https://www.cairn.info/revue-romantisme-2015-4-page-11.htm
"De quelle étoffe est faite la fantasy d’Albion ? Il apparaît qu’à travers le merveilleux, la Grande-Bretagne fabrique le modèle d’un imaginaire transmédiatique transposable à l’échelle mondiale."
"La Grande-Bretagne a déjà connu un premier âge d’or féerique entre 1570 et 1625 avec la publication de The Faerie Queene (1590) d’Edmund Spenser, A Midsummer Night’s Dream de William Shakespeare (1594), et The Secret Commonwealth of Elves, Fauns and Fairies (1677) de John Webster."
"Si l’on en croit l’étymologie, le terme fantasy met l’accent sur la production mentale alors que son acception française s’intéresse plutôt à l’émotion qu’il suscite."
"Il faut cependant garder à l’esprit que le terme fantasy n’était pas usuel à l’époque victorienne qui lui préférait l’expression fairy tales."
"Le conte, initialement présenté comme un produit exotique, s’impose par le biais de la traduction, grâce aux éditeurs comme Benjamin Tabart (Popular Fairy Tales, 1818) et John Harris (Mother Bunch’s Fairy Tales, 1802 ; The Court of Oberon ; or The Temple of Fairies 1820) qui publient des légendes anglaises ainsi que des récits de Charles Perrault et de Madame d’Aulnoy. Le succès phénoménal des German Popular Stories des frères Grimm en 1823, puis en 1826, ouvre la voie. Thomas Carlyle fait paraître l’année suivante German Romances et diffuse les contes de Chamisso, Hoffmann et Tieck. Le public conquis découvre Les Mille et une nuits en 1840, tandis qu’en 1846, les œuvres de Hans Christian Andersen, sous le titre Wonderful Stories for Children, sont accueillies avec enthousiasme. Les auteurs anglais ne tardent pas à publier de nouvelles fairy stories, largement inspirées des contes de Grimm, ou plus largement du Märchen, comme The King of The Golden River (1851) de John Ruskin ou The Hope of The Katzekopfs (1844) d’Edward Paget. La plupart des écrivains anglais s’y essaient, de Charles Dickens (The Chimes, 1844 ; The Magic Fishbone, 1868) à William M. Thackeray (The Rose and the Ring, 1855), Eliszabeth Gaskell, « Curious if True », 1860, ou R. L. Stevenson (The Merry Men and Other Tales and Fables, 1997), si bien que trente ans plus tard, Andrew Lang, lui-même auteur de douze recueils de contes, en vient à déplorer l’inflation des récits merveilleux qui saturent le marché."
"L’une des spécificités du merveilleux anglais est le développement de la peinture féerique à partir des années 1840. Ce courant unique, inspiré de Johann Heinrich Füssli et de William Blake, sans équivalent véritable en France, se présente comme un art alternatif qui capitalise sur l’engouement des Victoriens pour la peinture narrative et la mythologie classique. En outre, il permet surtout de figurer sur la toile les sujets que l’Academy réprouve. Les peintres renommés ne sont pas insensibles à l’argument commercial de la féerie (Daniel Maclise, The Disenchantment of Bottom, 1832 ; William Etty, The Fairy of The Fountain, 1845 ; W. M. Turner, Queen Mab’s Cave, 1846 ; Edwin Landseer, Scene from A Midsummer Night’s Dream, 1848-1851). Les Pré-Raphaélites en font une des pierres angulaires de leur manifeste esthétique (J. E. Millais, Ferdinand Lured by Ariel, 1849 ; William Bell Scott, Cockrow, 1856). D’autres y voient un prétexte pour représenter librement des corps féminins dénudés (John Simmons, There Lies Titania, 1872 ; Robert Huskisson, The Midsummer Night’s Fairies, 1847). Le mouvement connaît un succès exceptionnel. La reine elle-même collectionne les tableaux de fées qui, pour la plupart, illustrent des scènes extraites des pièces de Shakespeare, principalement Le Songe d’une nuit d’été, La Tempête, plus rarement Roméo et Juliette. Le couple royal, à l’occasion d’anniversaires, s’offre des toiles assez libertines dans cette veine, conservées en des endroits discrets des appartements royaux.
