elle n’y tient pas tant que ça."

    "C’est toujours en vainqueur que le vaincu se politise.

    Dans une manifestation, même si elle ne change pas la donne, c’est ma force que je manifeste. Une manifestation est très exactement une démonstration de force.

    Tant qu’elle dure une grève renverse le rapport de force. Toute grève, même défaite, surtout défaite, est une victoire sur l’impératif de rentabilité.

    Toute grève est gagnante de suspendre la machine, de dérégler l’organisation millimétrée de la production. Mais surtout une grève inverse, dans le gréviste même, le rapport entre force et faiblesse ressenties. Dans le temps de cette vacance animée, active, volubile, inventive, mes forces bridées le reste du temps, mes forces étouffées ou captées par l’emploi se donnent libre cours. Ceci ne pourra pas s’oublier, ceci a eu lieu pour l’éternité. Les forces ainsi révélées n’en rabattront plus. Par la grève j’éprouve que je vaux mieux que l’usine.

    Arrosé dès l’enfance de darwinisme libéral, le dominé avait fini par biologiser sa faiblesse, lui trouvant de bonnes raisons, verrouillant lui-même sa geôle, devenant un serf volontaire ; par l’action politique il accède à la sensation que sa faiblesse est une fiction sociale qu’il peut réécrire en la renversant. La preuve que je vaux davantage qu’un travailleur soumis : je m’autorise à ne pas travailler. La preuve que je ne suis pas totalement aliéné à ma machine : je la stoppe."

    "Rien ne m’émeut comme l’euphorie vaguement incrédule de qui, s’étant de longue date cru faible, se découvre une force.

    S’étant cru incapable, se découvre une capacité.

    S’étant crue impuissante, se déniche une puissance.

    S’étant cru bon à rien, se révèle prêt à tout."

    "Tout corps s’émancipant s’émancipe d’abord de sa peur. Et la refile à celui qui l’apeurait. Dans l’exercice de la politique, j’acquiers une valeur sociale à hauteur de la valeur qu’orgueilleux et désirant je m’attribue."

    "La destruction des grands sites de production où le premier capitalisme industriel avait, aveuglé par sa passion accumulatrice, réuni des travailleurs dès lors enclins à éprouver leur force collective, la transhumance desdits travailleurs vers des zones de non-droit du travail, la liquéfaction du salariat, le piège de l’autoentreprise, le saccage des statuts, l’opacité à dessein des contrats, les sociétés écrans, l’écheveau des filiales, l’emboîtement des sous-traitants, les travailleurs détachés , la confusion babélienne de leurs tutelles dans l’Europe dérégulée, la confusion la confusion la confusion, toutes ces données qui rendent désirable la fin du capitalisme le font durer en compliquant l’union des forces fondées à le détruire.

    Puisque la configuration objective de la production nous prive d’espaces où faire nombre, nous nous les offrons, les découpant à la machette dans le tissu social, délimitant nos propres territoires, creusant des niches dans le cadastre, creusant nos méninges, creusant des puits, creusant des souterrains pour y stocker des noix et des disques, creusant notre trou de verdure où chante une rivière, réaménageant le territoire, détournant l’existant, détournant les noms existants, rebaptisant une Zone d’aménagement différé Zone à défendre où nous réinventons l’agriculture paysanne, réhabilitons les haies, redécouvrons le génie du sol, et le septième jour contemplons notre œuvre.

    Nous appelons communisme immédiat ce qui s’agence là, par réorientation d’une force de travail qui lasse de se monnayer s’accorde des plages de dépense gratuite. Immédiat comme l’espérance, qui n’est pas l’espoir. L’espoir s’en remet à un demain qui lorsqu’il survient déçoit, l’espérance est ici et maintenant, l’espérance est une foi en acte, est la force vitale effective."
    -François Bégaudeau, Notre Joie, Fayard/Pauvert, 2021.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie Empty Re: François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 24 Sep - 19:13

    "Parfois nous nous objectons que cette manière de sécession enchante le capital, certain qu’on n’assiégera pas ses places fortes, ses places boursières. Nous nous répondons que le communisme immédiat est une fin mais aussi une phase. Nous nous convainquons que par ces expériences notre foi s’entretient, comme la santé, et ainsi s’entraîne à déplacer des montagnes.

    Nous nous épuisons quelque peu dans ces débats vieux comme nous. Nous devrions moins spéculer et davantage observer que nos zones autonomes énervent quand même beaucoup le parti de l’ordre. Comme chaque fois qu’il est énervé il envoie ses cerbères foncer dans le tas, et voici détruites nos cabanes.

    Qu’est-ce qui l’énerve tant dans ces cabanes ?

    L’offense faite à son hégémonie territoriale, c’est entendu. Le blasphème contre sa déesse propriété, c’est évident.

    Mais aussi la force.

    Notre force le rend dingue.

    Le prolétaire isolé, résigné, abattu émeut le propriétaire, mais le prolétaire organisé le fâche. Alors il nous insulte, et c’est un hommage. Sa haine est un hommage en ce qu’elle est reconnaissance d’une force – on méprise un faible, on ne le hait pas."

    "Nous leur sommes un scandale parce que nous n’avons pas besoin d’eux. Les dirigeants, les juges, les députés, les banquiers, les médecins n’ont aucune compétence que nous n’ayons ou ne puissions acquérir.

    Nous survivons aisément sans leur expertise, leurs bureaux d’étude, leurs conseils , leurs référents , leurs évaluations , leurs validations de compétences.

    Cette faculté d’être sa propre mesure, d’être au principe de son bonheur, d’être l’étalon de son orgueil, est le secret de la joie. Elle est la joie même.

