« Ce qui fit […] la spécificité de la conquête du monde hellénistique, c’est que les Romains y durent exercer leur empire sur un peuple dont ils reconnaissaient dans l’ensemble la supériorité culturelle […] étant de ce fait plus particulièrement soucieux de l’opinion de leurs sujets ils ne se contentèrent pas toujours de justifier leur politique à leurs propres yeux et selon leurs propres valeurs, mais cherchèrent aussi, plus ou moins selon les circonstances et selon les hommes, à la justifier auprès des Grecs et selon les valeurs des Grecs ; c’est que la possibilité fut ainsi ouverte, non sans malentendus bien sûr de part et d’autre, d’un dialogue dont chacun essaya de tirer le meilleur parti compte tenu du rapport de forces existant. » (p.XII)
« La seconde guerre de Macédoine ne constitue en aucune façon un point de départ absolu mais une nouvelle étape, dont nous croyons pouvoir confirmer l’importance en montrant que le thème de la liberté des Grecs n’apparaît pas dans la propagande romaine avant les années 198-196. Quant à la guerre contre Mithridate, elle fut une crise majeure de l’hégémonie romaine sur les cités grecques d’Asie et d’Europe, la dernière peut-être, tant est différente la situation créée ensuite par les guerres civiles, et d’autant plus importante pour notre propos qu’Athènes, alliée fidèle depuis plus d’un siècle, fit alors spectaculairement défection et qu’on a voulu attribuer aux écoles philosophiques une responsabilité non négligeable dans cette décision. » (p.XIII)
« La proclamation par Flamininus à Corinthe en 196 de la liberté des peuples grecs jusque-là sujets des rois de Macédoine est sans aucun doute un des grands moments des rapports entre Rome et le monde hellénistique au 2ème siècle av. J.C. Il est vrai que cinquante ans plus tard Corinthe allait être détruite sur ordre du Sénat, et une partie de la Grèce assujettie au tribut et placée sous le contrôle des gouverneurs de Macédoine. […] Les Romains n’avaient […] jamais cessé, même après la ruine de Corinthe, de se poser en défenseurs de la liberté des Grecs, et d’en faire un des thèmes principaux de leur propagande : dès 144/3, dans une lettre à la cité achéenne de Dymé, Q. Fabius Maximus Servilianus parle à nouveau de « la liberté qui a été rendue à l’ensemble des Grecs », et Scylla en 85, dans un texte d’Appien sans doute puisé à bonne source, reproche à Mithridate d’avoir « privé les Grecs de leur liberté ». » (p.3)
« Au moment où commença la deuxième guerre de Macédoine, les Grecs avaient tout lieu, en vérité, de redouter les conséquences possibles d’une nouvelle intervention romaine au-delà de l’Adriatique. On pouvait suspecter les Romains, déjà « maîtres » des cités grecques d’Italie, de Sicile et d’Illyrie, de vouloir étendre leur domination sur une partie ou la totalité de la Grèce, et la propagande macédonienne, bien entendu, ne manqua pas de le faire. […] Il fallut assurément que Rhodes et le roi de Pergame fussent alarmés par les ambitions égéennes de Philippe, et se sentissent incapables de les contenir seuls, pour qu’ils en vinssent à solliciter l’intervention romaine au moment où la popularité de la grande puissance occidentale devait être au plus bas dans le monde grec. » (p.46)
« A la fin du printemps 200 […] Attale […] venait de persuader Athènes d’entrer en guerre contre Philippe. » (p.54)
« Galba, on le sait, arriva fort tard en Illyrie, en septembre ou octobre 200. […] La démonstration militaire d’Apustius était destinée à faciliter la campagne de l’année suivante, mais aussi à impressionner favorablement des alliés potentiels. Elle réussit auprès d’Amynandros roi des Athamanes, et quand il vint offrir ses services au consul, il se vit confier la mission d’inciter les Étoliens à entrer en guerre à leur tour. Au printemps 199, Galba prit soin de faire accompagner son représentant auprès des Étoliens d’un ambassadeur d’Athènes, cité qui entretenait avec la Confédération d’excellentes relations. » (p.56)
« Scolarque de l’Académie, Carnéade avait été envoyé en ambassade par les Athéniens, en même temps que Diogène de Babylone scolarque du Portique et Critalaos scolarque du Lycée, pour solliciter du Sénat la remise au moins partielle de l’énorme amende de 500 talents à laquelle Athènes avait été condamnée par un arbitrage de Sicyone, en punition d’une agression contre Oropos. En attendant de recevoir la réponse du Sénat, les trois philosophes eurent la possibilité de donner des conférences qui connurent un grand succès, en particulier celles de Carnéade, et c’est à cette occasion qu’il aurait […] fait un jour l’éloge de la justice et le lendemain parlé contre elle.
