https://journals.openedition.org/rh19/3514
"[Edward] Anthony Wrigley conteste ainsi l’idée d’une mécanisation précoce et souligne la spécificité d’une économie encore « organique » jusque vers le milieu du XIXe siècle. Dans une telle économie où l’énergie, les matières premières et les outils sont issus de la matière végétale ou animale, les gains de productivité sont soumis à des obstacles écologiques (selon le modèle de Thomas Malthus) et ne peuvent découler que d’une meilleure division du travail et d’un développement commercial (en conformité avec les idées d’Adam Smith). Contrairement à cette économie qui repose sur des flux de matière organique, l’économie minérale de la machine à vapeur ou du moteur à explosion est fondée sur l’exploitation de stocks de houille, de minerais de fer ou de pétrole. Si cette dernière commence à prendre forme dès la fin du XVIIIe siècle, elle ne se développe que très lentement. Même dans le textile, la mécanisation reste limitée jusque dans les années 1840, époque où les trois quarts de la production industrielle continuent de se faire dans de petits ateliers ou dans un cadre domestique. La croissance reste contenue à l’intérieur de limites intrinsèques à l’économie organique, limites qui ne disparaissent qu’à partir du deuxième tiers du dix-neuvième siècle, voire au-delà, à l’époque du pétrole, des plastiques et des colorants synthétiques issus de la deuxième révolution industrielle."
"Outre une efficacité croissante des transports, notamment par canaux, et un système de crédit plus efficace que chez ses voisins, la Grande-Bretagne profite d’une agriculture depuis longtemps plus productive et qui libère de nombreux bras pour l’industrie textile."
"La population anglaise double en cinquante ans pour atteindre 17 millions d’habitants en 1851, dont la moitié vit dans des villes."
"Charles Feinstein montre que les revenus réels stagnent jusque dans les années 1830 puis connaissent une croissance fragile avant de se consolider dans les années 1840 et de connaître une accélération dans la deuxième moitié du siècle. Mais de tels résultats soulèvent une difficulté. Depuis le début des années 1980 plusieurs travaux importants ont défendu l’idée d’une « révolution de la consommation » au XVIIIe siècle. Comment réconcilier cette approche avec les nouvelles données qui montrent que les salaires réels n’augmentent pas significativement ?
Si les Anglais consomment plus, selon Hans-Joachim Voth, c’est d’abord parce qu’ils ont un désir plus grand de consommer, ce qui, dans un contexte où les salaires réels n’augmentent pas, les pousse à travailler plus. Cette « révolution industrieuse », comme l’appelle Jan de Vries, se distingue de la révolution industrielle en ce qu’elle est stimulée par la demande et non par l’offre, et procède d’une situation dans laquelle « les hommes […] sont esclaves de leurs propres désirs » qui les forcent à travailler. Une telle hypothèse s’écarte de la perspective naguère proposée par Edward P. Thompson, qui faisait de l’augmentation du temps de travail le résultat d’une série de mesures disciplinaires repérables dans les sources littéraires ou les règlements d’usine, les horaires imposés ou la fin de la « Saint Lundi ». Mais elle témoigne de la même inventivité dans l’utilisation des sources. Ainsi Hans-Joachim Voth a étudié les déclarations de plus de 2 800 hommes et femmes de Londres et du Nord de l’Angleterre appelés comme témoins de crimes devant des tribunaux et sommés de détailler leurs activités heure par heure le jour du crime. Ces témoignages permettent de confirmer la thèse d’un allongement global du temps de travail entre 1760 et 1830, tout en montrant que l’expérience de l’enfermement et de la discipline n’avait concerné qu’une minorité des ouvriers."