    Si jamais la colère nous anime, elle ne nous caractérise pas. Étant partout, la colère n’est pas ce qui nous distingue. Ce qui nous distingue c’est la joie."

    "La joie est d’humeur égale.

    La joie est une humeur bonne.

    Cette bonne humeur est sans rapport avec l’état du monde. Elle n’est pas plus liée aux bonnes nouvelles que la mauvaise humeur de S n’est liée aux mauvaises. Chaque jour offre autant de raisons de s’affliger que de s’enjouer ; offre des strangulations et des moineaux. La décision ne se fait pas là mais dans le corps. Optimisme de la volonté , dit Gramsci. Oui la volonté seule fait l’optimisme si par volonté j’entends vitalité. Ma bonne humeur est ma santé. Cette santé est un don du ciel. Elle participe littéralement de cet enthousiasme que Gramsci tient pour une des trois vertus du combattant politique. Elle est Dieu en moi.

    Les jours de santé dilatent le possible. Les jours de force, le monde objectif ne peut rien contre moi.

    Le monde objectif ne peut rien pour moi. Je ne manque de rien. Je ne manque ni d’un réconfort, ni d’un chef, ni d’une récompense, ni d’un châtiment. Ma joie est suffisante. Je suis suffisant. Je suis arrogant. Le punk m’a appris l’arrogance. Non : m’a appris le prix de mon arrogance. Non : m’a appris à arborer mon arrogance comme un bijou. Jusque-là je la ravalais, la morale institutrice m’ayant inculqué qu’elle était inavouable. La moue sexuelle d’Iggy, la basse crâneuse de Vicious, l’indifférence des Ramones, la pochette mal léchée des Damned, le menton haut de Joe m’ont dit : ta morgue est ton prix ; elle est le faciès de ta puissance. Aux dominants les corps distordus par la guitare punk n’opposent pas la colère, mais une fin de non-recevoir. Ils ne lèvent pas le poing contre papa , ils l’ignorent. Ils ne cherchent pas sa reconnaissance – qui quête la reconnaissance des maîtres a une fierté de chien.

    Nous valons mieux que ça."

    "L’arbitraire natal m’a posé dans une enclave du peuple communiste. Je suis un bien-né. Tout le monde n’a pas eu ma chance. M n’a pas eu ma chance. Je ne vaux pas mieux que lui mais je suis plus richement peuplé.

    Je ne saurais être fier de ce qui m’échoit mais j’en suis content. Je peux nous regarder dans la glace."

    "Le bourgeois anticommuniste qui prétend l’être à cause des millions de morts de Chine et d’URSS ment. Sa haine s’est déclarée bien avant ces morts. La bourgeoisie triomphante du second Empire a une sainte horreur du socialisme."

    "Comme le Christ nous sommes venus affirmer la pauvreté. Nous voulons la rendre possible en l’extirpant d’un système d’échanges qui la rend impraticable, qui la rend indécente. Dans les villes marchandisées, pauvre est un stigmate, une honte pour qui le vit et qui l’observe passif. Nous affirmons que, libérée du marché, la pauvreté est vivable, qu’elle est la seule vie souhaitable. La pauvreté subie est misérable, la pauvreté affirmée est glorieuse.

    Nous pouvons la pauvreté car nous avons la main dextre et le cerveau vif, l’un affinant l’autre. Qui a des neurones et des doigts se suffit.

    Qu’un humain soit dominé n’est pas preuve de sa bêtise mais une insulte à son cerveau. Nous sommes venus dire que nous ne sommes pas des cons."

    "Nous frottons nos intelligences et des étincelles s’allument dont parfois résultent des feux.

    Nous n’avons pas besoin d’éducateurs.

    L’éducation populaire n’est pas l’éducation des classes populaires par des bourgeois ou leurs mandataires – ce à quoi l’éducation nationale pourvoit très bien – mais des classes populaires par elles-mêmes.

    Celui qui s’émancipe s’arrache à une contrainte, une assignation, une norme, une tutelle, une autorité, une dépendance, mais d’abord aux éducateurs.

    Éducation et émancipation ne sont pas synonymes mais à front renversé. Dans l’éducation, où s’entend le latin conduire qui donne Duce, l’éduqué est placé sous la dépendance d’un tuteur, précepteur, recteur, professeur, payé pour lui transmettre des savoirs et des normes préconstitués.

    L’assimilation de ces savoirs et de ces normes est la marque d’une bonne éducation."

    "Jamais personne ne décrète : sortez vos cahiers et émancipons-nous.

    Il y a des éducateurs mais pas d’émancipateurs.

    Parce que l’émancipation est informelle, horizontale, non obligatoire, son creuset idéal est l’amitié qui est informelle, horizontale, non obligatoire. Une amitié n’est précédée d’aucune règle ni prescription. En cela elle est avant tout distincte du lien familial, sous-tendu par un contrat qui est un cahier des charges pour le père et un bréviaire pour les enfants : ton père te protégera, ton père tu respecteras.

    L’amitié n’a pas d’existence légale, pas de trace officielle. D’une amitié, il n’y a archive dans nulle préfecture, mention sur nul papier d’identité.

    Liés ni par le sang ni par contrat, des amis ne se doivent rien, ne se doivent pas fidélité comme des époux, ne se doivent pas assistance comme des frères. Affilié d’autorité au régime de la famille, j’y suis lié, à vie. Ami c’est si je veux, et aussi longtemps que je veux. L’amitié peut se dénouer aussi vite qu’elle s’est nouée ; aussi doucement. Nos vies sont jonchées de cadavres d’amitiés achevées sans cris ni coups ni drames. Un ami qui me fait une scène ne se comporte pas en ami mais en amant ou en sœur. Un ami qui me manque n’est pas un ami. Un ami ne manque pas. La présence d’un ami est un plus, l’absence d’ami n’est pas un moins. L’amitié ne pallie pas un besoin, elle ajoute un désir. Elle n’a aucun caractère de nécessité. Elle est un caprice.

