https://www.cairn.info/revue-historique-2017-3-page-589.htm
"Son enterrement, négligé dans le bruit et la fureur de la guerre civile et de la révolution, peut être interprété comme un nouvel acte du « procès aux maîtres rêveurs ». La rubrique nécrologique de La Commune présente Pierre Leroux comme « un de ces pourchasseurs du rêve métaphysique et de l’utopie sociale ». L’auteur, le très proudhonien George Duchêne, ajoute : « L’obscurité de ses doctrines, le vague de ses conceptions étaient au diapason de toute cette génération qui repoussait toute précision. Il contribua plus que tout autre, à détourner la révolution de 1848 de la tradition révolutionnaire française. » La mort de Pierre Leroux permet au communard de se définir contre la génération de 1848, renvoyée au romantisme et à l’utopie.
Néanmoins, tous les révolutionnaires ne partagent pas un sentiment aussi tranché et le sens de cette disparition est beaucoup plus ambivalent. La mort de Pierre Leroux n’est pas méprisée par la Commune, qui débat du sort à réserver à la dépouille de cet ancêtre prestigieux, suspect de religiosité pour beaucoup de révolutionnaires. Finalement, la Commune lui accorde des obsèques officielles, tout en déployant peu de fastes, en présence de quatre de ses représentants. Les funérailles de Pierre Leroux seraient-elles un non-événement, une cérémonie impossible ?"
"Le témoignage d’Élie Reclus, également présent, est très utile, en dépit de sa brièveté, car il suggère d’autres interprétations plus favorables aux communards. Cette diversité des sources demande de considérer l’événement selon de multiples points de vue – celui du régime politique, des proches du philosophe, des participants – et selon différentes temporalités, le passé de 1848, le présent de la révolution et l’avenir imaginé du corps et de l’œuvre de Leroux, autant de perspectives susceptibles de donner un sens différent aux funérailles."
"La figure du philosophe socialiste et son œuvre sont controversées parmi la nouvelle génération de révolutionnaires formée sous l’Empire. Pierre Leroux reste associé à l’esprit de concorde entre les classes des républicains de 1848. Surtout, il s’est opposé à l’une des références intellectuelles de nombreux communards : Proudhon. En 1849, Leroux critique Proudhon pour son rejet du principe religieux et du socialisme d’État. Celui-ci lui répond dans la Voix du Peuple, atteignant un sommet de violence dans son article du 3 décembre 1849. Après avoir successivement qualifié Leroux, de « mystagogue », de « théopompe », et de « théoglosse », il conclut par ces propos menaçants : « Je vous marquerai si avant et si brûlant, qu’il en sera fait mémoire dans les générations futures. Ce sera, pour vous, un moyen d’arriver à la postérité, plus sûr que la Triade, le Circulus et la Doctrine. »
Les conservateurs se délectent alors du duel qui discrédite la pensée socialiste. Cham lui consacre plusieurs dessins, popularisant la figure échevelée de Pierre Leroux. Le pamphlétaire Marchal de Bussy, passé de la gauche au conservatisme, lui consacre également un opuscule. Conscients des effets désastreux de la polémique, les deux théoriciens choisissent l’apaisement. Au début de l’année 1850, Leroux fait paraître une série d’articles sur l’histoire du socialisme, qu’il dédie à son adversaire. Le 15 février 1850, il intervient à la Chambre des députés en faveur de Proudhon, arrêté après un article hostile au président Louis-Napoléon."
"L’élément décisif qui convainc les blanquistes est la position de Leroux face aux massacres de juin 1848. Effectivement, le 28 juin 1848, du haut de la tribune de l’assemblée et sous les huées des conservateurs, Leroux demande la clémence pour les insurgés. Le 24 décembre 1849, il récidive. En août 1853, en exil, il publie Aux États de Jersey, dans lequel il condamne la bourgeoisie pour son rôle dans la mort de onze mille insurgés de Juin. Leroux s’attaque alors à un tabou dans le camp républicain. Nombreux sont ceux qui exaltent la modeste résistance au coup d’État dans la capitale et préfèrent oublier la répression de l’insurrection de Juin qu’ils ont souvent soutenue."
