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    Romain Descendre, Antonio Gramsci et le concept de ‘national-populaire’

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Romain Descendre, Antonio Gramsci et le concept de ‘national-populaire’ Empty Romain Descendre, Antonio Gramsci et le concept de ‘national-populaire’

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 12 Sep - 9:30

    http://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/periode-contemporaine/antonio-gramsci-et-le-concept-de-2018national-populaire2019

    "Si l’adjectif s’applique d’abord et avant tout à des contextes littéraires et linguistiques, il connaît très rapidement une extension qui le transporte à l’ensemble des domaines de la culture, puis devient dans une seconde étape une catégorie pleinement politique. Il s’agit d’interroger cette extension, du littéraire au politique, et de montrer qu’elle est parallèle à un autre passage, de l’analytique au prospectif, de l’examen comparé des littératures historiques de l’Europe à la perspective d’une «littérature nouvelle», partie prenante d’une plus large «réforme intellectuelle et morale ».

    « La letteratura non è nazionale perché non è popolare » (Q1, 80, p.86): on peut considérer cet énoncé, qui date de février-mars 1930, comme la toute première formulation de la notion (mais non encore l’expression même) de national-populaire. Gramsci traduit et corrige en ces termes l’idée, développée dans un article qu’il vient de lire (mais par ailleurs omniprésente dans les revues culturelles de l’époque), selon laquelle les écrivains italiens seraient abandonnés par un public qui ne les admirerait plus. Pour sa part, il identifie la cause de ce désintérêt dans la nature non populaire de la littérature italienne, et non pas dans le public lui-même, ni dans une mauvaise qualité esthétique des œuvres évoquées. Même s’il ne le dit pas et n’en a peut-être pas conscience à ce stade, il emprunte en réalité cette formule à Vincenzo Gioberti qui l’employait à l’identique dans Il Rinnovamento civile d’Italia (1851). Gramsci citera lui-même le passage de Gioberti en son entier, à l’automne 1933, soit trois ans et demi plus tard, au cahier 17."

    "Le peuple doit être non seulement le destinataire de la littérature, il doit être exprimé par elle : être autant l’origine que la fin de la littérature. D’où la nécessité d’une littérature qui soit commune aux « pochi » qui l’écrivent et aux « moltitudini » qui la reçoivent, et qui puisse dès lors s’identifier à la nation.

    Dès cette note 80 du cahier 1, Gramsci affirme que la grande littérature doit en fait avoir une double nature : être à la fois œuvre d’art et « élément actuel de civilisation », c’est-à-dire être « l’expression élaborée et complète des aspirations du public », ou, plus précisément, selon la seconde version réélaborée de cette note en 1934, «des aspirations les plus profondes d’un public déterminé, c’est-à-dire de la nation-peuple dans une certaine phase de son développement historique » (Q21, 4, p. 2113). L’écart entre les deux rédactions montre bien l’évolution de sa pensée grâce à l’acquisition survenue entretemps des deux notions de « peuple-nation » et de « national-populaire ». Dans le cas où, à « la beauté », n’est pas associé « le contenu humain et moral », alors à la littérature d’art est préféré le roman-feuilleton, « che, a modo suo, è un elemento di cultura, degradata se si vuole, ma attuale » (Q1, 80, p. 87). Dans les Cahiers, la thématique des romans feuilletons et le concept de national-populaire apparaissent donc intimement liés, dès la genèse de chacune des deux questions ; non pas cependant au sens où le roman feuilleton serait une expression adéquate du national-populaire, mais au sens où il serait un moindre mal lorsque la littérature d’art n’est pas l’expression du peuple-nation."

    "La France a en effet donné naissance au genre du roman-feuilleton qui eut, à ses commencements du moins, une grande portée nationale populaire, notamment avec Les mystères de Paris d’Eugène Sue au début des années 1840, qui a rassemblé un public extraordinairement large, depuis les classes populaires jusqu’aux milieux intellectuels et qui s’est perpétué vingt ans plus tard chez Victor Hugo, tout cela encadrant la révolution de 1848.

