https://www.cairn.info/revue-mots-2019-1-page-107.htm
https://sms.hypotheses.org/19227
Une première clarification classique consiste à distinguer deux courants majoritaires au sein de l’écologie politique générale : un courant réformiste centriste, l’écologie environnementaliste, focalisé sur les questions de « protection de l’environnement », et un courant plus radical, critique de notre modèle de société dans son ensemble, qui trouve ses origines dans la pensée libertaire des années 70.
Ce dernier propose une réforme en profondeur des fondements de notre société (réduction importante du temps de travail, limitation de la croissance économique, décentralisation du pouvoir, redistribution égalitaire des richesses, pacifisme) tandis que le premier s’inscrit dans une optique plus gestionnaire qui vise à infléchir le système actuel en faveur d’une réduction des atteintes à l’environnement (pollutions, protection de la biodiversité, émissions de gaz à effets de serre, etc.). Or, pour les courants radicaux, cette façon de faire de l’écologie pose au moins trois problèmes.
Premièrement, elle apparaît trop facilement récupérable par tout un ensemble d’acteurs politiques ou économiques sans pour autant les contraindre à modifier véritablement leurs comportements. Il s’agit là de la critique de la pratique du green washing, c’est-à-dire la tendance des entreprises à se « verdir » en respectant des quotas, en s’attribuant des labels, en mettant en avant des petits gestes « éco-responsables », mais sans diminuer réellement leur impact social et environnemental. Par exemple, au palmarès mondial 2017 des entreprises les plus « performantes en matière de développement durable » figurent les français Total, Peugeot ou encore BNP Paribas qu’il est pourtant difficile de considérer comme des organisations fondamentalement écologiques.
Deuxièmement, l’écologie environnementaliste tend à occulter l’analyse des causes profondes de la crise écologique : les émissions de gaz à effet de serre, les pollutions, la destruction des milieux naturels, la réduction de la biodiversité, etc. apparaissent en fait comme des conséquences directes du modèle général de production et de consommation.
Enfin, l’écologie environnementaliste passe sous silence la critique culturelle que porte l’écologie politique radicale. En effet, il est possible de résumer les fondements de cette dernière de la manière suivante : le modèle de société actuel n’est pas soutenable car les limites de la planète empêchent une croissance matérielle infinie, et il n’est pas souhaitable car il n’assure pas les conditions d’une vie humaine épanouie. C’est ce second point, c’est-à-dire la critique de l’oppression que subissent les individus dans la société moderne, qui peut être appelé « écologie romantique ».
L’écologie romantique ou la critique culturelle de notre modernité
Le concept de « romantisme » constitue une catégorie d’analyse politique particulièrement intéressante développée par Mickaël Löwy et Robert Sayre. Au-delà des clivages classiques comme droite/gauche ; conservateur/libéral ; progressiste/réactionnaire, le romantisme désigne une critique de la modernité capitaliste et industrielle au nom de certaines valeurs du passé.
Ce que le romantisme déplore dans la modernité, c’est l’aseptisation du monde par la technologie, la mécanisation et la standardisation ; c’est la dissolution des liens sociaux par la domination de l’économie marchande et le culte de l’argent ; c’est, enfin, l’insupportable limitation de la liberté humaine produite par la bureaucratie, les normes et la hiérarchie. Ainsi, être romantique, c’est condamner la déshumanisation du monde qui étouffe les individus et les castre dans leur autonomie et leur créativité.
Plus généralement, le romantisme s’oppose à quatre formes d’oppression qu’il attribue à l’organisation industrielle et capitaliste. Tout d’abord une oppression « bureaucratique » car dans sa volonté d’efficacité, la société moderne s’organise sur un mode gestionnaire qui transforme les individus en simples rouages d’une « mégamachine » et les prive de toute autonomie.
Ensuite une oppression « idéologique » car, publicité et grand spectacle à l’appui, notre système marchand conditionne les consommateurs à désirer toujours plus : plus de biens, plus de reconnaissance, plus de vitesse, etc. Le culte de la performance colonise ainsi tous les aspects de la vie et empêche de profiter pleinement du temps présent et des plaisirs simples.
Troisièmement une oppression « épistémique », c’est-à-dire la domination d’une forme de pensée particulière : la rationalité abstraite qui voudrait traiter tous les problèmes comme des problèmes mathématiques. Or, puisque tout ne se mesure pas ou ne se calcule pas, cette quantophrénie néglige d’autres modes de connaissance et de relation au monde comme le sens pratique ou la prudence.
