https://journals.openedition.org/sociologies/4198
"Dans ses analyses circonstanciées, par exemple celle de la domination masculine, Pierre Bourdieu s’astreint à dégager certaines des procédures opérationnelles (homologies des représentations, représentation par oppositions binaires, etc.) Et pourtant, même dans ces cas-là, la boîte noire (la camera obscura de Karl Marx), celle de l’impensé de la pensée de la domination qui conduit à la servitude volontaire, celle de l’opérativité des notions d’habitus, de violence symbolique, etc., laisse en suspens la compréhension du processus qui avait conduit Étienne de La Boétie à disserter sur la servitude volontaire et à déplorer la faible capacité de désobéissance des hommes.
Ne faudrait-il pas également regarder du côté du refus de la domination, des capacités de récuser la soumission, du pouvoir d’affranchissement des individus en quelque sorte ? N’y a-t-il pas là aussi quelque chose qui puisse rendre compte des conditions d’opérativité des procédures de soumission à la domination ? La proposition recouvre tout à la fois les modalités pratiques par lesquelles s’effectuent l’esquive de la domination et le statut théorique de ces modalités dans la compréhension de ce que la domination signifie sur le plan sociologique. Les approches empiriques, qu’elles soient à tonalité psychologique, ethnographique, voire sociologique, mais aussi les considérations plus historiques, particulièrement celles relatives à l’histoire politique, ont multiplié les cas d’espèce d’esquive de la domination. Ne peut-on demander que la sociologie théorique de la domination les incorpore dans son corpus réflexif. Ce faisant, elle sera amenée à penser la domination sous les traits non pas de l’implacabilité de sa procédure mais sous ceux de la conditionnalité de son résultat.
D’autant plus que, épistémologiquement parlant, la sociologie de la domination, pas plus que la sociologie de n’importe quelle relation sociale d’ailleurs, fût-elle asymétrique, ne peut se contenter de raisonner sur un seul des deux termes tant de la relation que de ce que produit la relation. Là encore, le tout de la relation ne se trouve pas épuisé par la fréquence d’observation de telle ou telle occurrence de réalisation. La compréhension du sens de la relation doit pouvoir incorporer l’exception – elle-même autorisée par la relation – dans le schéma d’explication. S’en tenir à la seule explication de la réalisation la plus fréquemment observée c’est prendre le risque de prendre l’observation conjoncturelle pour le principe structurel. Et c’est bien ce que l’on a pu reprocher à la sociologie de la domination bourdieusienne (Gruel, 2005)."
-Michel Messu, « Explication sociologique et domination sociale », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 15 novembre 2012, consulté le 03 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/4198
"Dans ses analyses circonstanciées, par exemple celle de la domination masculine, Pierre Bourdieu s’astreint à dégager certaines des procédures opérationnelles (homologies des représentations, représentation par oppositions binaires, etc.) Et pourtant, même dans ces cas-là, la boîte noire (la camera obscura de Karl Marx), celle de l’impensé de la pensée de la domination qui conduit à la servitude volontaire, celle de l’opérativité des notions d’habitus, de violence symbolique, etc., laisse en suspens la compréhension du processus qui avait conduit Étienne de La Boétie à disserter sur la servitude volontaire et à déplorer la faible capacité de désobéissance des hommes.
Ne faudrait-il pas également regarder du côté du refus de la domination, des capacités de récuser la soumission, du pouvoir d’affranchissement des individus en quelque sorte ? N’y a-t-il pas là aussi quelque chose qui puisse rendre compte des conditions d’opérativité des procédures de soumission à la domination ? La proposition recouvre tout à la fois les modalités pratiques par lesquelles s’effectuent l’esquive de la domination et le statut théorique de ces modalités dans la compréhension de ce que la domination signifie sur le plan sociologique. Les approches empiriques, qu’elles soient à tonalité psychologique, ethnographique, voire sociologique, mais aussi les considérations plus historiques, particulièrement celles relatives à l’histoire politique, ont multiplié les cas d’espèce d’esquive de la domination. Ne peut-on demander que la sociologie théorique de la domination les incorpore dans son corpus réflexif. Ce faisant, elle sera amenée à penser la domination sous les traits non pas de l’implacabilité de sa procédure mais sous ceux de la conditionnalité de son résultat.
D’autant plus que, épistémologiquement parlant, la sociologie de la domination, pas plus que la sociologie de n’importe quelle relation sociale d’ailleurs, fût-elle asymétrique, ne peut se contenter de raisonner sur un seul des deux termes tant de la relation que de ce que produit la relation. Là encore, le tout de la relation ne se trouve pas épuisé par la fréquence d’observation de telle ou telle occurrence de réalisation. La compréhension du sens de la relation doit pouvoir incorporer l’exception – elle-même autorisée par la relation – dans le schéma d’explication. S’en tenir à la seule explication de la réalisation la plus fréquemment observée c’est prendre le risque de prendre l’observation conjoncturelle pour le principe structurel. Et c’est bien ce que l’on a pu reprocher à la sociologie de la domination bourdieusienne (Gruel, 2005)."
-Michel Messu, « Explication sociologique et domination sociale », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 15 novembre 2012, consulté le 03 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/4198