Le merveilleux se présente souvent dans le tableau comme un monde inversé : ce qui est impensable dans la société victorienne, devient acceptable dans le cadre de la toile. Contrainte dans ses mouvements, enserrée dans des corsets qui l’étouffent et des crinolines qui alourdissent sa silhouette, la femme occupe paradoxalement une place aussi vaste que vide, alors que sa consœur féerique, à peine vêtue dans le tableau, pieds nus et cheveux détachés, incarne une femme libre de ses mouvements comme de ses désirs (Richard Dadd, Titania Sleeping, 1841 ; Robert Huskisson, Come unto these Yellow Sands, 1847). La charge érotique du tableau de fées renvoie au spectateur victorien une vision refoulée de ses fantasmes tandis que ce même public conserve pieusement chez lui des éditions de Shakespeare expurgées de toute connotation sexuelle."
"En 1851, le prince Albert fait ériger au cœur de Londres un dispositif architectural novateur qui présente l’Angleterre comme le lieu de l’émerveillement par excellence. The Crystal Palace, siège de l’exposition universelle, véritable palais de contes de fées, est aussi une prouesse technologique, conçue comme une vitrine exposant aux yeux du monde les sciences et techniques les plus innovantes du moment. Des domaines a priori éloignés du merveilleux deviennent féeriques si bien que le locus du merveilleux se rapproche de plus en plus du Royaume-Uni. Les frontières du pays imaginaire ne sont plus tout à fait imaginaires. Les aventures d’Alice in Wonderland débutent sur une berge de la rivière Isis à Oxford ; pour se rendre à Neverland, à partir de Kensington Gardens, et risquer de rencontrer le Capitaine Crochet, ancien pensionnaire de l’école privée d’Eton, il convient de quitter le quartier de Bloomsbury, au-dessus de Big Ben, pour finalement revenir au cœur de Londres. Le merveilleux est désormais à portée de main, intimement lié à des lieux emblématiques britanniques parfaitement référencés.
Après la France et l’Allemagne, c’est au tour de la Grande-Bretagne de collecter un folklore oral en voie de disparition, en attribuant à la nation anglaise les filiations mythologiques les plus nobles remontant aux héros des sagas ou aux mégalithes (fairy halls, cloghans ou denghoods), signes d’un passé celtique magique."
"En puisant dans le mythe arthurien, le merveilleux anglais construit des fictions de repli, par une a-chronicité lui permettant de conserver un semblant de permanence dans un monde en mutation. Ronde de fées et fictions cycliques sont autant de subterfuges qui enracinent l’Angleterre pré-industrielle dans un éternel monde rural idéalisé."
"Aucun pays, en effet, ne s’est emparé du merveilleux de manière aussi saisissante que le Royaume-Uni. Il suffit, pour s’en convaincre, de re-visionner la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Londres du 27 juillet 2012, intitulée « The Isle of Wonder » en référence à La Tempête, vue par plus de neuf cents millions de téléspectateurs à travers le monde. À cette occasion, un hommage de trente minutes a été consacré à la tradition féerique anglaise. Si un tel événement avait été organisé au même moment en France, Charles Perrault, Madame d’Aulnoy, Madame le Prince de Beaumont auraient-ils fait partie de la cérémonie ? Le grand public connaît-il seulement leurs noms ? Quel auteur de jeunesse français, reconnaissable par le monde entier, aurait pu lire à haute voix, comme l’a fait J.K. Rowling, un passage fondateur de la fantasy britannique (en l’occurrence Peter Pan), texte que tout anglophone, tous âges confondus, est capable de réciter par cœur ?"
"La fantasy fait partie intégrante de l’identité anglaise."