    Un ami ne me trahit jamais : s’il est un ami, il ne me trahit pas, s’il me trahit c’est qu’il n’est plus un ami. L’amitié est toujours adéquate. Elle n’est précédée par aucune idée de l’amitié à l’aune de quoi on la jugerait en dessous d’elle-même. Sa morale est tout entière contenue dans son exercice.

    Elle se juge sur pièce et selon ses critères propres, en cela aussi sœur de l’autonomie."

    "Dans un groupe d’amis les décisions viennent de personne et de tous. Si l’un par sa verve ou son charisme prend le pouvoir il est révocable dans la minute. Parmi des amis le pouvoir tourne au gré des capacités et non des titres, des talents effectifs et non supposés.

    Un ami ne me fait pas la leçon et cependant je ne cesse d’apprendre de lui. Le récit de voyage d’un ami m’en apprend beaucoup, fortuitement – entre nous l’apprentissage a la délicatesse du fortuit. Je ne lui apprends pas les règles de la belote pour les lui apprendre, mais pour y jouer. D’un jeu à l’autre, d’une réplique à l’autre, nous sommes alternativement l’apprenant et le sachant.

    Deux amis apprennent l’un de l’autre en se regardant faire. Ils prennent modèle sur l’autre au point de le copier. Un ami je l’aime et donc je l’imite. Je le pille, le détrousse, lui pique des expressions, des gestes, des manières, des fringues, des idées de tatouage, et lui aussi adopte les miens. Nous nous adoptons.

    Des amis mutualisent leurs ressources. L’économie de l’amitié est circulaire et sans monnaie. L’éclat de rire que je provoque chez un ami est un don, qu’il peut aussitôt me retourner en provoquant le mien. Ce commerce non marchand n’est consigné dans aucun livre de comptes. Sitôt éteint qu’advenu, cet éclat n’existera que dans notre souvenir. Il n’appartient qu’à nous. Il n’aura servi à rien qu’à une euphorie fugace, fulgurante, explosive. Le rire que se procurent des amis procède du commerce gratuit.

    Et si cela ne me fait pas rire je ne ris pas. Si je m’ennuie je m’en vais. Les amis s’ils en sont ne me poseront pas de question. Ils penseront : s’il s’en va c’est qu’il s’ennuyait et s’il s’ennuyait il a bien fait de partir.

    Luxueuse, labile, résiliable à chaque minute, l’amitié ne s’impose pas à l’individu. L’emploi m’est imposé, la famille m’est imposée, ma nationalité m’est imposée, un ami jamais. Dans l’amitié je suis souverain.

    L’amitié fait modèle politique d’abord en cela que le rapport de force entre l’individu et la structure y est en faveur du premier.

    C’est toujours un individu qui s’émancipe, toujours un corps particulier qui se soulage du corset social qui l’étouffe. Que l’image du corset s’invite ici est indice que l’émancipation féminine est l’émancipation paradigmatique. L’image paradigmatique de l’oppression verrait un homme contraindre, de sa main ou de sa voix ou de ses lois, le corps d’une femme.
    L’horizon féministe de disposer de son corps est l’horizon de toute émancipation.

    Le bloc libéral-autoritaire neutralise l’individu pour protéger l’État, l’entreprise, la famille, l’armée, la propriété. Quand ses intellectuels organiques citent Camus disant qu’un homme ça s’empêche, c’est un rappel à l’ordre adressé non à Jeff Bezos mais à l’individu. Si l’individu ne s’empêche pas de lui-même, on l’empêchera, on le rentrera dans le rang. L’éducation est une rééducation. L’individu à cadrer sera recadré. Par l’école, la religion, l’emploi. Par la justice le cas échéant. Le juge fera un rappel à la loi. Il rappellera le droit.
    Le droit n’est pas la justice. Notre droit protège la propriété et le secret des affaires. Le droit ne doit pas être confondu avec les droits. Le droit pénal rappelle le citoyen à ses devoirs et parfois lui retire ses droits.

    Pour le chœur libéral-autoritaire unanime, un homme doit avant tout s’empêcher de réclamer des droits, et songer plutôt à ses devoirs – ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays. À l’opposé strict, l’émancipation passe par obtenir que le droit, écrit pour défendre la société, intègre des droits qui défendent l’individu contre la société. Et reportent les devoirs sur elle. Un droit au logement impose à la société le devoir de ne laisser aucun individu dehors. C’est alors le corps social qui se doit au corps individuel.

    L’obligation a changé de camp.

    L’émancipation renverse la balance des droits et des devoirs en faveur de l’individu et en défaveur de la structure qui le tient. Le droit à l’avortement transfère de la société à la personne enceinte la prérogative de décider qu’un embryon deviendra un être. Le droit du travail arme le travailleur contre l’employeur armé du droit de propriété. Le droit de vote offre à un individu de voter – oui un droit peut ne servir à rien. C’est à un individu que des combats ont donné le droit à un avocat pendant une garde à vue, afin que le bureau du flic qui incarne l’institution ne se transforme pas en zone de non-droit. La lutte des soignants vise entre autres à restaurer un lien individuel entre patient et soignant rompu par la codification impersonnelle des actes de soins. La conquête des congés payés retire au capital des heures pour les offrir à un salarié dont le corps sur la plage se reconnaîtra entre tous.