"Le premier événement important est la renaissance de l’ouvrier qualifié, dont le sort ne se résume pas à l’image toute faite de l’artisan humilié par la machine, réduit au rôle de « surveillant de [sa] toute-puissante assistante » quand il n’est pas purement et simplement remplacé par elle. Si beaucoup sont fragilisés par la mécanisation, à l’image des tisseurs à bras (handloom weavers), d’autres ressortent gagnants des confrontations avec leurs employeurs dans les années 1830. Ainsi, même dans le cas des filatures de coton où Karl Marx voyait l’exemple classique d’une technique – la self-acting mule (fileuse automatique)– qui permettait au capital de dominer le travail, les responsables des machines ou minders voient leurs responsabilités et leur salaire augmenter. L’histoire des techniques, profondément renouvelée au cours des dernières années, permet de mieux comprendre ce phénomène. À une époque où l’innovation n’est pas encore le monopole des ingénieurs et des scientifiques, la mécanisation n’est ni une sélection naturelle des « meilleurs » procédés, ni un processus inévitable de déqualification du fait des avancées techniques, mais plutôt une négociation pied à pied au terme de laquelle les ouvriers qualifiés, ou du moins ceux qui étaient membres des trade unions légalisés en 1824, surent défendre leur position au sein de la fabrique et donc de leur famille. Les luttes constantes entre employeurs, employés et acteurs extérieurs montrent donc que beaucoup d’hommes résistent bien à la déqualification, mais que les femmes et les enfants en sont les principales victimes."
"Le XIXe siècle, époque de la « séparation des sphères » entre hommes et femmes, voit aussi le passage d’une économie familiale, fondée sur le partage du travail et des ressources, à une économie salariale marquée par la domination du chef de famille (breadwinner) et la relégation des femmes et des enfants à des tâches sous-payées ou non payées."
"D’autres travaux attirent plutôt l’attention sur la dégradation de la qualité de l’eau et de l’air. C’est en effet dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle que se pose pour la première fois explicitement la question des pollutions industrielles. Ces dernières sont un enjeu majeur du passage d’une économie « organique » à une économie « minérale », dont des villes comme Manchester furent le laboratoire. Avant même que les politiques de santé publique n’aient pu avoir un impact mesurable, ces pollutions font naître de nouvelles inégalités environnementales entre les urbains et les ruraux et, au sein des villes, entre quartiers riches et quartiers pauvres. Telle est la situation que dénoncent William Farr et d’autres hygiénistes au lendemain de la crise de choléra qui ravage l’East End de Londres en 1866, mais qui épargne les quartiers aisés dans lesquels les compagnies des eaux privées ont adopté des méthodes de filtrage plus exigeantes."
"La relecture du concept de révolution industrielle à la suite des critiques soulevées au début des années 1980 a donc conduit à remplacer l’opposition ancienne entre une école « gradualiste » ou « optimiste » (héritée d’Alfred Marshall et John Clapham) et une école « catastrophiste » ou « pessimiste » (celle d’Arnold Toynbee et Karl Polanyi) par un consensus « gradualiste » mais « pessimiste »."
"Comme le montre Boyd Hilton, la politique économique de plus en plus non-interventionniste menée par Lord Liverpool et par les liberal tories dès les années 1820 n’est pas guidée par une économie politique libérale à la Ricardo fondée sur un impératif productiviste. Le principe d’une passivité de l’État face à la succession des cycles de croissance et de crise s’explique plutôt par un imaginaire évangélique que signale le succès des idées du calviniste écossais Thomas Chalmers. Il s’ancre dans une théologie naturelle dont les historiens des sciences ont redécouvert l’importance pour comprendre l’émergence des théories thermodynamiques de Joule, Maxwell ou Kelvin, socle scientifique de la seconde révolution industrielle. Les liberal tories comme les industriels provinciaux qui soutiennent Robert Peel dans les années 1830 et 1840 postulent un monde économique statique, issu de la volonté divine et traversé d’une justice immanente dans laquelle le commerce « artificiel », la spéculation et la surproduction sont immédiatement sanctionnés. L’objectif du cabinet de Liverpool, en abaissant certains droits de douane, n’est pas de s’approcher d’un état idéal de libre-échange mais plutôt, en suivant la notion d’une rédemption des péchés par les peines ou atonement, d’atteindre un point d’équilibre du marché qui n’est pas seulement économique, mais aussi théologique. Pour les évangéliques, les crises et les banqueroutes ne font que sanctionner l’imprudence des périodes de faste, et la concurrence est encouragée principalement pour des raisons morales.