Enfin, le romantisme proteste contre une oppression « technologique » qui découle de notre société d’hyper-spécialistes. Puisque tout aujourd’hui est affaire de spécialistes, les individus ne sont plus maîtres de leur existence mais doivent toujours avoir recours à des experts pour mener leur vie : le mécanicien du dimanche ne peut plus réparer sa voiture truffée d’électronique et doit se plier au diagnostic opaque d’un expert-garagiste, tout comme la majorité de la population, qui ne sait ou ne peut plus cultiver un jardin, remet son sort alimentaire dans les mains des experts-industriels.
Ainsi, le romantisme proteste contre le triomphe d’une société technologique, gestionnaire, consumériste, individualiste et utilitariste dont les conséquences sont l’artificialisation du monde et l’asservissement des humains à la production et à la consommation de biens et de services marchands.
Dans nos travaux, nous montrons que ces idées se retrouvent de manière très vives à la fois dans les écrits politiques de plusieurs auteurs fondateurs de l’écologie (Ivan Illich, André Gorz, Bernard Charbonneau, Arne Naess, Murray Bookchin, ou encore Henry David Thoreau) et dans les discours des opposants aux grands projets d’aménagement du territoire (Barrage de Sivens, Center Parcs de Roybon, Notre-Dame-Des-Landes, etc.). L’écologie politique est ainsi nourrie par le sentiment romantique que le monde tel qu’il est organisé est non seulement une entreprise d’exploitation et de destruction de la nature mais également de la qualité de vie humaine. À rebours de ce modèle, l’écologie romantique invite à se dégager de la poursuite aveugle d’un « progrès » fétichisé pour se recentrer sur une vie sage et en harmonie avec son environnement humain comme non humain.
Löwy M., Sayre R., 1992, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot.
Le romantisme, force révolutionnaire
Comprendre la part romantique de l’écologie politique permet alors d’éclairer certains paradoxes apparents liés aux écologistes. Par exemple, cela permet de saisir pourquoi des contestations dites « écologistes » peuvent aussi bien s’élever contre des projets a priori écologiques (des éoliennes, des fermes solaires…) et pourquoi des problèmes apparemment locaux (les projets d’aménagement du territoire) attirent des opposants de zones géographiques éloignées : une partie de ces résistances sont en fait moins environnementalistes que romantiques en cela qu’elles combattent avant tout la modernité capitaliste industrielle.
Au-delà de ces situations particulières, le concept de romantisme permet de repérer un sentiment qui apparaît répandu dans l’ensemble de la société. Il s’entend de manière très claire de la bouche de bien des gens qui ne se disent ni écologistes ni même politisés. C’est la réticence face à la colonisation de notre monde par la technologie ; c’est la révolte contre l’obscénité de la consommation de masse et du grand spectacle médiatique ; c’est le sentiment d’absurdité que provoquent les indicateurs de performances chiffrés et les modes d’évaluation qui dirigent la vie des administrations comme des grandes entreprises ; c’est la rébellion contre l’ineptie des journées à rallonge pour un travail qui ne fait plus sens et qui finit en burn out ; c’est, enfin, le sentiment que notre monde se perd en favorisant une gestion économique abstraite et en ignorant les drames humains qui en découlent.
Aussi, le sentiment romantique peut être vu comme un des moteurs de nombreuses mobilisations en apparence hétérogènes. Il est une inspiration claire des revendications écologistes radicales, mais il est également possible de le voir à l’œuvre dans la convivialité des réunions de gilets jaunes sur les ronds-points, dans la colère des agriculteurs qui défendent leur métier et leurs savoirs traditionnels contre l’industrie et la mondialisation, ou encore dans l’exaspération des personnels de santé qui s’indignent contre la destruction de la relation de soin par la gestion budgétaire des hôpitaux.
Si le romantisme peut de la sorte prendre des accents révolutionnaires, c’est parce qu’il ne doit surtout pas être vu comme une simple nostalgie réactionnaire. En effet, la critique de la modernité peut déboucher sur des positions résolument émancipatrices. Selon le bon mot d’Henri Lefebvre, le romantique révolutionnaire n’est pas un homme en proie au passé, mais un homme en proie au possible. Il ne souhaite pas un retour au passé, mais un détour par celui-ci, vers l’invention d’un monde meilleur.
https://sms.hypotheses.org/19227
Une première clarification classique consiste à distinguer deux courants majoritaires au sein de l’écologie politique générale : un courant réformiste centriste, l’écologie environnementaliste, focalisé sur les questions de « protection de l’environnement », et un courant plus radical, critique de notre modèle de société dans son ensemble, qui trouve ses origines dans la pensée libertaire des années 70.
