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    Jean-Jacques Goblot, Aux origines du socialisme. Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean-Jacques Goblot, Aux origines du socialisme. Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830) Empty Jean-Jacques Goblot, Aux origines du socialisme. Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830)

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 16 Déc - 10:39

    https://books.openedition.org/pul/246

    "Né en 1797, Pierre Leroux était entré en 1821 dans la Charbonnerie, « cette grande conspiration du libéralisme adolescent ». Puis il prit part à la rédaction du Globe, qu’il avait fondé en 1824 et qu’il céda aux saint-simoniens après la révolution de 1830. Mais ce n’est qu’à partir de 1832, après sa rupture avec les saint-simoniens, qu’il acquit aux yeux de ses contemporains une stature intellectuelle originale et prit rang parmi les grands apôtres du progrès démocratique et social : dès lors, de la Revue encyclopédique à l’Encyclopédie nouvelle, puis à la Revue indépendante et à la Revue sociale, il est aisé de suivre dans sa continuité le développement de sa pensée. [...]

    Le Globe, qui fut l’un des périodiques les plus en vue de la Restauration, est encore célèbre aujourd’hui pour avoir défendu, en littérature, la cause du romantisme, vulgarisé en philosophie l’éclectisme de Victor Cousin, soutenu en politique les principes du libéralisme."

    "On sait qu’après de brillantes études au lycée de Rennes il avait eu l’ambition d’entrer à l’Ecole polytechnique : la pauvreté de sa famille le contraignit à y renoncer, et il se fit ouvrier typographe. Dès 1817, il avait conçu un procédé typographique nouveau dont il attendait, pour le bien de l’humanité, des progrès décisifs dans la diffusion des connaissances et des idées. C’est peu de temps après, si l’on en croit son propre témoignage, qu’il forma un autre projet : fonder un journal « qui tiendrait ses lecteurs au courant de toutes les découvertes faites dans les sciences et dans toutes les branches de l’activité humaine, chez les principales nations ». Il en arrêta dans son esprit le titre — Le Globe — et, jugeant que l’Angleterre était « le pays qu’il fallait étudier avant de créer un tel journal », il fit un voyage en Angleterre. A son retour, en 1821, il entra dans une vente de carbonari où il retrouva d’anciens condisciples du lycée de Rennes : Paul-François Dubois, le docteur Roulin, et le beau-frère de celui-ci, Alexandre Bertrand, qui devint son ami intime.

    Mais l’adhésion au carbonarisme, loin de détourner Leroux des grands projets qu’il avait conçus, allait l’y ramener. Dès 1822, l’échec des complots militaires provoquait chez un grand nombre de jeunes carbonari une crise de conscience au terme de laquelle, renonçant à la perspective d’un bouleversement politique immédiat et aux méthodes des sociétés secrètes, ils reportèrent leurs espérances sur un autre terrain : celui de la lutte d’idées, du lent et patient effort pour éclairer les esprits, enfin de la recherche spéculative d’une solution future aux problèmes posés par la crise politique et sociale.
    "

    "Leroux demanda une entrevue à Lafayette, lui exposa ses vues et sollicita son soutien : il fut courtoisement éconduit. Un an plus tard (1823), son esprit travaillant toujours, il était prote chez l’imprimeur Cellot lorsque celui-ci prit comme associé Alexandre Lachevardière, puis lui céda son fonds. Lachevardière était un ancien camarade d’apprentissage de Leroux : jeune, riche, entreprenant, très attentif aux nouveautés lancées par les éditeurs anglais, il accepta d’engager ses capitaux dans la fondation du Globe Sur ce qu’il advint alors on dispose de divers témoignages, dont celui de Leroux lui-même. Mais les récits les plus détaillés se trouvent dans les Souvenirs de Paul-François Dubois, qui restent en grande partie inédits. « Avec sa promptitude hasardeuse », écrit Dubois, Leroux passa aussitôt à l’exécution : il s’assura la collaboration de deux traducteurs — l’un pour l’anglais, l’autre pour l’allemand — et leur fit faire « un nombre considérable d’extraits et de nouvelles » tirés des publications étrangères18. Puis, ne sachant trop comment mettre en œuvre ces matériaux, il alla trouver Paul-François Dubois et lui demanda son concours.

    Professeur de rhétorique, ancien élève de l’Ecole normale, Dubois avait été chassé de l’Université trois ans plus tôt ; il avait quelque expérience du journalisme, et, en attendant mieux, vivait de divers travaux de plume : il accepta, et se chargea de constituer la rédaction du nouveau journal ; mais il s’en réserva expressément le contrôle et la direction20. Il fit aussitôt appel à ses amis de l’Université et à quelques jeunes publicistes de sa connaissance, qui acceptèrent de collaborer à son entreprise. Leroux, de son côté, fit entrer dans la rédaction son ami Alexandre Bertrand. Le premier numéro du
    Globe parut le 15 septembre 1824."

    "Il serait tout à fait gratuit de supposer, en 1824, une inspiration saint-simonienne chez Leroux : ce qu’on retrouve bien plutôt dans sa conception du Globe, c’est l’expérience du typographe, témoin de l’expansion rapide de la librairie et de la presse depuis 1815, témoin et acteur manqué, si l’on peut dire, de l’entrée de l’imprimerie dans l’ère industrielle. Cette expansion sans précédent avait de quoi frapper les imaginations : en multipliant la circulation des richesses intellectuelles, elle élargissait l’horizon de la pensée. Une ère nouvelle s’ouvrait ainsi, que l’optimisme libéral saluait avec enthousiasme."

