"Le succès vint de la conquête. Les dernières années du IIIe siècle avaient été marquées par la guerre contre Hannibal (218-202). Rome avait failli être vaincue et peut-être disparaître. Elle se renforça de l'effort et du succès final. Au cours des décennies qui suivirent, elle vainquit les monarchies hellénistiques les plus puissantes et réduisit les résistances des populations ibériques. [...]
Ce fut de là pourtant que naquit la tragédie." (p.11)
"Plus que la fierté de l'Empire, c'était la nostalgie d'une République perdue qui dominait les esprits." (p.12)
"A la fin du IIIe siècle, le nombre des citoyens s'élevait à quelques 300 000 hommes adultes. Cela correspondait à une population de près d'un million d'habitants qui se trouvait installée pour l'essentiel au cœur de l'Italie et qui, comme dans la plupart des cités antiques, se répartissait entre un centre urbain principal, la ville de Rome, et son territoire, l'ager romanus.
A cette époque, la population de la ville devait atteindre quelques 200 000 habitants. Il s'agissait pour l'essentiel des membres de l'aristocratie qui y résidaient en permanence, de leurs esclaves et de leurs dépendants directs et d'une population d'artisans et d'actifs de toutes sortes qui faisaient déjà de cette ville une des plus importantes du monde méditerranéen." (p.16)
"[L'ager romanus] englobait pour l'essentiel le Latium, la Campanie, la Sabine, une partie de l'Étrurie méridionale et une grande partie du Picenum. Il s'étendait ainsi sur environ 27 000 km2 suivant une disposition d'ensemble qui prenait le centre de l'Italie en écharpe. Géographiquement, ces régions constituaient certainement les campagnes les plus fertiles de la péninsule. [...] D'autres villes plus ou moins importantes s'y étaient développés ; de gros bourgs ruraux comme Cales, Capoue, Casinum, Minturnes, Nola, Suessa ou Venafrum, ou des centres d'échange et d'artisanat comme le port de Pouzzoles.
En termes d'organisation civique, ce territoire était divisé en 31 tribus dites rustiques. Elles s'ajoutaient aux tribus dites urbaines parce qu'elles étaient celles de la ville, pour former l'ensemble des 35 tribus dans lesquelles les censeurs inscrivaient les citoyens romains. Elles constituaient le cadre qui permettait l'organisation des comices tributes et des conciles plébéiens." (p.17)
"Jusqu'au milieu du IIIe siècle [...] lorsqu'une cité était vaincue par Rome, ou, comme dans le cas de Capoue, s'abandonnait volontairement à elle, elle était incorporée au cadre civique romain, mais conservait son propre système institutionnel. Ses citoyens devenaient des citoyens romains, mais, à l'exception parfois des membres de l'aristocratie locale, étaient exclus du vote à Rome. Ils recevaient les droits civils de propriété, d'échange ou de mariage, mais devaient prendre cette part des charges collectives que l'on appelait le munus : l'impôt et la guerre. Une telle cité s'appelait alors un minicipium. Petit à petit cependant, le processus d'intégration s'accomplissait. L'ensemble de la cité finissait par recevoir la citoyenneté complète et les aristocrates accédaient à la classe politique romaine.
A côté de ces cités incorporées, il y avait la foule des citoyens romains qui vivaient dans l'ager romanus et qui dépendaient directement des magistrats de la cité. Parmi eux cependant, certains jouissaient d'une organisation civique particulière: ceux qui avaient bénéficié du processus de colonisation.
La conquête entraînait en effet presque immanquablement des confiscations de terres qui étaient opérées aux dépens des vaincus. Elles venaient agrandir ce qu'on appelait l'ager publicus et qui constituait en quelque sorte la propriété collective du peuple romain. Parmi les divers emplois que l'on pouvait en faire, il y avait au premier chef la distribution aux citoyens que l'on gratifiait d'un lot de terre, soit collectivement par la fondation d'une colonie, soit individuellement -on disait alors que la distribution était faite viritim. Ceux-ci, ainsi que ceux qui se seraient installés librement dans des municipes, relevaient toujours des autorités de Rome. Mais pour leur permettre d'avoir un minimum d'autonomie locale, le préteur nommait tous les ans des préfets et leur donnait délégation pour assurer sur place des fonctions judiciaires. Des chefs-lieux avaient ainsi tendance à se constituer dans des bourgades plus importantes que d'autres et recevaient ainsi le nom de préfectures." (p.18)
"La fortune servait à fixer la capacité contributive et militaire des citoyens. Les censeurs les répartissaient en effet dans les 193 centuries, elles-mêmes hiérarchisées en 5 classes, en faisant en sorte que la capacité de chacune de ces unités fût globalement équivalente, et en regroupant les plus pauvres dans une seule centurie de proletarii. La première classe rassemblait les citoyens qui disposaient d'une fortune d'au moins 100 000 as (10 000 deniers) et comptait 18 centuries de cavaliers et, à la fin du IIIe siècle, 70 centuries de fantassins. Ceux qui les composaient y étaient donc bien moins nombreux que les autres, plus pauvres qu'eux, qui étaient distribués dans les centuries des autres classes. Mais cette répartition permettait de prélever l'impôt et de recruter les soldats de façon proportionnelle à la richesse puisqu'on demandait la même somme et le même nombre d'hommes à chaque centurie. Les plus fortunés payaient donc davantage et étaient mobilisés plus souvent, eux qui précisément pouvaient s'équiper plus facilement." (p.20)
"C'était en effet au sein de l'ordre équestre qu'étaient recrutés les magistrats et les membres du Sénat: non pas que cette appartenance ait jamais été explicitement requise, mais parce qu'il n'était pas envisageable qu'un responsable de la cité eût pu être issu d'un rang inférieur. A ce niveau de qualification cependant, il fallait autre chose que de la simple honorabilité. La gestion du pouvoir imposait de correspondre à une image collective qui définissait ceux auxquels les citoyens acceptaient de confier leur destin. Une figure idéale de magistrat et de sénateur s'imposait, qui déterminait un mode de comportement où l'exercice des responsabilités était associé à l'adoption d'un habitus fait de gravité et d'autorité." (p.23)
"Dans la plupart des cas, les sénatus-consultes qui déterminaient une large part de la politique de Rome étaient pris sur l'opinion de quelques anciens censeurs, consuls ou plus rarement préteurs. [...]
Dans le fonctionnement même des débats auprès du peuple, cette même notion d'autorité avait son efficacité. A Rome en effet, à la différence des cités démocratiques, il n'était pas permis à un citoyen ordinaire de prendre la parole. Ce droit était réservé aux magistrats et à ceux auxquels ils le concédaient. Et, dans ce cas, il ne pouvait s'agir que de personnages très importants qui le plus souvent appartenaient déjà à l'ordre sénatorial." (p.24)
"Le pouvoir à Rome pouvait [...] procéder de deux origines qui toutes deux donnaient à ceux qui le détenaient une supériorité institutionnelle et religieuse. Il s'agissait soit de l'imperium qui était passé du roi aux consuls et aux préteurs et s'exerçait sur l'ensemble du populus, soit de la puissance des tribuns de la plèbe qui se manifestait par la sacrosancta potestas qui s'attachait à leur personne.
L'imperium était le pouvoir de celui qui ordonne (imperate) que ce fût sous la forme des normes du droit que les préteurs énonçaient (edicere) par leurs édits, des sentences ou des mesures de coercition que ces mêmes préteurs ou d'autres magistrats prononçaient, ou encore des ordres (imperia) que les chefs militaires donnaient à leurs troupes. Il était associé au droit d'auspices qui, par l'énonciation de formules rituelles, créait les conditions qui permettaient de connaître la volonté des dieux." (p.25)
"Le pouvoir à Rome ne pouvait donc être divisé en plusieurs aspects. Il était tout à la fois judiciaire, exécutif et législatif, et ne pouvait apparaître que sous une forme absolue. [...]