    Quand nous luttons, nous luttons pour des individus."

    "Si la fin est l’individu, le collectif est de fait souvent le moyen. Mais le moyen de lutter contre un autre collectif. Un individu s’unit à d’autres pour égaler en force de frappe le collectif qui l’emmerde – une multinationale de pétrochimie, le lobby des assurances, une municipalité, une unité de la BAC. L’individu en butte à une institution ne s’unit pas par goût de l’union mais parce qu’elle fait la force. Ce n’est qu’après coup et par glissement qu’à gauche l’efficacité avérée de l’union des individus a fini par ériger le collectif en valeur."

    "En guise de liberté le libéral ne prise que celle d’user librement de ses moyens de production, et par exemple d’exploiter les producteurs. Le propriétaire libéral ne défend pas l’individu mais la latitude de l’individu possédant d’assujettir l’individu qui ne possède rien. Il réclame toute licence pour lui et toutes chaînes pour les autres."

    "Individu est le nom mal foutu d’une zone d’échange entre intérieur et extérieur, à travers la membrane absolument poreuse qui m’entoure. Une zone où ça pense, ça mange, ça gratte, ça tombe amoureux, ça parle. Ce n’est pas moi qui parle ; c’est des mots qui me viennent, des sons qui me prennent, que je ne comprends pas moi-même. La langue parle en moi. La langue dont je n’ai inventé aucun mot. Je ne fais qu’emprunter. J’attrape des vocables puis les rends. J’absorbe et je recrache. J’ingurgite et régurgite. Dans l’usine de mon corps, tout mouvement du dehors vers mon dedans a son symétrique : j’ingère autant que je chie, je bois autant que je pisse. Je ne suis pas poreux, poreux n’est pas un attribut, poreux est moi. Je ne suis que pores. La vie je la sens par tous les pores sans y rien pouvoir. Je ne maîtrise aucun des flux qui ont lieu en moi. Je suis un lieu de passage. Je suis un hall de gare.

    L’hétéronomie radicale du très mal nommé individu relativise toute prétention à l’autonomie. Il n’y a pas d’autonomie, il n’y a que des prises d’autonomie par rapport à une structure [...] Il n’y a pas de liberté, il n’y a que des libérations. Une libération effective ne me rend pas effectivement libre. Je peux me libérer de l’emprise d’un ex et demeurer dépendante de mon supérieur hiérarchique, de mes voisins bruyants, du climat sec de Mulhouse dont j’aimerais me barrer mais ça ne tient pas qu’à moi. Moi ne tient pas qu’à moi."

    "Le libéralisme affirme l’autonomie de l’individu et dans les faits l’interdit ; nous postulons son hétéronomie et dans les faits nous voulons sa prise d’autonomie.

    Le libéralisme postule l’individu, nous le fabriquons.

    Nous ne sommes pas contradictoires en tenant à la fois l’inexistence et la défense de l’individu : nous le défendons pour qu’il advienne. Nous ne libérons pas des individus préexistants, nous désencastrons des corps de la carcasse libérale pour qu’ils deviennent des individus. Ils ne le deviendront jamais. L’individu est un horizon, jamais une réalité. Le corps jamais ne se disjoint d’un corps social qui le conditionne, forme, agit, stimule, vivifie, accable, augmente, restreint. Tout juste peut-il œuvrer, politiquement, collectivement, à la formation d’un corps social qui lui convienne mieux.

    Qui décide ce qui lui convient ? L’individu. Il n’y a que lui qui sait. Lui seul est la mesure de ses penchants, affinités, désirs. Lui seul sait ce qu’il sent."

    "Ma pensée sociale commence par un examen sensible. Qu’est-ce que je ressens comme bon, qu’est-ce que je ressens comme mauvais ? Qu’est-ce qui me fait du bien, qu’est-ce qui me fait du mal ? À moi et nul autre. À mon corps intégralement hétéronome mais que distingue la sophistication de son système sensoriel. Je suis un hall de gare mais je suis l’unique hall de gare de Gueugnon au monde. Aucun autre courant d’air au monde n’a exactement la qualité physicochimique des courants d’air de la gare de Gueugnon."
    -François Bégaudeau, Notre Joie, Fayard/Pauvert, 2021.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie Empty Re: François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise + Vers la douceur + Entre les murs + La politesse + En guerre + Notre Joie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 24 Sep - 20:19

    "Pour une part, Clouscard s’embrouille tout seul. Sa confusion tient, comme chez ses obscurs disciples, à la morphologie en deuxième main de sa thèse. Car Clouscard ne critique pas les libertaires en soi mais en tant qu’amis de ses ennemis. Les libertaires seraient les complices objectifs de l’hégémonie libérale ; les idiots utiles du libéralisme ; les couillons de
    l’histoire, dirait aussi ce natif du Tarn. Leur célébration du désir servirait les intérêts du capitalisme de la séduction advenu après-guerre.

    L’attelage verbal est donc un montage théorique. L’extrapolation d’une contiguïté en collusion. En tout cas une construction idéelle qui, soumise aux faits, s’effondre.

    Dans les faits, les forces libertaires et les forces libérales se sont en tout temps affrontées. Et pour cause : les mouvements proclamés libertaires se proclament antilibéraux, et le libéralisme est constitutivement autoritaire.

    Les libertaires songent à des peines substitutives à la prison, les libéraux à en construire de nouvelles pour accueillir les perdants indociles de leur compétition. Les libertaires militent pour l’insubordination de l’école aux exigences de la production au nom desquelles les libéraux la soutiennent et la financent. Les libertaires visent la réduction du temps de travail que les libéraux œuvrent à augmenter.