    "Pour ce qui est du contenu du journal, le prospectus, rédigé par Dubois et reproduit dans le premier numéro, insiste surtout sur la critique littéraire et sur la nécessité de son renouvellement. Mais il annonce aussi que Le Globe donnera « toutes les nouvelles étrangères, littéraires, industrielles ou morales », et vante l’utilité qu’il y a à « propager dans un pays la connaissance de tous les autres ». En fait, jusque vers le mois de novembre 1824, les grands articles littéraires restent assez rares : les nouvelles scientifiques, géographiques et industrielles, principalement empruntées aux journaux anglais, les extraits d’ouvrages étrangers occupent la plus grande place. Alexandre Bertrand publie de nombreux articles scientifiques où il s’efforce, dit-il, de rendre « populaires » les résultats des sciences ; et dès le 16 octobre 1824, il donne son premier compte rendu des séances de l’Académie des Sciences."

    "Villermé, membre de l’Académie de Médecine, dont Bertrand avait présenté les travaux sur la mortalité des indigents, expose lui-même dans Le Globe les résultats d’une enquête statistique sur les enfants trouvés."

    "Vint alors, en effet, le temps de la « politique » : Le Globe s’engagea sur ce terrain dès 1827, lors de la discussion de la loi « de justice et d’amour », et plus nettement encore après les élections de novembre 1827 et la chute du ministère Villèle. En août 1828, la nouvelle loi sur la presse lui permit de devenir un journal « philosophique, politique et littéraire ». Dès lors la partie documentaire, sans tout à fait disparaître, s’amenuisa encore ; les discussions parlementaires, les combinaisons ministérielles examinées et commentées dans l’esprit d’un sage libéralisme, donnèrent au Globe sa couleur et rétrécirent son horizon à leur mesure : les vastes espérances de Leroux paraissaient définitivement oubliées."

    "Cet homme qui agitait en lui tant de pensées, et qui aurait pu être l’âme du journal, n’en était que la « cheville ouvrière » : rôle sans doute indispensable mais évidemment subalterne. [...] Sa pauvreté, son genre de vie et son caractère l’isolaient des autres rédacteurs ; il n’avait de relations d’amitié qu’avec certains d’entre eux : Bertrand d’abord, puis à un moindre degré Damiron et Dubois, plus tard Sainte-Beuve et Roulin ; en revanche, il ne sympathisait guère avec les doctrinaires — Guizot, Rémusat et leurs amis — qui dominèrent la rédaction politique du Globe à partir de 1828."

    "Tout semble indiquer que Leroux, dans la partie documentaire du Globe, se chargeait des chroniques consacrées au monde extra-européen, au monde asiatique surtout [...] série d’études consacrées au régime politique et social de la Turquie, sur laquelle l’insurrection grecque appelait alors l’attention."

    "Leroux accorda une large place, dans la partie documentaire du Globe, aux questions de l’instruction populaire et de la vulgarisation des résultats des sciences, conçues comme un instrument essentiel de l’amélioration du sort des classes laborieuses : nous avons sur ce point un témoignage de Michelet, et celui de Leroux lui-même, qui, dans sa « profession de foi saint-simonienne », évoque les documents qu’il publiait sur « l’instruction primaire aux frais de l’état » et sur « l’émancipation des artisans ». Leroux fait allusion également à des études « sur les essais divers de système coopératif et sur une foule d’autres sujets » : par ces études et par ces documents, précise-t-il, il avait « sourdement lutté contre les doctrines économiques d’indifférence et de laisser faire professées dans des colonnes plus officielles ». Mais peut-être a-t-on exagéré parfois la portée de ce témoignage. [...] Leroux, en 1831, est avant tout soucieux d’illustrer la « logique » qui l’a conduit à adhérer au saint-simonisme : il insiste donc sur les « pressentiments » qui l’y avaient secrètement poussé. Mais il a toujours affirmé que la question sociale, pour lui, ne s’était posée dans toute son ampleur et dans son « invincible clarté » qu’après la révolution de juillet."

    "Dès 1827 Leroux était en relations avec des libéraux belges, notamment avec Auguste Baron, correspondant du Globe à Bruxelles. Il fit un peu plus tard un voyage en Belgique, où il se lia avec Charles Rogier, l’un des futurs chefs de la révolution belge de 1830, et avec d’autres collaborateurs du Politique, journal libéral de Liège. La date de ce voyage reste incertaine, mais on peut supposer qu’elle précède de peu la publication, dans Le Globe, des deux articles de Leroux sur la « crise » des Pays-Bas (novembre-décembre 1828). Par la suite, Leroux apparaît au Globe comme le spécialiste des affaires belges : en 1829, il promet d’écrire un article sur le procès fait à Louis De Potter, l’un des chefs de l’opposition libérale en Belgique, ainsi qu’un compte rendu de deux brochures politiques dues à ce publiciste. Cette promesse ne semble pas avoir été tenue. Mais en 1830 Le Globe, devenu journal quotidien, donne de nombreuses informations sur le conflit qui oppose les libéraux et les catholiques belges au roi Guillaume."

    "En ces années d’apprentissage Leroux a beaucoup écrit et beaucoup lu ; que loin de s’enfermer dans une spécialité, il s’est intéressé à une foule de problèmes. [...] Homme harcelé de soucis matériels et de besognes : tandis que d’autres jouissaient des nobles loisirs de l’esprit, il corrigeait des épreuves, ou cultivait des champignons dans les carrières de Montrouge pour nourrir sa nombreuse famille."