Aux détenteurs de l'imperium (dictateur, consul et préteur) et de la puissance sacro-sainte (tribuns de la plèbe) s'ajoutaient enfin des magistrats (censeurs, édiles, questeurs) qui ne disposaient que d'une potestas qui n'avait pas la force que les deux premiers pouvoirs tiraient de leur rapport avec les auspices et le sacré." (pp.26-27)
"Les prêtres enfin avaient la responsabilité de maintenir ce qu'on appelait la pax deorum, c'est-à-dire la bienveillance que les dieux devaient à la cité. Ils se recrutaient au même niveau de la hiérarchie civique que les magistrats et partageaient avec eux ce type de supériorité qui s'inscrivait dans la personne. C'était particulièrement vrai des flamines qui incarnaient Jupiter, Mars et Quirinus. Le flamen de Jupiter notamment était soumis à toute une série de contraintes et d'interdits qui tenaient à ce que son propre corps signifiait et manifestait dans la cité de la présence du dieu. Mais les autres aussi, pontifes, augures et membres des divers collèges, répondaient à cette même définition. Ils avaient la responsabilité d'énoncer les mots dont le seul prononcé engageait les hommes et les dieux: calendrier, vœux, prières et énoncés rituels. A eux aussi était donc reconnue une capacité supérieure qui donnait à leur parole la force performative qui modifiait le réel. Un tel pouvoir était extrêmement important, car il garantissait pour tous l'équilibre et la paix civique, et l'on comprend que la gestion des prêtrises, le grand pontificat et l'augurat notamment, ait eu autant d'importance pour les membres de l'aristocratie que celle des magistratures." (p.27)
"[Durant la cérémonie du sens, les fêtes, sacrifices, jeux et triomphes, la communauté civique] se donnait à elle-même le spectacle de sa cohésion, réaffirmait ainsi tout à la fois son alliance avec les dieux, sa propre force et son unité." (p.28)
"Les trois principales qualités qui, à la fin du IIIe siècle, permettaient de répondre aux aspirations des électeurs étaient soit d'imposer son autorité au Peuple par l'éloquence, soit d'avoir fait ses preuves comme chef militaire et donc d'avoir montré que l'on était capable et digne de commander, soit d'être un connaisseur suffisamment informé du droit pour pouvoir indiquer aux citoyens qui le demandaient les formules juridiques qu'il convenait d'employer." (p.30)
"L'objectif de tout aristocrate désireux de se constituer un réseau puissant et fidèle était [...] d'augmenter sans cesse le crédit dont il pourrait disposer en élargissant le plus possible le nombre de ses dépendants par des bienfaits répandus avec une telle constance et une telle générosité qu'il serait impossible à ses débiteurs de s'en libérer. [...]
Il y avait des services par exemple qu'il était pratiquement impossible de rémunérer et qui plaçaient dans une extrême dépendance: avoir été sauvé d'un esclavage à l'étranger ou avoir été acquitté dans un procès capital." (pp.32-33)
"Entre égaux, en revanche, la relation s'euphémisait et prenait le nom d'amicitia. Elle complétait et redoublait tous les rapports qui liaient entre eux les membres de l'aristocratie par d'autres formes de solidarité obligatoire: la parenté réelle ou par adoption, l'alliance par mariage ou encore la collégialité par appartenance à une même confrérie religieuse ; tous ceux en fin de compte que l'on disait de necessitudo parce qu'il n'était pas envisageable que l'on pût s'y soustraire. [...]
Des trois instruments de la domination, la fortune, le charisme et les réseaux clientélaires, aucun n'était séparable des deux autres, car c'était précisément leur articulation qui fondait la définition de l'aristocrate romain. La fortune était absolument nécessaire pour accéder aux centuries équestres, se donner de l'assurance et du crédit, et plus encore pour manifester concrètement une générosité qui créait les clientèles et en assurait la solidité. Le charisme mobilisait les attachements et donnait accès aux magistratures qui à leur tour donnaient les moyens de s'enrichir et de redistribuer postes et fonctions. Les larges clientèles manifestaient la puissance et le rayonnement d'un personnage, confortaient son prestige et lui permettaient de gagner les élections par les votes de leurs membres. Elles assuraient aussi sa fortune puisque la gratitude imposait de prêter, de donner parfois, mais surtout de léguer à un bienfaiteur une partie d'autant plus grande de ses propres biens qu'on lui était redevable. En revanche, que l'un de ces capitaux économiques, symboliques et social vînt à manquer ou à s'épuiser, et l'appartenance d'un individu et de sa famille à l'aristocratie sénatoriale cessait, brutalement ou progressivement selon le rythme qu'imposaient les circonstances: les effets d'une condamnation et d'une confiscation des biens étant plus rapides par exemple que des échecs même répétés aux élections." (pp.33-34)
"Les Decii Mures, père et fils [...] successivement imitèrent le grand-père qui s'était suicidé au combat en se jetant au milieu des ennemis et en provoquant leur défaite par consécration aux divinités infernales." (p.35)
"Le groupe réduit de ceux dont les ancêtres avaient géré le consulat, et que l'on nommait la nobilitas, parvenait à fournir avec une certaine régularité une bonne partie des détenteurs des magistratures supérieures. [...] On appelait homines novi ceux d'entre eux qui étaient les premiers de leur famille à atteindre le consulat. Ils n'étaient pas très nombreux puisqu'on ne peut en compter qu'un peu plus d'une dizaine dont cette qualité fût attestée avec certitude pour l'ensemble des IIe et Ier siècles avant notre ère, alors qu'ils furent sans doute plus de trois cents ceux qui furent les premiers de leur famille à entrer au Sénat entre le milieu du IIe siècle et le milieu du Ier. Ainsi l'accès à l'aristocratie sénatoriale demeurait-il assez largement ouvert sans que pour autant l'exercice des magistratures les plus importantes fût à la portée de qui n'héritait pas déjà du prestige et des ressources d'ancêtres puissants et reconnus." (p.37)
"C'était le Sénat qui avait la responsabilité de gérer les relations entre Rome et les autres peuples. Les cités qui avaient à se plaindre d'un gouverneur pouvaient toujours adresser une ambassade et obtenir réparation. Elles ne s'en privaient pas." (pp.43-44)
"Cicéron, lorsqu'il fut édile, dut à ses amis siciliens d'obtenir pour la ville de Rome du blé à des conditions avantageuses qui accrurent sa popularité. [...] Ces clientèles relayaient en somme la puissance d'un individu et l'étendaient à l'intérieur de l'Italie et de l'Empire." (p.45)
"En 202 avant notre ère, Rome sortait d'une des guerres les plus difficiles de son histoire. Les pertes avaient été considérables. [...] La cité qui venait de l'emporter était démographiquement épuisée mais psychologiquement et moralement plus sûre d'elle-même qu'elle ne l'avait jamais été. [...]
La guerre pourtant ne cessa pas. En Italie même, les Celtes de Cisalpine en particulier, qui s'étaient soulevés et n'avaient aucune clémence à attendre, continuèrent à se battre. Les opérations se poursuivirent donc jusqu'en 191 contre les Boïens, jusqu'en 176 contre les Sardes et même jusqu'en 172 contre les Ligures qui résistaient encore dans leurs montagnes. Elle continua également dans la péninsule ibérique où la conquête permit de constituer deux provinces d'Espagne citérieure et ultérieure qui correspondaient pour l'essentiel aux vallées de l'Ebre et du Guadalquivir et à la côte orientale. A partir de 197, deux préteurs y furent envoyés régulièrement pour les administrer, mais le conflit continua jusqu'en 179 contre des populations Celtibères qui ne se soumettaient toujours pas à l'autorité romaine." (pp.46-47)
"A partir de 214, ce furent plus de 20 légions, soit plus de 100 000 hommes, qui furent engagées en permanence. Tous ceux qui pouvaient être enrolés le furent. On abaissa les chiffres du cens pour recruter des soldats parmi les prolétaires. On prit même une mesure extrême qui signifiait que l'on avait épuisé toutes les autres ressources: on engagea des esclaves que l'on utilisa comme rameurs dans la flotte, ou pis, parce que cela contredisait tous les principes civiques, que l'on fit combattre comme fantassins en échange d'une promesse de liberté.
L'effort financier et économique que les Romains furent contraints de fournir ne fut pas moins extraordinaire. La guerre coûtait cher ; 4.5 millions de deniers par an selon une estimation raisonnable, une somme que les revenus même augmentés du butin n'atteignaient guère qu'à moitié. La différence devait être trouvée quelque part: dans des emprunts faits auprès de Hiéron, le tyran de Syracuse, auprès des membres de l'aristocratie qui donnèrent leur or et leurs bijoux, auprès des publicains qui furent invités à renoncer provisoirement à leurs créances sur la cité, aux maîtres dont on recrutait les esclaves et qui étaient invités à les entretenir tout de même. De larges portions de l'ager publicus furent vendues. On utilisa les réserves ultimes de l'aerarium sanctius. Les espèces monétaires enfin furent dévaluées. [...]
