https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_B%C3%A9gaudeau
"Souvent pendant la campagne je t’ai trouvé bête.
Je t’écoutais, et je pensais : comme c’est bête. Le penser n’était pas très correct de ma part. Pas très courtois et passablement hautain. Mais peut-on jamais réfréner une
pensée ? Dépréciative ou non, une pensée me traverse comme un courant d’air. D’elle je suis aussi innocent que toi de tes mots, qui par ta bouche ne font que passer. Tu n’en es pas l’auteur. Tu es parlé, tu es pensé. À travers toi parle et pense une condition, une position sociale, une situation, dont il faudrait raconter l’histoire.
Il faudra travailler à une généalogie de ta bêtise."
"Et d’abord tu t’honorais d’aller voter. Voter était postulé, voter n’était pas négociable. Tu le claironnais comme un capitaine jure de couler avec son navire.
Tu voteras jusqu’à la lie.
Tu es le sujet idéal de la monarchie républicaine. L’élection par quoi le citoyen délègue et donc abdique sa souveraineté est le pic de jouissance de ta libido citoyenne. Sur ce point comme sur le reste nous sommes à fronts renversés. Tu tiens l’élection pour le lieu exclusif de la politique, je tiens que la politique a lieu partout sauf là. Je sors du jeu au moment où tu y entres. Nous nous croisons. En mars 2017 nous nous sommes juste croisés. Juste assez pour que j’attrape quelques phrases de toi, et qu’à cette table de gens de théâtre j’en vienne à songer : comme il est bête. Comme ses phrases et leur succession sont bêtes."
"Tu es nombreux mais pas hégémonique comme certaine branche hostile le prétend. Tu n’es pas la pensée unique. Ta pensée, à supposer qu’elle mérite ce nom, est même minoritaire. Mais elle prend de la place. Tu te poses là. Tu es très visible. S’il existe des invisibles sociaux, tu es le contraire d’eux. S’il y a une majorité silencieuse, tu es la minorité audible. Dans les espaces en vue, c’est simple, on n’entend que toi.
Chaque jour et à toute heure du semestre qui a précédé la victoire de ton candidat plus ou moins assumé, je t’ai entendu, dans chaque bar et sur chaque plateau, dégoiser ta peur.
C’est la peur qui t’a surexcité. La boule dans ton ventre était de peur. La peur n’est pas une molécule négligeable dans la chimie de ta bêtise. La peur est bonne conseillère pour le chat livré à la nuit, elle renseigne ses sens et muscle sa prudence, mais il est plus douteux qu’elle irrigue le cerveau humain d’un sang fertile."
"Pendant six mois, sur toutes chaînes et tous réseaux, tu as si souvent confié craindre le pire qu’il a pu sembler que tu le désirais. Or tu ne le désires pas exactement – ou alors dans un coin très reculé de ton système nerveux. Il n’est pas même exact que tu en chérisses la possibilité, comme l’enfant à chaperon rouge aime la possibilité du loup. Il t’est juste nécessaire que le pire soit possible et le demeure.
À l’occasion du premier anniversaire de ce que tes éditorialistes ont appelé sans rire un chambardement, une de tes artistes organiques est revenue récemment sur la campagne, rappelant sa brutalité, sa violence (sic). Une bataille a été gagnée, respirait-elle, mais d’autres suivraient qu’il convenait déjà de préparer, dans quatre ans, alertait-elle, le danger resurgirait contre lequel nous devions fourbir déjà les armes, pour une victoire qui ne serait qu’une bataille et d’autres suivraient, qu’il convenait de préparer dès aujourd’hui, et ainsi de suite, des décennies que tu parles comme un hamster active sa roue, quarante ans que ta pensée tourne en boucle et tu voudrais que je ne la trouve pas faible."
"Il y a comme ça plein de choses que, par un tour rhétorique semblable, tu dis ne pas comprendre. Tu ne comprends pas que la guerre persiste partout. Tu ne comprends pas qu’on abuse de la faiblesse d’un enfant. Tu ne comprends pas qu’une prolo de 18 ans choisisse de ne pas avorter. Tu ne comprends pas qu’on aime patauger dans la boue d’une ZAD. Tu es cette commerçante du docu historique de Watkins qui ne comprend pas que ses employées désertent sa boutique pour rallier la Commune.
Prise avec une naïveté dont pour ma sérénité je me souhaiterais capable, ton incompréhension est saine comme l’humilité, belle comme le désarroi. Mais le désarroi n’est pas ton fort – tu as l’assurance des tiens. Ton incompréhension n’est pas une demande implicite d’éclaircissement. Tu ne cherches pas à comprendre. Je ne veux pas le savoir, dis-tu parfois à ton fils enlisé dans la justification d’un 8 en maths, mais dans bien d’autres situations ta tournure est à prendre à la lettre. Et cette fréquente volonté de ne pas savoir est un ressort essentiel de ta bêtise.
Ton pas-comprendre exprime un tout-compris. En fait tu comprends tout. Tu affirmes. Tu juges. Tu juges indigne l’hésitation à faire barrage au pire."
"Évidence que la casse sociale perpétrée par le macronisme et ses versions antérieures est la première pourvoyeuse du FN, moyennant quoi tu me demandes en réalité de contrer un effet en soutenant sa cause."
"Si d’aucuns, te concernant, parlent à tort de pensée unique, c’est qu’ils s’expriment depuis ta droite et donc rechignent au lexique de la domination. Ta pensée n’est pas unique, elle est dominante. Elle est ce qui domine. Ce qui domine dans les faits. Ce qui ordonne le monde, le désordonne.
Je suis né sous ton régime. J’ai grandi et évolué dans une société configurée par des rapports de classes et de force inférés du mode de production capitaliste. Si nocifs que tu les prétendes, ce n’est pas à Marine Le Pen et à ses affidés que mon quotidien se cogne. Ce n’est pas dans les coordonnées du fascisme que mon corps est paramétré. Ce n’est pas le fascisme qui détruit la petite paysannerie ; ce n’est pas une coalition de gouvernements d’extrême droite qui extermine les poissons, qui impose à tous le chantage à l’emploi, qui tôt le matin parque des corps amers et hagards dans des RER, qui impose à une caissière des journées 9‑13 / 17‑22, qui esclavagise la moitié de la planète pour mettre l’autre au chômage, transforme en GPS les ouvriers d’entrepôt, m’oriente par algorithmes, privatise la santé et les plages, flique les chômeurs, bourre les pauvres de sucre, bourre tout le monde de perturbateurs endocriniens, soustrait 100 milliards par an au fisc.
Ce n’est même pas le fascisme, tiens, qui discrimine les Arabes à l’embauche, couvre les crimes racistes de ses flics, impose la tête nue à des lycéennes musulmanes, renvoie des migrants vers la guerre."
"À cette objection ta réponse s’est répandue comme un sermon : pour l’instant l’eau du fleuve fasciste dort mais méfiance, le pire est presque sûr, la prochaine sera la bonne, etc. D’où la boule. Au ventre. Et l’urgence de prévenir la maladie, avant qu’elle ne se déclare.
Selon ton habitude, tu te détournes de ce qui est au profit de ce qui pourrait être, tu spécules au lieu d’observer.
Ce pli spéculatif entre pour beaucoup dans cette manière de vacuité que j’ai l’outrecuidance d’appeler bêtise."
"Interrogé début 2018 par un animateur de télé organique, tu parles encore de « laisser sa chance » à Macron. Ce sauveur a déjà eu le temps de bousiller le Code du travail, de fragiliser l’office HLM, de supprimer l’ISF, d’entériner le CETA, de pérenniser le glyphosate, de vendre comme tout le monde des armes aux Saoudiens, et tu en parles encore comme d’une promesse, en t’outillant d’un lexique impressif, atmosphérique, humoral. Tu aimes, me dis-tu un soir en commandant un chardonnay, sa jeunesse et son positivisme. Puisque c’est positivité que tu veux dire, j’exhume l’oiseuse pensée positive de Raffarin, et je te demande : positif en quoi ? Positif pour qui ? Positif pour les poissons ou pour le plastique ? Pour les paysans ou pour la grande distribution ? Pour le travailleur licencié ou pour l’employeur débarrassé des prud’hommes ? Tu ne préciseras pas. Positif est ton dernier mot. Positif suffit. Une fois le réel congédié, ton discours peut se tisser de notions sans objet ni contenu."
"Aussi sûr que la menace du pire justifie ton vote, le réac te justifie. Il faut des grossiers comme lui pour qu’en son miroir tu sembles fin, des incarnations du vieux monde pour que le tien passe pour nouveau. Votre numéro de duettistes est un chef-d’œuvre de complémentarité. Il aboie, tu t’indignes, il aboie contre tes indignations, tu te rindignes, il raboie. Il veut franciser ton prénom africain, tu démarres au quart de tour, il pouffe content de son coup, tu réclames son boycott, il jubile de cette censure, tu jubiles de l’assumer.
Vous allez si bien ensemble.
Vous parlez la même langue, usant du même lexique idéel. Tu aimes l’idée de métissage, il n’aime pas cette idée ; tu aimes le devoir de mémoire, il n’aime pas la repentance. Pendant deux heures vous vous invectivez autour de ces abstractions, le plus savoureux étant que vous le faites en vous revendiquant du réel : toi de celui de la mondialisation à laquelle il faut s’adapter, lui du pays réel des vrais gens oubliés par les bien-pensants angéliques. Tu l’appelles diable, il t’appelle bisounours, c’est rodé."