    Dans le concret de la séquence 68 qui selon Clouscard noue l’alliance entre les deux branches, les libertaires travaillent à étendre la grève, les libéraux réclament sa fin. Des libertaires pousseront jusqu’à la sécession communautaire leur refus d’un modèle de croissance que les libéraux décrètent sans alternative.

    Hélas, Clouscard n’est pas si factuel. Pour être marxiste il n’en est pas moins philosophe. À sa pensée globale importe l’idée libertaire et non son incarnation. Les consciences individuelles sont dérisoires au regard de sa conscience philosophante occupée à ficeler son grand récit. Depuis ce promontoire lui apparaît négligeable que les libertaires se soient vécus comme antilibéraux. Ils ne savent pas ce qu’ils font, ils ne connaissent pas leur rôle historique, leur place dialectique. Ils s’abusent parce qu’ils sont abusés : le développement de l’esprit libertaire est une ruse de la raison libérale. Et l’individu est au cœur de la stratégie : le capital, ayant intérêt à émietter en individus les groupes formés pour le combattre, encourage le libertaire à réclamer des droits pour l’individu. Aussi bien, occupé à multiplier les désirs du consommateur, le capitalisme de la séduction se félicite de la sacralisation du désir par l’hédonisme libertaire.

    Cela s’entend. Cela se conçoit. C’est une conception. Toutes les conceptions sont possibles.

    Mais les faits eux ne volent pas dans le possible, ils sont avérés ou non. Dans les faits, le désir d’achat ne participe en rien du désir valorisé par les anarcho-désirants . Stimulé par des techniques de manipulation inférées d’expériences de rats en cage, la pulsion de consommer enclot le consommateur dans le circuit marchand. La pulsion de consommer est le contraire de l’expression d’une singularité, valeur cardinale des libertaires. Elle uniformise chacun et ne singularise personne.

    Elle fond l’individu dans la masse.

    Le marketing ne cible pas des individus mais des groupes ethniques ou sociaux ou sexuels ou culturels qu’il convertit en niches. Si par exception il affine ses messages pour toucher une individualité, c’est dans le but de désindividuer son désir en sorte que, par un jeu mimétique et donc dépersonnalisant, l’individu désire ce que désirent les autres. Le besoin client , qui porte déjà mal son nom – ai-je besoin d’un mixeur à boisson ? –, n’est pas le désir client. Et Clouscard est le premier à constater-déplorer que la consommation lisse les goûts, les pratiques, les attitudes, les vêtements, cependant que Lasch, son cousin américain, observe que les Narcisse accouchés par le capitalisme contemporain sont expropriés de leur subjectivité. La consommation produit des Narcisse qui s’adorent ressemblant à des millions d’autres Narcisse ressemblant à des millions d’autres.

    La prétendue complicité objective entre libéraux et libertaires repose donc sur une sous-estimation du désir, dommageablement apparenté à la démangeaison maladive qui jette le petit cadre brimé sur le Smartphone Motorola 128 Go Noir.

    À la spéculation historique de Clouscard je peux opposer une contre-spéculation. Je peux d’un coup de clavier inverser les rôles des agents historiques. Écrire que c’est le libéralisme qui est une ruse de la raison libertaire. Décider que la consommation est une ruse de l’émancipation. Que le cool est une marchandise mais que ses effets excèdent les profits que
    les marchands en retirent. Qu’il y a un supplément, une conséquente fortuite, un bénéfice émancipateur collatéral. Déraidi par le chewing-gum, fluidifié par le scooter, déployé par la voiture, le corps occidental d’après-guerre en vient à trouver insupportable la verticalité imposée par le curé, l’instituteur, le père, le mari, la patronne, et parfois prolonge cette intolérance en insurrection. Je peux en douze touches tenir que les années 1960 contestataires ce fut ça. Ce fut Marx finissant le travail d’Elvis Presley – pour paraphraser l’ami Negri.

    Elvis Presley est une marque de savon, vendue avec des techniques de vendeur de savon. Oui les marchands ont arrosé la planète de rock’n’roll, globalisant les goûts et les danses, formatant les postures, introduisant dans tous les foyers du matériel d’amplification et de diffusion du son. Et le rock en se diffusant diffuse une onde qui en chaque corps produit une vibration qui devient une démangeaison qui devient une addiction. Le corps en redemande, et c’est le but : qu’il redemande du savon, qu’il redemande du rock. Mais la vibration rock s’excède en d’autres désirs que l’hypermarché ne peut satisfaire. Le fournisseur ne peut plus fournir. Le corps électrifié par le rock se survolte en subversion politique contre le capital dont la camelote a allumé la mèche. À ce moment, qui est l’idiot de l’autre ?

    Si en juin 1968 l’ouvrière de Wonder ne veut plus rentrer dans cette taule, c’est que l’électricité ambiante, produite par frottement des corps dans les concerts et les manifs, allume en elle une énergie qui déborde le cadre du travail d’usine. Ça fuit de partout. Le capital doit stopper l’hémorragie. Si personne ne se remet au boulot, qui produira ses richesses ? Les propriétaires envoient leurs intellectuels organiques tancer les libéraux-libertaires. Les libéraux-autoritaires réclament qu’on sépare le bon grain capitaliste de l’ivraie du désir. Et de cette histoire-là racontée par moi c’est Clouscard qui est le couillon.

    On rate le fait libéral en ratant sa contradiction interne : ses bulldozers défoncent des vies mais aussi des murs. La gauche antilibérale rate l’essentiel si elle rate cette inédite conjonction de coercition et de laisser-faire.