L'angoisse de la défaite touchait profondément le peuple romain. Il fallait se réconcilier avec les dieux. Après Trasimène par exemple, on fit le voeu de célébrer de grands jeux en l'honneur de Jupiter et l'on s'engagea à sacrifier tous les animaux nés au printemps prochain (ver sacrum) si Rome retrouvait la situation qui était la sienne avant la guerre. Après Cannes, après aussi un inceste supposé de deux vestales, on procéda à un sacrifice humain de deux Grecs et de deux Gaulois que l'on enterra vivants sur le Forum Boarium. On célébra avec encore plus de ferveur Apollon en créant les ludi Apollinares en 212 et l'on fit appel à Cybèle la grande déesse du royaume de Pergame que l'on installa sur le Palatin en 204.
Malgré les premiers désastres, il ne fut jamais question de composer avec l'ennemi." (pp.48-49)
"On suspendit en 217 la règle qui imposait d'attendre dix ans avant de gérer un deuxième consulat. Sempronius Gracchus fut ainsi consul en 215 et 213, Marcellus, en 215, 214, 210 et 208, Fabius en 215, 214 et 209, sans compter les prétures, les dictatures ou les prorogations d'imperium qu'ils obtinrent également et qui leur permirent de prolonger leurs commandements. La guerre contraignait ainsi à sortir des règles qui garantissaient à la compétition aristocratique un certain équilibre. Le cas de Scipion fut le plus extraordinaire. Il avait vingt-cinq ans et n'avait géré que l'édilité lorsqu'il fut muni en 210 d'un imperium pour remplacer son père et son oncle à la tête des légions d'Espagne. Il en avait trente lorsqu'il fut consul pour la première fois en 205. De telles exceptions à la règle étaient justifiées par l'urgence, mais elles créaient aussi des précédents qu'un chef ambitieux pourrait revendiquer plus tard." (p.52)
"On peut évaluer à quelque 120 000 hommes l'ensemble des pertes de l'armée romaine pendant la durée de la guerre et considérer que parmi eux disparurent bien 50 000 citoyens romains. Le chiffre est considérable: il correspond à 6% de la population civique totale [chiffre équivalant aux pertes françaises au cours de la Première Guerre mondiale] et signifie que les impacts démographiques et psychologiques ne purent manquer d'être extrêmement profonds." (p.53)
"L'ampleur surtout des besoins créées par la fourniture des armes et de l'équipement des légions fit que les sociétés de publicains prirent une importance qu'elles n'avaient jamais encore eue. Il s'agissait d'associations de citoyens riches qui soumissionnaient auprès de la cité la perception de certaines de ses recettes, taxes ou loyers de l'ager publicus par exemple, ou bien qui prenaient à leur compte les dépenses de travaux publics ou encore celles qu'entraînaient l'approvisionnement et l'équipement de l'armée." (pp.54-55)
"La perspective que les alliés pussent encore trahir si Philippe V de Macédoine débarquait en Italie fut un des arguments que le consul employa pour convaincre le Peuple de lui déclarer la guerre.
Ce climat de méfiance et d'inquiétude devait marquer longtemps les esprits. [...]
L'affaire dite des Bacchanales fut de ceux-là. En 186, on s'inquiéta du développement à Rome et dans toute l'Italie d'un réseau, ou de plusieurs réseaux, de fidèles de Dionysos qui s'organisaient en thiases et célébraient un culte dont le caractère initiatique effrayait. Le secret dont ils s'entouraient et surtout les solidarités qu'ils mettaient en place, qui s'enracinaient dans des milieux populaires et non romains et échappaient aux modes politiques ou clientélaires d'intégration, furent perçus comme une menace insupportable pour l'autorité. La répression fut féroce et conduisit à des milliers d'exécutions. Les autorités des cités et des peuples d'Italie avaient été associées aux procédures d'enquête, et formellement leur autonomie avait été respectée, mais dans des conditions qui ne leur laissaient pas d'autre choix." (pp.56-57)
"L'existence de cet ager publicus eut de profondes conséquences sur l'organisation économique et sociale de l'Italie. Les populations auxquelles il était confisqué se trouvaient appauvries. Tant qu'elles conservaient l'usage de ces terres, leurs conditions concrètes de vie n'étaient peut-être pas fondamentalement transformées. Mais cette possession qu'elles conservaient restait précaire et dépendait d'une autorité qui avait ainsi la maîtrise de leur destin. Quand ces terres au contraire étaient concédées à des exploitants étrangers aux communautés locales, ceux qui étaient le plus à même de bénéficier de ces contrats de location étaient évidemment des citoyens romains riches et bien introduits, membres de l'aristocratie sénatoriale ou équestre, qui trouvaient là un moyen d'augmenter leurs ressources. Les populations locales étaient alors dépossédées de leurs anciennes propriétés et marginalisées sur leur propre territoire.
Cette situation était encore plus nette lorsque l'ager publicus était utilisé pour permettre l'installation de groupes de colons, romains ou non, à titre individuel ou collectif, car, dans ce cas, c'était toute l'organisation civique et l'équilibre ethnique de la région qui se trouvaient modifiés. Dans la situation qui fut celle des années qui suivirent la deuxième guerre punique, l'Etat romain, qui avait ainsi mis la main sur une partie considérable du territoire de l'Italie, engagea une politique de colonisation et de déplacement des populations qui eut des conséquences importantes sur la géographie humaine et politique de la péninsule. Des régions avaient été dévastées et pouvaient être repeuplées. Des peuplades qui représentaient une menace devaient être déportées ou cantonnées. Des citoyens et des alliés qui avaient participé à la guerre devaient être récompensés.
Ce fut ainsi qu'en 201-200 des vétérans de Scipion reçurent individuellement (viritim) des terres confisquées aux Caudins et aux Hirpins et que, en 180, 47 000 Ligures furent installés sur le territoire des Taurasini à la limite du Samnium et de la Campanie. Ce fut ainsi surtout que des dizaines de colonies furent fondées au cours des trente ans qui suivent la fin de la guerre." (pp.58-59)
"En quelques décennies cependant, la cité qui avait rétabli son contrôle sur l'Italie devint la principale puis l'unique véritable puissance qui dominait de son Empire l'ensemble du monde méditerranéen. Ce fut un événement de très grande envergure, un de ceux qui comptent dans l'Histoire de l'Occident. En une ou deux générations en effet, Rome, qui n'avait eu jusque-là de pouvoir que régional, imposait son autorité à la plupart des cités, royaumes et peuples de cet espace que ses habitants considéraient comme l'ensemble du monde habité et utile (l'oikoumène). Pour tous les contemporains et pour ses propres citoyens, elle acquérait une place qu'aucune cité avant elle n'avait tenue. Elle vainquait et effaçait du champ politique les monarchies hellénistiques qui étaient les héritières de l'Empire d'Alexandre et qui représentaient alors des idéaux politiques que l'on n'imaginait guère pouvoir surpasser. Les conséquences furent considérables: financières et économiques, puisque les richesses affluèrent en Italie ; culturelles, politiques et idéologiques surtout, puisque la conquête des modèles imposait à ceux qui s'en rendaient maîtres de les surpasser sous peine d'y perdre une partie de leur légitimité. C'était sa cohésion et ses valeurs que l'aristocratie victorieuse risqua à ce défi immense au point de devoir les renouveler et de les perdre partiellement dans la crise de la République." (p.62)
"Rome devint enfin une divinité à laquelle des souverains et des cités [alliés] rendaient hommage et à laquelle ils élevaient des monuments. En Grèce, les interventions romaines se firent plus fréquentes." (p.65)
"Rome, forte de l'amitié indéfectible de Marseille en Gaule méridionale, était également amenée à assurer la sécurité de ses communications terrestres en mettant en place des relations de soumission et d'alliance avec les peuples situés entre le Rhône et l'Espagne.
