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    Guy Bouchard, Typologie des tendances théoriques du féminisme contemporain

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Guy Bouchard, Typologie des tendances théoriques du féminisme contemporain  Empty Guy Bouchard, Typologie des tendances théoriques du féminisme contemporain

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 15 Mar - 22:56

     "« Le » féminisme n'est toutefois pas une entité homogène. Fondé sur la conviction que la situation des femmes dans la société est injuste et doit en conséquence être changée, il se fragmente non seulement sur le plan théorique, en fonction des diverses conceptions de l'oppression et de la manière d'y mettre fin, mais aussi sur le plan empirique, en fonction de la dispersion temporelle et géographique des groupes qui s'en réclament." (pp.120-121)

    "Atkinson (1975:116): «Tous les groupes féministes que je connais acceptent au moins un point, à savoir que les femmes sont au moins les victimes de la discrimination*. Et Jaggar (1981:5) : « Feminists are united by a belief that the unequal and inferior social status of women is unjust and needs to be changed." (note 2 p. 120)

    "Si le féminisme dénonce l'injustice de la position sociale des femmes, il s'oppose par définition à la conception conservatrice. Celle-ci, même si elle admet que certaines femmes sont défavorisées, considère que leurs épreuves ne font pas partie d'une oppression sociale systématique des femmes et que celles-ci, en tant que groupe, ne sont pas victimes d'une injustice. Les différences évidentes dans les rôles sociaux des deux sexes sont alors rationalisées, soit en prétendant que le rôle féminin n'est pas inférieur au rôle masculin, ce qui aboutit à une sorte d'apartheid sexuel de l'égalité dans la complémentarité ; soit en soutenant que la femme est par essence mieux adaptée au rôle sexuel féminin traditionnel, ce qui présuppose une inégalité sexuelle naturelle. Dans un cas comme dans l'autre, la conception conservatrice présuppose des différences innées entre hommes et femmes, d'où découlent des fonctions sociales hétérogènes que la loi devrait faire respecter si l'opinion et la coutume n'y suffisent pas.

    Bien qu'elles s'opposent toutes à cette conception, les tendances majeures du féminisme ne s'entendent pas sur les changements sociaux requis, et leurs divergences s'enracinent, au-delà des questions de stratégie et de tactique, dans une vision différente de la nature des intérêts et de la libération des femmes. Jaggar distingue trois orientations majeures : le féminisme libéral, le féminisme marxiste classique et le féminisme radical, — ainsi que deux «directions nouvelles » : le séparatisme lesbien et le féminisme socialiste.
    " (p.123)

    "La tradition libérale, dont on trouve l'expression classique dans un ouvrage comme celui de John Stuart Mill sur L'asservissement des femmes, anime aujourd'hui des groupes comme la N.O.W., qui promeut l'amélioration du statut des femmes grâce à des réformes légales. Le féminisme libéral présuppose une foi profonde en l'autonomie de la personne, l'intervention de l'État dans les affaires personnelles devant être réduite au minimum, ainsi que la croyance que la justice requiert que les critères permettant à une personne d'accomplir une fonction sociale soient fondés sur sa seule capacité à l'accomplir plutôt que sur des facteurs comme le sexe, la race ou la religion. Dans ce contexte, la libération de la femme est liée à la suppression des entraves à son entrée dans la sphère publique, et donc à sa possibilité de déterminer son rôle social aussi librement que les hommes." (pp.123-124)

    "L'oppression des femmes, selon le marxisme classique, est liée à la propriété privée, même si celle-ci ne l'a pas créée, et disparaîtra avec elle. Le féminisme fait ainsi partie du combat plus global pour l'avènement de la société communiste et les intérêts à long terme des femmes sont ceux de la classe laborieuse. Quant à leur oppression spécifique, qui découle de leur exclusion du circuit de la production publique et de leur confinement à des tâches domestiques privées, elle sera abolie par leur intégration à l'industrie publique, qui mettra fin à leur dépendance économique, et par la socialisation du travail domestique, le mariage monogamique ne reposant plus dès lors que sur l'inclination mutuelle d'êtres libres et égaux. Les hommes bénéficieront eux aussi de cette libération de la femme, puisqu'ils seront délivrés de l'oppression de classe et de la responsabilité de pourvoir aux besoins de la famille." (pp.124-125)