-Anne Chassagnol, « Fabuleuse Albion : l’art de fabriquer une identité culturelle hégémonique », Romantisme, 2015/4 (n° 170), p. 11-22. DOI : 10.3917/rom.170.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2015-4-page-11.htm
"De quelle étoffe est faite la fantasy d’Albion ? Il apparaît qu’à travers le merveilleux, la Grande-Bretagne fabrique le modèle d’un imaginaire transmédiatique transposable à l’échelle mondiale."
"La Grande-Bretagne a déjà connu un premier âge d’or féerique entre 1570 et 1625 avec la publication de The Faerie Queene (1590) d’Edmund Spenser, A Midsummer Night’s Dream de William Shakespeare (1594), et The Secret Commonwealth of Elves, Fauns and Fairies (1677) de John Webster."
"Si l’on en croit l’étymologie, le terme fantasy met l’accent sur la production mentale alors que son acception française s’intéresse plutôt à l’émotion qu’il suscite."
"Il faut cependant garder à l’esprit que le terme fantasy n’était pas usuel à l’époque victorienne qui lui préférait l’expression fairy tales."
"Le conte, initialement présenté comme un produit exotique, s’impose par le biais de la traduction, grâce aux éditeurs comme Benjamin Tabart (Popular Fairy Tales, 1818) et John Harris (Mother Bunch’s Fairy Tales, 1802 ; The Court of Oberon ; or The Temple of Fairies 1820) qui publient des légendes anglaises ainsi que des récits de Charles Perrault et de Madame d’Aulnoy. Le succès phénoménal des German Popular Stories des frères Grimm en 1823, puis en 1826, ouvre la voie. Thomas Carlyle fait paraître l’année suivante German Romances et diffuse les contes de Chamisso, Hoffmann et Tieck. Le public conquis découvre Les Mille et une nuits en 1840, tandis qu’en 1846, les œuvres de Hans Christian Andersen, sous le titre Wonderful Stories for Children, sont accueillies avec enthousiasme. Les auteurs anglais ne tardent pas à publier de nouvelles fairy stories, largement inspirées des contes de Grimm, ou plus largement du Märchen, comme The King of The Golden River (1851) de John Ruskin ou The Hope of The Katzekopfs (1844) d’Edward Paget. La plupart des écrivains anglais s’y essaient, de Charles Dickens (The Chimes, 1844 ; The Magic Fishbone, 1868) à William M. Thackeray (The Rose and the Ring, 1855), Eliszabeth Gaskell, « Curious if True », 1860, ou R. L. Stevenson (The Merry Men and Other Tales and Fables, 1997), si bien que trente ans plus tard, Andrew Lang, lui-même auteur de douze recueils de contes, en vient à déplorer l’inflation des récits merveilleux qui saturent le marché."
"L’une des spécificités du merveilleux anglais est le développement de la peinture féerique à partir des années 1840. Ce courant unique, inspiré de Johann Heinrich Füssli et de William Blake, sans équivalent véritable en France, se présente comme un art alternatif qui capitalise sur l’engouement des Victoriens pour la peinture narrative et la mythologie classique. En outre, il permet surtout de figurer sur la toile les sujets que l’Academy réprouve. Les peintres renommés ne sont pas insensibles à l’argument commercial de la féerie (Daniel Maclise, The Disenchantment of Bottom, 1832 ; William Etty, The Fairy of The Fountain, 1845 ; W. M. Turner, Queen Mab’s Cave, 1846 ; Edwin Landseer, Scene from A Midsummer Night’s Dream, 1848-1851). Les Pré-Raphaélites en font une des pierres angulaires de leur manifeste esthétique (J. E. Millais, Ferdinand Lured by Ariel, 1849 ; William Bell Scott, Cockrow, 1856). D’autres y voient un prétexte pour représenter librement des corps féminins dénudés (John Simmons, There Lies Titania, 1872 ; Robert Huskisson, The Midsummer Night’s Fairies, 1847). Le mouvement connaît un succès exceptionnel. La reine elle-même collectionne les tableaux de fées qui, pour la plupart, illustrent des scènes extraites des pièces de Shakespeare, principalement Le Songe d’une nuit d’été, La Tempête, plus rarement Roméo et Juliette. Le couple royal, à l’occasion d’anniversaires, s’offre des toiles assez libertines dans cette veine, conservées en des endroits discrets des appartements royaux.
