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    Philippe Norel, L'émergence du capitalisme au prisme de l'histoire globale

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Philippe Norel, L'émergence du capitalisme au prisme de l'histoire globale Empty Philippe Norel, L'émergence du capitalisme au prisme de l'histoire globale

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 4 Mai - 17:14

    https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-1-page-63.htm

    "Il s’agit avant tout de réaliser que les techniques et institutions de l’essor européen amorcé au XIIIe siècle sont le produit d’interactions à l’échelle du monde afro-eurasien, parfois sur la très longue durée, et non d’abord le résultat d’une évolution contradictoire du féodalisme. De fait, les grandes techniques commerciales et financières qui feront le capitalisme européen (principes de l’aval, de la lettre de change, du calcul actuariel) apparaissent précisément en Italie au moment où les cités États de la péninsule rencontrent très directement leurs homologues arabes et persans grâce aux croisades, puis à l’ouverture de la route de la soie permise par la domination mongole sur l’Eurasie. Les grandes techniques productives qui feront la révolution agricole européenne (charrue à soc et versoir métallique, collier de cheval, semoir mécanique), sa croissance industrielle (machines à filer, manivelle, hauts fourneaux et acier) tout comme les outils de son essor intellectuel (papier, imprimerie, chiffres) sont clairement d’origine chinoise ou indienne. Et on ne parlera pas ici des techniques de transport (écluse, navire à cale compartimentée, gouvernail, boussole) ni des techniques militaires (poudre à canon), également originaires d’Asie orientale, qui ont très largement contribué à l’essor européen corrélé avec celui de son capitalisme. Ce qui est vrai des techniques l’est tout autant des institutions : les premières sociétés par participations italiennes (par exemple, la commenda) relèvent directement d’influences arabes (qirad) et les réseaux commerciaux qui subsisteront en Europe, entre la chute de l’empire romain et l’essor de l’an mille, relèvent plus des réseaux diasporiques propres au commerce traditionnel de l’océan Indien que d’une quelconque filiation gréco-romaine. Dit schématiquement, les outils du capitalisme européen ne sont pas d’abord les nôtres, même si le génie européen saura, à partir des XIIe-XIIIe siècles, les adapter et les transformer, parfois de façon radicale."

    "Braudel a introduit une distinction très forte entre sa thèse et les approches du capitalisme en tant que mode de production (Marx) ou en tant que logique d’organisation économique de la société (Weber). Si l’on se réfère à ces deux derniers auteurs, le repérage de capitalismes antérieurs à notre modernité apparaît comme particulièrement délicat. Rappelons donc dans un premier temps les thèses marxienne et wébérienne.

    Chez Weber, le capitalisme est une organisation de l’économie qui permet une recherche rationnelle du profit. Cet auteur distingue, on le sait, les économies de subsistance de celles qui sont mues par la recherche du profit. Ces dernières ne sont cependant pas nécessairement capitalistes. Bien des activités justifiées par l’appât du gain ont existé dans le passé sans mériter ce qualificatif (ainsi du pillage du Pérou par Pizarro) dans la mesure où cette recherche de profit n’avait rien de rationnel. Pour que cette rationalité émerge, il faut qu’un calcul précis de rentabilité soit possible, lequel requiert l’existence d’un compte de capital digne de ce nom. Parallèlement, Weber montre que six conditions structurelles doivent accompagner ces progrès de la comptabilité : appropriation des moyens matériels de production par des entreprises lucratives privées ; liberté de marché ; technique et droit rationnels ; existence et disponibilité de travailleurs libres ; commercialisation de l’économie (c’est-à-dire notamment spécialisation systématique des producteurs). Sans toutes ces conditions, en effet, il devient difficile de produire, de vendre, de gérer les conflits des affaires, dans des conditions acceptables. La réalisation progressive de ces différentes conditions montre que le capitalisme est une construction sociale, sans doute contingente quant aux formes de son élaboration historique, mais nécessaire dans son principe, dès lors que l’économie est tournée vers le profit et que se pose la question de le pérenniser.

