https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2013-2-page-6.htm
"Les deux pays forment un couple comparable à l’ensemble Europe/Maghreb, mais dans un contexte géopolitique très différent. Un continuum continental au lieu d’une liaison maritime et surtout, au lieu de conflits coloniaux ou post-coloniaux qui ne s’apaisent que depuis un demi-siècle entre Europe et Afrique, une frontière terrestre qui a globalement cessé d’être un enjeu politique depuis 1848. On sait qu’à cette date la victoire militaire (avec occupation de la capitale, Mexico) a donné aux États-Unis un territoire à peu près vide, presque incontrôlé, mal délimité, qui était une moitié du Mexique. Depuis lors, le seul gouvernement installé au Mexique sans l’accord des États-Unis fut, de 1864 à 1867, celui de Maximilien d’Autriche, appuyé militairement sur des troupes françaises. Par la suite le Mexique, qui à la différence des pays sud-américains ne s’est jamais doté d’une armée professionnelle consistante, n’a plus changé de gouvernement sans l’aveu des États-Unis : un groupe opposant peut gagner au Mexique seulement s’il obtient du voisin du nord un asile, puis l’accès à de l’argent et des armes. Après les conflits intérieurs violents, à partir de 1929, pendant les sept décennies de stabilité politique assurées par le Parti Révolutionnaire Institutionnel, chaque fois que le Mexique a frôlé la banqueroute, les États-Unis ont sauvé son système bancaire ou ses exportations pétrolières, chance dont n’a pas bénéficié l’Argentine. Inversement, chaque fois que la main-d’œuvre manquait aux États-Unis, des Mexicains étaient disponibles : construction des voies ferrées au sud-ouest à la fin du XIXe siècle, première guerre, puis seconde guerre mondiale. Pendant un quart de siècle centré sur la décennie 1970, le Mexique a pu importer à bas prix les excédents de la production de maïs des États-Unis pour fournir l’entreprise d’État mexicaine qui distribuait cette céréale pour fabriquer dans les villes mexicaines la crêpe (tortilla), base de l’alimentation populaire."
"Au moins jusqu’aux années 1920, aller chez le voisin était la solution des problèmes de tout un chacun : les perdants de la Guerre de sécession vont chercher fortune au Mexique (thème récurrent dans les westerns), comme les perdants de la Révolution mexicaine le font aux États-Unis. Les intellectuels nord américains marginaux vont rêver, parfois agir, au Mexique. Les anthropologues qui créent cette discipline nouvelle dans les années 1920 à l’Université de Chicago ont pour « terrain » le monde rural mexicain. De droite ou d’extrême gauche, les intellectuels mexicains vont aux États-Unis, parfois avec des contrats de grandes firmes [...]
L’idéal de l’éleveur-cavalier, libre et autonome dans son ranch/rancho est commun à l’ouest des États-Unis et à l’ensemble nord et ouest du Mexique. Le modèle politique, à la fois présidentiel et fédéral, né aux États-Unis, est commun aux deux pays. L’intrication d’un idéal républicain laïc et d’une société civile pénétrée de religiosité leur est aussi commune. Les niveaux de fécondité, les modes de consommation, les idéaux de bonnes mœurs et d’éducation convergent entre les deux pays, surtout dans les villes."
"Le tourisme vers le Mexique stagne : il est passé du 6e rang mondial au 10e de 1990 à 2010. Si l’écotourisme « rural » se développait, le potentiel d’accueil dispersé en gîtes et petite hôtellerie serait énorme (à proximité ceci existe au Costa Rica). Il irriguerait un milieu « paysan » dont on sait (Arias) qu’il vit plus de l’argent que lui envoient ceux qui l’ont quitté pour les villes que des profits agropastoraux. L’insécurité endémique, accrue notablement depuis 2006, freine une telle activité. Le tourisme classique, au-delà des grandes villes, de quelques sites archéologiques et des mouvements frontaliers, concerne surtout les stations balnéaires nées dès 1930 (Acapulco), multipliées dans les années 1960-1990 : Cancun en est le symbole contemporain, couplant un aéroport et une batterie de très grands hôtels. Après les États-Unis, le Mexique accueille de loin le flux le plus important de touristes du continent américain. Ce flux est constitué par la classe moyenne des États-Unis et du Canada. S’y joint de plus en plus celle des pays sud-américains. Cela rapporte au Mexique quelque 11 milliards de dollars en 2010, sans être notablement affecté par l’insécurité diffuse… parce qu’il est extrêmement concentré en quelques lieux dont la sécurité est préservée, car elle intéresse tout le monde, narcos inclus. Les États-Unis accueillent annuellement un tourisme principalement canadien (17 millions) et mexicain (12 millions)."