    "On sait qu’il fut entre 1824 et 1829 l’un des organisateurs des banquets bretons, qui chaque année rassemblaient les bleus de Bretagne habitant Paris, et entretenaient parmi eux la fidélité aux idées de la Révolution. Certains ont cru à cette époque que Leroux était d’origine bretonne, ce qui est faux. Mais la méprise est significative : Leroux restait étranger à la société parisienne, et se mêlait volontiers à ces provinciaux déracinés. [...] En Bretagne, et plus généralement dans l’Ouest, la Charbonnerie avait recruté des adeptes particulièrement nombreux, non seulement dans la « classe moyenne » mais aussi dans les couches populaires des villes. D’où un vivace esprit « républicain », qui prolongeait directement la tradition, encore toute récente, des luttes contre la chouannerie. C’est dire que la Charbonnerie bretonne différait sensiblement du carbonarisme élitaire, bourgeois, précocement tenté par les intrigues orléanistes, qui caractérisait les états-majors parisiens.

    Si l’on en croit le témoignage d’Ange Guépin, Leroux, au temps où il faisait ses études au lycée de Rennes, avait fréquenté la maison du tailleur Leperdit, ancien maire républicain de la ville. Ainsi, dès son adolescence, il avait été marqué par cette tradition particulière du républicanisme breton, qui maintenait vivant l’esprit des luttes du « peuple » contre l’ancien régime. C’est cette tradition et cet esprit que les banquets bretons de Paris, relayant le carbonarisme, entretinrent jusqu’à la révolution de 1830
    ."

    "Le 26 juillet 1830, en l’absence de Dubois, Leroux signa la protestation des journalistes contre les ordonnances de Charles X : le texte de cette protestation, suivi du nom des signataires, fut publié le lendemain dans Le Globe, sorti des presses malgré l’interdiction royale.

    Mais tout indique que dès ce moment-là, la rédaction du journal est profondément divisée : Victor Cousin se déclare fidèle au drapeau blanc, et s’indigne que Leroux ait fait imprimer Le Globe ; Dubois, qui reparaît le 28 juillet, semble avant tout préoccupé d’écarter une issue républicaine ; certains des rédacteurs font déjà leur la solution orléaniste ; beaucoup songent surtout aux places à prendre. D’autres, dont Pierre Leroux, participent avec enthousiasme au mouvement populaire. Un jeune rédacteur du Globe, Georges Farcy, fut tué les armes à la main le 29 juillet, lors de l’attaque des Tuileries.

    Le Globe cependant continue à paraître sur de petites feuilles qu’on placarde dans les rues de Paris : il appelle « tous les hommes qui veulent conserver l’ordre constitutionnel » à se rassembler « dans une commune action, à la fois énergique et modératrice »14 ; puis il applaudit à la victoire de l’insurrection populaire, mais insiste sur la nécessité de « mettre de l’ordre où ne fut que l’enthousiasme ». Enfin, le 30 juillet, par la plume de Rémusat, il se déclare en faveur du duc d’Orléans16.

    Deux jours plus tard, Le Globe publie un article d’un tout autre ton, dû vraisemblablement à Leroux où l’on peut lire ceci :

    « Mais le duc d’Orléans est-il roi ? Non.
    Il ne le sera que par nous, par notre volonté, et aux conditions que nous lui imposerons. Il recevra tout du peuple ; il lui devra sa couronne et sa reconnaissance [...]. Nous l’appelons aujourd’hui ; nous le consacrerons en recevant ses serments ; s’il les violait, il disparaîtrait aussitôt.
    Il faut le dire, une ère nouvelle commence. Le siècle politique est ouvert. Plus de langueur, plus de criticisme impuissant. Il est des jours où de grands perfectionnements deviennent tout à coup possibles.

    Le génie politique consiste alors à comprendre le fait qui vient de s’accomplir, et à savoir aller au-devant des nouveaux besoins qu’il fait naître ».

    Cet article provoqua au sein de la rédaction une crise que le journal ne put cacher à ses lecteurs. Dès le 2 août, Dubois écarte ceux qui voudraient « républicaniser » Le Globe ; et pendant deux semaines, il s’y fait le porte-parole d’une opinion sagement progressive, applaudit le roi-citoyen, défend contre ce qu’il nomme les « prétentions républicaines » la cause de la meilleure des républiques. En fait, il songe surtout à rentrer dans l’Université, et se dispose à liquider Le Globe. Le 15 août, il abandonne son titre de gérant et se retire, suivi par la plupart des rédacteurs, qui comme lui estiment que le temps est venu de se mettre aux affaires. Restent Leroux, Sainte-Beuve, Lerminier, quelques autres, qui entendent que Le Globe continue à vivre : ils en assurent désormais la rédaction ; mais ils se heurtent à la majorité des actionnaires, que Dubois et ses amis contrôlent. Le 20 septembre, après des discussions orageuses, ceux-ci désignent l’un des leurs pour procéder à la liquidation fictive de la société. Un mois plus tard les comptes sont établis, et les nouveaux maîtres du Globe sont aux abois : ils sont mis en demeure de rembourser les actionnaires qui ne voudront plus participer à leur entreprise. C’est alors qu’ils s’adressent à Prosper Enfantin, et lui avouent « l’embarras de leur position » : dès le 28 octobre, la cession du journal aux saint-simoniens est acquise. Mais ce n’est que le 10 novembre que ceux-ci en prennent véritablement la direction : Enfantin avait jugé bon de ménager une « transition », afin de ne pas effaroucher le public. Et cette transition, en fait, ne parvint à son terme que le 18 janvier 1831, lorsque Le Globe devint officiellement le « journal de la doctrine de Saint-Simon ».

    Les difficultés financières, on le voit, ont joué un rôle déterminant dans cette affaire ; et quoi qu’on en ait dit, rien n’indique que Leroux ait été subitement touché par la grâce."