"Le complotisme ne se définit pas, il se repère. Il est reconnaissable au fait que tu le reconnais. Tu as pour ça un flair aussi performant que celui du complotiste pour renifler le complot. Comme l’antisémite subodore le juif dans toute manœuvre bancaire, tu sens le complotiste dans une conférence sur le rôle des Américains dans la création de l’espace européen. Oui tout ça sent la théorie du complot. Tu te bouches le nez. L’anti-américanisme est un complotisme. Tu ne veux rien savoir des contreparties du plan Marshall. Tu ne veux rien savoir des manœuvres de Jean Monnet, tu n’entreras pas dans ce jeu, tu sais très bien où le délirant conférencier veut en venir. Tu les connais les complotistes et autres complotistes. D’ailleurs, le voisin du conférencier a déjeuné deux fois avec le cousin d’un ex-membre de France-Palestine Solidarité. Dans la reconstitution d’un réseau tu n’as d’égal que le traqueur de francs-maçons."
"Qualifier de populiste un mouvement qui flatte les bas instincts xénophobes et racistes suppose que le peuple ait le monopole desdits instincts – ce qui, note Rancière, oblitère, outre le racisme d’État, le racisme dispensé par les classes supérieures dont passé et présent offrent maints exemples. Mais avant cela, prêter au peuple une sauvagerie propre, ou, par la fable symétrique des néo-orwelliens, une vertu propre nommée décence commune, suppose que le peuple ait une réalité substantielle. Or le peuple n’est pas une substance. Il n’y a pas le peuple, il y a des peuples, il y a des gens provisoirement agrégés en peuple par une situation, un mouvement, une persécution, une lutte, une cristallisation historique, un événement.
Cette conception constructiviste et historique du peuple est le substrat de la gauche. La conception substantielle et essentialiste du peuple est celui du fascisme. Le mot populisme que tu accoles à l’extrême droite procède de son imaginaire. En l’étiquetant ainsi pour la condamner, tu la ratifies."
"Aussi vrai que le procès en égalitarisme sert de cheval de Troie au procès de l’égalité, l’hostilité au populisme est le masque présentable de ce que Rancière appelle ta haine de la démocratie, coextensive à ta sainte terreur de l’irruption des gueux dans tes hautes sphères. Les prolos, tu les aimes comme les racistes aiment les Africains : chez eux. Tu les aimes s’ils restent à leur niveau, et les hais quand ils prétendent s’asseoir à la table du conseil d’administration de la société.
Qui es-tu ? Qui est « tu » ? Tu es celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace ta place. Celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace sa place peut sans écart de langage être nommé bourgeois.
« Tu » est un bourgeois.
Tu es un bourgeois.
Un bourgeois de gauche si tu y tiens. Sous les espèces de la structure, la nuance est négligeable. Tu peux être conjoncturellement de gauche, tu demeures structurellement bourgeois. Dans bourgeois de gauche, le nom prime sur son complément. Ta sollicitude à l’égard des classes populaires sera toujours seconde par rapport à ce foncier de méfiance. Dans bourgeois de gauche, gauche est une variable d’ajustement, une veste que tu endosses ou retournes selon les nécessités du moment, selon qu’on se trouve en février ou en juin 1848, selon le degré de dangerosité de la foule.
Tu es de gauche si le prolo sait se tenir. Alors tu loues sa faculté d’endurer le sort – sa passivité. Tu appelles dignité sa résignation."
"Bourgeois est périmé, est caduc. Au XIX e siècle passe encore, avant-guerre à l’extrême limite, haut-de-forme et casquettes, chemise blanche et bleu de travail, mais désormais tout est complexe comme dit Edgar Morin cité en séminaire de cadres, désormais la classe ouvrière est noyée dans la classe moyenne, les catégories sont brouillées, les clivages sont dépassés, le mur est tombé, nous sommes tous des êtres humains, tous dans le même bateau, et bon, il se trouve que tu es en cabine quand d’autres sont en soute, mais c’eût pu être l’inverse.
Un soir que sur un plateau s’évoque le vote Macron comme vote bourgeois, tu t’inscris en faux. Toi tu as bien voté pour lui mais tu n’es pas bourgeois, tu n’as pas grandi de collège Montaigne en lycée Henri IV, tu n’es pas le fils d’un écrivain éditeur lui-même fils d’un riche homme d’affaires, tu n’as ni épousé une fille d’écrivain millionnaire ni fait un enfant avec une fille de grand industriel italien, tu n’es pas un sectateur de la démocratie libérale, un apôtre infatigable du monde libre, un pourfendeur assidu de la gauche sociale, un contempteur zélé de tout mouvement de masse, non tu n’es pas un intellectuel organique de la classe dominante, tu n’es rien de ce que tu transpires par tous les pores, et d’ailleurs tu ne t’appelles pas Raphaël Enthoven."
"À son analyse de classes Zemmour ne donne aucun prolongement social. Sa sympathie pour « le peuple », voire « les peuples », ne lui sert qu’à incriminer la bourgeoisie béatement cosmopolite qui selon lui a assassiné sa maîtresse la France. Elle est purement stratégique ; elle s’arrête là où commencent les mouvements sociaux, qu’il ne soutient jamais, pas plus qu’il ne porte ses flèches éditoriales contre la loi travail, la flexibilisation des salariés, le management par la terreur, la dégressivité de l’indemnité de chômage. Les classes populaires l’intéressent pour autant qu’elles sont l’incarnation contingente d’un peuple français transtemporel, campé sur son génie, sur son destin historique de nation dominante. À la fin il ne défend les classes populaires que sur la foi de la passion identitaire et du racisme foncier qu’il leur prête. À la classe, sociale, historique, mobile, il préfère le peuple, territorial, substantiel, fixe. Le peuple est pour toi cette masse indifférenciée dont il y a toujours urgence à réfréner les ardeurs. Le peuple est pour lui cette masse indifférenciée sur laquelle un grand homme conquérant, et de préférence Bonaparte, gagne à s’appuyer. Tous les deux vous dites : le peuple. Et par extension : populisme – pour le revendiquer ou le conspuer, peu importe. Vos lexiques se recoupent, se soutiennent, m’excluent. Moi qui n’ai pas l’usage de pareils termes, je suis dans vos débats le tiers absent.
Dans vos débats intra-bourgeois.
Bourgeois est la synthèse d’une condition et d’un système d’opinions, celui-ci justification et défense de celle-là. Tu as les opinions de ta condition, les positions de ta position."
"Je me suis parfois étonné de l’intérêt que tu portes à la politique dont tu n’as nul besoin, puisque le monde comme il va globalement te va. Seuls les perdants, m’égarais-je, seuls ceux que la marche régulière du monde accable devraient se soucier de politique, aussi sûr qu’une réforme de l’école devrait intéresser le seul cancre. J’oubliais que tu ne t’enquiers pas de politique mais de pouvoir, et donc des élections dont le pouvoir est l’unique enjeu. J’ai fait un jour remarquer au plus talentueux de tes écrivains organiques qu’il ne regardait l’époque que depuis les lieux de décision ; qu’aucun de ses trois romans à ce jour ne daignait se pencher sur la politique telle que pratiquée en bas, de la politique comme travail collectif d’émancipation ; qu’on n’y voit jamais des désobéissants civils héberger des clandestins, des écolos squatter un site dévolu aux déchets toxiques, des ouvriers fauchés par une faillite orchestrée rebondir en SCOP, des femmes de ménage d’un Holiday Inn vendre des gâteaux pour financer leurs trois mois de grève.
Seule t’intéresse la conservation de ton pouvoir, et que ceux qui l’exercent garantissent tes avoirs, garantissent les banques quand leurs conneries les font faillir, garantissent ta prospérité."
"C’est Rousseau renversé : la société est naturellement bien conçue, hélas quelques tristes sires la dénaturent. Quelques élèves mal enseignés dans des collèges mal managés finissent en prison. Quelques banquiers vénaux surendettent des insolvables et créent des bulles ravageuses. Quelques Pétain souillent nos valeurs. Quelques colonies.
Cela s’est encore vu dernièrement : la sociologie t’irrite. Expliquer c’est excuser, as-tu fulminé, et ce pitoyable enfantillage masquait le fond de ta pensée. En vérité la sociologie t’irrite parce qu’elle te déstabilise, te fait trembler sur ton socle. Ses principes fondateurs contreviennent aux tiens, établissant le caractère construit, c’est-à-dire non-nécessaire et donc réversible, de toute organisation sociale. La sociologie désenchante ce qu’Illich appellerait ta vision enchantée de la société. Elle dissout ton rêve, casse ton jouet. Du coup tu t’excites contre elle, tu veux lui faire rendre gorge."
"Au processus long qui mène au pire, j’ai beaucoup moins part que toi. Ce n’est pas moi qui ai fracassé la classe ouvrière du Nord et d’ailleurs. Ce n’est pas moi qui fais désormais profession, dans mes essais, de pointer la coupable indifférence de la gauche au fait religieux – et de sous-estimer l’islamisme. Ce n’est pas moi qui ai considéré, avec la caution de l’héritière de Publicis, que les dérogations à la laïcité souillaient la République plus que ses dix millions de pauvres. Ce n’est pas moi qui ai vissé l’islam au centre des débats depuis trente ans, y compris pour en faire valoir la branche éclairée. Tu as voulu parler de race, de culture, de religion, plutôt que de classe ? Paye l’addition. Je ne me sens pas concerné."
"Il est bien vrai que toi tu penses en père. Même fils tu pensais en père. Tu te projetais comme père – de famille, de l’entreprise, de la nation. Je n’ai jamais pensé en père, pas plus aujourd’hui qu’hier. La société n’est pas ma famille."
"Observons que ma non-paternité, en plus d’aggraver mon irresponsabilité et de me dispenser des sermons normatifs et des rendez-vous avec le proviseur pour forcer une inscription, réduit au minimum les gestes de consommation et les contacts avec les institutions, médecine école banque conservatoire de danse. Tout remonté soit-il contre la société, un homme, s’il est père, compose avec elle. La vie de famille embourgeoise l’habitus, ma non-vie de famille prolonge un habitus étudiant dont il fut très clair très tôt – et pourquoi fut-ce si clair si tôt ? – que je ne ferais rien pour m’en arracher."