En outre, si l’encouragement de la concurrence intérieure et l’effacement des régulations anciennes sur les produits sont une réalité indéniable de la période, il n’en est pas de même dans tous les domaines de la politique économique. Dans le cas du travail, on voit moins une libéralisation qu’une augmentation des régulations. Par exemple, la jurisprudence issue du Master and Servant Act de 1823 fut à l’origine de nombreux conflits entre employeurs et trade unions au sein des tribunaux où se cristallisa une riche jurisprudence. Dans le domaine de la protection sociale et du commerce international, l’interventionnisme étatique vient en partie de ce que la mainmise de l’aristocratie sur le gouvernement, loin de s’estomper au moment de la Révolution française, a été renforcée par les guerres napoléoniennes. Opposée au laisser-faire, l’aristocratie whig du deuxième quart du siècle montre à travers sa politique sociale des années 1830 et 1840 un attachement à sa fonction traditionnelle de représentante des intérêts du peuple. Sur le plan commercial, l’État de la révolution industrielle défend la classe dominante à travers une politique mercantiliste qui taxe les importations de grains, interdit les importations de soie ou de calicots, et interdit les exportations de machines. Dans un tel contexte il ne saurait y avoir de « libéralisme économique » chimiquement pur, même du côté des opposants à la Old Corruption. Ainsi, dans les années 1840 les principales critiques à l’encontre des lois sur les grains, des privilèges de l’East India Company ou des Navigation Laws, sont inséparables d’une dénonciation plus générale de l’aristocratie terrienne et de ses privilèges face au peuple des villes et de l’industrie. Finalement, ce qu’on a pris l’habitude de décrire comme un ensemble de politiques libérales au début du XIXe siècle n’était généralement pas vu comme tel par les contemporains. Aussi les liens entre le libéralisme et l’industrialisation sont-ils plus complexes qu’on le pensait. Pas plus qu’il n’en est l’anticipation ou le projet mis en pratique par la suite, le libéralisme n’est simplement l’émanation culturelle ou la justification a posteriori de l’industrialisation."
"Dans d’autres cas, l’intervention de l’État est plus directe, reflétant tantôt le besoin d’« autoprotection de la société » contre les risques issus de l’industrialisation et des marchés, tantôt l’influence d’une nouvelle classe de fonctionnaires et d’experts. Ainsi l’urbanisation rend-t-elle nécessaire la constitution de nouveaux savoirs sur la « pureté » de l’eau, qui servent de point d’appui à des politiques publiques mises en place tantôt au niveau tantôt national et étatique, et tantôt au niveau local et municipal. De même, la multiplication des nuisances industrielles conduit à adopter de nouvelles normes sur la santé au travail. Si certains travaux reposent sur un modèle implicite de modernisation, d’autres insistent au contraire sur l’ancrage de ces politiques publiques naissantes dans des conceptions libérales de la justice sociale qui ne faisaient pas l’unanimité auprès des contemporains. Pour Christopher Hamlin, l’essor de l’État centralisé incarné par Edwin Chadwick, réformateur utilitariste, disciple de Bentham et inspirateur de la New Poor Law de 1834 puis du Public Health Act de 1848, fut ainsi le résultat d’une lutte politique. Contre le médecin écossais William Alison, selon lequel les problèmes sanitaires urbains découlent en grande partie de la pauvreté et du bas niveau des salaires, Chadwick défend une conception de la santé publique focalisée sur la circulation de l’eau et de l’air et mise en œuvre par l’État. Menée sur le terrain de la rhétorique scientifique, de l’expertise et du noyautage institutionnel, la lutte entre Chadwick et Alison implique aussi des conceptions différentes des droits et des devoirs.