    Clouscard rétorquerait que cette ambivalence n’est pas une contradiction mortelle du capitalisme mais la condition de sa survie. En nous jetant des miettes de plaisir, il se rend vivable et nous endort. La consommation achète ma docilité. Quand j’achète, c’est moi qu’on achète.

    Cela s’entend aussi.

    Tout s’entend.

    Vu du haut, les deux analyses dialectiques sont défendables à l’infini – misère de la philosophie. Redescendons au ras des pâquerettes. Revenons au blue-jean , puisque Clouscard a fait une fixette sur ce vêtement emblématique. Laissons l’emblème, voyons l’usage. Dans le périmètre individuel, que se passe-t-il avec le jean au début de son règne ? Il se passe
    bien sûr que c’est un désir archi-impersonnel – tout sauf un désir donc – qui me pousse à en acquérir un. Il se passe que c’est, avec le téléphone portable, le vecteur d’uniformisation le plus performant de l’histoire du commerce mondialisé – dans tous les films, qu’ils soient iraniens, argentins, algériens : des jeans et des Smartphones. Mais il se passe aussi que cette uniformisation estompe l’appartenance de classe ; que dans certaines situations (pas toutes), porter le même pantalon que le dominant atténue le complexe d’infériorité sociale. Il se passe surtout que le caractère unisexe du vêtement est un passe-droit pour les femmes. Il se passe concrètement qu’à moi femme de 1972 le jean autorise des positions et des mouvements que la jupe patriarcale m’interdisait. Moulée dans un jean je peux me balader sans craindre un coup de vent, je peux plier et déplier mes jambes
    sans ouvrir un angle idéal sur ma culotte, je peux ne pas porter de culotte, je peux poser mes fesses partout, je peux me poser là, je peux me salir, je peux me tacher sans avoir à me changer, je peux danser sans craindre de filer un collant, je ne suis tenue ni aux collants ni aux bas, je ne suis pas tenue de m’épiler les jambes, je peux sauter je peux courir je peux grimper à un arbre, je peux porter des tennis qui multiplient les terrains praticables par moi. Ainsi j’ai grignoté du terrain dans cette chasse gardée des hommes qu’est l’espace public. Le jean m’offre des bouts de cité. Il m’octroie, dans ce sens physique, concret, au ras des pratiques, des bouts de citoyenneté.

    Est-ce que ces détails intéressent Clouscard ? J’en doute. Je flaire que sa critique du blue-jean n’est pas amendable parce qu’elle est affective. Je flaire que le jean le rebute en soi, et non pour sa fonction historique. Que la coolitude que le jean signale et permet lui déplaît en soi, et non pas seulement comme anesthésiant politique. Les hippies, Michel les trouve idiots avant qu’idiots utiles. Leurs codes par définition grégaires lui semblent puérils. Ces originaux se soumettent à une norme de l’anticonformisme – mutins de Panurge ? Les libertaires c’est le folklore de la rébellion sans la rébellion. Avec eux tout est permis mais rien n’est possible.

    Je flaire chez Clouscard une dilection pour la tradition – celle-là même que M flaire positivement, ici tout le monde flaire tout le monde, nous nous reniflons. Je flaire que le provincial Clouscard refuse le rock en tant que marqueur d’une avant-garde citadine qui le rebute. Quand il vocifère contre le jean ce n’est pas le marxo-hégélien qui parle, mais l’amateur du rugby de village. Je le flaire chez lui parce que j’ai l’odeur sur moi. J’ai aimé ce rugby via mes parents d’ascendance rurale. J’en regrette la disparition. J’ai mes nostalgies aussi, multipliées avec l’âge ; j’évite juste de les politiser.

    Je flaire en outre que Clouscard, qui a si bien parlé de l’amour courtois, déteste surtout du jean le caractère unisexe. J’en viens à sentir, dans son analyse du remplacement d’un capitalisme par un autre, une préférence pour le capitalisme patriarcal d’avant-guerre. Je ne vais plus tarder à penser qu’elle s’inscrit dans une nostalgie du patriarcat.

    Ou bien c’est simplement l’échelle individuelle qui est déconsidérée. La femme en jean est une quintessence d’individu. La femme, en tant qu’elle échappe toujours, est la synecdoque de l’individu en tant qu’il échappe toujours. Échappe à quoi ? Échappe au théoricien, peut-être amer de certains échecs amoureux, mais échappe d’abord à la théorie. L’individu c’est le particulier, la théorie c’est le général. La diatribe millénaire des théoriciens contre l’individualisme est induite par la théorie elle-même, dont les grosses mailles peinent à attraper l’individu. L’anti-individualisme du philosophe est une autre de ses déformations professionnelles."

    "L’individu en soi, l’individu livré à lui-même est indigne d’intérêt, est indigne. Il n’acquiert dignité qu’à se fondre dans une entité plus vaste et plus estimable, plus estimable parce que plus vaste. La nation. La société. Le peuple. Un corps d’armée. Le corps enseignant.

    La mauvaise disposition de Clouscard vis-à-vis de l’individu en tant qu’individu est peut-être le noyau affectif de son communisme. Entre autres mobiles qui la légitiment définitivement, la défense du commun serait sous-tendue par un vieux et profond rejet de l’individu. Le commun ne réglerait pas un compte à la propriété privée mais à l’individu, qui n’est tel qu’à s’excepter en partie de la chose commune.