Le merveilleux se présente souvent dans le tableau comme un monde inversé : ce qui est impensable dans la société victorienne, devient acceptable dans le cadre de la toile. Contrainte dans ses mouvements, enserrée dans des corsets qui l’étouffent et des crinolines qui alourdissent sa silhouette, la femme occupe paradoxalement une place aussi vaste que vide, alors que sa consœur féerique, à peine vêtue dans le tableau, pieds nus et cheveux détachés, incarne une femme libre de ses mouvements comme de ses désirs (Richard Dadd, Titania Sleeping, 1841 ; Robert Huskisson, Come unto these Yellow Sands, 1847). La charge érotique du tableau de fées renvoie au spectateur victorien une vision refoulée de ses fantasmes tandis que ce même public conserve pieusement chez lui des éditions de Shakespeare expurgées de toute connotation sexuelle."
"En 1851, le prince Albert fait ériger au cœur de Londres un dispositif architectural novateur qui présente l’Angleterre comme le lieu de l’émerveillement par excellence. The Crystal Palace, siège de l’exposition universelle, véritable palais de contes de fées, est aussi une prouesse technologique, conçue comme une vitrine exposant aux yeux du monde les sciences et techniques les plus innovantes du moment. Des domaines a priori éloignés du merveilleux deviennent féeriques si bien que le locus du merveilleux se rapproche de plus en plus du Royaume-Uni. Les frontières du pays imaginaire ne sont plus tout à fait imaginaires. Les aventures d’Alice in Wonderland débutent sur une berge de la rivière Isis à Oxford ; pour se rendre à Neverland, à partir de Kensington Gardens, et risquer de rencontrer le Capitaine Crochet, ancien pensionnaire de l’école privée d’Eton, il convient de quitter le quartier de Bloomsbury, au-dessus de Big Ben, pour finalement revenir au cœur de Londres. Le merveilleux est désormais à portée de main, intimement lié à des lieux emblématiques britanniques parfaitement référencés.
Après la France et l’Allemagne, c’est au tour de la Grande-Bretagne de collecter un folklore oral en voie de disparition, en attribuant à la nation anglaise les filiations mythologiques les plus nobles remontant aux héros des sagas ou aux mégalithes (fairy halls, cloghans ou denghoods), signes d’un passé celtique magique."
"En puisant dans le mythe arthurien, le merveilleux anglais construit des fictions de repli, par une a-chronicité lui permettant de conserver un semblant de permanence dans un monde en mutation. Ronde de fées et fictions cycliques sont autant de subterfuges qui enracinent l’Angleterre pré-industrielle dans un éternel monde rural idéalisé."
"Aucun pays, en effet, ne s’est emparé du merveilleux de manière aussi saisissante que le Royaume-Uni. Il suffit, pour s’en convaincre, de re-visionner la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Londres du 27 juillet 2012, intitulée « The Isle of Wonder » en référence à La Tempête, vue par plus de neuf cents millions de téléspectateurs à travers le monde. À cette occasion, un hommage de trente minutes a été consacré à la tradition féerique anglaise. Si un tel événement avait été organisé au même moment en France, Charles Perrault, Madame d’Aulnoy, Madame le Prince de Beaumont auraient-ils fait partie de la cérémonie ? Le grand public connaît-il seulement leurs noms ? Quel auteur de jeunesse français, reconnaissable par le monde entier, aurait pu lire à haute voix, comme l’a fait J.K. Rowling, un passage fondateur de la fantasy britannique (en l’occurrence Peter Pan), texte que tout anglophone, tous âges confondus, est capable de réciter par cœur ?"
"La fantasy fait partie intégrante de l’identité anglaise."
-Anne Chassagnol, « Fabuleuse Albion : l’art de fabriquer une identité culturelle hégémonique », Romantisme, 2015/4 (n° 170), p. 11-22. DOI : 10.3917/rom.170.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2015-4-page-11.htm