Dans les Tusculanes, Cicéron verra dans cette mission confiée à des philosophes dont aucun n’avait exercé de fonctions politiques et n’était même Athénien de naissance, la preuve de l’intérêt pour la philosophie de certains des principaux personnages du Sénat. […]
L’ambassade de 155 avait des précédents dans l’histoire d’Athènes, et l’on constate une fois encore que les cités modelaient leurs relations avec le Sénat sur l’exemple de celles qu’elles avaient entretenues avec les rois hellénistiques ; mais encore fallait-il que les Athéniens eussent quelque raisons d’espérer que le Sénat apprécierait une telle démarche, et l’on ne peut manquer de se rappeler que Paul-Émile, après sa victoire sur Persée, leur avait demandé de lui envoyer un philosophe pour instruire ses enfants et un peintre pour illustrer son triomphe (Pline, NH, 35, 135). C’était la reconnaissance par l’un des Romains les plus éminents de son temps de la primauté d’Athènes dans les domaines de la philosophie et de l’art, et l’envoi comme ambassadaurs des trois scolarques peut apparaître, symboliquement, comme une réponse à l’initiative de Paul-Émile.
Assurément, certaines mesures prises entre temps par les autorités romaines auraient pu dissuader les Athéniens de confier à des philosophes la défense de leurs intérêts. Suétone et Aulu-Gelle nous ont conservé le texte d’un s.c. de 161, ordonnant l’expulsion des philosophes et des rhéteurs qui avaient afflué à Rome dans les années qui suivirent Pydna. Nous ne savons d’où venaient ces gens, parmi lesquels ne figuraient probablement aucun philosophe de renom : cela peut expliquer que les Athéniens n’aient pas eu connaissance de cette mesure, ou n’y aient pas attaché d’importance. Plus intéressante peut-être est la mention par Athénée de l’expulsion de deux philosophes épicuriens, Alkios et Philiscos, sous le consulat d’un L. Postumius, c.a.d en 173 ou 154, car elle pourrait expliquer par une sage précaution des Athéniens la remarquable absence de tout représentant du Jardin parmi les membres de l’ambassade. C’est une explication qui a souvent été proposée, et qui nous paraît en effet intéressante, bien qu’on ne s’en doive pas dissimuler la fragilité. Nous ignorons en effet si les deux philosophes expulsés venaient d’Athènes ou d’une autre cité abritant une école épicurienne, telle que Rhodes, Cos, Milet [Laodicée, Pergame]… » (p.352-355)
« En 146, Rome se trouvait avoir triomphé de la monarchie macédonienne, mais aussi avoir réalisé les projets occidentaux que la tradition historique avait conçus comme l’indispensable complément de l’épopée d’Alexandre précocement interrompue, au premier rang desquels la ruine de Carthage. Elle était donc à la fois la rivale victorieuse et l’héritière du Macédonien, et c’est que nous paraît symboliser, d’une certaine façon, l’utilisation par Scipion Émilien du thème alexandrin de la restitution aux Grecs des statues enlevées par les barbares. Les cités de Sicile n’étaient d’ailleurs pas seules témoins de ce geste, mais aussi tous les peuples qui avaient participé à la campagne contre Carthage : nous savons, un peu par hasard, que les Athéniens avaient envoyé cinq trières, et bien d’autres Grecs avaient dû en faire autant. » (p.586-587)