"Observons que ma non-paternité, en plus d’aggraver mon irresponsabilité et de me dispenser des sermons normatifs et des rendez-vous avec le proviseur pour forcer une inscription, réduit au minimum les gestes de consommation et les contacts avec les institutions, médecine école banque conservatoire de danse. Tout remonté soit-il contre la société, un homme, s’il est père, compose avec elle. La vie de famille embourgeoise l’habitus, ma non-vie de famille prolonge un habitus étudiant dont il fut très clair très tôt – et pourquoi fut-ce si clair si tôt ? – que je ne ferais rien pour m’en arracher."
"Il est bien vrai, et crucial, que j’avais les moyens de cette distance. Le cumul de mes droits d’auteur et piges me préservait du besoin et donc d’une dépendance à toi qui à terme se fût immanquablement convertie en allégeance, le besoin finissant par se prendre pour une affinité, la nécessité pour une vertu – c’est ainsi que sans forcer, tout en nonchalance, tu achètes notre silence, notre complaisance. S’agissant de toi, mes idées, mes sensations, non biaisées par la subordination économique, sont restées claires, sont restées clairement réfractaires. Tu m’es témoin qu’en général j’ai écourté nos entrevues ; qu’à la sociabilité obligée – un éditeur ne sait pas sceller un contrat sans déjeuner – je n’ai jamais offert un prolongement amical.
Avec toi je n’ai pas donné suite."
"Parmi toi je n’ai rencontré aucun amateur de punk-rock – tout juste parfois une tendresse hautaine pour cette belle énergie rebelle, celle qu’on porte à un petit garçon turbulent.
Notre discorde est physiologique.
Un jour dans l’émission susnommée, tu as plaisanté sur le physique de photo de camionneur de Karine Viard, et moi qu’elle érotise j’ai pensé : je suis un camionneur. Les corps populaires m’agréent parce que pour une part j’en procède. En les désirant c’est mon corps populaire que j’active. Je n’ai pas résisté à ton charme par loyauté morale à mes origines. Je n’ai pas, à proprement parler, résisté. Irrésistiblement j’ai suivi ma pente. Mon corps où persistent des particules populaires a déroulé son programme."
"À l’inverse de nos parents finalement loyaux au jeu social, aucun destin professionnel ne nous semble viable. Nous ne voulons pas travailler, a minima nous ne voulons pas du marché. Nous passerons des concours de la fonction publique par défaut et pour manger. Ou nous ne passerons rien et nous vivrons de peu. Dans tous les cas nous serons joyeux et en colère.
À la jonction de la joie et de la colère, de l’inconséquence et de l’implication, de l’indifférence immature et de la raison émancipatrice, nous lisons. Je lis beaucoup plus que je ne lutte. Lire est ma façon, certes bien commode je l’ai longuement raconté par ailleurs, de lutter. En satellite de ma planète littéraire où le roman règne, je lis les grands textes critiques de la seconde moitié du XX e, demi-siècle d’or de la pensée française, et c’est chargé de ce gros bagage que j’arrive à toi à l’aube des années 2000. Tu ne feras pas contrepoids. Tu ne fais pas le poids. Tes intellectuels organiques ne pèsent pas lourd face à mes intellectuels critiques."
"L’intellectuel est celui qu’une pensée émeut davantage qu’un panorama de montagne – comme le mathématicien s’exalte devant un théorème, le mécanicien devant un moteur de
Lamborghini. Celui pour qui, dit Hegel, « même la pensée criminelle d’un bandit est plus grande et plus noble que toutes les merveilles du ciel ». Pour qui la pensée a une consistance propre, matérielle, qui relègue au second plan la matière à laquelle elle renvoie. Je suis donc le genre de type qui peut rêver des années sur la sortie de l’euro sans jamais songer que le bordel subséquent fragiliserait ses rentes.
Je ne suis pas désintéressé, je suis tordu, je suis bizarrement foutu. Contre mes intérêts directs je privilégie des intérêts obliques comme le gain d’euphorie quand je m’embarque dans un développement complexe et lumineux, quand une formulation fait l’effet d’une torche qui, comme pointée sur un renard planqué derrière la nuit, éclaire un point de réel. Ce n’est pas une hauteur de vue, c’est une complexion ; une complexion elle-même conditionnée. L’intellectuel n’est pas plus né dans la pensée que dans un chou. Il a été coulé dans un moule sans usage."
"La fin des idéologies dont tu rebats mes oreilles depuis la maternité, c’est la fin du communisme. Qui se fête, et tu ne t’en es pas privé, car, les idéologies finissant, les gouvernants-managers peuvent enfin régir le pays en toute rationalité, sanzidéologie. La fin des idéologies c’est le début de toi, capable de diagnostics non faussés par les biais cognitifs du dogme. Toi tu es pragmatique, tu administres sans a priori, butinant à droite et à gauche des solutions qui marchent en concertation avec des collaborateurs qui n’ont de religion que celle du résultat. Toi tu fais de l’économie, pas de l’idéologie. Tout ce prêche étant délivré dans l’ignorance plus ou moins feinte qu’il n’y a pas opinion plus ajustée à une position de classe, la tienne, que celle qui professe la fin des opinions ; qu’il n’y a pas de chant plus idéologique que celui de la fin des idéologies.
L’idéologie c’est toi. Marx a inventé le concept pour toi. La moindre de tes prises de position exprime et révèle ta position. Tu ne me surprends jamais. Tu es d’une constance admirable."
"L’union fait la force du pouvoir. C’est le dominant en toi qui chante la ritournelle de la nécessité de transcender les clivages. Tu parles en propriétaire – de la maison France, de la tienne. Un propriétaire non pervers ne souhaite pas la dégradation de ses murs. S’il y donne une réception, il s’assure qu’aucune bagarre n’éclate. À deux avinés qui se prennent le col, il explique que la vodka les égare, que leur opposition est illusoire, qu’on gagnera tous à s’asseoir autour de la table pour faire converger les compétences vers la réussite de cette soirée montée pour conforter l’hôte dans son fauteuil.
La célébration autoréalisatrice de la fin des idéologies est l’idéologie de ceux qui, ayant tout à perdre, craignent le potentiel destructeur des conflits. Tout ce qui pense en toi est pensé pour conserver."
"De quoi ta mixité est-elle vraiment le nom ? Nomme-t-elle ton désir que tes enfants côtoient des petits pauvres issus de l’immigration ? C’est l’inverse. Tu rêves que des petits pauvres issus de l’immigration, dont le confinement communautaire t’inquiète plus que le tien, côtoient tes enfants. À ton contact, les petits pauvres se stabiliseraient, s’adouciraient. Du moment qu’ils demeurent minoritaires. On connaît tes ruses pour contourner la carte scolaire quand ton quartier n’est pas encore assez gentrifié. Et on commence à comprendre que ton vœu de mixité est un vœu d’ordre.
Tes protestations d’antiracisme participent, pour une part que je te laisse quantifier, d’un calcul spontané de personne en charge ; en charge de la paix civile qui assoit ton magistère. Diviser pour mieux régner, dit-on, mais toi tu règnes aussi par la concorde – dût-elle, le cas échéant, se soutenir d’un ennemi extérieur et de préférence moyen-oriental.
Tu ne veux pas de scandale, tu ne veux pas de conflits. L’hostilité des Blancs envers les Arabes, des Noirs envers les Jaunes, des cathos tradi et des Arabes envers les juifs, crée des zones de tension, et la tension, outre qu’elle gâche des énergies que l’entreprise France gagnerait à optimiser, peut dégénérer en désordre, et le désordre en casse, or le matériel est à toi.
Tu nies la conflictualité pour la faire disparaître. Tu exorcises les discordes dans ta poésie du vivre-ensemble. Tu le célèbres pour qu’il se réalise – et que la paix soit avec toi. Lancés sur ce chant, tes agents culturels et politiques parlent de faire société, de faire nation, de faire du nous, de nous rassembler autour d’un projet commun. Ce salmigondis unanimiste est la traduction citoyenne de l’esprit corporate de tes boîtes, lui-même imprégné de management sportif, lui-même emprunté à la langue de corps de garde. Ta pulsion conciliatrice a un soubassement autoritaire, et ton président progressiste un fond bonapartiste.
Manifestant ta tolérance aux minorités, tu escomptes un retour de tolérance. Tu leur montres du respect pour les tenir en respect, comme un explorateur amadoue une tribu amazonienne en agitant un mouchoir. Tu condamnes le racisme des Blancs, le racisme des bourgeois ringards, parce qu’il risque d’énerver les Noirs et les Arabes contre toi. Le bourgeois ringard s’emporte, il jette delhuilesurlefeu en stigmatisant. Toi tu calmes le jeu."
"Les grandes écoles où tu te reproduis lancent des programmes égalité des chances. L’illusion d’une chance égale achète le silence des perdants. Le pauvre ainsi soutenu ne peut plus se plaindre, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, il a eu sa chance.
Tu appelles équité ce pastiche d’égalité.
Aussi bien, tu offres refuge aux élèves périphériques les plus dociles dans des internats d’excellence où ils potasseront tes concours. Tu veux intégrer, tu veux être inclusif, tu offres aux pauvres les plus disciplinés l’aubaine de devenir toi. Mais si chacun devient toi, tu ne seras plus distinct – et qui ramassera les poubelles ? Il faut donc que tous réussissent mais pas tous. L’école te sert de trieuse, elle est un casting géant dont tu tires, selon un numerus clausus officieux, une poignée de pauvres méritants.
Méritant d’accéder à ton rang."
