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    Didier Savary, Les cités minières dans l'entre-deux-guerres : le cadre principal des sociabilités minières

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Didier Savary, Les cités minières dans l'entre-deux-guerres : le cadre principal des sociabilités minières Empty Didier Savary, Les cités minières dans l'entre-deux-guerres : le cadre principal des sociabilités minières

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 19 Juin - 21:47

    https://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2010-2-page-77.htm

    "Développement des mines de fer à partir des années 1875 s’est accompagné de la mise en place, dans les villages miniers bas-normands, de sociabilités nouvelles liées à l’arrivée et à l’installation temporaire ou définitive d’une population de travailleurs en majorité étrangère à la région."

    "Le véritable développement des cités minières va avoir lieu entre 1918 et 1939, surtout dans les années 1920. La cité comme cadre de vie des mineurs se généralise, car toutes les sociétés minières encore existantes vont en faire construire pour loger leurs personnels. [...]  la principale raison de ces vastes programmes de construction est liée au fait que pendant cette période les mines de fer de la région connaissent un essor important de leur production, qui nécessite une embauche importante de personnel, en majorité d’origine étrangère."

    "À Soumont, la société des mines construit à partir de 1927, en supplément des 331 logements existants en 1920, 100 logements. L’ensemble constitue le parc immobilier minier le plus important de la région."

    "Au total pour le Calvados, le maximum de logements ouvriers existants (cités et autres) est de 951 à la fin de 1930. 1438 ouvriers y résident, ce qui représente 68 % du total des ouvriers des mines, mais 101 logements sont inoccupés."

    "Les cités sont le plus souvent installées à l’écart des bourgs anciens. On observe cependant deux situations différentes. Certaines cités sont localisées à une distance importante du village ancien, c’est le cas par exemple à La Ferrière (environ 2 km), à Halouze (environ 1 km) ou à Saint-Germain-le-Vasson pour les cités du Livet qui se trouvent en situation de total isolement en fond de vallée à un kilomètre du village. D’autres cités sont contiguës au village comme les cités de Potigny, séparées du bourg par la route nationale, ou de Saint-Rémy-sur-Orne, où les cités sont totalement intégrées à un des hameaux de la commune qu’elles vont contribuer à renforcer démographiquement. Ce hameau deviendra de fait le chef-lieu de la commune, ce qui constitue un exemple unique « d’intégration inversée ».

    Pour les cités isolées des bourgs, peut-on évoquer une volonté des sociétés minières, dans un souci paternaliste, de contrôler la main-d’œuvre, ce qui pourrait expliquer ces localisations ? Alain Leménorel indique que pour la société des mines de Soumont, la mise en place des cités minières répond à des critères dont les bases ont été mises en place par le sociologue Georges Hottenger à la demande du président du Conseil d’administration des Hauts Fourneaux et Aciéries de Caen. Des notes de 1902 et 1912 émanant de la direction de la mine sont sans équivoque sur la volonté de contrôler efficacement la main-d’œuvre minière à travers l’octroi de logements et l’isolement des mineurs et de leurs familles dans des cités."

    "Devant la pénurie de main-d’œuvre locale et le turn over très important des ouvriers de mines (plus de 50 % des mineurs quittent les mines de La Ferrière et Soumont entre 1906 et 1914 et certaines années plus de 80 % restent moins d’un an dans ces exploitations), les sociétés minières sont donc le plus souvent contraintes à la construction d’infrastructures d’accueil. C’est aussi souvent une condition nécessaire pour avoir l’autorisation par les autorités préfectorales de recruter de la main-d’œuvre étrangère."

    "Globalement peu de mineurs entrent dans les conseils municipaux des communes minières et encore moins accèdent à la première magistrature locale. Seules exceptions, comme le signale A. Leménorel, à May-sur-Orne dès 1923 et à Saint-André-sur-Orne en 1929, deux communes sans cité minière, où des mineurs cégétistes conquièrent les deux mairies. Ce cadre de vie retarde-t-il l’engagement politique des ouvriers ? Plusieurs constatations s’imposent. Même si les mineurs représentent une forte proportion de la population des communes minières dans l’entre-deux-guerres, la majorité écrasante d’ouvriers d’origine étrangère, qui n’ont donc pas le droit de vote, ne permet pas de donner un poids politique équivalent à leur poids démographique. Le cadre paternaliste est certainement là encore un des éléments d’explication mais pas le seul. Le mineur se caractérise aussi par un certain individualisme lié à son travail de tâcheron, ce qui n’incite pas à un engagement personnel dans les affaires communales, mis à part pour des ouvriers militants syndicalistes. La solidarité se manifeste à l’intérieur du cadre de travail mais pas vers l’extérieur. La cité fonctionnant en autonomie ne suscite souvent que très peu d’intérêt pour les affaires du village. De plus, l’instabilité chronique des mineurs dans l’entre-deux-guerres ne permet pas de s’intégrer à une communauté et de participer à la vie politique de celle-ci. La participation citoyenne n’est donc que ponctuelle. Par exemple dans l’entre-deux-guerres, dans les communes d’Urville, Gouvix et Saint-Germain-le-Vasson, un seul mineur intègre un conseil municipal, celui de Gouvix présidé par le maire royaliste le comte d’Oiliamson."