« Les années 88-86 virent l’une des crises les plus graves de l’histoire athénienne. Après plus d’un siècle d’une fidélité généreusement récompensée par les Romains en 166, la cité choisit pour son malheur le parti de Mithridate, et fut prise de force par Sylla au terme d’un siège de plusieurs mois. […] Si l’on ne pouvait guère s’attendre à ce que les philosophes établis à Athènes restassent indifférents à ce qui se passait autour d’eux, on demeure néanmoins surpris de l’apparente netteté de leur engagement : c’est à l’instigation du péripatéticien Athénion que la cité se rallia à Mithridate, et c’est à un autre péripatéticien, Apellicon, qu’Athénion investi des pleins pouvoirs confia la mission de mater la révolte d’une Délos restée favorable aux Romains. L’échec d’Apellicon semble avoir entrainé la chute d’Athénion, mais le général de Mithridate Archélaos ne tarda pas à installer un nouveau tyran, Aristion, un épicurien cette fois. Et alors qu’en 88 le scolarque de l’Académie, Philon de Larisa, avait fui la cité en même temps qu’un certain nombre d’aristocrates athéniens, en 86, après la prise de la ville par Sylla, c’est le scolarque du Jardin, Zénon de Sidon, qui fut peut-être contraint pendant quelque temps de s’éloigner. […]
Tout cela donne l’impression d’une nette césure entre les péripatéticiens et les épicuriens d’une part, qui seraient favorables à Mithridate, et de l’autre les académiciens et probablement les stoïciens (bien que nos sources restent silencieuses à leur sujet), qui resteraient fidèles aux Romains. […]
Les deux écoles qui auraient joui de la protection et de la sympathie des Romains seraient le Portique et l’Académie. Le Lycée n’aurait pu qu’en prendre ombrage, et les événements de 88 lui auraient donné l’occasion de manifester son mécontentement. Encore aurait-il participé, au même titre que ses deux rivaux, à la formation philosophiques des éphèbes athéniens [qui débute fin IIème siècle]. Le Jardin, lui, en aurait été exclu : méprisé à Athènes par un gouvernement favorable aux Romains, persécuté à Rome même d’où ses philosophes étaient expulsés, il n’aurait pu nourrir à l’égard de la puissance romaine que des sentiments d’hostilité, qui se seraient eux aussi donné libre cours à l’occasion des événements de 88-86. » (p.435-436)
« Il est en effet possible, et même probable, qu’Antiochus ait donné des conférences aux éphèbes athéniens, peut-être dans le Ptolémaion, ce n’est pas elles en tout cas que Cicéron et M. Piso suivirent en 79. Ils durent profiter de leur séjour à Athènes pour participer aux activités de l’école qu’Antiochus avait ouverte, et dont ce texte nous apprend que le siège n’était pas l’Académie mais le Ptolémaion. » (p.441)
« Il ne fait aucun doute que le Jardin survivait en tant qu’école en 88, et survécut bien après cette date. » (p.445)
« Phèdre [d’Athènes], vers 90 semble-il, quitta Athènes et vint quelques temps enseigner à Rome : Cicéron en profita pour suivre ses leçons, avant que l’arrivée de Philon en 88 le convertît au probabilisme de l’Académie. Phèdre put d’autant mieux séjourner à Rome qu’il n’avait pas encore la charge du Jardin athénien. C’est donc bien Zénon de Sidon qui était scolarque au moment de la crise de 88-86, et nous aurons à revenir sur le rôle qu’il put jouer en ces circonstances. » (p.446-447)
« En 88 l’Académie de Philon était-elle affaiblie, le stoïcisme n’était-il plus représenté que par quelques philosophes de second ordre, et le courant péripatéticien issu du Lycée avait-il pratiquement disparu. Le maintien du Jardin et la probable formation déjà par Antiochus de son Ancienne Académie (dont le syncrétisme même suppose la situation que nous venons d’évoquer) ne suffisaient pas à masquer la réalité d’un profond déclin d’Athènes en tant que capitale philosophique, déclin que les événements de 88-86 ne firent qu’accentuer, mais dont on ne saurait dire qu’ils l’aient provoqué. Cicéron en 79 ne trouvera à Athènes que l’Ancienne Académie d’Antiochus et le Jardin de Zénon et de Phèdre, et il lui faudra aller à Rhodes pour écouter Posidonius, le plus grand stoïcien de son temps. Passant de nouveau à Athènes en 51, il y trouvera une situation réellement affligeante, et s’il put en 45 encore y envoyer son fils étudier, c’est qu’entre temps il y avait fait appeler Cratippe, évidemment soucieux que l’enseignement de la philosophie ne disparaisse pas totalement de la cité qui en avait été le foyer. […]