"Avec un frotteur dans le métro tu as essayé de dialoguer, m’as-tu raconté. Il profitait du tassement de l’heure de pointe pour se coller à ton cul, tu ne l’as pas giflé, tu l’as rattrapé dans le couloir pour lui demander quelle pulsion l’avait pris, quel plaisir il y trouvait, et s’il mesurait le traumatisme qu’il pouvait provoquer. Tu donnes dans la psychologie, toute ta modernité est là. Tu as l’intelligence progressiste de savoir la manière forte inefficace. Entre la droite dure et toi, il y a d’abord une opposition de méthode. À son hard power tu préfères le soft. Pour circonvenir les gueux, tu les soignes. La bourgeoisie de fer est un flic, ta bourgeoisie de velours est un médecin. Un éducateur. Tu n’accables pas le pauvre, tu l’éduques. Tu ne le punis pas, tu l’aides à intégrer le cercle des gens raisonnables comme toi.
Toi, tu es dans l’écoute. Il faut savoir entendre, ressasses-tu en écho à Cyrulnik, dont, grand mal te fasse, tu préfères les livres aux miens. Dans ton bureau de DRH, tu sais entendre les requêtes d’un licencié. Tu ne le recaseras pas à 500 kilomètres de l’usine délocalisée sans son accord. Pour toi, le dialogue importe avant tout. Maintenir le dialogue. Comme un négociateur du GIGN avec un forcené.
Tu manages doux : un excès de dureté ferait fuir les pauvres, et alors tu ne réponds plus d’eux. Tes agents culturels et politiques veulent du lien social, veulent faire lien, car un pauvre détaché est livré à lui-même, c’est-à-dire en danger mais surtout dangereux. Un pauvre hors de vue est livré à ses instincts, on ne peut plus jurer de lui, de sa civilité, de sa docilité, il peut se retourner contre toi. Les 200000 élèves sortis chaque année du système scolaire sans rien t’interpellent. Tu t’inquiètes pour eux, pour toi. Ton inquiétude pour le radicalisé est la figure radicale de cette peur."
"Tu as envie de te rendre utile. À la société, faut-il comprendre, mais donc à toi. Un jour, croyant établir une complicité avec moi, tu m’apprends que tu fais partie de la réserve républicaine. Tu t’arrangeras pour te libérer de ton agence de communication de crise quelques heures par mois que tu offriras à des classes de Seine-Saint-Denis, auxquelles tu raconteras comment toi aussi tu fus un jeune rebelle avant de voyager partout dans le monde et de mesurer le prix de notre pays et le prix de ses valeurs, qu’alors tu t’es promis de toujours protéger. Revendiquer est juste si c’est dans un souci de préservation et non de destruction.
À ce moment de la messe, tu pourrais citer Alain Finkielkraut citant Camus, toujours la même phrase sur le monde qu’il ne s’agit plus de défaire, mais d’empêcher qu’il se défasse. Voici que ton repoussoir réac et toi, œuvrant de concert à ce que les coutures de la société ne craquent pas, vous vous découvrez du même côté.
Du même côté du manche."
"Pendant mes années prof, c’est souvent que tu m’applaudissais d’exercer ce métier admirable et si utile. Mais alors pourquoi n’avoir jamais envisagé de l’exercer ? Pourquoi t’être inscrit dans une école de commerce des Hauts-de-Seine plutôt que dans une fac de sciences humaines bourrée d’amiante ? Pourquoi avoir bifurqué vers la communication à la fin de ton cursus de lettres ? Tu as perdu une occasion unique d’être admirable.
Surtout, tu adorais que je te rassure sur le compte des élèves sensibles. Tu voulais m’entendre dire qu’ils étaient récupérables, éducables, corvéables. Tu te jetais sur Entre les murs, tu en redemandais sur leur drôlerie, leur vivacité, leur énergie, car s’ils étaient drôles, vifs et énergiques, ils étaient encore parmi nous, on ne les avait pas encore perdus, ils n’étaient pas encore tout à fait disposés à t’égorger."
"Il faut être un bourgeois pour s’astreindre, vis-à-vis des pauvres, à des marques de respect que deux égaux n’ont nul besoin de se témoigner. Mon amie Joy, bourgeoise sauvée par une lucidité si peu bourgeoise, se navre parfois du supplément de politesse qu’elle réserve spontanément aux classes inférieures. Zèle de nantie. Suramabilité de dame patronnesse. Marqueur de classe. Malédiction. Joy maudit sa naissance. Toi tu la vois comme une chance que tu souhaites à tous. Un monde parfait serait peuplé de toi."
"Tu n’aimes pas les étiquettes parce que tu n’aimes pas qu’on t’étiquette. Tu n’aimes pas être reconnu pour ce que tu es.
Si ce n’est par tes pairs."
"L’identité est un carcan, une prison. Tu es universel, tu es multiculturel, tu es transfrontalier, tu adores New York. Et les quartiers bigarrés de Paris que comme moi tu blanchis en y prenant tes quartiers.
Qui, à part moi, pourrait ne pas louer ton ouverture au monde ?
À part moi qui vois dans ton refus de l’identité un refus d’être identifié ?
Du postulat salutaire et juste que l’identité est une fable, que l’on n’est jamais identique à soi, tu infères joyeusement que tu n’es pas bourgeois. Ou que tu l’es entre autres choses. Tu l’es par moments. Comme tout un chacun. On est tous un peu bourgeois, philosophes-tu, et alors bourgeois n’est plus une position sociale mais un bénin défaut partagé, l’autre nom d’un conformisme pépère transversal aux classes.
Ainsi certains riches ne sont pas du tout bourgeois, qui prennent des risques pour monter leur boîte, plaquent tout pour s’installer à Berlin, épousent une femme de vingt-cinq ans plus âgée, s’adonnent au parapente. Cependant que certains prolos sont très bourgeois dans leur tête. Certains sont même très étriqués, très près de leurs sous.
Surtout en fin de mois.
Que ta soudaine découverte des problématiques de race ou de genre ait eu ou non pour objectif mûri d’occulter le clivage de classes ; que les plus chevelus de tes intellectuels organiques aient sciemment ou non lancé SOS Racisme pour diviser les milieux populaires ; que le débat tourbeux sur le mariage gay ait été opportunément ou non lancé au moment des plus gros cadeaux fiscaux au patronat, le fait objectif est là : même si race et classe se recoupent en partie, même si l’Arabe discriminé est rarement émir, la promotion d’un paradigme a évacué l’autre. Pour toi le bénéfice est, sinon recherché, effectif.
Ton mot d’ordre, ton mot visant à la préservation de l’ordre est : tout sauf les classes. Tout sauf cette découpe-là du réel. Tout le reste tu peux le digérer. Les questions de genre et de race, du moins telles qu’assimilées par toi, ne menacent pas tes positions."
"Ainsi perçu, ainsi filtré, le migrant traîne de camp en camp un malheur pur, sans cause. Tellement victime que victime de rien ; victime du sort. La guerre qui l’a expatrié, tu ne cherches pas à savoir qui la mène et dans quel but. Aussi bien, tu n’examines pas longtemps quelles forces causent les dérèglements environnementaux qui produisent le réfugié climatique. Envisagé par le petit bout de la morale, le bout auvergnat (qui sans façon), la cause des migrants peut se soutenir sans heurter l’ordre capitaliste, sans mettre au jour le fait impérialiste. Coûteuse en temps et en énergie – sois-en remercié –, elle est à peu de frais politiques. Elle a même pour bénéfice connu (pour but, disent certains de mes amis) de substituer à un heurt dominés-dominants un dilemme accueil-fermeture qui brouille les cartes, brouille les classes, et sur lequel tu te plais à observer que les prolos sont souvent beaucoup plus réacs que toi. Aubaine : si le prolo est facho, toi bourgeois tu peux te dire de gauche. Et triomphalement découpler la pensée de la condition sociale."
"Tes leçons à longueur de tribunes sont énervantes. L’agressivité que tes journalistes organiques réservent aux candidats FN est énervante. Ton bon droit humanitaire est énervant. Tes peuples sympas. Tes yézidis de tous les pays.
Tu as ta part dans la poussée néo-réactionnaire en cours. C’est en contrepoint de ta moraline, de ton indignation, de ta manie de transformer un fait objectif (le fait multiculturel) en valeur (le multiculturalisme) que la vieille bourgeoisie s’est réveillée de sa torpeur de maison de retraite, et qu’elle s’accorde un baroud d’honneur, multipliant ses tribunes, finançant l’école de Marion Maréchal, liquidant Vatican 2, repartant en croisade.
Et m’amalgamant à toi. Depuis sa rive lointaine, le bourgeois de fer ne voit pas de différence entre nous. Il met toute la gauche dans le même paquet bien-pensant et je passe pour un blaireau.
C’est énervant."
"La modalité contemporaine de ta classe s’appelle le cool.
Si elle n’existait pas, un roman d’inspiration balzacienne aurait inventé la rubrique d’un de tes organes officiels, titrée Où est le cool ? Débusquer le cool et l’adopter est ton souci constant, constitutif. Toutes les pages dudit magazine, culture comprise, poursuivent cette quête, cette obsession, ce critère central et suffisant.
À la confluence du beau et du bien, le cool estampille inextricablement une attitude du corps et une attitude éthique. Dans les deux cas, le cool s’oppose au raide. Qui appelle les flics un soir de fête bruyante dans l’appartement mitoyen fait montre d’une raideur du même mauvais effet qu’un costume rayé sous une serre numérique, qu’un espace de coworking sans baby-foot.
Obama est cool : son dessein de limiter le port d’armes s’incarne dans sa désinvolture chaloupée. Alors que Trump : pro-NRA et piètre danseur."
-François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Fayard/Pauvert, 2019.