En Afrique, Carthage, vaincue et désarmée par les conditions de paix, était devenue une alliée fidèle. Bien que soumise aux pressions et aux attaques de Massinissa, le roi numide qui avait contribué à la victoire romaine de 202, elle restait soumise à la volonté du Sénat. Après la troisième guerre de Macédoine cependant, quand il apparut que plus aucune puissance ne pouvait inquiéter Rome, l'idée se fit jour, puissamment développée en tout cas par Caton l'Ancien à partir de 153, que cette cité, qui s'enrichissait à nouveau, pourrait un jour chercher à prendre sa revanche. Sa disparition fut décidée. Malgré une résistance héroïque de deux ans, la ville fut prise en 146 par Scipion Émilien." (pp.66-67)
"Les modèles culturels et politiques hellénistiques étaient véritablement ceux qui dominaient les représentations dans tout le monde méditerranéen du temps." (p.68)
"[Butin des conquêtes] 600 millions de deniers en revenus divers pour le Trésor romain entre 200 et 157." (p.69)
"L. Aemilius Paullus (Paul-Émile) par exemple, après avoir vaincu Persée, se mit à parcourir la Grèce [...] A Delphes, ayant vu un grand pilier quadrangulaire, composé de blocs de marbre blanc sur lequel devait être placée une statue d'or de Persée, il y fit mettre la sienne en disant qu'il convient aux vaincus de céder la place aux vainqueurs", racontait Plutarque. De tels traits étaient caractéristiques d'un souverain hellénistique: organiser les peuples et les cités en y rétablissant la paix interne, distribuer des richesses aux populations ruinées étaient des marques d'évergétisme, s'emparer de l'ex-voto que l'adversaire s'était réservée dans le sanctuaire d'Apollon était un témoignage de piété et une célébration de sa propre victoire. Ils s'inscrivaient de façon consciente et déterminée dans le langage même du pouvoir monarchique propre aux Grecs." (p.72)
"Le théâtre, la littérature, la rhétorique, la philosophie et tous les langages plastiques furent définitivement adoptés au point même qu'au début du Ier siècle avant notre ère Rome devint une des trois ou quatre capitales intellectuelles et artistiques du monde méditerranéen." (p.77)
"Aux yeux de l'Italie et du monde, et même aux yeux du peuple romain qui lui-même faisait son apprentissage en la matière, l'autorité ne pouvait plus, sauf à devenir tyrannique, se tirer du seul exercice des magistratures, mais devait être confortée par la possession et la manifestation de ces qualités intellectuelles et morales qui répondaient aux exigences contemporaines des élites hellénistiques." (p.83)
"On évalue en effet la part immobilière de la fortune de Paul-Émile à 280 000 deniers, celle de Scipion Émilien à au moins un million de deniers. La comparaison entre les deux chiffres fait déjà apparaître une progression intéressante. Il s'agissait en fat des personnages les plus en vue de la première moitié du IIe siècle, ceux dont on peut penser également qu'ils étaient les plus riches de leur génération. Or, dans la première moitié du Ier siècle, ces niveaux de fortune étaient atteints et dépassés par des chevaliers d'origine municipale, comme un certain Roscius d'Amérie propriétaire de 13 domaines pour une valeur de 1.5 million de deniers et multipliés par trois ou quatre par un sénateur comme Cicéron qui se tenait au premier rang dans la hiérarchie sans pour autant compter parmi les plus riches, et dont l'ensemble des propriétés pouvaient être évaluées à au moins 3.25 millions de deniers." (pp.91-93)
"Le géographe Strabon affirmait que dans l'île de Délos, qui, au milieu du IIe siècle, était devenue le principal marché d'esclaves, il s'en vendait des dizaines de milliers par jour. Et comme l'Italie était la région où se concentrait la demande, l'immigration servile aboutit à ce qu'au Ier siècle avant notre ère le nombre des esclaves atteignit quelque 2 à 3 millions d'individus pour une population de 5 à 7.5 millions d'habitants, soit une proportion de près d'un tiers ; ce qui était considérable." (pp.92-93)
"Rome elle-même dont la population passa [...] de 200 000 habitants au début du IIe siècle à quelque 375 000 vers 130, et à 750 000 à la fin du Ier. [...] Deux nouveaux aqueducs furent construits en 144, l'Aqua Marcia et, en 125, l'Aqua Tepula. [...] Il est tout à fait probable que la législation agraire et de distribution de blé à prix réduit conçue par les Gracques était déterminée aussi par cette nécessité de freiner la croissance du nombre des habitants de Rome et de répondre aux besoins qu'elle créait." (p.103)
"L'essentiel de l'émigration italienne fut cependant le fait de ces individus qui, s'adaptant aux nouveaux circuits d'échange, se répandirent dans tout l'Empire. En Occident, en Espagne, attirés par l'exploitation des mines, en Gaule où, si l'on en croit Cicéron, ils contrôlaient tout le commerce [...] Ils étaient également présents en Orient. Les premiers sont attestés en Illyrie et en Grèce du Nord-Ouest dès les premières décennies du IIe siècle. Puis des inscriptions permettent d'identifier l'existence de groupes de négociants en Grèce centrale, en Eubée, à Corinthe, à Athènes et en Asie Mineure. Ils étaient particulièrement actifs à Délos qui, sur décision du Sénat, était devenue un port franc à l'issue de la troisième guerre de Macédoine. Leur nombre est difficile à évaluer. [...]
C'est l'exemple des Italiens et des Romains de Délos qui offre le tableau le plus précis de l'organisation de ces groupes de négociants et du rôle qu'ils jouaient dans les provinces. Les inscriptions qui ont été découvertes sur l'île permettent d'identifier plus de 220 individus portant environ 150 noms différents dont l'étude permet d'identifier l'origine. La plupart appartenaient à des familles de Rome, du Latium, de Campanie ou du Samnium, ainsi que, mais de façon minoritaire, des cités grecques d'Italie méridionale et de Sicile. Seul un peu plus du tiers de ces personnages était composé d'ingénus. C'était eux qui étaient les Italiens d'origine. Les autres étaient soit des esclaves, soit des affranchis qui représentaient dans l'île des maîtres ou des patrons qui résidaient sans doute encore en Italie.
Comme les mêmes noms étaient parfois portés ailleurs en Orient par d'autres personnages, on doit imaginer que ces groupes familiaux s'étaient organisés en entreprises commerciales et financières à l'intérieur desquelles la force des liens assurait la continuité et la continuité des échanges. On connaît ainsi la famille des Cossutii dont le premier représentant fut un Decimus Cossutius, un architecte, contemporain du milieu du IIe siècle avant notre ère, qui travailla à la construction de l'Olympeion d'Athènes. Après lui, d'autres personnages apparaissent en effet qui portaient le même à Athènes, à Érétrie, à Délos, ainsi que des sculpteurs qui étaient probablement des affranchis de l'un des membres de cette famille. On pense ainsi que ce groupe familial était devenu le noyau d'une entreprise spécialisée dans le commerce des œuvres d'art et qu'il en avait tiré une fortune et une honorabilité suffisantes pour qu'au cours de la première moitié du Ier siècle deux Cossutii se fissent une place dans les rangs de l'ordre sénatorial et qu'une Cossutia fût un temps la fiancée de César. [...]
Dans la mesure où ils résidaient dans les provinces, ces personnages avaient tendance à s'y intégrer. A Délos notamment, ils s'organisaient en collèges, se donnaient des responsables et participaient à la vie du sanctuaire par la dédicace de monuments qui tout à la fois embellissaient l'île et célébraient leur réussite. Ils adoptaient le mode de vie et les valeurs civiques et culturelles hellénistiques: un des plus riches d'entre eux, un certain Ofellius Ferus, qui avait contribué à la construction du marché monumental que l'on appelle précisément l'agora des Italiens, s'était ainsi fait représenter nu sur le modèle des héros et des princes. Les différences entre eux s'estompaient. Les inscriptions et les dédicaces qu'ils consacraient aux dieux étaient en grec ou en latin, et le terme "Romaioi" était facilement employé pour désigner l'ensemble de leur collectivité. Leurs groupes avaient tendance à s'organiser, à s'unifier et, tout en conservant des relations très fortes avec l'Italie, à s'assimiler au monde environnant. [...]
Ce fut évidemment dans les régions d'Italie qui étaient le plus ouvertes aux échanges avec l'Orient que l'introduction des modèles hellénistiques fut la plus précoce et la plus vive: le Latium, le Sammium et tout particulièrement la Campanie." (p.106-109)
-Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.). Crise d'une aristocratie, Nouvelle histoire de l'Antiquité, tome 7, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000, 304 pages.