"L’enterrement est une cérémonie inégalitaire avec 11 classes de funérailles proposées, plus ou moins fastueuses. La Commune s’attache, dans la mesure du possible, à donner une sépulture à tous, particulièrement à ses gardes nationaux sans ressources tombés au combat. Elle prend le contrôle des pompes funèbres, maintenant les services de l’adjudicataire Vafflard, puis le transformant en simple régisseur, sous l’autorité d’une commission administrative."
"Un premier bouleversement de l’ordonnancement traditionnel des funérailles intervient lorsque le cortège se constitue derrière le corbillard. À ce moment, rapporte Malvina Blanchecotte, Verdure demande aux femmes de prendre place en tête, car dans le « convoi de la philosophie, le cortège de la démocratie, les dames doivent être en avant ». Ce choix est en parfaite cohérence avec les idées de Verdure dont la fille Maria, sans doute présente, est déléguée de l’association l’Éducation nouvelle, auprès de la Commune. Cette inversion rappelle les prises de position de Leroux sur la condition féminine. Le philosophe a appelé à l’égalité des droits civils et politiques, à la tribune de l’Assemblée, le 21 novembre 1851. Avec Pauline Rolland, il a également lutté pour l’enseignement féminin. Il s’est aussi opposé aux positions antiféministes de Proudhon. Ce bouleversement du cortège plaît également aux fusionnistes, qui partagent les critiques de Leroux sur la vision catholique de la femme. Dans De l’Humanité, Leroux relit la Genèse sous le prisme de l’androgynie. Pour Leroux, l’homme ne préexiste pas à la femme qui n’est pas responsable du péché originel. Pour Tourreil, la divinité est un être androgyne (Meramourpère) et la division sexuelle doit disparaître dans une harmonie nouvelle. Tourreil dénonce le sort réservé aux femmes par la société, fait l’apologie de l’union et de l’amour (qualités féminines), aspire à des mariages nouveaux qui organiseraient la fusion de l’homme et de la femme. Le nouvel ensemble (Evadam) sauvera l’humanité . Ce bouleversement féministe des funérailles est remarquable."
-Jean-Noël Tardy, « Les funérailles de l’utopie. Les obsèques officielles de Pierre Leroux et la Commune de Paris », Revue historique, 2017/3 (n° 683), p. 589-618. DOI : 10.3917/rhis.173.0589. URL : https://www.cairn.info/revue-historique-2017-3-page-589.htm
"Son enterrement, négligé dans le bruit et la fureur de la guerre civile et de la révolution, peut être interprété comme un nouvel acte du « procès aux maîtres rêveurs ». La rubrique nécrologique de La Commune présente Pierre Leroux comme « un de ces pourchasseurs du rêve métaphysique et de l’utopie sociale ». L’auteur, le très proudhonien George Duchêne, ajoute : « L’obscurité de ses doctrines, le vague de ses conceptions étaient au diapason de toute cette génération qui repoussait toute précision. Il contribua plus que tout autre, à détourner la révolution de 1848 de la tradition révolutionnaire française. » La mort de Pierre Leroux permet au communard de se définir contre la génération de 1848, renvoyée au romantisme et à l’utopie.
Néanmoins, tous les révolutionnaires ne partagent pas un sentiment aussi tranché et le sens de cette disparition est beaucoup plus ambivalent. La mort de Pierre Leroux n’est pas méprisée par la Commune, qui débat du sort à réserver à la dépouille de cet ancêtre prestigieux, suspect de religiosité pour beaucoup de révolutionnaires. Finalement, la Commune lui accorde des obsèques officielles, tout en déployant peu de fastes, en présence de quatre de ses représentants. Les funérailles de Pierre Leroux seraient-elles un non-événement, une cérémonie impossible ?"
"Le témoignage d’Élie Reclus, également présent, est très utile, en dépit de sa brièveté, car il suggère d’autres interprétations plus favorables aux communards. Cette diversité des sources demande de considérer l’événement selon de multiples points de vue – celui du régime politique, des proches du philosophe, des participants – et selon différentes temporalités, le passé de 1848, le présent de la révolution et l’avenir imaginé du corps et de l’œuvre de Leroux, autant de perspectives susceptibles de donner un sens différent aux funérailles."