"Souvent pendant la campagne je t’ai trouvé bête.
Je t’écoutais, et je pensais : comme c’est bête. Le penser n’était pas très correct de ma part. Pas très courtois et passablement hautain. Mais peut-on jamais réfréner une
pensée ? Dépréciative ou non, une pensée me traverse comme un courant d’air. D’elle je suis aussi innocent que toi de tes mots, qui par ta bouche ne font que passer. Tu n’en es pas l’auteur. Tu es parlé, tu es pensé. À travers toi parle et pense une condition, une position sociale, une situation, dont il faudrait raconter l’histoire.
Il faudra travailler à une généalogie de ta bêtise."
"Et d’abord tu t’honorais d’aller voter. Voter était postulé, voter n’était pas négociable. Tu le claironnais comme un capitaine jure de couler avec son navire.
Tu voteras jusqu’à la lie.
Tu es le sujet idéal de la monarchie républicaine. L’élection par quoi le citoyen délègue et donc abdique sa souveraineté est le pic de jouissance de ta libido citoyenne. Sur ce point comme sur le reste nous sommes à fronts renversés. Tu tiens l’élection pour le lieu exclusif de la politique, je tiens que la politique a lieu partout sauf là. Je sors du jeu au moment où tu y entres. Nous nous croisons. En mars 2017 nous nous sommes juste croisés. Juste assez pour que j’attrape quelques phrases de toi, et qu’à cette table de gens de théâtre j’en vienne à songer : comme il est bête. Comme ses phrases et leur succession sont bêtes."
"Tu es nombreux mais pas hégémonique comme certaine branche hostile le prétend. Tu n’es pas la pensée unique. Ta pensée, à supposer qu’elle mérite ce nom, est même minoritaire. Mais elle prend de la place. Tu te poses là. Tu es très visible. S’il existe des invisibles sociaux, tu es le contraire d’eux. S’il y a une majorité silencieuse, tu es la minorité audible. Dans les espaces en vue, c’est simple, on n’entend que toi.
Chaque jour et à toute heure du semestre qui a précédé la victoire de ton candidat plus ou moins assumé, je t’ai entendu, dans chaque bar et sur chaque plateau, dégoiser ta peur.
C’est la peur qui t’a surexcité. La boule dans ton ventre était de peur. La peur n’est pas une molécule négligeable dans la chimie de ta bêtise. La peur est bonne conseillère pour le chat livré à la nuit, elle renseigne ses sens et muscle sa prudence, mais il est plus douteux qu’elle irrigue le cerveau humain d’un sang fertile."
"Pendant six mois, sur toutes chaînes et tous réseaux, tu as si souvent confié craindre le pire qu’il a pu sembler que tu le désirais. Or tu ne le désires pas exactement – ou alors dans un coin très reculé de ton système nerveux. Il n’est pas même exact que tu en chérisses la possibilité, comme l’enfant à chaperon rouge aime la possibilité du loup. Il t’est juste nécessaire que le pire soit possible et le demeure.
À l’occasion du premier anniversaire de ce que tes éditorialistes ont appelé sans rire un chambardement, une de tes artistes organiques est revenue récemment sur la campagne, rappelant sa brutalité, sa violence (sic). Une bataille a été gagnée, respirait-elle, mais d’autres suivraient qu’il convenait déjà de préparer, dans quatre ans, alertait-elle, le danger resurgirait contre lequel nous devions fourbir déjà les armes, pour une victoire qui ne serait qu’une bataille et d’autres suivraient, qu’il convenait de préparer dès aujourd’hui, et ainsi de suite, des décennies que tu parles comme un hamster active sa roue, quarante ans que ta pensée tourne en boucle et tu voudrais que je ne la trouve pas faible."
"Il y a comme ça plein de choses que, par un tour rhétorique semblable, tu dis ne pas comprendre. Tu ne comprends pas que la guerre persiste partout. Tu ne comprends pas qu’on abuse de la faiblesse d’un enfant. Tu ne comprends pas qu’une prolo de 18 ans choisisse de ne pas avorter. Tu ne comprends pas qu’on aime patauger dans la boue d’une ZAD. Tu es cette commerçante du docu historique de Watkins qui ne comprend pas que ses employées désertent sa boutique pour rallier la Commune.
Prise avec une naïveté dont pour ma sérénité je me souhaiterais capable, ton incompréhension est saine comme l’humilité, belle comme le désarroi. Mais le désarroi n’est pas ton fort – tu as l’assurance des tiens. Ton incompréhension n’est pas une demande implicite d’éclaircissement. Tu ne cherches pas à comprendre. Je ne veux pas le savoir, dis-tu parfois à ton fils enlisé dans la justification d’un 8 en maths, mais dans bien d’autres situations ta tournure est à prendre à la lettre. Et cette fréquente volonté de ne pas savoir est un ressort essentiel de ta bêtise.
Ton pas-comprendre exprime un tout-compris. En fait tu comprends tout. Tu affirmes. Tu juges. Tu juges indigne l’hésitation à faire barrage au pire."
"Évidence que la casse sociale perpétrée par le macronisme et ses versions antérieures est la première pourvoyeuse du FN, moyennant quoi tu me demandes en réalité de contrer un effet en soutenant sa cause."
"Si d’aucuns, te concernant, parlent à tort de pensée unique, c’est qu’ils s’expriment depuis ta droite et donc rechignent au lexique de la domination. Ta pensée n’est pas unique, elle est dominante. Elle est ce qui domine. Ce qui domine dans les faits. Ce qui ordonne le monde, le désordonne.
Je suis né sous ton régime. J’ai grandi et évolué dans une société configurée par des rapports de classes et de force inférés du mode de production capitaliste. Si nocifs que tu les prétendes, ce n’est pas à Marine Le Pen et à ses affidés que mon quotidien se cogne. Ce n’est pas dans les coordonnées du fascisme que mon corps est paramétré. Ce n’est pas le fascisme qui détruit la petite paysannerie ; ce n’est pas une coalition de gouvernements d’extrême droite qui extermine les poissons, qui impose à tous le chantage à l’emploi, qui tôt le matin parque des corps amers et hagards dans des RER, qui impose à une caissière des journées 9‑13 / 17‑22, qui esclavagise la moitié de la planète pour mettre l’autre au chômage, transforme en GPS les ouvriers d’entrepôt, m’oriente par algorithmes, privatise la santé et les plages, flique les chômeurs, bourre les pauvres de sucre, bourre tout le monde de perturbateurs endocriniens, soustrait 100 milliards par an au fisc.
Ce n’est même pas le fascisme, tiens, qui discrimine les Arabes à l’embauche, couvre les crimes racistes de ses flics, impose la tête nue à des lycéennes musulmanes, renvoie des migrants vers la guerre."
"À cette objection ta réponse s’est répandue comme un sermon : pour l’instant l’eau du fleuve fasciste dort mais méfiance, le pire est presque sûr, la prochaine sera la bonne, etc. D’où la boule. Au ventre. Et l’urgence de prévenir la maladie, avant qu’elle ne se déclare.
Selon ton habitude, tu te détournes de ce qui est au profit de ce qui pourrait être, tu spécules au lieu d’observer.
Ce pli spéculatif entre pour beaucoup dans cette manière de vacuité que j’ai l’outrecuidance d’appeler bêtise."
"Interrogé début 2018 par un animateur de télé organique, tu parles encore de « laisser sa chance » à Macron. Ce sauveur a déjà eu le temps de bousiller le Code du travail, de fragiliser l’office HLM, de supprimer l’ISF, d’entériner le CETA, de pérenniser le glyphosate, de vendre comme tout le monde des armes aux Saoudiens, et tu en parles encore comme d’une promesse, en t’outillant d’un lexique impressif, atmosphérique, humoral. Tu aimes, me dis-tu un soir en commandant un chardonnay, sa jeunesse et son positivisme. Puisque c’est positivité que tu veux dire, j’exhume l’oiseuse pensée positive de Raffarin, et je te demande : positif en quoi ? Positif pour qui ? Positif pour les poissons ou pour le plastique ? Pour les paysans ou pour la grande distribution ? Pour le travailleur licencié ou pour l’employeur débarrassé des prud’hommes ? Tu ne préciseras pas. Positif est ton dernier mot. Positif suffit. Une fois le réel congédié, ton discours peut se tisser de notions sans objet ni contenu."
"Aussi sûr que la menace du pire justifie ton vote, le réac te justifie. Il faut des grossiers comme lui pour qu’en son miroir tu sembles fin, des incarnations du vieux monde pour que le tien passe pour nouveau. Votre numéro de duettistes est un chef-d’œuvre de complémentarité. Il aboie, tu t’indignes, il aboie contre tes indignations, tu te rindignes, il raboie. Il veut franciser ton prénom africain, tu démarres au quart de tour, il pouffe content de son coup, tu réclames son boycott, il jubile de cette censure, tu jubiles de l’assumer.
Vous allez si bien ensemble.
Vous parlez la même langue, usant du même lexique idéel. Tu aimes l’idée de métissage, il n’aime pas cette idée ; tu aimes le devoir de mémoire, il n’aime pas la repentance. Pendant deux heures vous vous invectivez autour de ces abstractions, le plus savoureux étant que vous le faites en vous revendiquant du réel : toi de celui de la mondialisation à laquelle il faut s’adapter, lui du pays réel des vrais gens oubliés par les bien-pensants angéliques. Tu l’appelles diable, il t’appelle bisounours, c’est rodé."