Pour comprendre les limites du modèle de l’État centralisé, il convient de mieux comprendre le phénomène de la réduction des dépenses publiques qui marque le XIXe siècle. Traditionnellement, les historiens expliquent le phénomène en insistant sur des facteurs surtout contextuels : la baisse des dépenses militaires (qui demeurent néanmoins le premier poste), les avantages d’une position insulaire (qui limitent les coûts de l’infanterie), l’enrichissement global du pays (qui diminue la part relative des dépenses de l’État), le coût limité de l’empire colonial, enfin la lenteur de l’administration à engager effectivement les dépenses liées à ses nouvelles responsabilités sociales et sanitaires. Mais ces explications ne suffisent pas. L’État victorien coûte en effet moins cher, toutes choses égales par ailleurs, que ses voisins et concurrents français ou allemand. Comme le note Colin Matthew, « jamais on ne vit une économie industrielle dans laquelle l’État joua rôle un plus faible que celle du Royaume-Uni dans les années 1860 »."
"Selon Philip Harling et Peter Mandler, l’État libéral est issu non d’une adaptation mécanique à la nouvelle économie, mais à une volonté politique forte de restaurer la confiance dans des institutions discréditées. Le passage de l’État militaro-fiscal à l’État libéral n’est pas le résultat mécanique d’un essor de la bourgeoisie qui serait venue remplacer les élites traditionnelles : ce sont au contraire ces dernières qui entamèrent les réformes qui devaient être qualifiées a posteriori de « libérales », et dont l’objet était de réformer l’État dans la tradition whig. Ainsi l’abandon des lois sur les grains par Robert Peel en 1846, qui divisa le parti conservateur et mit fin à la carrière politique de celui-ci, ne reflétait pas seulement l’influence de la Ligue pour l’abolition des lois sur les grains (Anti-Corn Law League) de Richard Cobden. Il était motivé d’abord par le désir de mettre fin à l’un des principaux privilèges hérités de l’État militaro-fiscal. Les tentatives du Chancelier de l’Échiquier, puis Premier Ministre, William Gladstone pour éliminer complètement l’impôt sur le revenu reflètent un même souci de rompre avec la Old Corruption. Colin Matthew en a éclairé les motivations profondes : limiter l’impôt au maximum en temps de paix, c’est obliger les gouvernements futurs à justifier devant le Parlement toute nouvelle augmentation des prélèvements, et donc à en démontrer la nécessité morale."
"Les études portant sur cette période se sont longtemps focalisées sur deux thèmes principaux : le déclin relatif de l’économie britannique à partir des années 1870, et l’essor progressif d’un État social, qui connaît une accélération rapide à partir de 1906 et pose les bases de l’État-providence ultérieur. Qu’ils insistent sur l’émergence d’un « collectivisme » économico-législatif indépendant de tout mouvement d’opinion, sur le déclin des valeurs industrielles urbaines ou sur l’essor d’un « nouveau libéralisme » influencé par le travaillisme émergeant et par la philosophie idéaliste, ces travaux s’accordent pour voir dans cette double évolution la fin d’un âge d’or libéral qui aurait débuté après l’abolition des lois sur le grain (Corn Laws) en 1846, et aurait culminé avec l’essor du parti libéral de Gladstone dans les années 1860 et 1870."
"Il est certes possible de parler, après 1846, d’une séparation accrue de l’économie et de la politique, c’est-à-dire d’une dépolitisation du principe du libre-échange, de l’État minimal et de l’étalon-or, trois principes qui ne provoquent plus de division majeure dans la deuxième moitié du siècle. Mais ce consensus libéral s’est accompagné de conflits culturels d’autant plus ardents. Le libéralisme économique, issu d’une volonté de restaurer la confiance dans l’État, n’est pas un credo défini à l’avance, mais plutôt un conflit ouvert sur la nature et les frontières de la société civile.
La différence peut se résumer d’une formule. Alors que Karl Polanyi décrivait la situation des sociétés industrielles et libérales à l’aide du terme « désencastrement », les historiens évoquent aujourd’hui un « encastrement » (embeddedness) de l’économie. Au lieu de lire l’histoire anglaise du XIXe siècle comme celle du projet (impossible) de désencastrement du marché, ils ont montré que les comportements économiques y étaient tout aussi encastrés dans les institutions, les relations sociales, les règles juridiques et les normes morales que dans n’importe quelle autre économie."
-Julien Vincent, « Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 37 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2010, consulté le 10 mai 2020.