Ce dernier propose une réforme en profondeur des fondements de notre société (réduction importante du temps de travail, limitation de la croissance économique, décentralisation du pouvoir, redistribution égalitaire des richesses, pacifisme) tandis que le premier s’inscrit dans une optique plus gestionnaire qui vise à infléchir le système actuel en faveur d’une réduction des atteintes à l’environnement (pollutions, protection de la biodiversité, émissions de gaz à effets de serre, etc.). Or, pour les courants radicaux, cette façon de faire de l’écologie pose au moins trois problèmes.
Premièrement, elle apparaît trop facilement récupérable par tout un ensemble d’acteurs politiques ou économiques sans pour autant les contraindre à modifier véritablement leurs comportements. Il s’agit là de la critique de la pratique du green washing, c’est-à-dire la tendance des entreprises à se « verdir » en respectant des quotas, en s’attribuant des labels, en mettant en avant des petits gestes « éco-responsables », mais sans diminuer réellement leur impact social et environnemental. Par exemple, au palmarès mondial 2017 des entreprises les plus « performantes en matière de développement durable » figurent les français Total, Peugeot ou encore BNP Paribas qu’il est pourtant difficile de considérer comme des organisations fondamentalement écologiques.
Deuxièmement, l’écologie environnementaliste tend à occulter l’analyse des causes profondes de la crise écologique : les émissions de gaz à effet de serre, les pollutions, la destruction des milieux naturels, la réduction de la biodiversité, etc. apparaissent en fait comme des conséquences directes du modèle général de production et de consommation.
Enfin, l’écologie environnementaliste passe sous silence la critique culturelle que porte l’écologie politique radicale. En effet, il est possible de résumer les fondements de cette dernière de la manière suivante : le modèle de société actuel n’est pas soutenable car les limites de la planète empêchent une croissance matérielle infinie, et il n’est pas souhaitable car il n’assure pas les conditions d’une vie humaine épanouie. C’est ce second point, c’est-à-dire la critique de l’oppression que subissent les individus dans la société moderne, qui peut être appelé « écologie romantique ».
L’écologie romantique ou la critique culturelle de notre modernité
Le concept de « romantisme » constitue une catégorie d’analyse politique particulièrement intéressante développée par Mickaël Löwy et Robert Sayre. Au-delà des clivages classiques comme droite/gauche ; conservateur/libéral ; progressiste/réactionnaire, le romantisme désigne une critique de la modernité capitaliste et industrielle au nom de certaines valeurs du passé.
Ce que le romantisme déplore dans la modernité, c’est l’aseptisation du monde par la technologie, la mécanisation et la standardisation ; c’est la dissolution des liens sociaux par la domination de l’économie marchande et le culte de l’argent ; c’est, enfin, l’insupportable limitation de la liberté humaine produite par la bureaucratie, les normes et la hiérarchie. Ainsi, être romantique, c’est condamner la déshumanisation du monde qui étouffe les individus et les castre dans leur autonomie et leur créativité.
Plus généralement, le romantisme s’oppose à quatre formes d’oppression qu’il attribue à l’organisation industrielle et capitaliste. Tout d’abord une oppression « bureaucratique » car dans sa volonté d’efficacité, la société moderne s’organise sur un mode gestionnaire qui transforme les individus en simples rouages d’une « mégamachine » et les prive de toute autonomie.
Ensuite une oppression « idéologique » car, publicité et grand spectacle à l’appui, notre système marchand conditionne les consommateurs à désirer toujours plus : plus de biens, plus de reconnaissance, plus de vitesse, etc. Le culte de la performance colonise ainsi tous les aspects de la vie et empêche de profiter pleinement du temps présent et des plaisirs simples.
Troisièmement une oppression « épistémique », c’est-à-dire la domination d’une forme de pensée particulière : la rationalité abstraite qui voudrait traiter tous les problèmes comme des problèmes mathématiques. Or, puisque tout ne se mesure pas ou ne se calcule pas, cette quantophrénie néglige d’autres modes de connaissance et de relation au monde comme le sens pratique ou la prudence.