Les cités n’avaient cessé de fournir la plupart des professeurs et des élèves des écoles philosophiques athéniennes, et le rôle d’Athènes déclina lorsque ces Grecs d’Asie commencèrent à chercher et à organier plus près de chez eux la formation philosophique à laquelle ils aspiraient. […] La conquête romaine put avoir des conséquences indirectes : le développement de Rhodes comme centre de culture fut peut-être une revanche, une compensation de son abaissement comme puissance politique après Pydna, et l’effondrement des grandes monarchies, en un premier temps du moins, se traduisit pour la plupart des cités d’Asie et de Syrie par un accroissement de leur autonomie et de leur liberté d’action. Mais il s’agit plus généralement d’un phénomène qui avait commencé avant l’intervention romaine en Méditerranée orientale […] : l’appauvrissement et le déclin de la Grèce européenne dans son ensemble, et la relève assurée par les cités d’Asie comme foyers de l’hellénisme et de sa tradition culturelle. » (p.469-471)
« Le rôle joué par le Jardin et son scolarque pendant la crise de 88-86 fut trop vite oublié par les Romains eux-mêmes pour qu’on puisse lui attribuer une importance décisive, et faire de l’école épicurienne le centre d’une opposition militante contre le pouvoir romain. […] Ce n’est sans doute pas parce qu’il était épicurien qu’Aristion fut choisi par Mithridate ou Archélaos pour gouverner Athènes. » (p.482)
« Les causes du ralliement d’Athènes à Mithridate, en particulier, doivent être cherchées bien ailleurs que dans le rôle de ferment qu’auraient joué les écoles : dans une crise économique et sociale dont on constate certaines manifestations même si les causes en restent mal définies ; dans une crise politique qui se greffa sur la précédente, et qui amena les Romains à permettre et sans doute à favoriser, dans les années pour eux critiques de la guerre sociale et de la menace pontique, une suspensions du fonctionnement normal des institutions : le second archontat de Médeios en 91/0, puis son itération pendant deux années encore, durent sans aucun doute apparaître, y compris au sein de la classe dirigeante, comme une situation insupportable, comme l’établissement d’une véritable tyrannie dont on ne manquait pas de rendre les Romains responsables. » (p.485-486)
« Ce coup de force [romain] en tout cas ne fit qu’aggraver la stasis au sein de la cité, et de la classe dirigeante en particulier. Athénion put alors séduire les Athéniens en leur promettant la concorde, liée au règlement du problème des dettes et au retour de la démocratie. » (note 157 p.486)
« On ne doit pas trop s’étonner […] du ralliement à Mithridate en 88 des technites dioysiaques athéniens. Les Romains […] n’avaient crée de concours grecs régulièrement célébrés ni à Rome ni dans les parties du monde grec où ils régnaient en maîtres […] Les technites pouvaient se sentir plus proches d’un Mithridate que d’un peuple qui ne possédait pas même un théatre permanent, et qui frappait d’infamie ceux qui montaient sur scène : le roi du Pont participa à des concours hippiques ; son père Mithridate V Evergète et lui-même firent des donations en faveur du gymnase de Délos alors athénienne. » (p.521-522)
-Jean-Louis Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, École française de Rome, 1988, 690 pages.
