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    Jean-Louis Margolin, Le Cambodge des Khmers rouges : de la logique de guerre totale au genocide

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean-Louis Margolin, Le Cambodge des Khmers rouges : de la logique de guerre totale au genocide Empty Jean-Louis Margolin, Le Cambodge des Khmers rouges : de la logique de guerre totale au genocide

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 10 Oct - 17:04

    https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2003-1-page-3.htm

    "La notion de « guerre totale » peut sans doute être appliquée à ce pays qui, de 1970 à 1999, connut le désastre d’un conflit permanent, face à des puissances extérieures, et contre les prétendus « ennemis » intérieurs et autres « traîtres » au régime. Dès lors, est-il possible de rendre compte de l’extraordinaire, de l’incompréhensible, sans en relativiser l’horreur ? Il a paru essentiel d’examiner les différentes hypothèses qui, si elles ne peuvent expliquer entièrement la spirale infernale dans laquelle s’engouffrèrent Pol Pot et ses séides, permettent néanmoins de confronter la longue durée et les circonstances politiques précises dans lesquelles le régime émergea, et de mettre au jour les aspects culturels et idéologiques d’un système « communiste », arrivé sur le tard, dans un pays où ses partisans se trouvaient très faiblement implantés.

    Les effrayants massacres qui accompagnèrent le règne de Pol Pot (selon les estimations les plus vraisemblables entre 1,3 et 2,3 millions de morts, soit entre 17 % et 30 % de la population) posent un problème historiographique d’interprétation majeur, aggravé par la grande pauvreté des sources disponibles : au-delà des témoignages oraux – presque uniquement des victimes, et des urbains – la seule série réellement exploitable est celle des archives, elles-mêmes incomplètes, du principal centre d’interrogatoires et de mise à mort, S-21 (Tuol Sleng), à Phnom Penh. On retrouve bien au Cambodge des formes évoquant de près la répression propre à d’autres systèmes communistes, singulièrement l’URSS stalinienne, la Chine maoïste, le Vietnam ou la Corée du Nord : surdéveloppement du système policier, insécurité généralisée face à une terreur d’État paraissant privée de toute logique, transformation du binôme « critique/autocritique » en procédures d’inquisition/humiliation visant à abolir toute individualité, purges sanglantes et répétées au cœur même de l’establishment politico-administratif, place majeure d’une famine provoquée par le régime dans la mortalité globale, et sans doute aussi dans la mise au pas de la population. Mais l’ampleur de la tuerie n’a absolument rien de comparable à ce qu’on a connu ailleurs dans l’univers communiste : environ 8 % de pertes dans la population en URSS, en 35 ans ; entre 7 % et 12 % des Chinois victimes de l’ère Mao Zedong, en une trentaine d’années ; des chiffres inférieurs partout ailleurs, sauf sans doute en Corée du Nord.

    On a connu par ailleurs, dans ce qui s’intitula (ironiquement ?) Kampuchea Démocratique (KD), l’ultime et le plus monstrueux produit de la « guerre de Trente Ans » indochinoise : un régime né de la guerre, vivant dans une atmosphère de guerre permanente (civile puis, dès 1977, extérieure, face au Vietnam pourtant communiste lui aussi), et qui périt par la guerre. Et cependant comment faire du KD un épisode, même aberrant, du long conflit, puisque l’on mourut davantage au Cambodge de « faits de paix » que des combats de 1970-1975 et 1977-1979 ?"

    "Alors qu’il est si prompt à dénoncer les « bains de sang » d’initiative occidentale (jusqu’à inventer, récemment, de prétendues famines induites en Afghanistan par l’intervention américaine contre les talibans), il finit par rejeter nettement le terme de génocide pour l’ère Pol Pot, s’appuyant sur de prétendues études (non référées) du Département d’État."

    "Le Cambodge entier se transfigura en fait en un vaste camp retranché. Il en avait la clôture hostile face à un monde extérieur (et d’abord aux pays voisins, Vietnam en tête) vu comme acharné à la perte du régime. Dès 1975, le KD coupa unilatéralement tout lien diplomatique avec la quasi-totalité des États, après avoir expulsé (ou parfois tué) jusqu’au dernier de leurs ressortissants : seuls des techniciens ou conseillers de Chine et de Corée du Nord, et quelques rares diplomates ou journalistes (yougoslaves en particulier), étaient admis dans le pays, et sans aucune liberté de mouvement. Cette fermeture aux étrangers, sans équivalent en cette seconde moitié du 20e siècle, se redoublait d’une imperméabilité presque absolue, en droit comme en fait : interdiction sous peine de mort de quitter le pays, postes et télécommunications supprimées."