    Ces conditions apparaissent précisément, dans leur cohérence globale et pour l’essentiel, entre la fin du Moyen-âge et le XIXe siècle. L’appropriation privée des moyens de production est certes très ancienne, apparaissant dès l’empire romain et la Grèce antique, par exemple. Elle est cependant alors orientée surtout vers l’approvisionnement de l’oïkos, du domaine : la terre possédée permet de fournir les nécessités ou de produire un surplus échangeable contre les produits que l’on ne peut fabriquer soi-même. Elle ne commencerait à se tourner vers la production en vue du profit, selon Weber, qu’au XIIe siècle en Angleterre et franchirait un palier décisif avec la révolution des enclosures aux XVIe et XVIIe siècles. Quant à la liberté de marché, elle correspond à la marginalisation des guildes et corporations, laquelle progresserait significativement, aux Pays-Bas, au XVIIe siècle. La technique rationnelle connaîtrait un incontestable franchissement de seuil avec les innovations de la fin du XVIIIe siècle tandis que le droit rationnel (notamment de la propriété) émergerait à la fin du Moyen-âge mais ne cesserait ensuite de se perfectionner. L’existence de travailleurs libres serait, elle aussi, stimulée de façon décisive par le mouvement des enclosures, quoique la parfaite mobilité du travail salarié n’apparaisse peut-être que dans les années 1830 en Angleterre. Enfin, la commercialisation de l’économie émergerait nettement, au cours du XVIIe siècle, avec le choix des paysans néerlandais d’abandonner la production alimentaire pour des cultures de rente (fleurs, plantes textiles ou tinctoriales), puis avec l’apparition du commerce de gros au XVIIIe siècle, enfin avec l’émergence de marchés de titres à la même époque. Terminons cette revue des conditions wébériennes du capitalisme en précisant que le compte de capital, au sens technique de ce terme, apparaîtrait, lui aussi, de façon décisive au début du XVIIe siècle aux Pays-Bas (sur la base d’avancées préalables dans les cités italiennes du Moyen-âge). Le capitalisme est donc, chez Weber, une construction sociale progressive débouchant sur une rationalisation de la recherche du profit.

    Chez Marx, le capitalisme désigne autre chose qu’une rationalité ou une accumulation de conditions « fonctionnelles » : un véritable « mode de production ». Dans l’approche traditionnelle, un « mode de production » est constitué par la combinaison de « forces productives » à un certain niveau de développement et de « rapports de production » spécifiques. Les forces productives désignent ainsi en général la nature des techniques utilisées (outil élémentaire, machine actionnée par l’ouvrier, machine automatisée) mais aussi l’organisation de la fabrication (en ateliers séparés, manufacture ou grande entreprise) et la division technique du travail au sein des éventuels collectifs de production. Les rapports de production font référence aux relations qui se nouent entre les hommes dans le but de produire, relations techniques bien sûr, mais aussi et surtout relations sociales : certains possèdent les moyens de production, d’autres non, ce qui crée une division irréductible entre classes et définit différents statuts possibles pour les travailleurs directs (esclaves, serfs, salariés…). Sur ces bases, on peut sans doute dire que les rapports de production capitalistes se caractérisent par la tendance à la généralisation de l’échange marchand (tous les biens ont vocation à s’échanger, y compris la force de travail) et par l’extension du salariat (conséquence de l’appropriation privée des moyens de production par quelques-uns). Le mode de production capitaliste combine donc ces rapports de production spécifiques avec les forces productives particulières au stade de la grande industrie.