« La seconde guerre de Macédoine ne constitue en aucune façon un point de départ absolu mais une nouvelle étape, dont nous croyons pouvoir confirmer l’importance en montrant que le thème de la liberté des Grecs n’apparaît pas dans la propagande romaine avant les années 198-196. Quant à la guerre contre Mithridate, elle fut une crise majeure de l’hégémonie romaine sur les cités grecques d’Asie et d’Europe, la dernière peut-être, tant est différente la situation créée ensuite par les guerres civiles, et d’autant plus importante pour notre propos qu’Athènes, alliée fidèle depuis plus d’un siècle, fit alors spectaculairement défection et qu’on a voulu attribuer aux écoles philosophiques une responsabilité non négligeable dans cette décision. » (p.XIII)
« La proclamation par Flamininus à Corinthe en 196 de la liberté des peuples grecs jusque-là sujets des rois de Macédoine est sans aucun doute un des grands moments des rapports entre Rome et le monde hellénistique au 2ème siècle av. J.C. Il est vrai que cinquante ans plus tard Corinthe allait être détruite sur ordre du Sénat, et une partie de la Grèce assujettie au tribut et placée sous le contrôle des gouverneurs de Macédoine. […] Les Romains n’avaient […] jamais cessé, même après la ruine de Corinthe, de se poser en défenseurs de la liberté des Grecs, et d’en faire un des thèmes principaux de leur propagande : dès 144/3, dans une lettre à la cité achéenne de Dymé, Q. Fabius Maximus Servilianus parle à nouveau de « la liberté qui a été rendue à l’ensemble des Grecs », et Scylla en 85, dans un texte d’Appien sans doute puisé à bonne source, reproche à Mithridate d’avoir « privé les Grecs de leur liberté ». » (p.3)
« Au moment où commença la deuxième guerre de Macédoine, les Grecs avaient tout lieu, en vérité, de redouter les conséquences possibles d’une nouvelle intervention romaine au-delà de l’Adriatique. On pouvait suspecter les Romains, déjà « maîtres » des cités grecques d’Italie, de Sicile et d’Illyrie, de vouloir étendre leur domination sur une partie ou la totalité de la Grèce, et la propagande macédonienne, bien entendu, ne manqua pas de le faire. […] Il fallut assurément que Rhodes et le roi de Pergame fussent alarmés par les ambitions égéennes de Philippe, et se sentissent incapables de les contenir seuls, pour qu’ils en vinssent à solliciter l’intervention romaine au moment où la popularité de la grande puissance occidentale devait être au plus bas dans le monde grec. » (p.46)
« A la fin du printemps 200 […] Attale […] venait de persuader Athènes d’entrer en guerre contre Philippe. » (p.54)
« Galba, on le sait, arriva fort tard en Illyrie, en septembre ou octobre 200. […] La démonstration militaire d’Apustius était destinée à faciliter la campagne de l’année suivante, mais aussi à impressionner favorablement des alliés potentiels. Elle réussit auprès d’Amynandros roi des Athamanes, et quand il vint offrir ses services au consul, il se vit confier la mission d’inciter les Étoliens à entrer en guerre à leur tour. Au printemps 199, Galba prit soin de faire accompagner son représentant auprès des Étoliens d’un ambassadeur d’Athènes, cité qui entretenait avec la Confédération d’excellentes relations. » (p.56)
« Scolarque de l’Académie, Carnéade avait été envoyé en ambassade par les Athéniens, en même temps que Diogène de Babylone scolarque du Portique et Critalaos scolarque du Lycée, pour solliciter du Sénat la remise au moins partielle de l’énorme amende de 500 talents à laquelle Athènes avait été condamnée par un arbitrage de Sicyone, en punition d’une agression contre Oropos. En attendant de recevoir la réponse du Sénat, les trois philosophes eurent la possibilité de donner des conférences qui connurent un grand succès, en particulier celles de Carnéade, et c’est à cette occasion qu’il aurait […] fait un jour l’éloge de la justice et le lendemain parlé contre elle.