"Le complotisme ne se définit pas, il se repère. Il est reconnaissable au fait que tu le reconnais. Tu as pour ça un flair aussi performant que celui du complotiste pour renifler le complot. Comme l’antisémite subodore le juif dans toute manœuvre bancaire, tu sens le complotiste dans une conférence sur le rôle des Américains dans la création de l’espace européen. Oui tout ça sent la théorie du complot. Tu te bouches le nez. L’anti-américanisme est un complotisme. Tu ne veux rien savoir des contreparties du plan Marshall. Tu ne veux rien savoir des manœuvres de Jean Monnet, tu n’entreras pas dans ce jeu, tu sais très bien où le délirant conférencier veut en venir. Tu les connais les complotistes et autres complotistes. D’ailleurs, le voisin du conférencier a déjeuné deux fois avec le cousin d’un ex-membre de France-Palestine Solidarité. Dans la reconstitution d’un réseau tu n’as d’égal que le traqueur de francs-maçons."
"Qualifier de populiste un mouvement qui flatte les bas instincts xénophobes et racistes suppose que le peuple ait le monopole desdits instincts – ce qui, note Rancière, oblitère, outre le racisme d’État, le racisme dispensé par les classes supérieures dont passé et présent offrent maints exemples. Mais avant cela, prêter au peuple une sauvagerie propre, ou, par la fable symétrique des néo-orwelliens, une vertu propre nommée décence commune, suppose que le peuple ait une réalité substantielle. Or le peuple n’est pas une substance. Il n’y a pas le peuple, il y a des peuples, il y a des gens provisoirement agrégés en peuple par une situation, un mouvement, une persécution, une lutte, une cristallisation historique, un événement.
Cette conception constructiviste et historique du peuple est le substrat de la gauche. La conception substantielle et essentialiste du peuple est celui du fascisme. Le mot populisme que tu accoles à l’extrême droite procède de son imaginaire. En l’étiquetant ainsi pour la condamner, tu la ratifies."
"Aussi vrai que le procès en égalitarisme sert de cheval de Troie au procès de l’égalité, l’hostilité au populisme est le masque présentable de ce que Rancière appelle ta haine de la démocratie, coextensive à ta sainte terreur de l’irruption des gueux dans tes hautes sphères. Les prolos, tu les aimes comme les racistes aiment les Africains : chez eux. Tu les aimes s’ils restent à leur niveau, et les hais quand ils prétendent s’asseoir à la table du conseil d’administration de la société.
Qui es-tu ? Qui est « tu » ? Tu es celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace ta place. Celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace sa place peut sans écart de langage être nommé bourgeois.
« Tu » est un bourgeois.
Tu es un bourgeois.
Un bourgeois de gauche si tu y tiens. Sous les espèces de la structure, la nuance est négligeable. Tu peux être conjoncturellement de gauche, tu demeures structurellement bourgeois. Dans bourgeois de gauche, le nom prime sur son complément. Ta sollicitude à l’égard des classes populaires sera toujours seconde par rapport à ce foncier de méfiance. Dans bourgeois de gauche, gauche est une variable d’ajustement, une veste que tu endosses ou retournes selon les nécessités du moment, selon qu’on se trouve en février ou en juin 1848, selon le degré de dangerosité de la foule.
Tu es de gauche si le prolo sait se tenir. Alors tu loues sa faculté d’endurer le sort – sa passivité. Tu appelles dignité sa résignation."
"Bourgeois est périmé, est caduc. Au XIX e siècle passe encore, avant-guerre à l’extrême limite, haut-de-forme et casquettes, chemise blanche et bleu de travail, mais désormais tout est complexe comme dit Edgar Morin cité en séminaire de cadres, désormais la classe ouvrière est noyée dans la classe moyenne, les catégories sont brouillées, les clivages sont dépassés, le mur est tombé, nous sommes tous des êtres humains, tous dans le même bateau, et bon, il se trouve que tu es en cabine quand d’autres sont en soute, mais c’eût pu être l’inverse.
Un soir que sur un plateau s’évoque le vote Macron comme vote bourgeois, tu t’inscris en faux. Toi tu as bien voté pour lui mais tu n’es pas bourgeois, tu n’as pas grandi de collège Montaigne en lycée Henri IV, tu n’es pas le fils d’un écrivain éditeur lui-même fils d’un riche homme d’affaires, tu n’as ni épousé une fille d’écrivain millionnaire ni fait un enfant avec une fille de grand industriel italien, tu n’es pas un sectateur de la démocratie libérale, un apôtre infatigable du monde libre, un pourfendeur assidu de la gauche sociale, un contempteur zélé de tout mouvement de masse, non tu n’es pas un intellectuel organique de la classe dominante, tu n’es rien de ce que tu transpires par tous les pores, et d’ailleurs tu ne t’appelles pas Raphaël Enthoven."
"À son analyse de classes Zemmour ne donne aucun prolongement social. Sa sympathie pour « le peuple », voire « les peuples », ne lui sert qu’à incriminer la bourgeoisie béatement cosmopolite qui selon lui a assassiné sa maîtresse la France. Elle est purement stratégique ; elle s’arrête là où commencent les mouvements sociaux, qu’il ne soutient jamais, pas plus qu’il ne porte ses flèches éditoriales contre la loi travail, la flexibilisation des salariés, le management par la terreur, la dégressivité de l’indemnité de chômage. Les classes populaires l’intéressent pour autant qu’elles sont l’incarnation contingente d’un peuple français transtemporel, campé sur son génie, sur son destin historique de nation dominante. À la fin il ne défend les classes populaires que sur la foi de la passion identitaire et du racisme foncier qu’il leur prête. À la classe, sociale, historique, mobile, il préfère le peuple, territorial, substantiel, fixe. Le peuple est pour toi cette masse indifférenciée dont il y a toujours urgence à réfréner les ardeurs. Le peuple est pour lui cette masse indifférenciée sur laquelle un grand homme conquérant, et de préférence Bonaparte, gagne à s’appuyer. Tous les deux vous dites : le peuple. Et par extension : populisme – pour le revendiquer ou le conspuer, peu importe. Vos lexiques se recoupent, se soutiennent, m’excluent. Moi qui n’ai pas l’usage de pareils termes, je suis dans vos débats le tiers absent.
Dans vos débats intra-bourgeois.
Bourgeois est la synthèse d’une condition et d’un système d’opinions, celui-ci justification et défense de celle-là. Tu as les opinions de ta condition, les positions de ta position."
"Je me suis parfois étonné de l’intérêt que tu portes à la politique dont tu n’as nul besoin, puisque le monde comme il va globalement te va. Seuls les perdants, m’égarais-je, seuls ceux que la marche régulière du monde accable devraient se soucier de politique, aussi sûr qu’une réforme de l’école devrait intéresser le seul cancre. J’oubliais que tu ne t’enquiers pas de politique mais de pouvoir, et donc des élections dont le pouvoir est l’unique enjeu. J’ai fait un jour remarquer au plus talentueux de tes écrivains organiques qu’il ne regardait l’époque que depuis les lieux de décision ; qu’aucun de ses trois romans à ce jour ne daignait se pencher sur la politique telle que pratiquée en bas, de la politique comme travail collectif d’émancipation ; qu’on n’y voit jamais des désobéissants civils héberger des clandestins, des écolos squatter un site dévolu aux déchets toxiques, des ouvriers fauchés par une faillite orchestrée rebondir en SCOP, des femmes de ménage d’un Holiday Inn vendre des gâteaux pour financer leurs trois mois de grève.
Seule t’intéresse la conservation de ton pouvoir, et que ceux qui l’exercent garantissent tes avoirs, garantissent les banques quand leurs conneries les font faillir, garantissent ta prospérité."
"C’est Rousseau renversé : la société est naturellement bien conçue, hélas quelques tristes sires la dénaturent. Quelques élèves mal enseignés dans des collèges mal managés finissent en prison. Quelques banquiers vénaux surendettent des insolvables et créent des bulles ravageuses. Quelques Pétain souillent nos valeurs. Quelques colonies.
Cela s’est encore vu dernièrement : la sociologie t’irrite. Expliquer c’est excuser, as-tu fulminé, et ce pitoyable enfantillage masquait le fond de ta pensée. En vérité la sociologie t’irrite parce qu’elle te déstabilise, te fait trembler sur ton socle. Ses principes fondateurs contreviennent aux tiens, établissant le caractère construit, c’est-à-dire non-nécessaire et donc réversible, de toute organisation sociale. La sociologie désenchante ce qu’Illich appellerait ta vision enchantée de la société. Elle dissout ton rêve, casse ton jouet. Du coup tu t’excites contre elle, tu veux lui faire rendre gorge."
"Au processus long qui mène au pire, j’ai beaucoup moins part que toi. Ce n’est pas moi qui ai fracassé la classe ouvrière du Nord et d’ailleurs. Ce n’est pas moi qui fais désormais profession, dans mes essais, de pointer la coupable indifférence de la gauche au fait religieux – et de sous-estimer l’islamisme. Ce n’est pas moi qui ai considéré, avec la caution de l’héritière de Publicis, que les dérogations à la laïcité souillaient la République plus que ses dix millions de pauvres. Ce n’est pas moi qui ai vissé l’islam au centre des débats depuis trente ans, y compris pour en faire valoir la branche éclairée. Tu as voulu parler de race, de culture, de religion, plutôt que de classe ? Paye l’addition. Je ne me sens pas concerné."
"Il est bien vrai que toi tu penses en père. Même fils tu pensais en père. Tu te projetais comme père – de famille, de l’entreprise, de la nation. Je n’ai jamais pensé en père, pas plus aujourd’hui qu’hier. La société n’est pas ma famille."
"Observons que ma non-paternité, en plus d’aggraver mon irresponsabilité et de me dispenser des sermons normatifs et des rendez-vous avec le proviseur pour forcer une inscription, réduit au minimum les gestes de consommation et les contacts avec les institutions, médecine école banque conservatoire de danse. Tout remonté soit-il contre la société, un homme, s’il est père, compose avec elle. La vie de famille embourgeoise l’habitus, ma non-vie de famille prolonge un habitus étudiant dont il fut très clair très tôt – et pourquoi fut-ce si clair si tôt ? – que je ne ferais rien pour m’en arracher."