"Sur 110 millions de Mexicains, quelque 12 millions vivent émigrés aux États-Unis. Ils y forment la minorité la plus ancienne, la plus nombreuse, la plus visible, par rapport à une masse étrangère dépassant 22 millions de Latinos (dont 5 millions de Caribéens, 2,8 de Centraméricains, 2,6 de Sud-Américains). Le transit des Centraméricains compose un flux qui traverse le Mexique et aboutit aux États-Unis, flux bientôt plus gros que celui des Mexicains. Les allers et venues des Mexicains migrants seraient de 400 000 à 500 000 par an. La part des migrants sans papiers est forte chez ces Mexicains migrants (on parle de 4 à 7 millions). Mais en quelle proportion sont-ils inclus ou viennent-ils en plus des 12 millions « recensés » ? Cette part est plus forte encore chez les Centraméricains (au total les ONG avancent un besoin de régularisation pour 12 millions de « Latinos »). Les migrants centraméricains, bien plus que les Mexicains, sont les victimes de mafias qui les prennent en charge depuis le Salvador, à travers le Guatemala et le Mexique. Le film Sin nombre, 2009, de Cary Joji Fukanaga, donne l’image extrême de ce système mafieux. Pour la grande masse des migrants mexicains les multiples réseaux d’amis et de parents déjà installés aux États-Unis depuis plus d’une génération leur permet d’éviter les risques du passage par les tunnels des villes jumelles ou par le désert.
Les flux financiers d’argent destiné par les migrants à leurs proches restés au pays sont « évalués » à 23 milliards de dollars par an pour le Mexique, soit 2 % du PIB."
"La migration a d’abord atteint principalement des hommes jeunes embauchés dans les travaux de force (récoltes dans les champs, chantiers de construction, grosse industrie). Elle s’est étendue à des tâches de services où les femmes sont majoritaires (commerce de détail, service à la personne). Les couples mexicains, leurs enfants, ont pris de l’âge et se sont fondus dans les classes moyennes urbaines de tout le pays, même s’ils se concentrent plus dans le sud (Californie, Texas) et dans les villes du Middle West, Chicago en tête. Les migrants sont d’abord venus des campagnes de l’ouest mexicain (Michoacán, Guanajuato, Jalisco), puis toutes les zones rurales et toutes les villes ont fourni, y compris tous les foyers économiques mexicains qui jusqu’aux années 1980 attiraient la main-d’œuvre : zones pétrolières, métropole nationale, villes du nord. Souvent les familles « migrantes » vivent aux États-Unis depuis quatre générations, même si l’apport des parents et amis vient rajeunir et grossir des quartiers où tout le monde parle espagnol. Ceux qui possèdent la green card (permis de travail) sont les plus mobiles, alors que ceux qui ne l’ont pas continuent à limiter leurs mouvements et évitent d’être trop visibles, même si aux États-Unis leur « illégalité » ne leur interdit ni le compte en banque, ni le permis de conduire, ni les cotisations sociales qui leur donnent accès aux soins."
"Au-delà des Latinos « étrangers » il importe de cerner la part des descendants de Latinos devenus citoyens aux États-Unis. Leur particularisme se marque par leur pratique de la religion catholique, par le maintien partiel de l’usage de l’espagnol et par celui des liens familiaux avec les pays d’origine. Ils participent bien sûr aux flux et reflux de touristes entre les deux pays. « En 2010, les Hispaniques (50 millions de personnes) ont dépassé les 42 millions d’Afro-Américains."
-Claude Bataillon, « Osmose : note réflexive sur le couple Mexique-États-Unis », L'Information géographique, 2013/2 (Vol. 77), p. 6-12. DOI : 10.3917/lig.772.0006. URL : https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2013-2-page-6.htm
"Les deux pays forment un couple comparable à l’ensemble Europe/Maghreb, mais dans un contexte géopolitique très différent. Un continuum continental au lieu d’une liaison maritime et surtout, au lieu de conflits coloniaux ou post-coloniaux qui ne s’apaisent que depuis un demi-siècle entre Europe et Afrique, une frontière terrestre qui a globalement cessé d’être un enjeu politique depuis 1848. On sait qu’à cette date la victoire militaire (avec occupation de la capitale, Mexico) a donné aux États-Unis un territoire à peu près vide, presque incontrôlé, mal délimité, qui était une moitié du Mexique. Depuis lors, le seul gouvernement installé au Mexique sans l’accord des États-Unis fut, de 1864 à 1867, celui de Maximilien d’Autriche, appuyé militairement sur des troupes françaises. Par la suite le Mexique, qui à la différence des pays sud-américains ne s’est jamais doté d’une armée professionnelle consistante, n’a plus changé de gouvernement sans l’aveu des États-Unis : un groupe opposant peut gagner au Mexique seulement s’il obtient du voisin du nord un asile, puis l’accès à de l’argent et des armes. Après les conflits intérieurs violents, à partir de 1929, pendant les sept décennies de stabilité politique assurées par le Parti Révolutionnaire Institutionnel, chaque fois que le Mexique a frôlé la banqueroute, les États-Unis ont sauvé son système bancaire ou ses exportations pétrolières, chance dont n’a pas bénéficié l’Argentine. Inversement, chaque fois que la main-d’œuvre manquait aux États-Unis, des Mexicains étaient disponibles : construction des voies ferrées au sud-ouest à la fin du XIXe siècle, première guerre, puis seconde guerre mondiale. Pendant un quart de siècle centré sur la décennie 1970, le Mexique a pu importer à bas prix les excédents de la production de maïs des États-Unis pour fournir l’entreprise d’État mexicaine qui distribuait cette céréale pour fabriquer dans les villes mexicaines la crêpe (tortilla), base de l’alimentation populaire."