"[Edward] Anthony Wrigley conteste ainsi l’idée d’une mécanisation précoce et souligne la spécificité d’une économie encore « organique » jusque vers le milieu du XIXe siècle. Dans une telle économie où l’énergie, les matières premières et les outils sont issus de la matière végétale ou animale, les gains de productivité sont soumis à des obstacles écologiques (selon le modèle de Thomas Malthus) et ne peuvent découler que d’une meilleure division du travail et d’un développement commercial (en conformité avec les idées d’Adam Smith). Contrairement à cette économie qui repose sur des flux de matière organique, l’économie minérale de la machine à vapeur ou du moteur à explosion est fondée sur l’exploitation de stocks de houille, de minerais de fer ou de pétrole. Si cette dernière commence à prendre forme dès la fin du XVIIIe siècle, elle ne se développe que très lentement. Même dans le textile, la mécanisation reste limitée jusque dans les années 1840, époque où les trois quarts de la production industrielle continuent de se faire dans de petits ateliers ou dans un cadre domestique. La croissance reste contenue à l’intérieur de limites intrinsèques à l’économie organique, limites qui ne disparaissent qu’à partir du deuxième tiers du dix-neuvième siècle, voire au-delà, à l’époque du pétrole, des plastiques et des colorants synthétiques issus de la deuxième révolution industrielle."
"Outre une efficacité croissante des transports, notamment par canaux, et un système de crédit plus efficace que chez ses voisins, la Grande-Bretagne profite d’une agriculture depuis longtemps plus productive et qui libère de nombreux bras pour l’industrie textile."
"La population anglaise double en cinquante ans pour atteindre 17 millions d’habitants en 1851, dont la moitié vit dans des villes."
"Charles Feinstein montre que les revenus réels stagnent jusque dans les années 1830 puis connaissent une croissance fragile avant de se consolider dans les années 1840 et de connaître une accélération dans la deuxième moitié du siècle. Mais de tels résultats soulèvent une difficulté. Depuis le début des années 1980 plusieurs travaux importants ont défendu l’idée d’une « révolution de la consommation » au XVIIIe siècle. Comment réconcilier cette approche avec les nouvelles données qui montrent que les salaires réels n’augmentent pas significativement ?
Si les Anglais consomment plus, selon Hans-Joachim Voth, c’est d’abord parce qu’ils ont un désir plus grand de consommer, ce qui, dans un contexte où les salaires réels n’augmentent pas, les pousse à travailler plus. Cette « révolution industrieuse », comme l’appelle Jan de Vries, se distingue de la révolution industrielle en ce qu’elle est stimulée par la demande et non par l’offre, et procède d’une situation dans laquelle « les hommes […] sont esclaves de leurs propres désirs » qui les forcent à travailler. Une telle hypothèse s’écarte de la perspective naguère proposée par Edward P. Thompson, qui faisait de l’augmentation du temps de travail le résultat d’une série de mesures disciplinaires repérables dans les sources littéraires ou les règlements d’usine, les horaires imposés ou la fin de la « Saint Lundi ». Mais elle témoigne de la même inventivité dans l’utilisation des sources. Ainsi Hans-Joachim Voth a étudié les déclarations de plus de 2 800 hommes et femmes de Londres et du Nord de l’Angleterre appelés comme témoins de crimes devant des tribunaux et sommés de détailler leurs activités heure par heure le jour du crime. Ces témoignages permettent de confirmer la thèse d’un allongement global du temps de travail entre 1760 et 1830, tout en montrant que l’expérience de l’enfermement et de la discipline n’avait concerné qu’une minorité des ouvriers."