"Observons que ma non-paternité, en plus d’aggraver mon irresponsabilité et de me dispenser des sermons normatifs et des rendez-vous avec le proviseur pour forcer une inscription, réduit au minimum les gestes de consommation et les contacts avec les institutions, médecine école banque conservatoire de danse. Tout remonté soit-il contre la société, un homme, s’il est père, compose avec elle. La vie de famille embourgeoise l’habitus, ma non-vie de famille prolonge un habitus étudiant dont il fut très clair très tôt – et pourquoi fut-ce si clair si tôt ? – que je ne ferais rien pour m’en arracher."
"Il est bien vrai, et crucial, que j’avais les moyens de cette distance. Le cumul de mes droits d’auteur et piges me préservait du besoin et donc d’une dépendance à toi qui à terme se fût immanquablement convertie en allégeance, le besoin finissant par se prendre pour une affinité, la nécessité pour une vertu – c’est ainsi que sans forcer, tout en nonchalance, tu achètes notre silence, notre complaisance. S’agissant de toi, mes idées, mes sensations, non biaisées par la subordination économique, sont restées claires, sont restées clairement réfractaires. Tu m’es témoin qu’en général j’ai écourté nos entrevues ; qu’à la sociabilité obligée – un éditeur ne sait pas sceller un contrat sans déjeuner – je n’ai jamais offert un prolongement amical.
Avec toi je n’ai pas donné suite."
"Parmi toi je n’ai rencontré aucun amateur de punk-rock – tout juste parfois une tendresse hautaine pour cette belle énergie rebelle, celle qu’on porte à un petit garçon turbulent.
Notre discorde est physiologique.
Un jour dans l’émission susnommée, tu as plaisanté sur le physique de photo de camionneur de Karine Viard, et moi qu’elle érotise j’ai pensé : je suis un camionneur. Les corps populaires m’agréent parce que pour une part j’en procède. En les désirant c’est mon corps populaire que j’active. Je n’ai pas résisté à ton charme par loyauté morale à mes origines. Je n’ai pas, à proprement parler, résisté. Irrésistiblement j’ai suivi ma pente. Mon corps où persistent des particules populaires a déroulé son programme."
"À l’inverse de nos parents finalement loyaux au jeu social, aucun destin professionnel ne nous semble viable. Nous ne voulons pas travailler, a minima nous ne voulons pas du marché. Nous passerons des concours de la fonction publique par défaut et pour manger. Ou nous ne passerons rien et nous vivrons de peu. Dans tous les cas nous serons joyeux et en colère.
À la jonction de la joie et de la colère, de l’inconséquence et de l’implication, de l’indifférence immature et de la raison émancipatrice, nous lisons. Je lis beaucoup plus que je ne lutte. Lire est ma façon, certes bien commode je l’ai longuement raconté par ailleurs, de lutter. En satellite de ma planète littéraire où le roman règne, je lis les grands textes critiques de la seconde moitié du XX e, demi-siècle d’or de la pensée française, et c’est chargé de ce gros bagage que j’arrive à toi à l’aube des années 2000. Tu ne feras pas contrepoids. Tu ne fais pas le poids. Tes intellectuels organiques ne pèsent pas lourd face à mes intellectuels critiques."
"L’intellectuel est celui qu’une pensée émeut davantage qu’un panorama de montagne – comme le mathématicien s’exalte devant un théorème, le mécanicien devant un moteur de
Lamborghini. Celui pour qui, dit Hegel, « même la pensée criminelle d’un bandit est plus grande et plus noble que toutes les merveilles du ciel ». Pour qui la pensée a une consistance propre, matérielle, qui relègue au second plan la matière à laquelle elle renvoie. Je suis donc le genre de type qui peut rêver des années sur la sortie de l’euro sans jamais songer que le bordel subséquent fragiliserait ses rentes.
Je ne suis pas désintéressé, je suis tordu, je suis bizarrement foutu. Contre mes intérêts directs je privilégie des intérêts obliques comme le gain d’euphorie quand je m’embarque dans un développement complexe et lumineux, quand une formulation fait l’effet d’une torche qui, comme pointée sur un renard planqué derrière la nuit, éclaire un point de réel. Ce n’est pas une hauteur de vue, c’est une complexion ; une complexion elle-même conditionnée. L’intellectuel n’est pas plus né dans la pensée que dans un chou. Il a été coulé dans un moule sans usage."
"La fin des idéologies dont tu rebats mes oreilles depuis la maternité, c’est la fin du communisme. Qui se fête, et tu ne t’en es pas privé, car, les idéologies finissant, les gouvernants-managers peuvent enfin régir le pays en toute rationalité, sanzidéologie. La fin des idéologies c’est le début de toi, capable de diagnostics non faussés par les biais cognitifs du dogme. Toi tu es pragmatique, tu administres sans a priori, butinant à droite et à gauche des solutions qui marchent en concertation avec des collaborateurs qui n’ont de religion que celle du résultat. Toi tu fais de l’économie, pas de l’idéologie. Tout ce prêche étant délivré dans l’ignorance plus ou moins feinte qu’il n’y a pas opinion plus ajustée à une position de classe, la tienne, que celle qui professe la fin des opinions ; qu’il n’y a pas de chant plus idéologique que celui de la fin des idéologies.
L’idéologie c’est toi. Marx a inventé le concept pour toi. La moindre de tes prises de position exprime et révèle ta position. Tu ne me surprends jamais. Tu es d’une constance admirable."
"L’union fait la force du pouvoir. C’est le dominant en toi qui chante la ritournelle de la nécessité de transcender les clivages. Tu parles en propriétaire – de la maison France, de la tienne. Un propriétaire non pervers ne souhaite pas la dégradation de ses murs. S’il y donne une réception, il s’assure qu’aucune bagarre n’éclate. À deux avinés qui se prennent le col, il explique que la vodka les égare, que leur opposition est illusoire, qu’on gagnera tous à s’asseoir autour de la table pour faire converger les compétences vers la réussite de cette soirée montée pour conforter l’hôte dans son fauteuil.
La célébration autoréalisatrice de la fin des idéologies est l’idéologie de ceux qui, ayant tout à perdre, craignent le potentiel destructeur des conflits. Tout ce qui pense en toi est pensé pour conserver."
"De quoi ta mixité est-elle vraiment le nom ? Nomme-t-elle ton désir que tes enfants côtoient des petits pauvres issus de l’immigration ? C’est l’inverse. Tu rêves que des petits pauvres issus de l’immigration, dont le confinement communautaire t’inquiète plus que le tien, côtoient tes enfants. À ton contact, les petits pauvres se stabiliseraient, s’adouciraient. Du moment qu’ils demeurent minoritaires. On connaît tes ruses pour contourner la carte scolaire quand ton quartier n’est pas encore assez gentrifié. Et on commence à comprendre que ton vœu de mixité est un vœu d’ordre.
Tes protestations d’antiracisme participent, pour une part que je te laisse quantifier, d’un calcul spontané de personne en charge ; en charge de la paix civile qui assoit ton magistère. Diviser pour mieux régner, dit-on, mais toi tu règnes aussi par la concorde – dût-elle, le cas échéant, se soutenir d’un ennemi extérieur et de préférence moyen-oriental.
Tu ne veux pas de scandale, tu ne veux pas de conflits. L’hostilité des Blancs envers les Arabes, des Noirs envers les Jaunes, des cathos tradi et des Arabes envers les juifs, crée des zones de tension, et la tension, outre qu’elle gâche des énergies que l’entreprise France gagnerait à optimiser, peut dégénérer en désordre, et le désordre en casse, or le matériel est à toi.
Tu nies la conflictualité pour la faire disparaître. Tu exorcises les discordes dans ta poésie du vivre-ensemble. Tu le célèbres pour qu’il se réalise – et que la paix soit avec toi. Lancés sur ce chant, tes agents culturels et politiques parlent de faire société, de faire nation, de faire du nous, de nous rassembler autour d’un projet commun. Ce salmigondis unanimiste est la traduction citoyenne de l’esprit corporate de tes boîtes, lui-même imprégné de management sportif, lui-même emprunté à la langue de corps de garde. Ta pulsion conciliatrice a un soubassement autoritaire, et ton président progressiste un fond bonapartiste.
Manifestant ta tolérance aux minorités, tu escomptes un retour de tolérance. Tu leur montres du respect pour les tenir en respect, comme un explorateur amadoue une tribu amazonienne en agitant un mouchoir. Tu condamnes le racisme des Blancs, le racisme des bourgeois ringards, parce qu’il risque d’énerver les Noirs et les Arabes contre toi. Le bourgeois ringard s’emporte, il jette delhuilesurlefeu en stigmatisant. Toi tu calmes le jeu."
"Les grandes écoles où tu te reproduis lancent des programmes égalité des chances. L’illusion d’une chance égale achète le silence des perdants. Le pauvre ainsi soutenu ne peut plus se plaindre, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, il a eu sa chance.
Tu appelles équité ce pastiche d’égalité.
Aussi bien, tu offres refuge aux élèves périphériques les plus dociles dans des internats d’excellence où ils potasseront tes concours. Tu veux intégrer, tu veux être inclusif, tu offres aux pauvres les plus disciplinés l’aubaine de devenir toi. Mais si chacun devient toi, tu ne seras plus distinct – et qui ramassera les poubelles ? Il faut donc que tous réussissent mais pas tous. L’école te sert de trieuse, elle est un casting géant dont tu tires, selon un numerus clausus officieux, une poignée de pauvres méritants.
Méritant d’accéder à ton rang."