Enfin, le romantisme proteste contre une oppression « technologique » qui découle de notre société d’hyper-spécialistes. Puisque tout aujourd’hui est affaire de spécialistes, les individus ne sont plus maîtres de leur existence mais doivent toujours avoir recours à des experts pour mener leur vie : le mécanicien du dimanche ne peut plus réparer sa voiture truffée d’électronique et doit se plier au diagnostic opaque d’un expert-garagiste, tout comme la majorité de la population, qui ne sait ou ne peut plus cultiver un jardin, remet son sort alimentaire dans les mains des experts-industriels.
Ainsi, le romantisme proteste contre le triomphe d’une société technologique, gestionnaire, consumériste, individualiste et utilitariste dont les conséquences sont l’artificialisation du monde et l’asservissement des humains à la production et à la consommation de biens et de services marchands.
Dans nos travaux, nous montrons que ces idées se retrouvent de manière très vives à la fois dans les écrits politiques de plusieurs auteurs fondateurs de l’écologie (Ivan Illich, André Gorz, Bernard Charbonneau, Arne Naess, Murray Bookchin, ou encore Henry David Thoreau) et dans les discours des opposants aux grands projets d’aménagement du territoire (Barrage de Sivens, Center Parcs de Roybon, Notre-Dame-Des-Landes, etc.). L’écologie politique est ainsi nourrie par le sentiment romantique que le monde tel qu’il est organisé est non seulement une entreprise d’exploitation et de destruction de la nature mais également de la qualité de vie humaine. À rebours de ce modèle, l’écologie romantique invite à se dégager de la poursuite aveugle d’un « progrès » fétichisé pour se recentrer sur une vie sage et en harmonie avec son environnement humain comme non humain.
Löwy M., Sayre R., 1992, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot.
Le romantisme, force révolutionnaire
Comprendre la part romantique de l’écologie politique permet alors d’éclairer certains paradoxes apparents liés aux écologistes. Par exemple, cela permet de saisir pourquoi des contestations dites « écologistes » peuvent aussi bien s’élever contre des projets a priori écologiques (des éoliennes, des fermes solaires…) et pourquoi des problèmes apparemment locaux (les projets d’aménagement du territoire) attirent des opposants de zones géographiques éloignées : une partie de ces résistances sont en fait moins environnementalistes que romantiques en cela qu’elles combattent avant tout la modernité capitaliste industrielle.
Au-delà de ces situations particulières, le concept de romantisme permet de repérer un sentiment qui apparaît répandu dans l’ensemble de la société. Il s’entend de manière très claire de la bouche de bien des gens qui ne se disent ni écologistes ni même politisés. C’est la réticence face à la colonisation de notre monde par la technologie ; c’est la révolte contre l’obscénité de la consommation de masse et du grand spectacle médiatique ; c’est le sentiment d’absurdité que provoquent les indicateurs de performances chiffrés et les modes d’évaluation qui dirigent la vie des administrations comme des grandes entreprises ; c’est la rébellion contre l’ineptie des journées à rallonge pour un travail qui ne fait plus sens et qui finit en burn out ; c’est, enfin, le sentiment que notre monde se perd en favorisant une gestion économique abstraite et en ignorant les drames humains qui en découlent.
Aussi, le sentiment romantique peut être vu comme un des moteurs de nombreuses mobilisations en apparence hétérogènes. Il est une inspiration claire des revendications écologistes radicales, mais il est également possible de le voir à l’œuvre dans la convivialité des réunions de gilets jaunes sur les ronds-points, dans la colère des agriculteurs qui défendent leur métier et leurs savoirs traditionnels contre l’industrie et la mondialisation, ou encore dans l’exaspération des personnels de santé qui s’indignent contre la destruction de la relation de soin par la gestion budgétaire des hôpitaux.
Si le romantisme peut de la sorte prendre des accents révolutionnaires, c’est parce qu’il ne doit surtout pas être vu comme une simple nostalgie réactionnaire. En effet, la critique de la modernité peut déboucher sur des positions résolument émancipatrices. Selon le bon mot d’Henri Lefebvre, le romantique révolutionnaire n’est pas un homme en proie au passé, mais un homme en proie au possible. Il ne souhaite pas un retour au passé, mais un détour par celui-ci, vers l’invention d’un monde meilleur.