"Le premier événement important est la renaissance de l’ouvrier qualifié, dont le sort ne se résume pas à l’image toute faite de l’artisan humilié par la machine, réduit au rôle de « surveillant de [sa] toute-puissante assistante » quand il n’est pas purement et simplement remplacé par elle. Si beaucoup sont fragilisés par la mécanisation, à l’image des tisseurs à bras (handloom weavers), d’autres ressortent gagnants des confrontations avec leurs employeurs dans les années 1830. Ainsi, même dans le cas des filatures de coton où Karl Marx voyait l’exemple classique d’une technique – la self-acting mule (fileuse automatique)– qui permettait au capital de dominer le travail, les responsables des machines ou minders voient leurs responsabilités et leur salaire augmenter. L’histoire des techniques, profondément renouvelée au cours des dernières années, permet de mieux comprendre ce phénomène. À une époque où l’innovation n’est pas encore le monopole des ingénieurs et des scientifiques, la mécanisation n’est ni une sélection naturelle des « meilleurs » procédés, ni un processus inévitable de déqualification du fait des avancées techniques, mais plutôt une négociation pied à pied au terme de laquelle les ouvriers qualifiés, ou du moins ceux qui étaient membres des trade unions légalisés en 1824, surent défendre leur position au sein de la fabrique et donc de leur famille. Les luttes constantes entre employeurs, employés et acteurs extérieurs montrent donc que beaucoup d’hommes résistent bien à la déqualification, mais que les femmes et les enfants en sont les principales victimes."
"Le XIXe siècle, époque de la « séparation des sphères » entre hommes et femmes, voit aussi le passage d’une économie familiale, fondée sur le partage du travail et des ressources, à une économie salariale marquée par la domination du chef de famille (breadwinner) et la relégation des femmes et des enfants à des tâches sous-payées ou non payées."
"D’autres travaux attirent plutôt l’attention sur la dégradation de la qualité de l’eau et de l’air. C’est en effet dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle que se pose pour la première fois explicitement la question des pollutions industrielles. Ces dernières sont un enjeu majeur du passage d’une économie « organique » à une économie « minérale », dont des villes comme Manchester furent le laboratoire. Avant même que les politiques de santé publique n’aient pu avoir un impact mesurable, ces pollutions font naître de nouvelles inégalités environnementales entre les urbains et les ruraux et, au sein des villes, entre quartiers riches et quartiers pauvres. Telle est la situation que dénoncent William Farr et d’autres hygiénistes au lendemain de la crise de choléra qui ravage l’East End de Londres en 1866, mais qui épargne les quartiers aisés dans lesquels les compagnies des eaux privées ont adopté des méthodes de filtrage plus exigeantes."
"La relecture du concept de révolution industrielle à la suite des critiques soulevées au début des années 1980 a donc conduit à remplacer l’opposition ancienne entre une école « gradualiste » ou « optimiste » (héritée d’Alfred Marshall et John Clapham) et une école « catastrophiste » ou « pessimiste » (celle d’Arnold Toynbee et Karl Polanyi) par un consensus « gradualiste » mais « pessimiste »."
"Comme le montre Boyd Hilton, la politique économique de plus en plus non-interventionniste menée par Lord Liverpool et par les liberal tories dès les années 1820 n’est pas guidée par une économie politique libérale à la Ricardo fondée sur un impératif productiviste. Le principe d’une passivité de l’État face à la succession des cycles de croissance et de crise s’explique plutôt par un imaginaire évangélique que signale le succès des idées du calviniste écossais Thomas Chalmers. Il s’ancre dans une théologie naturelle dont les historiens des sciences ont redécouvert l’importance pour comprendre l’émergence des théories thermodynamiques de Joule, Maxwell ou Kelvin, socle scientifique de la seconde révolution industrielle. Les liberal tories comme les industriels provinciaux qui soutiennent Robert Peel dans les années 1830 et 1840 postulent un monde économique statique, issu de la volonté divine et traversé d’une justice immanente dans laquelle le commerce « artificiel », la spéculation et la surproduction sont immédiatement sanctionnés. L’objectif du cabinet de Liverpool, en abaissant certains droits de douane, n’est pas de s’approcher d’un état idéal de libre-échange mais plutôt, en suivant la notion d’une rédemption des péchés par les peines ou atonement, d’atteindre un point d’équilibre du marché qui n’est pas seulement économique, mais aussi théologique. Pour les évangéliques, les crises et les banqueroutes ne font que sanctionner l’imprudence des périodes de faste, et la concurrence est encouragée principalement pour des raisons morales.