"Avec un frotteur dans le métro tu as essayé de dialoguer, m’as-tu raconté. Il profitait du tassement de l’heure de pointe pour se coller à ton cul, tu ne l’as pas giflé, tu l’as rattrapé dans le couloir pour lui demander quelle pulsion l’avait pris, quel plaisir il y trouvait, et s’il mesurait le traumatisme qu’il pouvait provoquer. Tu donnes dans la psychologie, toute ta modernité est là. Tu as l’intelligence progressiste de savoir la manière forte inefficace. Entre la droite dure et toi, il y a d’abord une opposition de méthode. À son hard power tu préfères le soft. Pour circonvenir les gueux, tu les soignes. La bourgeoisie de fer est un flic, ta bourgeoisie de velours est un médecin. Un éducateur. Tu n’accables pas le pauvre, tu l’éduques. Tu ne le punis pas, tu l’aides à intégrer le cercle des gens raisonnables comme toi.
Toi, tu es dans l’écoute. Il faut savoir entendre, ressasses-tu en écho à Cyrulnik, dont, grand mal te fasse, tu préfères les livres aux miens. Dans ton bureau de DRH, tu sais entendre les requêtes d’un licencié. Tu ne le recaseras pas à 500 kilomètres de l’usine délocalisée sans son accord. Pour toi, le dialogue importe avant tout. Maintenir le dialogue. Comme un négociateur du GIGN avec un forcené.
Tu manages doux : un excès de dureté ferait fuir les pauvres, et alors tu ne réponds plus d’eux. Tes agents culturels et politiques veulent du lien social, veulent faire lien, car un pauvre détaché est livré à lui-même, c’est-à-dire en danger mais surtout dangereux. Un pauvre hors de vue est livré à ses instincts, on ne peut plus jurer de lui, de sa civilité, de sa docilité, il peut se retourner contre toi. Les 200000 élèves sortis chaque année du système scolaire sans rien t’interpellent. Tu t’inquiètes pour eux, pour toi. Ton inquiétude pour le radicalisé est la figure radicale de cette peur."
"Tu as envie de te rendre utile. À la société, faut-il comprendre, mais donc à toi. Un jour, croyant établir une complicité avec moi, tu m’apprends que tu fais partie de la réserve républicaine. Tu t’arrangeras pour te libérer de ton agence de communication de crise quelques heures par mois que tu offriras à des classes de Seine-Saint-Denis, auxquelles tu raconteras comment toi aussi tu fus un jeune rebelle avant de voyager partout dans le monde et de mesurer le prix de notre pays et le prix de ses valeurs, qu’alors tu t’es promis de toujours protéger. Revendiquer est juste si c’est dans un souci de préservation et non de destruction.
À ce moment de la messe, tu pourrais citer Alain Finkielkraut citant Camus, toujours la même phrase sur le monde qu’il ne s’agit plus de défaire, mais d’empêcher qu’il se défasse. Voici que ton repoussoir réac et toi, œuvrant de concert à ce que les coutures de la société ne craquent pas, vous vous découvrez du même côté.
Du même côté du manche."
"Pendant mes années prof, c’est souvent que tu m’applaudissais d’exercer ce métier admirable et si utile. Mais alors pourquoi n’avoir jamais envisagé de l’exercer ? Pourquoi t’être inscrit dans une école de commerce des Hauts-de-Seine plutôt que dans une fac de sciences humaines bourrée d’amiante ? Pourquoi avoir bifurqué vers la communication à la fin de ton cursus de lettres ? Tu as perdu une occasion unique d’être admirable.
Surtout, tu adorais que je te rassure sur le compte des élèves sensibles. Tu voulais m’entendre dire qu’ils étaient récupérables, éducables, corvéables. Tu te jetais sur Entre les murs, tu en redemandais sur leur drôlerie, leur vivacité, leur énergie, car s’ils étaient drôles, vifs et énergiques, ils étaient encore parmi nous, on ne les avait pas encore perdus, ils n’étaient pas encore tout à fait disposés à t’égorger."
"Il faut être un bourgeois pour s’astreindre, vis-à-vis des pauvres, à des marques de respect que deux égaux n’ont nul besoin de se témoigner. Mon amie Joy, bourgeoise sauvée par une lucidité si peu bourgeoise, se navre parfois du supplément de politesse qu’elle réserve spontanément aux classes inférieures. Zèle de nantie. Suramabilité de dame patronnesse. Marqueur de classe. Malédiction. Joy maudit sa naissance. Toi tu la vois comme une chance que tu souhaites à tous. Un monde parfait serait peuplé de toi."
"Tu n’aimes pas les étiquettes parce que tu n’aimes pas qu’on t’étiquette. Tu n’aimes pas être reconnu pour ce que tu es.
Si ce n’est par tes pairs."
"L’identité est un carcan, une prison. Tu es universel, tu es multiculturel, tu es transfrontalier, tu adores New York. Et les quartiers bigarrés de Paris que comme moi tu blanchis en y prenant tes quartiers.
Qui, à part moi, pourrait ne pas louer ton ouverture au monde ?
À part moi qui vois dans ton refus de l’identité un refus d’être identifié ?
Du postulat salutaire et juste que l’identité est une fable, que l’on n’est jamais identique à soi, tu infères joyeusement que tu n’es pas bourgeois. Ou que tu l’es entre autres choses. Tu l’es par moments. Comme tout un chacun. On est tous un peu bourgeois, philosophes-tu, et alors bourgeois n’est plus une position sociale mais un bénin défaut partagé, l’autre nom d’un conformisme pépère transversal aux classes.
Ainsi certains riches ne sont pas du tout bourgeois, qui prennent des risques pour monter leur boîte, plaquent tout pour s’installer à Berlin, épousent une femme de vingt-cinq ans plus âgée, s’adonnent au parapente. Cependant que certains prolos sont très bourgeois dans leur tête. Certains sont même très étriqués, très près de leurs sous.
Surtout en fin de mois.
Que ta soudaine découverte des problématiques de race ou de genre ait eu ou non pour objectif mûri d’occulter le clivage de classes ; que les plus chevelus de tes intellectuels organiques aient sciemment ou non lancé SOS Racisme pour diviser les milieux populaires ; que le débat tourbeux sur le mariage gay ait été opportunément ou non lancé au moment des plus gros cadeaux fiscaux au patronat, le fait objectif est là : même si race et classe se recoupent en partie, même si l’Arabe discriminé est rarement émir, la promotion d’un paradigme a évacué l’autre. Pour toi le bénéfice est, sinon recherché, effectif.
Ton mot d’ordre, ton mot visant à la préservation de l’ordre est : tout sauf les classes. Tout sauf cette découpe-là du réel. Tout le reste tu peux le digérer. Les questions de genre et de race, du moins telles qu’assimilées par toi, ne menacent pas tes positions."
"Ainsi perçu, ainsi filtré, le migrant traîne de camp en camp un malheur pur, sans cause. Tellement victime que victime de rien ; victime du sort. La guerre qui l’a expatrié, tu ne cherches pas à savoir qui la mène et dans quel but. Aussi bien, tu n’examines pas longtemps quelles forces causent les dérèglements environnementaux qui produisent le réfugié climatique. Envisagé par le petit bout de la morale, le bout auvergnat (qui sans façon), la cause des migrants peut se soutenir sans heurter l’ordre capitaliste, sans mettre au jour le fait impérialiste. Coûteuse en temps et en énergie – sois-en remercié –, elle est à peu de frais politiques. Elle a même pour bénéfice connu (pour but, disent certains de mes amis) de substituer à un heurt dominés-dominants un dilemme accueil-fermeture qui brouille les cartes, brouille les classes, et sur lequel tu te plais à observer que les prolos sont souvent beaucoup plus réacs que toi. Aubaine : si le prolo est facho, toi bourgeois tu peux te dire de gauche. Et triomphalement découpler la pensée de la condition sociale."
"Tes leçons à longueur de tribunes sont énervantes. L’agressivité que tes journalistes organiques réservent aux candidats FN est énervante. Ton bon droit humanitaire est énervant. Tes peuples sympas. Tes yézidis de tous les pays.
Tu as ta part dans la poussée néo-réactionnaire en cours. C’est en contrepoint de ta moraline, de ton indignation, de ta manie de transformer un fait objectif (le fait multiculturel) en valeur (le multiculturalisme) que la vieille bourgeoisie s’est réveillée de sa torpeur de maison de retraite, et qu’elle s’accorde un baroud d’honneur, multipliant ses tribunes, finançant l’école de Marion Maréchal, liquidant Vatican 2, repartant en croisade.
Et m’amalgamant à toi. Depuis sa rive lointaine, le bourgeois de fer ne voit pas de différence entre nous. Il met toute la gauche dans le même paquet bien-pensant et je passe pour un blaireau.
C’est énervant."
"La modalité contemporaine de ta classe s’appelle le cool.
Si elle n’existait pas, un roman d’inspiration balzacienne aurait inventé la rubrique d’un de tes organes officiels, titrée Où est le cool ? Débusquer le cool et l’adopter est ton souci constant, constitutif. Toutes les pages dudit magazine, culture comprise, poursuivent cette quête, cette obsession, ce critère central et suffisant.
À la confluence du beau et du bien, le cool estampille inextricablement une attitude du corps et une attitude éthique. Dans les deux cas, le cool s’oppose au raide. Qui appelle les flics un soir de fête bruyante dans l’appartement mitoyen fait montre d’une raideur du même mauvais effet qu’un costume rayé sous une serre numérique, qu’un espace de coworking sans baby-foot.
Obama est cool : son dessein de limiter le port d’armes s’incarne dans sa désinvolture chaloupée. Alors que Trump : pro-NRA et piètre danseur."
-François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Fayard/Pauvert, 2019.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 23 Jan - 16:06, édité 3 fois