    "Il est probablement l’auteur d’une grande partie des articles politiques qui, en dehors des nouvelles, forment l’essentiel du journal à cette époque. D’autres sont dus à Sainte-Beuve. Mais Sainte-Beuve lui-même a précisé qu’il avait, en ce temps-là, prêté sa plume à Leroux, et qu’il lui servait de « truchement pour la plupart de ses idées ». Certains articles ont dû être rédigés conjointement par Leroux et par Sainte-Beuve, de sorte que, comme le notait Jules Troubat dans la préface des Premiers Lundis, on croit y reconnaître « les idées de l’un, le style de l’autre ». Nous pouvons donc considérer que les commentaires politiques du Globe « républicain » expriment, dans leur ensemble, la pensée de Leroux.

    L’influence saint-simonienne apparaît dès le mois de septembre, surtout dans les articles philosophiques de Lerminier, qui vers la mi-octobre revêt solennellement l’habit bleu de la secte. Mais Leroux et Sainte-Beuve, s’ils sympathisent avec la doctrine de Saint-Simon, n’y adhèrent pas encore
    ."

    "On sait qu’il avait eu une entrevue avec Saint-Simon en 1825, et que cette rencontre l’avait vivement impressionné [...] Les réserves de Leroux, on le voit, semblent viser particulièrement l’école saint-simonienne."

    "On sait qu’en fait son adhésion à l’école saint-simonienne fut de courte durée, puisqu’il rompit avec Enfantin en novembre 1831. Du reste, tout semble indiquer que sa tendance « démocratique et républicaine », à l’époque même où il était l'ardent propagateur de la doctrine de Saint-Simon, fut loin d’être étouffée par elle. Et d’autre part, dans les mois qui suivent la révolution de juillet, Le Globe réalise déjà en partie cet alliage de démocratisme politique et de réformisme social qui caractérise la pensée de Leroux à partir de 1832."

    "Les journées de juillet furent donc un événement « révélateur ». Ce qu’elles ont révélé ? Le peuple, ce « personnage nouveau et imprévu » (no 185, 25 août), que la politique de la Restauration comptait pour rien. Par l’héroïsme dont elle a fait preuve, « la partie la plus humble, la plus dénuée, la plus souffrante du peuple » s’est acquis de nouveaux droits : le droit « d’être appelée à l’instruction, formée au travail et au bien-être », le droit « d’être reconnue et comptée pour quelque chose » (no 179, 19 août). La société devra lui reconnaître sans délai ces droits, et lui en assurer l’exercice : ainsi sera préservée cette « alliance intime des classes laborieuses et des classes moyennes » qui est un des caractères de la révolution de juillet."

    "Programme social aussi, ou du moins affirmation de la nécessité d’un programme social ; car les droits politiques, si précieux qu’ils soient pour le peuple, « sont insuffisants pour le sauver de la misère et de la souffrance » (no 206, 15 septembre) : il faut accorder aux travailleurs « toutes les facilités d’associations particulières et d’organisations laborieuses » ; il faut aussi « aviser dès à présent à des moyens directs d’améliorer l’état de la classe laborieuse en elle-même ». Politique internationale enfin : la France nouvelle, non par les armes mais par son « ascendant » moral, a le devoir d’apporter sans restriction son soutien à la révolution belge, et plus généralement à la cause des peuples européens en lutte pour leur affranchissement.

    A la même époque, Enfantin et ses disciples disent leur mépris de l’action politique au jour le jour, déclarent que « l’inégalité naturelle entre les hommes » est « la condition indispensable de l’ordre social », et en conséquence rejettent le principe démocratique : on voit combien Leroux est éloigné de ces idées. [...]

    Il faut tenir compte aussi de son origine ouvrière, et de l’influence que put exercer sur lui son frère cadet Jules Leroux : ouvrier imprimeur comme l’avait été Pierre, Jules Leroux semble avoir joué un rôle important dans l’éveil du mouvement ouvrier après les Trois glorieuses."

    "Le Pierre Leroux de 1832 [...] unissait dans un même hommage l’école saint-simonienne et les républicains."

    "Dans le numéro du 9 novembre [1832] (no 260). Le Globe constate que Laffitte et les hommes du mouvement entrent dans les mêmes voies que ceux qu’ils viennent de remplacer, et que — excepté quelques « grands citoyens » demeurés « conséquents avec eux-mêmes » — les députés du côté gauche ont trahi la cause de la liberté, pour laquelle ils avaient prononcé jadis tant de nobles discours :

    « Ainsi ces paroles qui faisaient battre nos cœurs d’un ardent patriotisme étaient des paroles d’apparat, des armes de guerre qu’on jette loin de soi après la victoire ! ainsi l’ennemi que nous détestions avait raison contre nos chefs ! Ainsi le fond des choses, les principes, la liberté n’étaient réellement rien pour nos tribuns ; ils voulaient seulement le pouvoir et ils le cherchaient par des luttes de factieux ! [...] Mais qu’ils le sachent bien, nous avons pris au sérieux ces questions de liberté dont ils se faisaient un vain jeu. Tandis qu’ils nous introduisaient à la polémique, qu’ils nous encourageaient aux conspirations, ils pouvaient bien rire de notre innocence, mais nous nous enflammions de sentiments généreux et vrais. Avec des caresses et des menaces on n’aura pas si bon marché de nous. Rentrés dans l’opposition, nous la voulons franche et ferme. Nous connaissons trop bien les nouveaux ventrus pour n’avoir pas à leur donner, quoique jeunes, des leçons aussi utiles que sévères ».