En outre, si l’encouragement de la concurrence intérieure et l’effacement des régulations anciennes sur les produits sont une réalité indéniable de la période, il n’en est pas de même dans tous les domaines de la politique économique. Dans le cas du travail, on voit moins une libéralisation qu’une augmentation des régulations. Par exemple, la jurisprudence issue du Master and Servant Act de 1823 fut à l’origine de nombreux conflits entre employeurs et trade unions au sein des tribunaux où se cristallisa une riche jurisprudence. Dans le domaine de la protection sociale et du commerce international, l’interventionnisme étatique vient en partie de ce que la mainmise de l’aristocratie sur le gouvernement, loin de s’estomper au moment de la Révolution française, a été renforcée par les guerres napoléoniennes. Opposée au laisser-faire, l’aristocratie whig du deuxième quart du siècle montre à travers sa politique sociale des années 1830 et 1840 un attachement à sa fonction traditionnelle de représentante des intérêts du peuple. Sur le plan commercial, l’État de la révolution industrielle défend la classe dominante à travers une politique mercantiliste qui taxe les importations de grains, interdit les importations de soie ou de calicots, et interdit les exportations de machines. Dans un tel contexte il ne saurait y avoir de « libéralisme économique » chimiquement pur, même du côté des opposants à la Old Corruption. Ainsi, dans les années 1840 les principales critiques à l’encontre des lois sur les grains, des privilèges de l’East India Company ou des Navigation Laws, sont inséparables d’une dénonciation plus générale de l’aristocratie terrienne et de ses privilèges face au peuple des villes et de l’industrie. Finalement, ce qu’on a pris l’habitude de décrire comme un ensemble de politiques libérales au début du XIXe siècle n’était généralement pas vu comme tel par les contemporains. Aussi les liens entre le libéralisme et l’industrialisation sont-ils plus complexes qu’on le pensait. Pas plus qu’il n’en est l’anticipation ou le projet mis en pratique par la suite, le libéralisme n’est simplement l’émanation culturelle ou la justification a posteriori de l’industrialisation."
"Dans d’autres cas, l’intervention de l’État est plus directe, reflétant tantôt le besoin d’« autoprotection de la société » contre les risques issus de l’industrialisation et des marchés, tantôt l’influence d’une nouvelle classe de fonctionnaires et d’experts. Ainsi l’urbanisation rend-t-elle nécessaire la constitution de nouveaux savoirs sur la « pureté » de l’eau, qui servent de point d’appui à des politiques publiques mises en place tantôt au niveau tantôt national et étatique, et tantôt au niveau local et municipal. De même, la multiplication des nuisances industrielles conduit à adopter de nouvelles normes sur la santé au travail. Si certains travaux reposent sur un modèle implicite de modernisation, d’autres insistent au contraire sur l’ancrage de ces politiques publiques naissantes dans des conceptions libérales de la justice sociale qui ne faisaient pas l’unanimité auprès des contemporains. Pour Christopher Hamlin, l’essor de l’État centralisé incarné par Edwin Chadwick, réformateur utilitariste, disciple de Bentham et inspirateur de la New Poor Law de 1834 puis du Public Health Act de 1848, fut ainsi le résultat d’une lutte politique. Contre le médecin écossais William Alison, selon lequel les problèmes sanitaires urbains découlent en grande partie de la pauvreté et du bas niveau des salaires, Chadwick défend une conception de la santé publique focalisée sur la circulation de l’eau et de l’air et mise en œuvre par l’État. Menée sur le terrain de la rhétorique scientifique, de l’expertise et du noyautage institutionnel, la lutte entre Chadwick et Alison implique aussi des conceptions différentes des droits et des devoirs.