    Or c’est aussi cette comparaison France/Italie qui est à l’œuvre lorsque, au même moment, Gramsci applique la notion non plus aux champs littéraire et linguistique mais à la culture historico-politique [...] La thèse de Gramsci est que l’ensemble de la culture historique et même de la culture générale française est « populaire- nationale » du fait de la grande diversité des expériences et des tendances politiques que le pays a connues depuis la fin de l’Ancien Régime. Voilà ce qui explique que le seul véritable protagoniste de l’histoire française soit le «peuple nation» lui-même3. L’histoire de France est pour ainsi dire intrinsèquement une histoire populaire, une histoire du peuple français. Ce n’est pas le cas de l’Italie, dont l’unité nationale ne s’est pas fondée sur un peuple-nation existant mais sur la littérature italienne et la langue de ses hommes de lettres, une histoire concernant essentiellement une élite intellectuelle qui s’était toujours sentie étrangère à un peuple qu’elle ne connaissait pas et donnait à la « nation » une nature essentiellement rhétorique."

    "Le brescianisme est l’opposé du national-populaire et caractérise aux yeux de Gramsci une grande partie de la littérature italienne. Cette catégorie fait dès son origine référence à De Sanctis, qui avait fait du père jésuite Antonio Bresciani (1798-1862, auteur de L’ebreo di Verona en 1850) le héraut de la réaction cléricale anti- risorgimentale. La notion en vient à désigner dans les Cahiers tout ce qui, en matière de critique littéraire et de production culturelle, tient d’une part de l’hypocrisie, de l’étroitesse d’esprit, du sectarisme (et pas seulement de la part des catholiques) et d’autre part d’un rejet de la démocratie et du peuple au sein de la caste des lettrés."

    "Dans la suite du cahier 8 puis dans le cahier 9, l’idée d’une « volonté collective nationale- populaire » est poursuivie et approfondie dans une nouvelle définition de l’État, qui en vient à être profondément marquée par celle de la littérature nationale-populaire : c’est pour l’État lui-même qu’un « contact sentimental et idéologique» avec les masses qu’il a pour mission de diriger est nécessaire. De fait, ici encore s’opposent le «brescianisme», concept littéraire et culturel qui est du côté d’un fascisme frénétiquement nationaliste et étatiste en apparence mais au fond profondément individualiste et anti-étatique, et le sentiment national-populaire que le fascisme prétend nourrir sans pourtant y arriver, comme le démontre la persistance d’une passion populaire italienne pour l’histoire et la tradition romanesque françaises. Tel est le sens de cette note 42 du cahier 9 de juin 1932."

    "L’enjeu est ici clairement de créer une grande littérature nationale populaire dans la perspective de la construction future d’une société nouvelle, mais sur la base de l’existant, c’est-à-dire sur la base des codes d’une littérature populaire qu’il s’agirait en quelque sorte de sublimer, comme cela avait déjà pu être fait ailleurs par le passé."

    "De toute évidence Gramsci n’était pas convaincu par les « mouvements » artistiques, c’est-à-dire par les diverses avant-gardes artistiques et littéraires qui souvent au XXe siècle furent les compagnons de route de la gauche révolutionnaire, et qu’il semble viser lorsqu’il évoque ces «écoles artistiques d’origine intellectuelle ». On se méprendrait pourtant totalement à rapprocher cet appel de la doctrine du réalisme socialiste qui allait naître officiellement un an plus tard en Union soviétique – sauf à penser que des écrivains aussi importants et différents que Dostoïevski ou Chesterton puissent être en quoi que ce soit des sources d’inspiration du réalisme socialiste.

    Le concept de national-populaire devient ainsi, au cours de la rédaction des Cahiers, l’une des pièces maîtresses de la réflexion gramscienne sur une nouvelle perspective stratégique communiste. Mais loin de participer à la construction d’une esthétique populiste, il témoigne d’une extrême exigence : unir par et dans l’art les ambitions des artistes et les aspirations des masses."
    -Romain DESCENDRE, "Antonio Gramsci et le concept de ‘national-populaire’", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2019. Consulté le 21/10/2023. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/periode-contemporaine/antonio-gramsci-et-le-concept-de-national-populaire




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