    Cet article est d’autant plus remarquable qu’à la date où il fut publié, nous l’avons vu, la « transition » qui devait amener Le Globe à devenir l’organe du saint-simonisme était déjà largement commencée. Le 10 novembre, Leroux cédait la direction du journal à Michel Chevalier. Le lendemain, celui-ci publiait son premier article : il soulignait la nécessité de « sortir graduellement du négatif, pour arriver à quelque chose de positif », autrement dit de remettre à leur juste place les luttes politiques et de se consacrer désormais à la recherche de nouvelles solutions sociales, philosophiques et religieuses (no 262). Le 13 novembre Le Globe se félicitait de voir « au premier rang parmi les personnages politiques » de « hautes notabilités industrielles », comme les banquiers Laffitte et Périer (no 264) : qu’était donc devenue l’opposition « franche et ferme » qu’il annonçait quatre jours plus tôt ?"

    "Dans la période qui suit la révolution de juillet, la dénonciation de l’aristocratie bourgeoise n’était nullement le fait des seuls saint-simoniens : dans une large mesure, elle était devenue un thème commun à tous ceux qui réclamaient l’abolition de l’hérédité de la pairie et une loi électorale démocratique, c’est-à-dire à tous les adversaires de la « restauration mitigée ». C’est ainsi qu’au mois de septembre la société des Amis du peuple avait placardé dans les rues de Paris une affiche qui provoqua l’indignation du Moniteur, la réprobation du Journal des débats, et même le blâme du National : elle dénonçait précisément « l’aristocratie bourgeoise ». Et tout semble indiquer que la polémique ainsi suscitée contribua beaucoup à répandre l’usage de cette expression. En tout cas, c’est dans ce contexte que Le Globe, le 17 septembre, reprit l’idée et le mot à son compte : ce faisant, tout en se référant à la « philosophie nouvelle » de Saint-Simon, il se rangeait clairement dans le camp des républicains.

    Dans l’esprit de républicains — et aussi, pensons-nous, dans l’esprit de Leroux — la dénonciation de la « nouvelle aristocratie » mobilise contre le nouveau régime l’élan démocratique hérité de la lutte contre l’ancien régime
    ."

    "Critiques qu’il adresse, en 1832, à ceux « qui ont pour ainsi dire désespéré de la politique, qui ont abandonné toutes les traditions de l’histoire pour s’égarer dans des rêves de sectaires, et quitté la grande route pour de petits oasis imperceptibles »."

    "« Le génial Leroux » (Karl Marx à Ludwig Feuerbach, lettre du 3-X-1843, in Correspondance, t. I, Editions sociales, 1971, p. 302)."

    "Les commentateurs se sont intéressés surtout, et parfois exclusivement, à l’article de 1829 sur le « style symbolique » (Le Globe, t. VII, no 28). Etude capitale, il est vrai, l’une des plus belles que Leroux ait écrites : qui d’autre, à cette époque, a mieux parlé de la poésie de Victor Hugo ?"

    "L’idéalisme s’allie curieusement, chez Leroux, à une critique de l’idéalisme dont la vigueur est parfois étonnante : par exemple dans cette Réfutation de l’éclectisme (1839) où il s’en prend à la philosophie de Victor Cousin et de Théodore Jouffroy."

    "Victor Hugo et les poètes du Cénacle, avec lesquels Leroux, sans doute entraîné par Sainte-Beuve, était entré en relations dès 1827. [...] C’est vraisemblablement à la même époque que Leroux entra en relations avec Vigny, lequel, deux ans plus tard, lui adressa un exemplaire du More de Venise, en « témoignage de haute estime et d’amitié »."

    "Le problème qu’il pose est le suivant : comment la langue française, « si philosophique, si exacte, si précise », est-elle devenue apte à se revêtir « d’une teinte de mystère », comment a-t-elle pu consentir « à faire entendre au lieu de dire » ? Certains répondent en invoquant les emprunts aux littératures étrangères : Leroux récuse cette explication ; il affirme qu’un tel changement n’est pas dû à des causes externes, et n’a pu s’opérer que « par une force intérieure de développement », par « une sorte de croissance naturelle » :

    « Le besoin de poésie, de rénovation des idées morales et religieuses, et l’étude de la nature et de ses mystérieuses harmonies, voilà ce qui l’a engendré. Après cela, mille causes accessoires y ont concouru : on a pris goût au style poétique de la Bible, qui était pour Voltaire un sujet d’ineffables risées, on a pris goût aux littératures étrangères ; on a étudié l’Orient ; on a eu besoin d’émotions nouvelles ; le sentiment de la liberté et de l’individualisme s’est montré partout, s’est appliqué à tout ; enfin on retrouve ici, comme dans mille autres questions, l’influence de tout ce qui compose ce qu’on appelle l’esprit du siècle. Et, comme s’il y avait synchronisme pour la propagation des procédés de l’art dans le monde européen, comme pour tout le reste, on voit à la fois ce style naître et se développer en France, en Angleterre, en Allemagne »."

    "L’un des foyers de cette divergence, c’est précisément la philosophie de l’histoire. Qu’appelait-on ainsi avant 1830 ? Disons qu’il s’agissait d’une de ces nouveautés obscures et séduisantes, importées d’Allemagne, auxquelles Victor Cousin devait sa réputation de philosophe. Dans les colonnes du Globe, c’est Cousin qui pour la première fois, en 1826, parle de la « philosophie de l’histoire » : sur un mode très programmatique, il la définit comme la connaissance spéculative de l’essence du processus historique, et l’oppose à l’histoire telle que les historiens la pratiquent, laquelle se trouve ainsi rabaissée au niveau d’une simple connaissance empirique. Un an plus tard, la traduction de Vico par Michelet et celle de Herder par Quinet (Quinet et Michelet étaient alors des disciples fervents de Cousin) illustrent cette nouvelle branche de la philosophie, qui dès lors est largement reconnue comme telle et qui fournit au Globe l’intitulé d’une rubrique nouvelle, sous laquelle on relève notamment des articles de Théodore Jouffroy (t. V, no 19, t. VI, no 9) et de Pierre Leroux (t. VI, no 1, t. VII, no 50)."