Dans les Tusculanes, Cicéron verra dans cette mission confiée à des philosophes dont aucun n’avait exercé de fonctions politiques et n’était même Athénien de naissance, la preuve de l’intérêt pour la philosophie de certains des principaux personnages du Sénat. […]
L’ambassade de 155 avait des précédents dans l’histoire d’Athènes, et l’on constate une fois encore que les cités modelaient leurs relations avec le Sénat sur l’exemple de celles qu’elles avaient entretenues avec les rois hellénistiques ; mais encore fallait-il que les Athéniens eussent quelque raisons d’espérer que le Sénat apprécierait une telle démarche, et l’on ne peut manquer de se rappeler que Paul-Émile, après sa victoire sur Persée, leur avait demandé de lui envoyer un philosophe pour instruire ses enfants et un peintre pour illustrer son triomphe (Pline, NH, 35, 135). C’était la reconnaissance par l’un des Romains les plus éminents de son temps de la primauté d’Athènes dans les domaines de la philosophie et de l’art, et l’envoi comme ambassadaurs des trois scolarques peut apparaître, symboliquement, comme une réponse à l’initiative de Paul-Émile.
Assurément, certaines mesures prises entre temps par les autorités romaines auraient pu dissuader les Athéniens de confier à des philosophes la défense de leurs intérêts. Suétone et Aulu-Gelle nous ont conservé le texte d’un s.c. de 161, ordonnant l’expulsion des philosophes et des rhéteurs qui avaient afflué à Rome dans les années qui suivirent Pydna. Nous ne savons d’où venaient ces gens, parmi lesquels ne figuraient probablement aucun philosophe de renom : cela peut expliquer que les Athéniens n’aient pas eu connaissance de cette mesure, ou n’y aient pas attaché d’importance. Plus intéressante peut-être est la mention par Athénée de l’expulsion de deux philosophes épicuriens, Alkios et Philiscos, sous le consulat d’un L. Postumius, c.a.d en 173 ou 154, car elle pourrait expliquer par une sage précaution des Athéniens la remarquable absence de tout représentant du Jardin parmi les membres de l’ambassade. C’est une explication qui a souvent été proposée, et qui nous paraît en effet intéressante, bien qu’on ne s’en doive pas dissimuler la fragilité. Nous ignorons en effet si les deux philosophes expulsés venaient d’Athènes ou d’une autre cité abritant une école épicurienne, telle que Rhodes, Cos, Milet [Laodicée, Pergame]… » (p.352-355)
« En 146, Rome se trouvait avoir triomphé de la monarchie macédonienne, mais aussi avoir réalisé les projets occidentaux que la tradition historique avait conçus comme l’indispensable complément de l’épopée d’Alexandre précocement interrompue, au premier rang desquels la ruine de Carthage. Elle était donc à la fois la rivale victorieuse et l’héritière du Macédonien, et c’est que nous paraît symboliser, d’une certaine façon, l’utilisation par Scipion Émilien du thème alexandrin de la restitution aux Grecs des statues enlevées par les barbares. Les cités de Sicile n’étaient d’ailleurs pas seules témoins de ce geste, mais aussi tous les peuples qui avaient participé à la campagne contre Carthage : nous savons, un peu par hasard, que les Athéniens avaient envoyé cinq trières, et bien d’autres Grecs avaient dû en faire autant. » (p.586-587)