    Pourquoi les spectateurs militants grimacent-ils devant le personnage de mon docu Autonomes qui a poussé l’autonomie jusqu’à une solitude farouche ? Pourquoi tant de réserves sur cet homme des bois qui n’emmerde personne, ne demande rien à personne, ne profite de personne à quelques poules volées près ? Pourquoi tiennent-ils tant à spécifier que l’autonome n’est pas celui qui s’isole dans son coin ? Qu’est-ce qu’il y a de si répréhensible dans le fait de s’isoler dans son coin ? Quelle vieille méfiance contre l’individu s’exprime là ? Quelle proximité entre le commun et le communautaire ? Par extrapolation, j’en viens à voir dans la volonté de reconnecter l’individu (à la terre, au vivant, etc.) une volonté de le recadrer. Dans la volonté de le relier une volonté de le lier. Ainsi tous ces mouvements émancipateurs ne consisteraient qu’à arracher l’individu à une mauvaise tutelle pour le confier à une bonne tutelle (la nature, la communauté, l’espace citoyen)."

    "Je ne suis pas disposé à consacrer l’essentiel de mon temps libre à la politique. Je ne lui réserve pas l’exclusivité, je lui fais des enfants dans le dos, et les militants sans le penser le sentent.

    Mais dans quelles zones interlopes me mène ma double vie ? Où suis-je quand je n’y suis pas ?

    Je suis dans mon coin . Je suis sans doute dans ma chambre. J’ai cru m’y voir. Dans ma chambre ou le salon, l’un ou l’autre puisque je n’ai que deux pièces. Qu’est-ce que j’y fais ? J’y fais mes petites affaires. Je m’occupe de ma petite gueule. Je sers ma cause.

    Avec qui trompé-je la militance ? Avec des femmes que j’insulte et maltraite, c’est entendu, mais d’abord avec moi-même.

    La bisbille entre nous et moi est bien un hiatus pronominal. À ma gauche le nous, à ma droite le moi. Le collectif et l’individu. L’individu qui passe entre les mailles du collectif. L’individu dans son coin. Celui qui tel chat en maraude paraît occupé à une grande manœuvre qui ne regarde que lui."

    "Toute joie est de vivre, et ce n’est qu’en soi que la vie s’éprouve. Toute joie est joie d’être ce soi dans lequel la joie s’actualise.

    De l’égoïste on blâme l’insolence de sa solitude. On dit : pour qui se prend-il ? L’égoïste se prend pour ce qu’il est : pour celui qu’il jouit de se sentir être. Pour le meilleur témoin de ce que son corps peut. Qui mieux que le cheval pour témoigner de la sensation du galop ?

    La morale, sous couvert de pointer une incapacité – à se soucier des autres – jalouse une capacité – à se passer des autres. À se passer de leur suffrage, de leur estime. La morale comme la bourgeoisie – elles sont attelées comme bœufs – jalousent la capacité à l’autosuffisance."

    "Je n’ai aucun mérite à penser aux autres, ce sont les autres qui s’imposent à moi en pensée. Parfois c’est mon père qui me traverse la tête. Parfois Rosa Luxemburg. Parfois un léopard. Des postiers en grève. Une blague raciste.

    Un titre d’album des Dead Kennedys.

    Give me convenience or give me death.

    L’égoïsme est un altruisme appliqué à soi, à l’autre que je suis pour moi. Simone dit : aimer un étranger comme soi-même implique comme contrepartie s’aimer soi-même comme un étranger.

    Bien m’occuper de moi, c’est soigner mes capacités de réception. Je ménage mes poumons afin qu’ils fassent bon accueil à l’air. J’entretiens ma rétine afin qu’elle imprime bien un film, un tableau, un visage, un cul. Ma capacité d’attention au monde est indexée sur ma vitalité. Elle EST ma vitalité.

    La vieillesse est un naufrage de l’attention."

    "Mon égoïsme est le nerf de mon christianisme. Ce n’est pas une formule pour t’épater. Vois Jésus : grande mégalomanie, grande humilité."

    "Ben voyons, diraient les camarades militants, toujours bienveillants à mon égard. Cet égoïsme, soupçonnent-ils, est de l’indifférence ; et cette indifférence un trait de classe. Et en effet je me fous quelque peu de la politique parce que je n’en ai pas besoin. Dans ma vie, bourgeoise en cela, aucune nécessité ne me jette dans la lutte. Je ne suis pas un nécessiteux – la plupart des militants non plus. Le renversement de l’ordre marchand ne m’est pas vital. Bon an mal an je m’en arrange.

    Circonstance aggravante pour moi : l’absence de mauvaise conscience. À ceux qui tiennent que la politique n’est pas affirmation de soi mais contrition, que son ressort n’est pas la joie mais son contraire, elle est le signe définitif que je ne suis pas des leurs.

    Cela dit cette inaccessibilité à la mauvaise conscience m’intrigue moi-même. Est-ce bonne santé nietzschéenne encore ? Est-ce attribut de l’homme noble tel que défini par lui, plein de confiance et de franchise avec lui-même ? Ma joie, qui n’est peut-être pas la nôtre, avance à visage découvert. De la joie on ne se flagelle pas, on s’honore, puis on l’honore, on s’agenouille pour remercier qui de droit de nous prêter vie."

    "Je n’ai pas dit l’essentiel qui est le goût de lire et d’écrire. Lire et écrire vous dispensent de posséder, du moins de briguer des possessions. Vous dispensent d’une famille et donc d’une maison – un deux-pièces suffira. Vous dispensent de meubles. Vous dispensent de voyages coûteux. Vous dispensent de maintes saloperies disponibles en rayon.

    Il m’en faut peu.

    Par son seul exercice la lecture renseigne sur la suffisance du peu. Rivé à des textes j’éprouve que le peu contient le monde entier. Rivé à ces pattes de mouche je vérifie qu’un atome suffit. En lisant et écrivant je connais la viabilité de la pauvreté.