    "Sans disparaître, les violences sexuelles semblent rares, car elles contrevenaient au puritanisme extrême imposé comme norme."

    "Si le polpotisme fut radicalement anti-urbain, il n’offre aucune caractéristique d’un « programme paysan » : les ruraux furent collectivisés autoritairement, contraints de s’alimenter dans des cantines collectives mal approvisionnées, privés de religion et – ce qui fut plus mal ressenti encore – de fêtes, interdits d’incinération (ce qui renforçait la crainte des fantômes errants), empêchés de se déplacer librement, ne serait-ce qu’au village voisin…

    La seconde catégorie d’explications peut être qualifiée de « culturaliste ». Il s’agit de relier la tragédie cambodgienne à d’anciennes conflictualités subsistant souterrainement, ou à certaines structures mentales prégnantes. S’il n’est pas possible en quelques lignes d’exposer l’ensemble de ces causalités souvent fascinantes, sinon toujours vraisemblables (l’imagination des chercheurs est fertile !), on les classera en trois sous-groupes. Le premier, plus historique, insiste sur la tradition guerrière manifestée par les chroniques royales ou les bas-reliefs d’Angkor, sur la fréquente cruauté de ces luttes, souvent suivies de la réduction en esclavage et/ou de la déportation des vaincus, par exemple employés à ces gigantesques travaux d’irrigation angkoriens qui étonnent encore, et qui fascinèrent tant les dirigeants khmers rouges, à en juger par leurs discours. On mentionne aussi la difficulté récurrente du Cambodge à trouver son unité, à échapper aux manœuvres et empiètements des puissances voisines, ce qui se traduisit plus récemment par une forte tendance à la crispation identitaire xénophobe. Mais bien des pays connurent également un passé cruel, et ne produisirent rien de comparable aux Khmers rouges.
    "

    "La troisième variante prend appui sur le sentiment religieux. Elle relève dans la doctrine bouddhique d’étonnantes similitudes avec la dialectique « marxiste-léniniste » mise en branle par le régime, ou avec sa volonté d’abolir le désir, de nier le plaisir au profit du salut commun. L’organisation, paravent du PCK. paraît reproduire la hiérarchie stricte et les principes d’obéissance aveugle, en silence, qui régissent la vie monastique dans chaque village (la plupart des jeunes garçons étaient moinillons quelques années durant, et c’était leur seule période d’éducation formelle). Bizot souligne auprès de Deuch interloqué à quel point les séances d’éducation khmères rouges « ressemblent à des cours de discipline bouddhique »."

    "Tout au plus le bouddhisme, pensée du détachement, du renoncement, rend-il sans doute compte d’une certaine passivité, voire du fatalisme avec lequel les Khmers s’accommodèrent du régime, y compris quand il entreprit de détruire la religion. L’islam, au contraire, ne se laissa pas écraser sans vive résistance, et constitua l’arrière-plan de l’opposition frondeuse de la minorité Cham, en retour férocement réprimée."

    "Politiquement, l’URSS n’avait que trop évidemment abandonné toute foi révolutionnaire, et la chute des Quatre (octobre 1976), bientôt suivie du retour de Deng, semblait indiquer que Pékin se préparait à suivre le même chemin. Bref, le temps, à l’évidence, ne jouait plus en faveur des Vieux-Croyants du communisme. Deux possibilités se dessinaient alors : ou l’on prenait son parti de la mort de l’utopie, et c’était l’eurocommunisme, puis la social-démocratisation, rampante ou triomphante ; ou l’on se jetait dans un ultra-volontarisme, visant à forcer le destin, à briser les obstacles en décuplant la vitesse – et c’était le polpotisme. On visait à « construire le communisme en une nuit », car sans cela, comme le montraient les expériences précédentes, on n’y parviendrait jamais. La contradiction née avec Marx, grandie avec Lénine, entre des « lois de l’histoire » conduisant immanquablement au socialisme, et une pratique volontariste ne reculant pas devant la violence, était totalement résolue au profit de cette dernière. Il s’agissait bien d’une forme de révisionnisme bernsteinien, mais à l’envers : le but se révélait bien difficile à atteindre, mais on ne s’accommodait pas de la réalité en adoptant une stratégie réformiste ; on fuyait au contraire à grandes enjambées cette réalité. Ou plutôt on cherchait à la dynamiter, là où on le pouvait : d’où, avec Pol Pot, la délimitation d’un espace rigoureusement clos, puis, dans un océan de souffrances et de sang, le remodelage complet du pays."
    -Jean-Louis Margolin, « Le Cambodge des Khmers rouges : de la logique de guerre totale au genocide », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2003/1 (no 77), p. 3-18. DOI : 10.3917/ving.077.0003. URL : https://www.cairn-int.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2003-1-page-3.htm



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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