« Les années 88-86 virent l’une des crises les plus graves de l’histoire athénienne. Après plus d’un siècle d’une fidélité généreusement récompensée par les Romains en 166, la cité choisit pour son malheur le parti de Mithridate, et fut prise de force par Sylla au terme d’un siège de plusieurs mois. […] Si l’on ne pouvait guère s’attendre à ce que les philosophes établis à Athènes restassent indifférents à ce qui se passait autour d’eux, on demeure néanmoins surpris de l’apparente netteté de leur engagement : c’est à l’instigation du péripatéticien Athénion que la cité se rallia à Mithridate, et c’est à un autre péripatéticien, Apellicon, qu’Athénion investi des pleins pouvoirs confia la mission de mater la révolte d’une Délos restée favorable aux Romains. L’échec d’Apellicon semble avoir entrainé la chute d’Athénion, mais le général de Mithridate Archélaos ne tarda pas à installer un nouveau tyran, Aristion, un épicurien cette fois. Et alors qu’en 88 le scolarque de l’Académie, Philon de Larisa, avait fui la cité en même temps qu’un certain nombre d’aristocrates athéniens, en 86, après la prise de la ville par Sylla, c’est le scolarque du Jardin, Zénon de Sidon, qui fut peut-être contraint pendant quelque temps de s’éloigner. […]
Tout cela donne l’impression d’une nette césure entre les péripatéticiens et les épicuriens d’une part, qui seraient favorables à Mithridate, et de l’autre les académiciens et probablement les stoïciens (bien que nos sources restent silencieuses à leur sujet), qui resteraient fidèles aux Romains. […]
Les deux écoles qui auraient joui de la protection et de la sympathie des Romains seraient le Portique et l’Académie. Le Lycée n’aurait pu qu’en prendre ombrage, et les événements de 88 lui auraient donné l’occasion de manifester son mécontentement. Encore aurait-il participé, au même titre que ses deux rivaux, à la formation philosophiques des éphèbes athéniens [qui débute fin IIème siècle]. Le Jardin, lui, en aurait été exclu : méprisé à Athènes par un gouvernement favorable aux Romains, persécuté à Rome même d’où ses philosophes étaient expulsés, il n’aurait pu nourrir à l’égard de la puissance romaine que des sentiments d’hostilité, qui se seraient eux aussi donné libre cours à l’occasion des événements de 88-86. » (p.435-436)
« Il est en effet possible, et même probable, qu’Antiochus ait donné des conférences aux éphèbes athéniens, peut-être dans le Ptolémaion, ce n’est pas elles en tout cas que Cicéron et M. Piso suivirent en 79. Ils durent profiter de leur séjour à Athènes pour participer aux activités de l’école qu’Antiochus avait ouverte, et dont ce texte nous apprend que le siège n’était pas l’Académie mais le Ptolémaion. » (p.441)
« Il ne fait aucun doute que le Jardin survivait en tant qu’école en 88, et survécut bien après cette date. » (p.445)
« Phèdre [d’Athènes], vers 90 semble-il, quitta Athènes et vint quelques temps enseigner à Rome : Cicéron en profita pour suivre ses leçons, avant que l’arrivée de Philon en 88 le convertît au probabilisme de l’Académie. Phèdre put d’autant mieux séjourner à Rome qu’il n’avait pas encore la charge du Jardin athénien. C’est donc bien Zénon de Sidon qui était scolarque au moment de la crise de 88-86, et nous aurons à revenir sur le rôle qu’il put jouer en ces circonstances. » (p.446-447)
« En 88 l’Académie de Philon était-elle affaiblie, le stoïcisme n’était-il plus représenté que par quelques philosophes de second ordre, et le courant péripatéticien issu du Lycée avait-il pratiquement disparu. Le maintien du Jardin et la probable formation déjà par Antiochus de son Ancienne Académie (dont le syncrétisme même suppose la situation que nous venons d’évoquer) ne suffisaient pas à masquer la réalité d’un profond déclin d’Athènes en tant que capitale philosophique, déclin que les événements de 88-86 ne firent qu’accentuer, mais dont on ne saurait dire qu’ils l’aient provoqué. Cicéron en 79 ne trouvera à Athènes que l’Ancienne Académie d’Antiochus et le Jardin de Zénon et de Phèdre, et il lui faudra aller à Rhodes pour écouter Posidonius, le plus grand stoïcien de son temps. Passant de nouveau à Athènes en 51, il y trouvera une situation réellement affligeante, et s’il put en 45 encore y envoyer son fils étudier, c’est qu’entre temps il y avait fait appeler Cratippe, évidemment soucieux que l’enseignement de la philosophie ne disparaisse pas totalement de la cité qui en avait été le foyer. […]