    Je n’ai pas de scrupule à dissocier la lecture et la cause. J’ai très à cœur de les dissocier. J’affranchis les livres de l’utilité politique dans laquelle les politisés les embrigadent. Lire ne sauve pas la vie, les livres ne sauvent pas le monde. Ceux qui lisent pour sauver le monde souillent de leurs yeux les livres. Qu’ils s’éloignent. Qu’ils retournent à leurs tracts.

    Je déclare l’autonomie des livres par rapport à la politique.

    Je déclare sitôt après la consistance politique des livres en tant qu’autonomes.

    Si lire est émancipateur c’est précisément en tant que lire ne sert à rien, ne sert rien, ne sert la cause que de la lecture. Lire ne prépare pas des victoires en éveillant les consciences, mais est en soi une victoire. Lire ne prépare pas l’échappée mais l’accomplit.

    Par la lecture je déjoue l’insidieuse tentation, instillée en moi par l’ordre libéral-autoritaire, de rentabiliser mes heures. La lecture a des indices de performance nuls. La pratiquant, je me rends totalement improductif."

    "Pourquoi l’extrême gauche ne lit pas de littérature ? avait demandé Quintane sans vraiment répondre. L’extrême gauche ne lit pas de littérature parce que la littérature est inutile, et donc inutile à l’extrême gauche. Des heures consacrées à elle sont des heures perdues pour la cause, elles lui semblent un luxe aristocratique. Elle a raison : perte de temps. Elle a tort : c’est d’être à perte que la littérature est précieuse. Elle est ce qui n’a pas de prix, dit l’amie Le Brun. Ce qui a du prix de n’en pas avoir. C’est parce qu’elle ne rapporte rien qu’elle acte une sécession.

    Écrivant de la littérature, je n’y suis pour personne. Personne ne me voit.

    Rencogné dans une chambre je suis à peine perceptible. Petite chose dérisoire qui commet un acte dérisoire au vu du monde. Il y a une heure j’ai corrigé Ainsi ma chambre est très peuplée en Ma chambre ainsi est très peuplée . Puis j’ai regretté la préciosité michonienne de ce ainsi incongrûment glissé entre sujet et verbe. Finalement je suis revenu au libellé académique. Correction puis repentir ont dû m’occuper cinq minutes. Ces cinq minutes n’intéressent que moi – et sûrement pas le robot californien qui en capte la donnée. Au lecteur la correction n’apparaîtra pas, et encore moins les conjectures qui y ont mené. Ces cinq minutes sont perdues pour l’histoire."

    "Je bats la ville et l’ami Jules marche avec moi, et l’amie Louise qui le connut, et l’ami Gustave qui d’eux se tint à distance, et l’ami Mike, l’ami Witold, l’amie Gaëlle, l’ami Franz, l’amie Patricia, l’ami Abbas, l’ami Nico, tous les amis marchent avec moi, morts ou vifs, tous éternels, tous persévérants, j’arrive aux abords de la gare où l’Ibis est complet aussi et c’est une bonne nouvelle. Je pourrais embrasser le veilleur de nuit, l’étreindre comme le frère que j’ai eu jadis. Cet hôtel était le dernier obstacle qui obstruait la vérité nue de cette nuit. Maintenant tout est clair. Je repars sans aucun but cette fois, sans mobile que ma foi, mû par le seul crédit que je m’accorde. D’un pas lent, d’un pas accueillant, je longe les grues immenses du chantier du quartier Part-Dieu, je croise des types hagards, des dealeurs ou qui en guettent un, des mecs louches, le type de faune que mes nuits embourgeoisées ont relégué hors de vue, je n’ai pas peur, je suis très au-delà de la peur, la peur s’envole vite c’est bon à savoir, nous avons tellement peur tous, la gare est fermée, je fais le tour de son vaste périmètre par les boulevards qui la ceignent, ponctués de feux inutiles, mon tour aussi est inutile, je me vautre dans le superflu, j’étire le temps perdu, je fête le sommeil perdu, je ne compte plus, la journée de demain est foutue et c’est tant mieux, demain une journée perdue me sera donnée, en prolongeant la marche j’alourdis la perte, je fais durer, j’ignore qu’il ne me reste qu’une heure, dans une heure le veilleur de l’Ibis me voyant traîner sur la dalle sortira m’alerter qu’une chambre s’est libérée, il croira mettre fin à un calvaire, je ne serai pas ingrat avec sa sollicitude, je le remercierai sans laisser voir mon dépit, je me résignerai à la chambre, je m’accommoderai sans peine d’un lit, aussi vite qu’à l’inconfort je m’adapterai au confort, le sommeil dissipera mon allègre promenade qui pour l’instant dure encore, durer est toujours un miracle, chaque nouvelle seconde est inespérée, chaque battement de cœur un sursis, chaque battement ajourne on sait quoi, un jour mon brave cœur vaillant me lâchera et il n’y aura plus de joie qu’en Dieu, mais pour l’heure elle n’a lieu qu’en moi, c’est mon corps qui l’héberge, c’est en mon corps et nul autre, en mon corps sans accessoire qu’un petit sac à dos à peine lesté d’un tee-shirt et d’un livre, en mon corps consentant à la situation, plié à la nuit, ajusté à la ville, amical à ce qui vient, voitures sans visage, voies ferrées, enseignes d’intérim, seringues de toxicos, fontaine en sommeil, statue sans nom, abribus, forêts, écureuils, lacs, c’est en mon corps peuplé, pluriel, venteux, agi, nécessaire, fatal, que s’éprouve la béatitude suffisante de persister."
    -François Bégaudeau, Notre Joie, Fayard/Pauvert, 2021.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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