Ce fut de là pourtant que naquit la tragédie." (p.11)
"Plus que la fierté de l'Empire, c'était la nostalgie d'une République perdue qui dominait les esprits." (p.12)
"A la fin du IIIe siècle, le nombre des citoyens s'élevait à quelques 300 000 hommes adultes. Cela correspondait à une population de près d'un million d'habitants qui se trouvait installée pour l'essentiel au cœur de l'Italie et qui, comme dans la plupart des cités antiques, se répartissait entre un centre urbain principal, la ville de Rome, et son territoire, l'ager romanus.
A cette époque, la population de la ville devait atteindre quelques 200 000 habitants. Il s'agissait pour l'essentiel des membres de l'aristocratie qui y résidaient en permanence, de leurs esclaves et de leurs dépendants directs et d'une population d'artisans et d'actifs de toutes sortes qui faisaient déjà de cette ville une des plus importantes du monde méditerranéen." (p.16)
"[L'ager romanus] englobait pour l'essentiel le Latium, la Campanie, la Sabine, une partie de l'Étrurie méridionale et une grande partie du Picenum. Il s'étendait ainsi sur environ 27 000 km2 suivant une disposition d'ensemble qui prenait le centre de l'Italie en écharpe. Géographiquement, ces régions constituaient certainement les campagnes les plus fertiles de la péninsule. [...] D'autres villes plus ou moins importantes s'y étaient développés ; de gros bourgs ruraux comme Cales, Capoue, Casinum, Minturnes, Nola, Suessa ou Venafrum, ou des centres d'échange et d'artisanat comme le port de Pouzzoles.
En termes d'organisation civique, ce territoire était divisé en 31 tribus dites rustiques. Elles s'ajoutaient aux tribus dites urbaines parce qu'elles étaient celles de la ville, pour former l'ensemble des 35 tribus dans lesquelles les censeurs inscrivaient les citoyens romains. Elles constituaient le cadre qui permettait l'organisation des comices tributes et des conciles plébéiens." (p.17)
"Jusqu'au milieu du IIIe siècle [...] lorsqu'une cité était vaincue par Rome, ou, comme dans le cas de Capoue, s'abandonnait volontairement à elle, elle était incorporée au cadre civique romain, mais conservait son propre système institutionnel. Ses citoyens devenaient des citoyens romains, mais, à l'exception parfois des membres de l'aristocratie locale, étaient exclus du vote à Rome. Ils recevaient les droits civils de propriété, d'échange ou de mariage, mais devaient prendre cette part des charges collectives que l'on appelait le munus : l'impôt et la guerre. Une telle cité s'appelait alors un minicipium. Petit à petit cependant, le processus d'intégration s'accomplissait. L'ensemble de la cité finissait par recevoir la citoyenneté complète et les aristocrates accédaient à la classe politique romaine.
A côté de ces cités incorporées, il y avait la foule des citoyens romains qui vivaient dans l'ager romanus et qui dépendaient directement des magistrats de la cité. Parmi eux cependant, certains jouissaient d'une organisation civique particulière: ceux qui avaient bénéficié du processus de colonisation.
La conquête entraînait en effet presque immanquablement des confiscations de terres qui étaient opérées aux dépens des vaincus. Elles venaient agrandir ce qu'on appelait l'ager publicus et qui constituait en quelque sorte la propriété collective du peuple romain. Parmi les divers emplois que l'on pouvait en faire, il y avait au premier chef la distribution aux citoyens que l'on gratifiait d'un lot de terre, soit collectivement par la fondation d'une colonie, soit individuellement -on disait alors que la distribution était faite viritim. Ceux-ci, ainsi que ceux qui se seraient installés librement dans des municipes, relevaient toujours des autorités de Rome. Mais pour leur permettre d'avoir un minimum d'autonomie locale, le préteur nommait tous les ans des préfets et leur donnait délégation pour assurer sur place des fonctions judiciaires. Des chefs-lieux avaient ainsi tendance à se constituer dans des bourgades plus importantes que d'autres et recevaient ainsi le nom de préfectures." (p.18)
"La fortune servait à fixer la capacité contributive et militaire des citoyens. Les censeurs les répartissaient en effet dans les 193 centuries, elles-mêmes hiérarchisées en 5 classes, en faisant en sorte que la capacité de chacune de ces unités fût globalement équivalente, et en regroupant les plus pauvres dans une seule centurie de proletarii. La première classe rassemblait les citoyens qui disposaient d'une fortune d'au moins 100 000 as (10 000 deniers) et comptait 18 centuries de cavaliers et, à la fin du IIIe siècle, 70 centuries de fantassins. Ceux qui les composaient y étaient donc bien moins nombreux que les autres, plus pauvres qu'eux, qui étaient distribués dans les centuries des autres classes. Mais cette répartition permettait de prélever l'impôt et de recruter les soldats de façon proportionnelle à la richesse puisqu'on demandait la même somme et le même nombre d'hommes à chaque centurie. Les plus fortunés payaient donc davantage et étaient mobilisés plus souvent, eux qui précisément pouvaient s'équiper plus facilement." (p.20)
"C'était en effet au sein de l'ordre équestre qu'étaient recrutés les magistrats et les membres du Sénat: non pas que cette appartenance ait jamais été explicitement requise, mais parce qu'il n'était pas envisageable qu'un responsable de la cité eût pu être issu d'un rang inférieur. A ce niveau de qualification cependant, il fallait autre chose que de la simple honorabilité. La gestion du pouvoir imposait de correspondre à une image collective qui définissait ceux auxquels les citoyens acceptaient de confier leur destin. Une figure idéale de magistrat et de sénateur s'imposait, qui déterminait un mode de comportement où l'exercice des responsabilités était associé à l'adoption d'un habitus fait de gravité et d'autorité." (p.23)
"Dans la plupart des cas, les sénatus-consultes qui déterminaient une large part de la politique de Rome étaient pris sur l'opinion de quelques anciens censeurs, consuls ou plus rarement préteurs. [...]
Dans le fonctionnement même des débats auprès du peuple, cette même notion d'autorité avait son efficacité. A Rome en effet, à la différence des cités démocratiques, il n'était pas permis à un citoyen ordinaire de prendre la parole. Ce droit était réservé aux magistrats et à ceux auxquels ils le concédaient. Et, dans ce cas, il ne pouvait s'agir que de personnages très importants qui le plus souvent appartenaient déjà à l'ordre sénatorial." (p.24)
"Le pouvoir à Rome pouvait [...] procéder de deux origines qui toutes deux donnaient à ceux qui le détenaient une supériorité institutionnelle et religieuse. Il s'agissait soit de l'imperium qui était passé du roi aux consuls et aux préteurs et s'exerçait sur l'ensemble du populus, soit de la puissance des tribuns de la plèbe qui se manifestait par la sacrosancta potestas qui s'attachait à leur personne.
L'imperium était le pouvoir de celui qui ordonne (imperate) que ce fût sous la forme des normes du droit que les préteurs énonçaient (edicere) par leurs édits, des sentences ou des mesures de coercition que ces mêmes préteurs ou d'autres magistrats prononçaient, ou encore des ordres (imperia) que les chefs militaires donnaient à leurs troupes. Il était associé au droit d'auspices qui, par l'énonciation de formules rituelles, créait les conditions qui permettaient de connaître la volonté des dieux." (p.25)
"Le pouvoir à Rome ne pouvait donc être divisé en plusieurs aspects. Il était tout à la fois judiciaire, exécutif et législatif, et ne pouvait apparaître que sous une forme absolue. [...]