    "L’empire turc, explique Leroux, n’est pas une nation : ce n’est qu’un « bizarre assemblage de nations toutes diverses par leur origine, leur langue, leurs mœurs et leur religion » (t. I, no 70). De plus, la société y est divisée en classes : militaires, lettrés, laboureurs et marchands (t. I, no 72). Le gouvernement lui-même — le sérail — n’est rien d’autre que la « tribu particulière » du sultan, sa « horde », qui se superpose à la multitude des peuples soumis sans abolir leur hétérogénéité (t. IV, no 25). Issue de la conquête militaire, cette « organisation » est demeurée à peu près telle quelle, et n’a pu se perpétuer que par la conquête. Or les temps de la conquête ont pris fin. Les nations européennes ont gagné en cohésion et en puissance : elles ont pu ainsi mettre un terme aux pirateries des Barbaresques. Plus récemment les Russes ont conquis la Crimée ; ils conquièrent à présent le Caucase, qui avait été longtemps pour l’empire turc une « pépinière inépuisable d’esclaves ». D’où le marasme croissant de cet empire, et le déclin rapide de l’autorité du sultan. Ainsi cette forme de gouvernement qui a duré des siècles, et qui naguère encore « était intacte en apparence, quoique sourdement minée », est près de s’effondrer : cela non point par l’effet d’une crise accidentelle, mais « d’elle-même et par la force des choses »"

    "Il a le sentiment de vivre une époque où s’opèrent des transformations si vastes et si profondes que leurs effets, à terme, sont incalculables64. Par là, bien qu’il partage pour l’essentiel les certitudes de l’optimisme libéral, il échappe à ses platitudes ; et s’il est attiré par la philosophie de l’histoire, il n’est pas de ceux qui la pratiquent comme si l’histoire était terminée."

    "Pour ce qui est de l’avenir de l’Asie, il est certain que notre auteur n’est pas insensible aux « mythes civilisateurs » qui justifiaient l’expansion européenne dans le monde. Mais à ses yeux c’est en quelque sorte malgré elle, voire par sa propre négation, que la conquête coloniale, à terme, pourra servir la cause de la civilisation ; si bien qu’il semble dépasser « prophétiquement » l’horizon même de cette conquête : ce qu’il espère et croit déjà apercevoir, c’est moins l’européanisation de l’Asie que la renaissance de l’Asie, grâce au contact de l’Europe mais au besoin contre elle.

    En tout cas, il dénonce avec vigueur les caractérologies vulgaires qui condamnent ces peuples à une « éternelle enfance » en invoquant la prétendue mollesse asiatique66. Pourtant, il lui paraît incontestable que la civilisation asiatique est restée « stationnaire », tandis que celle de l’Europe « est évidemment progressive depuis quelques siècles » : comment cela s’est-il pu faire ? La réponse que Leroux apporte à cette question est en quelque sorte le premier bilan de ses réflexions sur l’Asie, et mérite d’être largement citée. Il commence par récuser les théories, héritées du XVIIIe siècle, qui invoquent la race ou le climat."

    "Leroux conclut en affirmant que si l’Orient est stationnaire, rien ne permet de dire qu’il le restera éternellement : c’est qu’il n’y est pas condamné par la nature, mais par sa propre histoire. Or l’histoire peut rompre les liens que l’histoire a noués : viendra le temps où ces vieilles nations « dissiperont enfin les ténèbres qu’elles se sont faites à elles-mêmes ».

    Ainsi, une fois de plus, Leroux désigne l’organisation politique et sociale comme la cause du destin historique des peuples de l’Orient. Mais le problème posé engage en fait l’histoire de l’humanité dans son ensemble, puisqu’il s’agit de confronter l’Orient stationnaire et l’Europe progressive. Pour autant, le propos devient plus ambitieux : Leroux avance l’idée d’une succession nécessaire, et observable chez tous les peuples, de certaines « formes de société » — la « famille isolée », les tribus et les castes, la « nation »."

    "Une même perspective évolutionniste paraît unir dans sa pensée les sciences de la nature et les sciences historiques, auxquelles il fait appel conjointement : son intérêt pour la géologie et pour l’anatomie comparée, son admiration pour l’œuvre de Geoffroy Saint-Hilaire94 témoignent que pour lui l’histoire de l’humanité ne se sépare pas de l’histoire naturelle."

    "Ce n’est pas sans inquiétude que Leroux constate le recul, dans les masses populaires des villes, de la foi religieuse traditionnelle et de la morale qu’elle inspirait : par quoi remplacer les vieilles croyances et le vieux culte, désormais privé de vie ? Par les fêtes civiques et patriotiques, répond-il en substance (t. IV, no 2), ainsi que par « l’étude religieuse des sciences naturelles dans leurs notions les plus populaires ». Dans les articles où il rend compte des cours donnés aux ouvriers par Charles Dupin, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, il insiste constamment sur les effets bienfaisants qu’un tel enseignement peut avoir sur la moralité des classes laborieuses : « La science, loin de dépraver, comme disent quelques insensés, élève les classes populaires ; et ce que la morale perd par le dépérissement de la foi religieuse, les croyances fondées sur la science peuvent le réparer » (t. IV, no 49). Comme on le voit, il semble que la science, en prenant la place de la religion, devienne dans l’esprit de Leroux une sorte de religion ! En définitive, il envisage moins un dépassement de la religion qu’une mutation interne à la religion elle-même, les vieux dogmes laissant la place à une « philosophie religieuse » programmatiquement conçue comme le résumé populaire et le couronnement des acquisitions modernes du savoir.