Les cités n’avaient cessé de fournir la plupart des professeurs et des élèves des écoles philosophiques athéniennes, et le rôle d’Athènes déclina lorsque ces Grecs d’Asie commencèrent à chercher et à organier plus près de chez eux la formation philosophique à laquelle ils aspiraient. […] La conquête romaine put avoir des conséquences indirectes : le développement de Rhodes comme centre de culture fut peut-être une revanche, une compensation de son abaissement comme puissance politique après Pydna, et l’effondrement des grandes monarchies, en un premier temps du moins, se traduisit pour la plupart des cités d’Asie et de Syrie par un accroissement de leur autonomie et de leur liberté d’action. Mais il s’agit plus généralement d’un phénomène qui avait commencé avant l’intervention romaine en Méditerranée orientale […] : l’appauvrissement et le déclin de la Grèce européenne dans son ensemble, et la relève assurée par les cités d’Asie comme foyers de l’hellénisme et de sa tradition culturelle. » (p.469-471)
« Le rôle joué par le Jardin et son scolarque pendant la crise de 88-86 fut trop vite oublié par les Romains eux-mêmes pour qu’on puisse lui attribuer une importance décisive, et faire de l’école épicurienne le centre d’une opposition militante contre le pouvoir romain. […] Ce n’est sans doute pas parce qu’il était épicurien qu’Aristion fut choisi par Mithridate ou Archélaos pour gouverner Athènes. » (p.482)
« Les causes du ralliement d’Athènes à Mithridate, en particulier, doivent être cherchées bien ailleurs que dans le rôle de ferment qu’auraient joué les écoles : dans une crise économique et sociale dont on constate certaines manifestations même si les causes en restent mal définies ; dans une crise politique qui se greffa sur la précédente, et qui amena les Romains à permettre et sans doute à favoriser, dans les années pour eux critiques de la guerre sociale et de la menace pontique, une suspensions du fonctionnement normal des institutions : le second archontat de Médeios en 91/0, puis son itération pendant deux années encore, durent sans aucun doute apparaître, y compris au sein de la classe dirigeante, comme une situation insupportable, comme l’établissement d’une véritable tyrannie dont on ne manquait pas de rendre les Romains responsables. » (p.485-486)
« Ce coup de force [romain] en tout cas ne fit qu’aggraver la stasis au sein de la cité, et de la classe dirigeante en particulier. Athénion put alors séduire les Athéniens en leur promettant la concorde, liée au règlement du problème des dettes et au retour de la démocratie. » (note 157 p.486)
« On ne doit pas trop s’étonner […] du ralliement à Mithridate en 88 des technites dioysiaques athéniens. Les Romains […] n’avaient crée de concours grecs régulièrement célébrés ni à Rome ni dans les parties du monde grec où ils régnaient en maîtres […] Les technites pouvaient se sentir plus proches d’un Mithridate que d’un peuple qui ne possédait pas même un théatre permanent, et qui frappait d’infamie ceux qui montaient sur scène : le roi du Pont participa à des concours hippiques ; son père Mithridate V Evergète et lui-même firent des donations en faveur du gymnase de Délos alors athénienne. » (p.521-522)
-Jean-Louis Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, École française de Rome, 1988, 690 pages.