"La figure du philosophe socialiste et son œuvre sont controversées parmi la nouvelle génération de révolutionnaires formée sous l’Empire. Pierre Leroux reste associé à l’esprit de concorde entre les classes des républicains de 1848. Surtout, il s’est opposé à l’une des références intellectuelles de nombreux communards : Proudhon. En 1849, Leroux critique Proudhon pour son rejet du principe religieux et du socialisme d’État. Celui-ci lui répond dans la Voix du Peuple, atteignant un sommet de violence dans son article du 3 décembre 1849. Après avoir successivement qualifié Leroux, de « mystagogue », de « théopompe », et de « théoglosse », il conclut par ces propos menaçants : « Je vous marquerai si avant et si brûlant, qu’il en sera fait mémoire dans les générations futures. Ce sera, pour vous, un moyen d’arriver à la postérité, plus sûr que la Triade, le Circulus et la Doctrine. »
Les conservateurs se délectent alors du duel qui discrédite la pensée socialiste. Cham lui consacre plusieurs dessins, popularisant la figure échevelée de Pierre Leroux. Le pamphlétaire Marchal de Bussy, passé de la gauche au conservatisme, lui consacre également un opuscule. Conscients des effets désastreux de la polémique, les deux théoriciens choisissent l’apaisement. Au début de l’année 1850, Leroux fait paraître une série d’articles sur l’histoire du socialisme, qu’il dédie à son adversaire. Le 15 février 1850, il intervient à la Chambre des députés en faveur de Proudhon, arrêté après un article hostile au président Louis-Napoléon."
"L’élément décisif qui convainc les blanquistes est la position de Leroux face aux massacres de juin 1848. Effectivement, le 28 juin 1848, du haut de la tribune de l’assemblée et sous les huées des conservateurs, Leroux demande la clémence pour les insurgés. Le 24 décembre 1849, il récidive. En août 1853, en exil, il publie Aux États de Jersey, dans lequel il condamne la bourgeoisie pour son rôle dans la mort de onze mille insurgés de Juin. Leroux s’attaque alors à un tabou dans le camp républicain. Nombreux sont ceux qui exaltent la modeste résistance au coup d’État dans la capitale et préfèrent oublier la répression de l’insurrection de Juin qu’ils ont souvent soutenue."
"L’enterrement est une cérémonie inégalitaire avec 11 classes de funérailles proposées, plus ou moins fastueuses. La Commune s’attache, dans la mesure du possible, à donner une sépulture à tous, particulièrement à ses gardes nationaux sans ressources tombés au combat. Elle prend le contrôle des pompes funèbres, maintenant les services de l’adjudicataire Vafflard, puis le transformant en simple régisseur, sous l’autorité d’une commission administrative."
"Un premier bouleversement de l’ordonnancement traditionnel des funérailles intervient lorsque le cortège se constitue derrière le corbillard. À ce moment, rapporte Malvina Blanchecotte, Verdure demande aux femmes de prendre place en tête, car dans le « convoi de la philosophie, le cortège de la démocratie, les dames doivent être en avant ». Ce choix est en parfaite cohérence avec les idées de Verdure dont la fille Maria, sans doute présente, est déléguée de l’association l’Éducation nouvelle, auprès de la Commune. Cette inversion rappelle les prises de position de Leroux sur la condition féminine. Le philosophe a appelé à l’égalité des droits civils et politiques, à la tribune de l’Assemblée, le 21 novembre 1851. Avec Pauline Rolland, il a également lutté pour l’enseignement féminin. Il s’est aussi opposé aux positions antiféministes de Proudhon. Ce bouleversement du cortège plaît également aux fusionnistes, qui partagent les critiques de Leroux sur la vision catholique de la femme. Dans De l’Humanité, Leroux relit la Genèse sous le prisme de l’androgynie. Pour Leroux, l’homme ne préexiste pas à la femme qui n’est pas responsable du péché originel. Pour Tourreil, la divinité est un être androgyne (Meramourpère) et la division sexuelle doit disparaître dans une harmonie nouvelle. Tourreil dénonce le sort réservé aux femmes par la société, fait l’apologie de l’union et de l’amour (qualités féminines), aspire à des mariages nouveaux qui organiseraient la fusion de l’homme et de la femme. Le nouvel ensemble (Evadam) sauvera l’humanité . Ce bouleversement féministe des funérailles est remarquable."
-Jean-Noël Tardy, « Les funérailles de l’utopie. Les obsèques officielles de Pierre Leroux et la Commune de Paris », Revue historique, 2017/3 (n° 683), p. 589-618. DOI : 10.3917/rhis.173.0589. URL : https://www.cairn.info/revue-historique-2017-3-page-589.htm