    Si la religion doit ainsi se survivre à elle-même, c’est qu’elle constitue, aux yeux de Leroux, une forme nécessaire de l’existence sociale : ne fut-elle pas dans le passé le ciment spirituel des sociétés humaines et le fondement de leur unité morale, voire de leur organisation politique ? Ainsi en était-il de la chrétienté médiévale : Leroux est sensible à la puissance de ce lien, de cette « chaîne mystérieuse » qui, sous l’autorité des papes, « avait réuni tous les peuples dans une admirable unité »."

    "Bertrand et Leroux ne pouvaient souscrire à cette affirmation présomptueuse : pour eux la psychologie, en rompant avec la physiologie, se ruinait elle-même. D’où une divergence profonde, qui apparaît dans les colonnes du Globe dès 1826. A propos d’un cas de folie homicide, Bertrand entreprend de montrer la relativité et les limites de la liberté morale. Leroux de même, examinant le fanatisme religieux qui sévissait au XVIe siècle, parvient à des conclusions qui contredisent de façon flagrante les principes posés par Jouffroy : « Notre intelligence n’est pas à nous, affirme-t-il ; elle nous vient de nos organes et du monde qui nous entoure » (t. IV, no 37). Enfin, en 1827, un long article de Bertrand, publié par Leroux malgré l’avis des autres rédacteurs, réfute les thèses que Jouffroy avait soutenues sur le sommeil et dénonce le présupposé selon lequel « l’âme, substance immatérielle, ne peut être assujettie aux besoins du corps »."

    "On a pu dire que la vie intellectuelle, dans la France du XIXe siècle, était dominée par l’opposition de deux « cultures », l’une représentée par Victor Cousin, l’autre par Auguste Comte : l’originalité de Pierre Leroux se mesure au fait que son apprentissage intellectuel s’est effectué dans l’entourage de Cousin, non dans celui de Comte, et qu’à certains égards il est pourtant beaucoup plus proche de Comte que de Cousin."

    "Quant à la doctrine chrétienne, est-il juste de dire, comme on le fait ordinairement, que l’esclavage antique a pris fin grâce à elle ? Contre cette idée reçue [mis en circulation par le Génie du christianisme de Chateaubriand], Leroux n’hésite pas à s’inscrire en faux :

    « On fait communément honneur à l’esprit du christianisme d’avoir détruit l’esclavage qui pesait sur le monde romain lorsque l’Evangile y fut annoncé. Il est vrai qu’à cette époque il se fit une grande révolution et que la constitution sociale ne fut pas seulement altérée, mais détruite ; il est vrai encore que, l’église entrant dans l’état, les empereurs accordèrent aux évêques et aux clercs mêmes le privilège d’affranchir sans observer les formalités de l’ancien droit : mais assurément ce n’était pas toujours la maxime d’aimer son prochain comme soi-même qui produisait ce beau zèle d’émancipation car on commença par les esclaves d’autrui ; on commença par déclarer à peu près libres tous ceux des hérétiques, et cela fit qu’il n’y eut plus proprement d’esclaves dans l’empire que pour les véritables chrétiens ».

    Examinant ensuite les temps modernes, Leroux montre que la légitimité de l’esclavage y a été, jusqu’à une date récente, très largement admise. Si Las Casas prenait en pitié les Indiens d’Amérique qu’on faisait travailler dans les mines, il ne proposait d’autre remède que l’esclavage des Africains. Des juristes affirmaient doctement qu’un homme peut aliéner sa liberté et celle de ses enfants : voit-on que les beaux esprits, et même les grands esprits du siècle de Louis XIV s’en soient scandalisés ? En fait, la condamnation morale de l’esclavage, si commune aujourd’hui, a été prononcée par les philosophes il n’y a guère que soixante ans : c’est dire que « la notion de droit en cette matière a suivi les progrès de la vie sociale. Tant que l’esclavage n’a pas été directement contraire à l’essence de la société, on ne l’a pas traité de crime ».

    Ainsi, au lieu de dire que l’esclavage a existé parce que les hommes étaient aveugles aux principes éternels de la justice, Leroux explique cet aveuglement, qui aujourd’hui nous semble inconcevable, par le fait que la société était fondée sur l’esclavage : en d’autres termes, au lieu de vouloir expliquer la manière de vivre des générations passées par leur manière de penser, il montre que leur manière de penser s’explique par leur manière de vivre."

    "Que fait en effet le poète ? Il « saisit des rapports ». Or en géométrie, « comme en poésie, comme en tout, la comparaison est la grande route de l’esprit humain. Le poète rend l’abstrait par le sensible, le géomètre le sensible par l’abstrait ; mais tous deux ne font que substituer des rapports à d’autres rapports, ou plutôt reproduire sous des termes différents des rapports identiques. Seulement, ils ne travaillent pas sur les mêmes matériaux » (ibid.). N’y a-t-il pas quelque chose d’étonnamment moderne, et de bien peu mystique, dans cette conception du travail poétique et dans ce rapprochement du poète avec le savant ?"

    "Le passé ? Ce sont les castes, les aristocraties sacerdotales ou militaires, le système féodal, les différentes formes de servitude. Ce sont les barrières de toute sorte que ce système avait élevé entre les hommes : « Nulle part il n’y avait rien d’homogène ; partout des castes et des corporations, des dissensions religieuses et civiles ». [...] Pour Leroux, ce passé est bien loin d’être entièrement révolu : il survit, et il survit si bien qu’il continue à prévaloir à Madrid, à Constantinople et en maints autres lieux. Mais il a commencé à céder la place à une nouvelle organisation sociale, fondée sur un principe nouveau dont l’avenir verra l’épanouissement complet : le « principe de l’égalité »."