Aux détenteurs de l'imperium (dictateur, consul et préteur) et de la puissance sacro-sainte (tribuns de la plèbe) s'ajoutaient enfin des magistrats (censeurs, édiles, questeurs) qui ne disposaient que d'une potestas qui n'avait pas la force que les deux premiers pouvoirs tiraient de leur rapport avec les auspices et le sacré." (pp.26-27)
"Les prêtres enfin avaient la responsabilité de maintenir ce qu'on appelait la pax deorum, c'est-à-dire la bienveillance que les dieux devaient à la cité. Ils se recrutaient au même niveau de la hiérarchie civique que les magistrats et partageaient avec eux ce type de supériorité qui s'inscrivait dans la personne. C'était particulièrement vrai des flamines qui incarnaient Jupiter, Mars et Quirinus. Le flamen de Jupiter notamment était soumis à toute une série de contraintes et d'interdits qui tenaient à ce que son propre corps signifiait et manifestait dans la cité de la présence du dieu. Mais les autres aussi, pontifes, augures et membres des divers collèges, répondaient à cette même définition. Ils avaient la responsabilité d'énoncer les mots dont le seul prononcé engageait les hommes et les dieux: calendrier, vœux, prières et énoncés rituels. A eux aussi était donc reconnue une capacité supérieure qui donnait à leur parole la force performative qui modifiait le réel. Un tel pouvoir était extrêmement important, car il garantissait pour tous l'équilibre et la paix civique, et l'on comprend que la gestion des prêtrises, le grand pontificat et l'augurat notamment, ait eu autant d'importance pour les membres de l'aristocratie que celle des magistratures." (p.27)
"[Durant la cérémonie du sens, les fêtes, sacrifices, jeux et triomphes, la communauté civique] se donnait à elle-même le spectacle de sa cohésion, réaffirmait ainsi tout à la fois son alliance avec les dieux, sa propre force et son unité." (p.28)
"Les trois principales qualités qui, à la fin du IIIe siècle, permettaient de répondre aux aspirations des électeurs étaient soit d'imposer son autorité au Peuple par l'éloquence, soit d'avoir fait ses preuves comme chef militaire et donc d'avoir montré que l'on était capable et digne de commander, soit d'être un connaisseur suffisamment informé du droit pour pouvoir indiquer aux citoyens qui le demandaient les formules juridiques qu'il convenait d'employer." (p.30)
"L'objectif de tout aristocrate désireux de se constituer un réseau puissant et fidèle était [...] d'augmenter sans cesse le crédit dont il pourrait disposer en élargissant le plus possible le nombre de ses dépendants par des bienfaits répandus avec une telle constance et une telle générosité qu'il serait impossible à ses débiteurs de s'en libérer. [...]
Il y avait des services par exemple qu'il était pratiquement impossible de rémunérer et qui plaçaient dans une extrême dépendance: avoir été sauvé d'un esclavage à l'étranger ou avoir été acquitté dans un procès capital." (pp.32-33)
"Entre égaux, en revanche, la relation s'euphémisait et prenait le nom d'amicitia. Elle complétait et redoublait tous les rapports qui liaient entre eux les membres de l'aristocratie par d'autres formes de solidarité obligatoire: la parenté réelle ou par adoption, l'alliance par mariage ou encore la collégialité par appartenance à une même confrérie religieuse ; tous ceux en fin de compte que l'on disait de necessitudo parce qu'il n'était pas envisageable que l'on pût s'y soustraire. [...]
Des trois instruments de la domination, la fortune, le charisme et les réseaux clientélaires, aucun n'était séparable des deux autres, car c'était précisément leur articulation qui fondait la définition de l'aristocrate romain. La fortune était absolument nécessaire pour accéder aux centuries équestres, se donner de l'assurance et du crédit, et plus encore pour manifester concrètement une générosité qui créait les clientèles et en assurait la solidité. Le charisme mobilisait les attachements et donnait accès aux magistratures qui à leur tour donnaient les moyens de s'enrichir et de redistribuer postes et fonctions. Les larges clientèles manifestaient la puissance et le rayonnement d'un personnage, confortaient son prestige et lui permettaient de gagner les élections par les votes de leurs membres. Elles assuraient aussi sa fortune puisque la gratitude imposait de prêter, de donner parfois, mais surtout de léguer à un bienfaiteur une partie d'autant plus grande de ses propres biens qu'on lui était redevable. En revanche, que l'un de ces capitaux économiques, symboliques et social vînt à manquer ou à s'épuiser, et l'appartenance d'un individu et de sa famille à l'aristocratie sénatoriale cessait, brutalement ou progressivement selon le rythme qu'imposaient les circonstances: les effets d'une condamnation et d'une confiscation des biens étant plus rapides par exemple que des échecs même répétés aux élections." (pp.33-34)
"Les Decii Mures, père et fils [...] successivement imitèrent le grand-père qui s'était suicidé au combat en se jetant au milieu des ennemis et en provoquant leur défaite par consécration aux divinités infernales." (p.35)
"Le groupe réduit de ceux dont les ancêtres avaient géré le consulat, et que l'on nommait la nobilitas, parvenait à fournir avec une certaine régularité une bonne partie des détenteurs des magistratures supérieures. [...] On appelait homines novi ceux d'entre eux qui étaient les premiers de leur famille à atteindre le consulat. Ils n'étaient pas très nombreux puisqu'on ne peut en compter qu'un peu plus d'une dizaine dont cette qualité fût attestée avec certitude pour l'ensemble des IIe et Ier siècles avant notre ère, alors qu'ils furent sans doute plus de trois cents ceux qui furent les premiers de leur famille à entrer au Sénat entre le milieu du IIe siècle et le milieu du Ier. Ainsi l'accès à l'aristocratie sénatoriale demeurait-il assez largement ouvert sans que pour autant l'exercice des magistratures les plus importantes fût à la portée de qui n'héritait pas déjà du prestige et des ressources d'ancêtres puissants et reconnus." (p.37)
"C'était le Sénat qui avait la responsabilité de gérer les relations entre Rome et les autres peuples. Les cités qui avaient à se plaindre d'un gouverneur pouvaient toujours adresser une ambassade et obtenir réparation. Elles ne s'en privaient pas." (pp.43-44)
"Cicéron, lorsqu'il fut édile, dut à ses amis siciliens d'obtenir pour la ville de Rome du blé à des conditions avantageuses qui accrurent sa popularité. [...] Ces clientèles relayaient en somme la puissance d'un individu et l'étendaient à l'intérieur de l'Italie et de l'Empire." (p.45)
"En 202 avant notre ère, Rome sortait d'une des guerres les plus difficiles de son histoire. Les pertes avaient été considérables. [...] La cité qui venait de l'emporter était démographiquement épuisée mais psychologiquement et moralement plus sûre d'elle-même qu'elle ne l'avait jamais été. [...]
La guerre pourtant ne cessa pas. En Italie même, les Celtes de Cisalpine en particulier, qui s'étaient soulevés et n'avaient aucune clémence à attendre, continuèrent à se battre. Les opérations se poursuivirent donc jusqu'en 191 contre les Boïens, jusqu'en 176 contre les Sardes et même jusqu'en 172 contre les Ligures qui résistaient encore dans leurs montagnes. Elle continua également dans la péninsule ibérique où la conquête permit de constituer deux provinces d'Espagne citérieure et ultérieure qui correspondaient pour l'essentiel aux vallées de l'Ebre et du Guadalquivir et à la côte orientale. A partir de 197, deux préteurs y furent envoyés régulièrement pour les administrer, mais le conflit continua jusqu'en 179 contre des populations Celtibères qui ne se soumettaient toujours pas à l'autorité romaine." (pp.46-47)
"A partir de 214, ce furent plus de 20 légions, soit plus de 100 000 hommes, qui furent engagées en permanence. Tous ceux qui pouvaient être enrolés le furent. On abaissa les chiffres du cens pour recruter des soldats parmi les prolétaires. On prit même une mesure extrême qui signifiait que l'on avait épuisé toutes les autres ressources: on engagea des esclaves que l'on utilisa comme rameurs dans la flotte, ou pis, parce que cela contredisait tous les principes civiques, que l'on fit combattre comme fantassins en échange d'une promesse de liberté.
L'effort financier et économique que les Romains furent contraints de fournir ne fut pas moins extraordinaire. La guerre coûtait cher ; 4.5 millions de deniers par an selon une estimation raisonnable, une somme que les revenus même augmentés du butin n'atteignaient guère qu'à moitié. La différence devait être trouvée quelque part: dans des emprunts faits auprès de Hiéron, le tyran de Syracuse, auprès des membres de l'aristocratie qui donnèrent leur or et leurs bijoux, auprès des publicains qui furent invités à renoncer provisoirement à leurs créances sur la cité, aux maîtres dont on recrutait les esclaves et qui étaient invités à les entretenir tout de même. De larges portions de l'ager publicus furent vendues. On utilisa les réserves ultimes de l'aerarium sanctius. Les espèces monétaires enfin furent dévaluées. [...]