    Fondamentalement, c’est l’appropriation privée, parfois brutale, des moyens de production par la bourgeoisie et la noblesse qui, à partir de la fin du Moyen-âge, oblige une partie des individus relevant de modes coutumiers de subsistance à vendre leur force de travail et à subir, notamment sous la forme particulière du salariat, une extorsion de plus-value (ou d’un surtravail). C’est bien, de façon concomitante, l’échange marchand qui sanctionne à la fois l’ampleur de ce surtravail et sa captation par le capitaliste. Le montant monétaire du salaire ouvrier s’échange en effet contre des biens de subsistance fabriqués en un temps de travail moindre que le temps de travail ouvrier supposé rémunéré par ce salaire. La différence constitue le surtravail. Cet écart entre temps de travail fourni et temps de travail obtenu dans les biens que le salaire permet d’acheter mesure donc l’ampleur du surtravail ou plus-value. Mais de même, cette plus-value n’est captée par le capitaliste, réalisée, que si ce propriétaire des moyens de production parvient à vendre le produit du travail de ses salariés : on a là une sanction par l’échange marchand du pari productif et de l’espoir de plus-value qui lui est lié. Enfin, le réinvestissement systématique de cette plus-value dans de nouveaux moyens de production est nécessaire pour accumuler du capital et lutter ainsi contre la concurrence.

    Dans la perspective marxiste, si le rapport de production capitaliste voit le jour très progressivement, entre le XIIe et le XVe siècle, il ne devient véritablement prégnant qu’aux XVIe et XVIIe siècles, lorsque la séparation du travailleur d’avec ses moyens de production (par exemple avec les enclosures anglaises) et le développement du marché de la terre (Angleterre et Pays-Bas) déterminent une structure d’exploitation basée sur le salariat, mais aussi et surtout sur le travail à domicile pour le compte de marchands donneurs d’ordres. Il ne constitue le mode de production capitaliste qu’en étant combiné avec le stade industriel de développement des forces productives, à partir de la fin du XVIIIe siècle et la révolution industrielle. De ce fait, il n’est sans doute pas illégitime de distinguer, chez Marx, l’émergence du capitalisme (XVIe-XVIIe siècles), liée pour l’essentiel au capital marchand, et son arrivée à maturité (fin XVIIIe et XIXe siècle), coïncidant avec la domination du capital productif.

    Il semble alors que les approches wébérienne et marxienne interdisent assez largement de penser un capitalisme hors du contexte moderne européen."

    "Des pratiques capitalistes, au sens braudélien de ce terme, ont pu exister, notamment en Asie, dans l’océan Indien ou sur les routes de la Soie, bien avant la période moderne. Toutes les analyses réalisées sur les chaînes marchandes propres aux diasporas arabes ou juives au Proche-Orient, persanes ou sogdiennes en Asie centrale, gujaratis, cholas ou chinoises en Asie du Sud-Est, montrent la présence active, intelligente et très organisée d’un capital marchand semblable en tout point à celui que décrit Braudel."

    "Si l’on retient donc l’existence d’un capital marchand de haute volée comme l’une des réalités économiques les mieux partagées dans les sociétés humaines, qu’on se situe en Asie, en Afrique (avec les Swahilis, par exemple) ou en Europe, pendant ou avant l’ère conventionnelle, il importe aussi de souligner la distance entre les structures forgées par ce capital marchand et les économies de marché, d’une part, le capitalisme en tant que mode de production à la Marx (ou en tant que logique d’organisation économique de la société à la Weber), d’autre part. Tenter de placer ces trois « éléments » sur une échelle comparative revient à mélanger différents niveaux d’analyse. Le premier niveau reste celui de pratiques historiques d’acteurs, d’une quête intelligente et efficace de profit, de tactiques individuelles dans le cadre de logiques sociales d’accumulation. Le deuxième niveau est celui de la fonctionnalité pure, de la cohérence et de la synergie entre marchés ou quasi-marchés. Le troisième nous parle de structures plus déterminantes, fondées sur l’économie de marché mais qui la dépassent aussi, la dépassant de par l’hétérogénéité des statuts sociaux engendrés. […]

    Il n’en reste pas moins que des continuités fortes conduisent du capital marchand de long cours au capitalisme.
    "
    -Philippe Norel, "L'émergence du capitalisme au prisme de l'histoire globale", Actuel Marx, 2013/1 (n° 53), p. 63-75. DOI : 10.3917/amx.053.0063. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-1-page-63.htm



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