    "Le féminisme radical, tel que l'expriment par exemple Ti-Grace Atkinson et Shulamith Firestone6, nie à la fois la thèse libérale que la base de l'oppression des femmes réside dans un manque de droits politiques ou civils, et la thèse marxiste qu'elle résulte de la division de la société en classes. Pour les radicales, et cela peut sembler une régression au conservatisme, les racines de l'oppression sont biologiques7 : la faiblesse liée au fait de porter des enfants a rendu les femmes dépendantes des hommes pour leur survie physique. Or l'asservissement de la femme par l'homme constitue la forme de base de l'oppression, antérieure à l'institution de la propriété privée et de la domination de classe ; par suite, les relations de pouvoir dans la famille biologique deviennent le modèle de la compréhension des autres formes d'oppression, et il faut combattre le sexisme avant de combattre le racisme et le capitalisme. Dans cette perspective, la libération des femmes passe par une révolution biologique qui, grâce aux progrès de la technologie, les délivrera de cette inégalité fondamentale qu'est la tâche de porter des enfants : avec la reproduction artificielle, porter les enfants et les élever deviendront en effet des devoirs incombant à la société tout entière, ce qui rendra possible l'autodétermination des femmes et des enfants et leur intégration à tous les aspects de la vie sociale. Si la technologie supprime la nécessité du travail, les femmes, en effet, ne seront plus économiquement dépendantes des hommes. Et si elle supprime les bases de la famille, cela éliminera les rôles sociaux ainsi que la répression sexuelle, et permettra l'instauration d'un cadre politique anarchiste. Les hommes bénéficieront eux aussi de cette transformation car, débarrassés du rôle de pourvoyeurs, ils pourront participer sur une base égalitaire à la production et à l'éducation des enfants." (p.125-126)

    "Le séparatisme lesbien est un mouvement en émergence selon lequel les femmes devraient s'abstenir, provisoirement ou non, des rapports hétérosexuels, car ceux-ci contribuent à la perpétuation de la suprématie masculine ; parmi les séparatistes, les unes adoptent une approche méthodologique marxiste au sens large, tandis que d'autres, plus radicales, réclament une société matriarcale qui exclurait probablement la participation à part entière des hommes.
    La version matriarcophile du séparatisme lesbien est assurément originale par son interprétation de la liberté comme liberté à l'égard de l'homme et par sa suggestion que la femme est supérieure à l'homme de façon innée.
    " (p.126)

    "Si le féminisme se définit par la conviction que la situation sociale des femmes est injuste et doit être modifiée, on peut prévoir que ses diverses tendances se caractériseront par leur façon d'analyser l'oppression et par leurs propositions de libération, c'est-à-dire de transformation de la société." (p.127)

    "Pour le féminisme radical androgynophile, le problème de l'oppression des femmes est lié à l'identité sexuelle des êtres humains et la solution consiste à éliminer les distinctions sociales entre les sexes au profit d'êtres androgynes. Pour le féminisme radical technophile de Shulamith Firestone, l'oppression des femmes repose sur un fondement biologique, leur faiblesse physique due à la physiologie de la reproduction, laquelle, liée à l'impuissance totale des nouvelles-nées, a placé femmes et enfants sous la dépendance de l'homme, créant ainsi la première division entre classes sociales et le fondement de toutes les autres formes de domination ; la solution réside dans la socialisation de la procréation et de l'éducation des enfants grâce à des procédés fiables de contraception et à la gestation extra-utérine. Pour le féminisme radical gynophile, le problème découle de la biologie masculine, plus précisément, du rapport entre agressivité et testostérone, par opposition aux qualités nurturantes résultant du fait que seule la femme enfante; l'idéal, dès lors, n'est plus l'androgyne, parce qu'il ne s'agit pas de mélanger masculinité et féminité, mais au contraire de permettre le plein épanouissement des pouvoirs humains de la femme, dont la fonction reproductrice et les caractéristiques psychologiques spécifiques ont une valeur spéciale. Enfin, pour le féminisme radical asexuel, le sexe lui-même est une création sociale procédant de l'élimination de toutes les caractéristiques transsexuelles de l'humanité; par suite, si l'homme et la femme sont des catégories politico-économiques, il est vain de réclamer une société matriarcale ou de promouvoir le séparatisme, l'idéal est une sorte d'androgynie non psychologique, une société asexuée." (pp.131-132)