L'angoisse de la défaite touchait profondément le peuple romain. Il fallait se réconcilier avec les dieux. Après Trasimène par exemple, on fit le voeu de célébrer de grands jeux en l'honneur de Jupiter et l'on s'engagea à sacrifier tous les animaux nés au printemps prochain (ver sacrum) si Rome retrouvait la situation qui était la sienne avant la guerre. Après Cannes, après aussi un inceste supposé de deux vestales, on procéda à un sacrifice humain de deux Grecs et de deux Gaulois que l'on enterra vivants sur le Forum Boarium. On célébra avec encore plus de ferveur Apollon en créant les ludi Apollinares en 212 et l'on fit appel à Cybèle la grande déesse du royaume de Pergame que l'on installa sur le Palatin en 204.
Malgré les premiers désastres, il ne fut jamais question de composer avec l'ennemi." (pp.48-49)
"On suspendit en 217 la règle qui imposait d'attendre dix ans avant de gérer un deuxième consulat. Sempronius Gracchus fut ainsi consul en 215 et 213, Marcellus, en 215, 214, 210 et 208, Fabius en 215, 214 et 209, sans compter les prétures, les dictatures ou les prorogations d'imperium qu'ils obtinrent également et qui leur permirent de prolonger leurs commandements. La guerre contraignait ainsi à sortir des règles qui garantissaient à la compétition aristocratique un certain équilibre. Le cas de Scipion fut le plus extraordinaire. Il avait vingt-cinq ans et n'avait géré que l'édilité lorsqu'il fut muni en 210 d'un imperium pour remplacer son père et son oncle à la tête des légions d'Espagne. Il en avait trente lorsqu'il fut consul pour la première fois en 205. De telles exceptions à la règle étaient justifiées par l'urgence, mais elles créaient aussi des précédents qu'un chef ambitieux pourrait revendiquer plus tard." (p.52)
"On peut évaluer à quelque 120 000 hommes l'ensemble des pertes de l'armée romaine pendant la durée de la guerre et considérer que parmi eux disparurent bien 50 000 citoyens romains. Le chiffre est considérable: il correspond à 6% de la population civique totale [chiffre équivalant aux pertes françaises au cours de la Première Guerre mondiale] et signifie que les impacts démographiques et psychologiques ne purent manquer d'être extrêmement profonds." (p.53)
"L'ampleur surtout des besoins créées par la fourniture des armes et de l'équipement des légions fit que les sociétés de publicains prirent une importance qu'elles n'avaient jamais encore eue. Il s'agissait d'associations de citoyens riches qui soumissionnaient auprès de la cité la perception de certaines de ses recettes, taxes ou loyers de l'ager publicus par exemple, ou bien qui prenaient à leur compte les dépenses de travaux publics ou encore celles qu'entraînaient l'approvisionnement et l'équipement de l'armée." (pp.54-55)
"La perspective que les alliés pussent encore trahir si Philippe V de Macédoine débarquait en Italie fut un des arguments que le consul employa pour convaincre le Peuple de lui déclarer la guerre.
Ce climat de méfiance et d'inquiétude devait marquer longtemps les esprits. [...]
L'affaire dite des Bacchanales fut de ceux-là. En 186, on s'inquiéta du développement à Rome et dans toute l'Italie d'un réseau, ou de plusieurs réseaux, de fidèles de Dionysos qui s'organisaient en thiases et célébraient un culte dont le caractère initiatique effrayait. Le secret dont ils s'entouraient et surtout les solidarités qu'ils mettaient en place, qui s'enracinaient dans des milieux populaires et non romains et échappaient aux modes politiques ou clientélaires d'intégration, furent perçus comme une menace insupportable pour l'autorité. La répression fut féroce et conduisit à des milliers d'exécutions. Les autorités des cités et des peuples d'Italie avaient été associées aux procédures d'enquête, et formellement leur autonomie avait été respectée, mais dans des conditions qui ne leur laissaient pas d'autre choix." (pp.56-57)
"L'existence de cet ager publicus eut de profondes conséquences sur l'organisation économique et sociale de l'Italie. Les populations auxquelles il était confisqué se trouvaient appauvries. Tant qu'elles conservaient l'usage de ces terres, leurs conditions concrètes de vie n'étaient peut-être pas fondamentalement transformées. Mais cette possession qu'elles conservaient restait précaire et dépendait d'une autorité qui avait ainsi la maîtrise de leur destin. Quand ces terres au contraire étaient concédées à des exploitants étrangers aux communautés locales, ceux qui étaient le plus à même de bénéficier de ces contrats de location étaient évidemment des citoyens romains riches et bien introduits, membres de l'aristocratie sénatoriale ou équestre, qui trouvaient là un moyen d'augmenter leurs ressources. Les populations locales étaient alors dépossédées de leurs anciennes propriétés et marginalisées sur leur propre territoire.
Cette situation était encore plus nette lorsque l'ager publicus était utilisé pour permettre l'installation de groupes de colons, romains ou non, à titre individuel ou collectif, car, dans ce cas, c'était toute l'organisation civique et l'équilibre ethnique de la région qui se trouvaient modifiés. Dans la situation qui fut celle des années qui suivirent la deuxième guerre punique, l'Etat romain, qui avait ainsi mis la main sur une partie considérable du territoire de l'Italie, engagea une politique de colonisation et de déplacement des populations qui eut des conséquences importantes sur la géographie humaine et politique de la péninsule. Des régions avaient été dévastées et pouvaient être repeuplées. Des peuplades qui représentaient une menace devaient être déportées ou cantonnées. Des citoyens et des alliés qui avaient participé à la guerre devaient être récompensés.
Ce fut ainsi qu'en 201-200 des vétérans de Scipion reçurent individuellement (viritim) des terres confisquées aux Caudins et aux Hirpins et que, en 180, 47 000 Ligures furent installés sur le territoire des Taurasini à la limite du Samnium et de la Campanie. Ce fut ainsi surtout que des dizaines de colonies furent fondées au cours des trente ans qui suivent la fin de la guerre." (pp.58-59)
"En quelques décennies cependant, la cité qui avait rétabli son contrôle sur l'Italie devint la principale puis l'unique véritable puissance qui dominait de son Empire l'ensemble du monde méditerranéen. Ce fut un événement de très grande envergure, un de ceux qui comptent dans l'Histoire de l'Occident. En une ou deux générations en effet, Rome, qui n'avait eu jusque-là de pouvoir que régional, imposait son autorité à la plupart des cités, royaumes et peuples de cet espace que ses habitants considéraient comme l'ensemble du monde habité et utile (l'oikoumène). Pour tous les contemporains et pour ses propres citoyens, elle acquérait une place qu'aucune cité avant elle n'avait tenue. Elle vainquait et effaçait du champ politique les monarchies hellénistiques qui étaient les héritières de l'Empire d'Alexandre et qui représentaient alors des idéaux politiques que l'on n'imaginait guère pouvoir surpasser. Les conséquences furent considérables: financières et économiques, puisque les richesses affluèrent en Italie ; culturelles, politiques et idéologiques surtout, puisque la conquête des modèles imposait à ceux qui s'en rendaient maîtres de les surpasser sous peine d'y perdre une partie de leur légitimité. C'était sa cohésion et ses valeurs que l'aristocratie victorieuse risqua à ce défi immense au point de devoir les renouveler et de les perdre partiellement dans la crise de la République." (p.62)
"Rome devint enfin une divinité à laquelle des souverains et des cités [alliés] rendaient hommage et à laquelle ils élevaient des monuments. En Grèce, les interventions romaines se firent plus fréquentes." (p.65)
"Rome, forte de l'amitié indéfectible de Marseille en Gaule méridionale, était également amenée à assurer la sécurité de ses communications terrestres en mettant en place des relations de soumission et d'alliance avec les peuples situés entre le Rhône et l'Espagne.