    "La question de l’esclavage illustre bien cette différence. En 1848, dans son livre De l’Egalité, Leroux retrace le développement historique du « dogme » de l’égalité sans se soucier apparemment de rapporter ce développement à l’évolution sociale objective ; et dès lors l’enseignement du Christ, « législateur de la Fraternité », lui paraît avoir joué un rôle décisif dans la disparition de l’esclavage antique : « La prédication de Jésus, écrit-il, a eu pour objet la destruction des castes et de l’esclavage ». Au lieu qu’en 1827, nous l’avons vu, il affirme que la destruction de l’esclavage antique est due à un bouleversement de la « constitution sociale », et non à la soudaine lumière qu’aurait apportée « l’esprit du christianisme »."

    "L’égalité, dans l’esprit de Leroux, n’a pas seulement une signification juridique et formelle : il s’agit bien pour lui d’une « égalité sociale » (t. VII, no 50) qui implique l’abolition des privilèges de droit, mais aussi la suppression des inégalités les plus criantes dans la distribution des propriétés. D’un autre côté, on ne voit pas que Leroux mette nulle part en cause l’existence même de la propriété privée : son égalitarisme n’est pas un « communisme » ; et si l’on peut supposer qu’il a lu, peu après sa publication en 1828, la Conspiration pour l’égalité de Buonarotti, ce n’est guère de cette tradition qu’il semble s’inspirer. De Condorcet [dernier chapitre de l'Esquisse] et de Rousseau bien davantage, sans doute."

    "Qu’en est-il dès lors de cette union des intelligences, de ces nobles sentiments partagés qui forment véritablement « une nation et une patrie commune » (t. IV, no 6) ? La vérité est que « les masses languissent » : « Rien ne les appelle à se voir, à se sentir marchant unies sous les mêmes croyances et les mêmes passions » (t. IV, no 2) ; et c’est en vain que l’on voudrait dissimuler « le triste égoïsme et le profond ennui d’une société dont l’enthousiasme n’est jamais excité par un sentiment unanime »."

    "De 1825 à 1848 et au-delà, Leroux est demeuré remarquablement fidèle à lui-même, et pour l’essentiel sa problématique n’a pas changé : organiser la « vie de l’égalité », organiser les résultats de la Révolution française, c’est ainsi qu’à ses yeux se définit la tâche qui incombe à sa génération, la tâche du penseur comme celle du citoyen et de l’homme politique.

    Cette œuvre, il la conçoit d’abord dans le cadre de la pensée libérale. Puis il en vient à découvrir l’impuissance du libéralisme, et le voilà saint-simonien. Mais il ne tarde pas à rompre avec la secte saint-simonienne, et peut-être d’abord parce qu’il ne peut faire siennes les conceptions inégalitaires et anti-démocratiques d’Enfantin et de ses disciples173 : ce qu’il veut retenir du saint-simonisme, c’est surtout une « doctrine de l’égalité organisée » prolongeant et développant les principes proclamés par la Convention de 1793174. Plus tard, il se dit socialiste, mais à ses yeux le socialisme n’est pas autre chose que la réalisation des idées prophétiquement annoncées par la Révolution française."

    "Son œuvre avait perdu beaucoup de son influence depuis 1848."

    "[La] perspective évolutionniste fait à la fois la force et la faiblesse de la pensée de Pierre Leroux. Elle fait sa faiblesse : elle lui permet de se représenter comme un mal provisoire, dû aux survivances de l’ancien régime, les contradictions propres à la société bourgeoise. Mais elle fait aussi sa force. Elle le conduit à se méfier des « révélations » et des « révélateurs » ; elle le conduit à affirmer, contre les sectaires de tout acabit, que « les grandes synthèses sociales se font par tous, non par quelques-uns, par progrès continu, et non par cataclysmes »."

    "En 1833, à l’époque même où les saint-simoniens s’embarquent pour l’Egypte à la recherche de la Femme-Messie : Leroux, avec son ami Jean Reynaud, adhère à la Société des droits de l’homme ; et sous son influence cette société, de petite conjuration républicaine qu’elle était, réunissant quelques centaines de membres, se transforme en une association populaire forte de plusieurs milliers d’adhérents, dont de nombreux ouvriers, et pourvue d’un programme comportant une série de réformes démocratiques et de mesures sociales. Une telle organisation était un fait sans précédent : on a pu dire sans exagération qu’il y eut là « un événement de première importance pour le mouvement social ». Or si Leroux joua dans cet événement un rôle de premier plan, ce n’est point par hasard : tout le cours de ses réflexions le conduisait à rejeter aussi bien l’utopisme des saint-simoniens que les méthodes conspiratives des républicains, à unir les luttes politiques et les revendications sociales, à soutenir la nécessité d’une organisation de masse et d’un large travail de propagande."

    "Il va jusqu’à dire qu’à l’époque où il collaborait à la Revue encyclopédique (1831-1835) il ne connaissait rien de la philosophie allemande moderne. En réalité ce n’est que tardivement, et par des ouvrages de seconde main, qu’il put se faire une idée de la philosophie hégélienne."

    "Une dialectique « profonde », mais idéaliste et conciliatrice, une dialectique où l’unité prime la contradiction, et la continuité la rupture : voilà ce que Leroux a pu trouver dans l’œuvre de Leibniz, probablement dès avant 1830. Par la fréquentation de cette grande pensée, il put échapper en partie à la misère philosophique que le règne de la bourgeoisie imposa à la France du XIXe siècle."
    -Jean-Jacques Goblot, Aux origines du socialisme. Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830), Presses universitaires de Lyon, 1977, 107 pages.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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