    "Dans la mesure en effet où le féminisme radical technophile suggère un idéal androgyne, on peut se demander en quoi il diffère du féminisme radical androgynophile, et cela d'autant plus que le premier n'identifie pas l'homme comme étant l'ennemi et, en ce sens, s'accorde mal avec le séparatisme croissant de la tendance, alors que le second est lui aussi accusé de se détourner des formes spécifiques de combat contre l'homme qui exigent séparatisme et polarisation des sexes. En fait, si le séparatisme est une caractéristique du féminisme radical, il faudrait éventuellement conclure que ces deux sous-tendances, en plus d'être difficilement distinguables, ne relèvent pas ou ne relèvent plus du radicalisme." (p.133)

    "Transformant en obligation politique la capacité biologique des femmes à enfanter, elle constitue le fondement de toutes les autres formes d'oppression. Le protocole de libération envisagé par Atkinson stipule que les femmes doivent s'organiser entre elles pour changer la définition du rôle féminin, se libérer de celui-ci et devenir pleinement humaines : l'objectif est une société virtuellement asexuée, où le sexe ne constituerait plus un pivot ni sur le plan individuel, ni sur le plan social. Cette solution androgyne s'oppose expressément d'une part à l'élimination physique des hommes prônée par Valérie Solanas, d'autre part à l'idée de leur mise en tutelle pour contrôler leurs inclinations sadiques, ce qui présupposerait la supériorité morale des femmes." (pp.144-145)

    "L'androgynie présuppose l'égalité de l'homme et de la femme et annonce la nécessité que cesse un jour la séparation, car le séparatisme en tant que tel n'inquiète pas le système." (p.153)

    "Le féminisme égalitaire [domestico-socio-professionnelle ?] considère les rôles socialement imposés dans la division sexuelle du travail comme la source de l'inégalité et de la discrimination entre les sexes." (p.154)

    "Quant au féminisme radical lesbien, s'il ne nie pas que le patriarcat soit le principal objet de la lutte, il voit dans la contrainte à l'hétérosexualité le lieu premier de l'oppression des femmes, une norme niant l'existence d'autres types de comportements sexuels et asservissant les femmes à la fonction de reproduction ; d'où la nécessité d'une société sans oppression reconnaissant l'existence lesbien." (p.155)

    "Le continuum maximaliste accentue au contraire la disparité afin de transformer, voire d'abandonner les systèmes masculins. Au-delà de la position des «sphères séparées» soulignant l'importance d'un rôle social accru des femmes à cause de leurs vertus, rôles et attitudes spécifiques, il rassemble cinq orientations : valoriser le féminin où qu'il se trouve, même dans l'homme (Cixous, Leclerc, Irigaray) ; créer une sous-culture féminine, éventuellement séparatiste ou tentant de recréer l'âge d'or matriarcal ; célébrer la maternité comme source des valeurs différentes des femmes et de leur supériorité (Rich, Kristeva) ; considérer la spécificité féminine comme une force éventuellement seule capable de sauver le monde (R. Morgan, d'Eaubonne, Griffin) ; réclamer la séparation complète des sexes, la liberté des femmes n'étant possible que dans le cadre de leurs propres institutions (DaIy, Wittig)." (p.156)

    "Présents soit comme partenaires à part entière dans une société androgyne égalitaire, soit comme une espèce dangereuse placée sous tutelle. Absents soit réellement, parce qu'ils auraient été éliminés, soit symboliquement, comme s'ils n'existaient pas. Société androgyne, société gynocratique, société gynocentrique effective, société gynocentrique symbolique. La société gynocratique est par définition non anarchiste, puisqu'elle repose sur la domination des femmes. Les trois autres types de société sont soit anarchiste, soit non anarchiste." (p.162)
    -Guy Bouchard, "Typologie des tendances théoriques du féminisme contemporain", Philosophiques, 1991, 18 (1), pp.119–167: https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1991-v18-n1-philoso1792/027143ar.pdf






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