En Afrique, Carthage, vaincue et désarmée par les conditions de paix, était devenue une alliée fidèle. Bien que soumise aux pressions et aux attaques de Massinissa, le roi numide qui avait contribué à la victoire romaine de 202, elle restait soumise à la volonté du Sénat. Après la troisième guerre de Macédoine cependant, quand il apparut que plus aucune puissance ne pouvait inquiéter Rome, l'idée se fit jour, puissamment développée en tout cas par Caton l'Ancien à partir de 153, que cette cité, qui s'enrichissait à nouveau, pourrait un jour chercher à prendre sa revanche. Sa disparition fut décidée. Malgré une résistance héroïque de deux ans, la ville fut prise en 146 par Scipion Émilien." (pp.66-67)
"Les modèles culturels et politiques hellénistiques étaient véritablement ceux qui dominaient les représentations dans tout le monde méditerranéen du temps." (p.68)
"[Butin des conquêtes] 600 millions de deniers en revenus divers pour le Trésor romain entre 200 et 157." (p.69)
"L. Aemilius Paullus (Paul-Émile) par exemple, après avoir vaincu Persée, se mit à parcourir la Grèce [...] A Delphes, ayant vu un grand pilier quadrangulaire, composé de blocs de marbre blanc sur lequel devait être placée une statue d'or de Persée, il y fit mettre la sienne en disant qu'il convient aux vaincus de céder la place aux vainqueurs", racontait Plutarque. De tels traits étaient caractéristiques d'un souverain hellénistique: organiser les peuples et les cités en y rétablissant la paix interne, distribuer des richesses aux populations ruinées étaient des marques d'évergétisme, s'emparer de l'ex-voto que l'adversaire s'était réservée dans le sanctuaire d'Apollon était un témoignage de piété et une célébration de sa propre victoire. Ils s'inscrivaient de façon consciente et déterminée dans le langage même du pouvoir monarchique propre aux Grecs." (p.72)
"Le théâtre, la littérature, la rhétorique, la philosophie et tous les langages plastiques furent définitivement adoptés au point même qu'au début du Ier siècle avant notre ère Rome devint une des trois ou quatre capitales intellectuelles et artistiques du monde méditerranéen." (p.77)
"Aux yeux de l'Italie et du monde, et même aux yeux du peuple romain qui lui-même faisait son apprentissage en la matière, l'autorité ne pouvait plus, sauf à devenir tyrannique, se tirer du seul exercice des magistratures, mais devait être confortée par la possession et la manifestation de ces qualités intellectuelles et morales qui répondaient aux exigences contemporaines des élites hellénistiques." (p.83)
"On évalue en effet la part immobilière de la fortune de Paul-Émile à 280 000 deniers, celle de Scipion Émilien à au moins un million de deniers. La comparaison entre les deux chiffres fait déjà apparaître une progression intéressante. Il s'agissait en fat des personnages les plus en vue de la première moitié du IIe siècle, ceux dont on peut penser également qu'ils étaient les plus riches de leur génération. Or, dans la première moitié du Ier siècle, ces niveaux de fortune étaient atteints et dépassés par des chevaliers d'origine municipale, comme un certain Roscius d'Amérie propriétaire de 13 domaines pour une valeur de 1.5 million de deniers et multipliés par trois ou quatre par un sénateur comme Cicéron qui se tenait au premier rang dans la hiérarchie sans pour autant compter parmi les plus riches, et dont l'ensemble des propriétés pouvaient être évaluées à au moins 3.25 millions de deniers." (pp.91-93)
"Le géographe Strabon affirmait que dans l'île de Délos, qui, au milieu du IIe siècle, était devenue le principal marché d'esclaves, il s'en vendait des dizaines de milliers par jour. Et comme l'Italie était la région où se concentrait la demande, l'immigration servile aboutit à ce qu'au Ier siècle avant notre ère le nombre des esclaves atteignit quelque 2 à 3 millions d'individus pour une population de 5 à 7.5 millions d'habitants, soit une proportion de près d'un tiers ; ce qui était considérable." (pp.92-93)
"Rome elle-même dont la population passa [...] de 200 000 habitants au début du IIe siècle à quelque 375 000 vers 130, et à 750 000 à la fin du Ier. [...] Deux nouveaux aqueducs furent construits en 144, l'Aqua Marcia et, en 125, l'Aqua Tepula. [...] Il est tout à fait probable que la législation agraire et de distribution de blé à prix réduit conçue par les Gracques était déterminée aussi par cette nécessité de freiner la croissance du nombre des habitants de Rome et de répondre aux besoins qu'elle créait." (p.103)
"L'essentiel de l'émigration italienne fut cependant le fait de ces individus qui, s'adaptant aux nouveaux circuits d'échange, se répandirent dans tout l'Empire. En Occident, en Espagne, attirés par l'exploitation des mines, en Gaule où, si l'on en croit Cicéron, ils contrôlaient tout le commerce [...] Ils étaient également présents en Orient. Les premiers sont attestés en Illyrie et en Grèce du Nord-Ouest dès les premières décennies du IIe siècle. Puis des inscriptions permettent d'identifier l'existence de groupes de négociants en Grèce centrale, en Eubée, à Corinthe, à Athènes et en Asie Mineure. Ils étaient particulièrement actifs à Délos qui, sur décision du Sénat, était devenue un port franc à l'issue de la troisième guerre de Macédoine. Leur nombre est difficile à évaluer. [...]
C'est l'exemple des Italiens et des Romains de Délos qui offre le tableau le plus précis de l'organisation de ces groupes de négociants et du rôle qu'ils jouaient dans les provinces. Les inscriptions qui ont été découvertes sur l'île permettent d'identifier plus de 220 individus portant environ 150 noms différents dont l'étude permet d'identifier l'origine. La plupart appartenaient à des familles de Rome, du Latium, de Campanie ou du Samnium, ainsi que, mais de façon minoritaire, des cités grecques d'Italie méridionale et de Sicile. Seul un peu plus du tiers de ces personnages était composé d'ingénus. C'était eux qui étaient les Italiens d'origine. Les autres étaient soit des esclaves, soit des affranchis qui représentaient dans l'île des maîtres ou des patrons qui résidaient sans doute encore en Italie.
Comme les mêmes noms étaient parfois portés ailleurs en Orient par d'autres personnages, on doit imaginer que ces groupes familiaux s'étaient organisés en entreprises commerciales et financières à l'intérieur desquelles la force des liens assurait la continuité et la continuité des échanges. On connaît ainsi la famille des Cossutii dont le premier représentant fut un Decimus Cossutius, un architecte, contemporain du milieu du IIe siècle avant notre ère, qui travailla à la construction de l'Olympeion d'Athènes. Après lui, d'autres personnages apparaissent en effet qui portaient le même à Athènes, à Érétrie, à Délos, ainsi que des sculpteurs qui étaient probablement des affranchis de l'un des membres de cette famille. On pense ainsi que ce groupe familial était devenu le noyau d'une entreprise spécialisée dans le commerce des œuvres d'art et qu'il en avait tiré une fortune et une honorabilité suffisantes pour qu'au cours de la première moitié du Ier siècle deux Cossutii se fissent une place dans les rangs de l'ordre sénatorial et qu'une Cossutia fût un temps la fiancée de César. [...]
Dans la mesure où ils résidaient dans les provinces, ces personnages avaient tendance à s'y intégrer. A Délos notamment, ils s'organisaient en collèges, se donnaient des responsables et participaient à la vie du sanctuaire par la dédicace de monuments qui tout à la fois embellissaient l'île et célébraient leur réussite. Ils adoptaient le mode de vie et les valeurs civiques et culturelles hellénistiques: un des plus riches d'entre eux, un certain Ofellius Ferus, qui avait contribué à la construction du marché monumental que l'on appelle précisément l'agora des Italiens, s'était ainsi fait représenter nu sur le modèle des héros et des princes. Les différences entre eux s'estompaient. Les inscriptions et les dédicaces qu'ils consacraient aux dieux étaient en grec ou en latin, et le terme "Romaioi" était facilement employé pour désigner l'ensemble de leur collectivité. Leurs groupes avaient tendance à s'organiser, à s'unifier et, tout en conservant des relations très fortes avec l'Italie, à s'assimiler au monde environnant. [...]
Ce fut évidemment dans les régions d'Italie qui étaient le plus ouvertes aux échanges avec l'Orient que l'introduction des modèles hellénistiques fut la plus précoce et la plus vive: le Latium, le Sammium et tout particulièrement la Campanie." (p.106-109)
-Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.). Crise d'une aristocratie, Nouvelle histoire de l'Antiquité, tome 7, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000, 304 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 4 Aoû - 10:00, édité 15 fois