    "Dans les cités de Gouvix en 1935 et en 1937 [...] la mine cède un bloc de logements vacants pour y installer l’école et les cours du soir en polonais."

    "Les mineurs fréquentent les habitants des villages quand ils en ont besoin, souvent pour assurer un complément de revenus, en aidant les agriculteurs par exemple en période de récoltes ou comme pour deux ouvriers de May, au début des années 1930, en travaillant chez un boulanger du village après leur poste à la mine. Les femmes de cités se louent parfois comme couturières, journalières ou domestiques chez des habitants des villages. Ces derniers, quant à eux, fréquentent parfois les cités comme certains commerçants et artisans mais aussi comme cet agriculteur de Barbery qui livre le lait et le beurre aux habitants des cités du Livet à Saint-Germain-le-Vasson à la fin des années 1920.

    Pourtant les équipements de loisirs construits dans les cités, comme à Potigny où la société minière avait fait ériger une salle des fêtes pouvant faire office de salle de bal ou de cinéma, ou à Halouze et La Ferrière, cités dans lesquelles le même type d’équipement existe, ont rarement accueilli des jeunes des villages malgré l’attrait que cela constituait dans des bourgs anciens qui en étaient dépourvus. Une méfiance subsiste plus par méconnaissance mutuelle de l’autre que par xénophobie ou rejet définitif de la différence."

    "Le personnel d’encadrement et les ingénieurs sont logés dans des logements spécifiques, plus vastes et d’une architecture plus soignée comme « les villas des pins » à La Ferrière ou les logements d’ingénieurs au Livet à Saint-Germain-le-Vasson, totalement isolés du reste de la cité. Là encore, une ségrégation spatiale existe à l’intérieur même des entreprises minières entre les différentes catégories de personnel."

    "La plupart des logements de cités minières ne disposent pas de l’électricité dans les années 1920-1930 et que peu disposent de l’eau courante. Les cartes postales anciennes de cette période nous montrent des lieux souvent assez sinistres, du fait de l’inexistence d’éléments de décoration du cadre de vie. Une impression de chantier permanent, liée à la construction de nouvelles cités, domine sur la plupart de ces images. Il faut toutefois relativiser cela en tenant compte des conditions de logement dans les bourgs, qui sont souvent beaucoup moins bonnes. Les logements offerts par les sociétés minières sont souvent beaucoup plus salubres, bien mieux équipés et éclairés et plus spacieux que ces derniers. Ceci explique la demande parfois pressente de familles de mineurs pour être logés dans des cités « modernes ». Cependant, un élément assez général dans toutes les cités minières de la région est l’absence de salle d’eau ou de cabinet de toilette. Ces équipements sont tardivement mis en place, souvent à partir des années 1960-1970, suite à des demandes répétées des autorités sanitaires et des mineurs."

    "Le taux d’occupation des cités minières est élevé, quels que soient les bassins miniers étudiés. Dans l’Orne, à La Ferrière, en 1926, le taux d’occupation des cités est en moyenne de 3,25 personnes par logement et en 1936 de 3,36 habitants dans des logements qui sont en moyenne d’une cinquantaine de mètres carrés habitables."

    " La violence ou l’agressivité semblent omniprésentes dans une bonne part des relations entre individus, mais aussi une certaine solidarité en cas de problèmes ou de « coups durs ». Les cités connaissent aussi la mise en place de pratiques et de comportements de groupes structurés par l’appartenance ethnique, sportive ou professionnelle."

    "Il n’est alors pas possible de tisser des relations durables et suivies. Une attitude de réserve est vite adoptée vis-à-vis de ces nouveaux qui seront bien vite partis de leur propre gré, après avoir trouvé un autre travail ailleurs, ou à cause de la conjoncture économique et politique du moment."

    "Le temps de la cité est aussi rythmé par le passage des commerçants ambulants qui viennent proposer leurs produits. Régulièrement c’est la visite de familles ou d’amis proches venant de bassins miniers voisins. Beaucoup plus rarement, on quitte la cité pour se rendre au bourg ou à la ville la plus proche, parfois avec le train minier, comme pour les mineurs d’Urville-Gouvix, pour y effectuer des achats exceptionnels ou des formalités administratives.