Pour comprendre les limites du modèle de l’État centralisé, il convient de mieux comprendre le phénomène de la réduction des dépenses publiques qui marque le XIXe siècle. Traditionnellement, les historiens expliquent le phénomène en insistant sur des facteurs surtout contextuels : la baisse des dépenses militaires (qui demeurent néanmoins le premier poste), les avantages d’une position insulaire (qui limitent les coûts de l’infanterie), l’enrichissement global du pays (qui diminue la part relative des dépenses de l’État), le coût limité de l’empire colonial, enfin la lenteur de l’administration à engager effectivement les dépenses liées à ses nouvelles responsabilités sociales et sanitaires. Mais ces explications ne suffisent pas. L’État victorien coûte en effet moins cher, toutes choses égales par ailleurs, que ses voisins et concurrents français ou allemand. Comme le note Colin Matthew, « jamais on ne vit une économie industrielle dans laquelle l’État joua rôle un plus faible que celle du Royaume-Uni dans les années 1860 »."
"Selon Philip Harling et Peter Mandler, l’État libéral est issu non d’une adaptation mécanique à la nouvelle économie, mais à une volonté politique forte de restaurer la confiance dans des institutions discréditées. Le passage de l’État militaro-fiscal à l’État libéral n’est pas le résultat mécanique d’un essor de la bourgeoisie qui serait venue remplacer les élites traditionnelles : ce sont au contraire ces dernières qui entamèrent les réformes qui devaient être qualifiées a posteriori de « libérales », et dont l’objet était de réformer l’État dans la tradition whig. Ainsi l’abandon des lois sur les grains par Robert Peel en 1846, qui divisa le parti conservateur et mit fin à la carrière politique de celui-ci, ne reflétait pas seulement l’influence de la Ligue pour l’abolition des lois sur les grains (Anti-Corn Law League) de Richard Cobden. Il était motivé d’abord par le désir de mettre fin à l’un des principaux privilèges hérités de l’État militaro-fiscal. Les tentatives du Chancelier de l’Échiquier, puis Premier Ministre, William Gladstone pour éliminer complètement l’impôt sur le revenu reflètent un même souci de rompre avec la Old Corruption. Colin Matthew en a éclairé les motivations profondes : limiter l’impôt au maximum en temps de paix, c’est obliger les gouvernements futurs à justifier devant le Parlement toute nouvelle augmentation des prélèvements, et donc à en démontrer la nécessité morale."
"Les études portant sur cette période se sont longtemps focalisées sur deux thèmes principaux : le déclin relatif de l’économie britannique à partir des années 1870, et l’essor progressif d’un État social, qui connaît une accélération rapide à partir de 1906 et pose les bases de l’État-providence ultérieur. Qu’ils insistent sur l’émergence d’un « collectivisme » économico-législatif indépendant de tout mouvement d’opinion, sur le déclin des valeurs industrielles urbaines ou sur l’essor d’un « nouveau libéralisme » influencé par le travaillisme émergeant et par la philosophie idéaliste, ces travaux s’accordent pour voir dans cette double évolution la fin d’un âge d’or libéral qui aurait débuté après l’abolition des lois sur le grain (Corn Laws) en 1846, et aurait culminé avec l’essor du parti libéral de Gladstone dans les années 1860 et 1870."
"Il est certes possible de parler, après 1846, d’une séparation accrue de l’économie et de la politique, c’est-à-dire d’une dépolitisation du principe du libre-échange, de l’État minimal et de l’étalon-or, trois principes qui ne provoquent plus de division majeure dans la deuxième moitié du siècle. Mais ce consensus libéral s’est accompagné de conflits culturels d’autant plus ardents. Le libéralisme économique, issu d’une volonté de restaurer la confiance dans l’État, n’est pas un credo défini à l’avance, mais plutôt un conflit ouvert sur la nature et les frontières de la société civile.
La différence peut se résumer d’une formule. Alors que Karl Polanyi décrivait la situation des sociétés industrielles et libérales à l’aide du terme « désencastrement », les historiens évoquent aujourd’hui un « encastrement » (embeddedness) de l’économie. Au lieu de lire l’histoire anglaise du XIXe siècle comme celle du projet (impossible) de désencastrement du marché, ils ont montré que les comportements économiques y étaient tout aussi encastrés dans les institutions, les relations sociales, les règles juridiques et les normes morales que dans n’importe quelle autre économie."
-Julien Vincent, « Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 37 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2010, consulté le 10 mai 2020.