    Enfin les rythmes quotidiens sont ponctués par les migrations pendulaires des ouvriers mineurs entre les cités et la mine, en fonction du poste ou le plus souvent des deux postes de travail journalier, plus rarement du poste de nuit. La vie quotidienne, c’est aussi la présence des hommes au jardin potager, l’après-midi pour cultiver de quoi accommoder l’ordinaire, ou leur départ vers un autre travail après une toilette et une croûte prise sur le pouce. Ce sont les tâches ménagères des femmes comme la fréquentation des magasins coopératifs beaucoup moins chers que les commerçants locaux, qui offrent l’avantage de proposer tous les types de produits (épicerie, boucherie, quincaillerie, vêtements…) et qui permettent de régler à la quinzaine. C’est pour les femmes le café pris chez la voisine quand les enfants sont à l’école, les recettes de cuisine et les soucis échangés. C’est « faire les rouges » (lavage des vêtements de travail) au lavoir une fois par semaine avec souvent les cancans et ragots, qui courent comme une traînée de poudre à travers la cité. Ce sont aussi les disputes fréquentes entre voisines ou entre hommes au sujet d’un rien. Ce sont enfin les enfants qui jouent dans la rue et qui apprennent mutuellement des rudiments de vocabulaire de leurs langues respectives. Au total, pour les femmes et les enfants, les cités constituent un univers clos fluctuant aux rythmes des heures, des jours et des mois, teinté d’une certaine monotonie. Les distractions sont peu fréquentes. Seules quelques activités comme le glanage ou les travaux saisonniers chez certains agriculteurs permettent de s’échapper de la cité et d’améliorer l’ordinaire."

    "La violence s’exerce aussi sur le plan politique. Dans les années 1930, les tensions sont fortes dans les cités d’Urville-Gouvix et de Soumont entre les quelques mineurs anarchistes, les communistes et les quelques partisans des « Croix de feu » du colonel de La Rocque. Cette violence physique semble rarement liée à l’appartenance ethnique des individus. La violence verbale, en revanche, est beaucoup plus répandue à l’égard des étrangers. Les Italiens du bassin minier de May-sur-Orne sont traités de « macaronis » ou de « sale ritals » et les Polonais de « polaks » ou « sales boches ». Le racisme peut aussi s’exercer contre les Français qui, dans certaines cités, sont minoritaires. Il se manifeste aussi entre communautés ethniques. Enfin l’alcoolisme important est la source de nombreuses violences conjugales.

    Les rapports entre les habitants des cités et ceux des bourgs miniers sont aussi parfois teintés de violence. Celle-ci s’exerce le plus souvent lors de fêtes communales ou autres bals populaires. Elle se manifeste aussi lors des rencontres sportives qui peuvent dégénérer. Des débordements verbaux teintés de racisme, voire des bagarres parfois collectives, en particulier lors de rencontres entre clubs de communes minières, les fameux « derby », rendent les loisirs parfois pesants."

    "Les premières associations créées sont les associations sportives, en particulier les clubs de football, qui connaissent alors un très fort développement en France. « La Sportive de Potigny », créée en août 1920, « l’Étoile sportive de May » en 1922 ainsi que « l’Amicale de la Mine de La Ferrière » mise en place un peu plus tardivement, regroupent « les gars des cités et les gars du bourg » dans des équipes qui ne vont pas tarder à s’affirmer comme les meilleures de leur championnat. Ces associations sportives sont parfois totalement ethniques comme par exemple « les Sokols » (les faucons) polonais qui font des démonstrations et des compétitions de gymnastique. D’autres sports comme le tir (les Tireurs de Gouvix), la course à pied et le cyclisme (May), le basket (Saint-Rémy) se développent aussi. D’autres associations, là encore le plus souvent créées à l’initiative des communautés étrangères, sont à vocation culturelle ou religieuses, comme les « Cercles de culture intellectuelle » polonais et tchèque créés à Potigny au milieu des années 1920, qui avaient pour but de « travailler en commun au développement intellectuel des émigrés par l’installation de bibliothèques, l’abonnement à des journaux, l’organisation de causeries et de conférences, le développement de l’enseignement, la création de chœurs et d’orchestres, de troupes de théâtre, l’organisation de fêtes et d’excursions ». Certaines comme à La Ferrière géraient une bibliothèque de prêts et des projections cinématographiques."

    "L’étrangeté, le brassage ethnique, l’instabilité constituent pour les populations des bourgs ruraux environnants, marqués par les rythmes séculaires du travail de la terre, des éléments culturellement déstabilisateurs. Cela provoque, dans la plupart des cas, une mise à l’écart, une juxtaposition d’espaces proches entre lesquels les contacts sont peu fréquents et ponctuels."
    -Didier Savary, « Les cités minières dans l'entre-deux-guerres : le cadre principal des sociabilités minières », Annales de Normandie, 2010/2 (60e année), p. 77-101. DOI : 10.3917/annor.602.0077. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2010-2-page-77.htm



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