"Au moins jusqu’aux années 1920, aller chez le voisin était la solution des problèmes de tout un chacun : les perdants de la Guerre de sécession vont chercher fortune au Mexique (thème récurrent dans les westerns), comme les perdants de la Révolution mexicaine le font aux États-Unis. Les intellectuels nord américains marginaux vont rêver, parfois agir, au Mexique. Les anthropologues qui créent cette discipline nouvelle dans les années 1920 à l’Université de Chicago ont pour « terrain » le monde rural mexicain. De droite ou d’extrême gauche, les intellectuels mexicains vont aux États-Unis, parfois avec des contrats de grandes firmes [...]
L’idéal de l’éleveur-cavalier, libre et autonome dans son ranch/rancho est commun à l’ouest des États-Unis et à l’ensemble nord et ouest du Mexique. Le modèle politique, à la fois présidentiel et fédéral, né aux États-Unis, est commun aux deux pays. L’intrication d’un idéal républicain laïc et d’une société civile pénétrée de religiosité leur est aussi commune. Les niveaux de fécondité, les modes de consommation, les idéaux de bonnes mœurs et d’éducation convergent entre les deux pays, surtout dans les villes."
"Le tourisme vers le Mexique stagne : il est passé du 6e rang mondial au 10e de 1990 à 2010. Si l’écotourisme « rural » se développait, le potentiel d’accueil dispersé en gîtes et petite hôtellerie serait énorme (à proximité ceci existe au Costa Rica). Il irriguerait un milieu « paysan » dont on sait (Arias) qu’il vit plus de l’argent que lui envoient ceux qui l’ont quitté pour les villes que des profits agropastoraux. L’insécurité endémique, accrue notablement depuis 2006, freine une telle activité. Le tourisme classique, au-delà des grandes villes, de quelques sites archéologiques et des mouvements frontaliers, concerne surtout les stations balnéaires nées dès 1930 (Acapulco), multipliées dans les années 1960-1990 : Cancun en est le symbole contemporain, couplant un aéroport et une batterie de très grands hôtels. Après les États-Unis, le Mexique accueille de loin le flux le plus important de touristes du continent américain. Ce flux est constitué par la classe moyenne des États-Unis et du Canada. S’y joint de plus en plus celle des pays sud-américains. Cela rapporte au Mexique quelque 11 milliards de dollars en 2010, sans être notablement affecté par l’insécurité diffuse… parce qu’il est extrêmement concentré en quelques lieux dont la sécurité est préservée, car elle intéresse tout le monde, narcos inclus. Les États-Unis accueillent annuellement un tourisme principalement canadien (17 millions) et mexicain (12 millions)."
"Sur 110 millions de Mexicains, quelque 12 millions vivent émigrés aux États-Unis. Ils y forment la minorité la plus ancienne, la plus nombreuse, la plus visible, par rapport à une masse étrangère dépassant 22 millions de Latinos (dont 5 millions de Caribéens, 2,8 de Centraméricains, 2,6 de Sud-Américains). Le transit des Centraméricains compose un flux qui traverse le Mexique et aboutit aux États-Unis, flux bientôt plus gros que celui des Mexicains. Les allers et venues des Mexicains migrants seraient de 400 000 à 500 000 par an. La part des migrants sans papiers est forte chez ces Mexicains migrants (on parle de 4 à 7 millions). Mais en quelle proportion sont-ils inclus ou viennent-ils en plus des 12 millions « recensés » ? Cette part est plus forte encore chez les Centraméricains (au total les ONG avancent un besoin de régularisation pour 12 millions de « Latinos »). Les migrants centraméricains, bien plus que les Mexicains, sont les victimes de mafias qui les prennent en charge depuis le Salvador, à travers le Guatemala et le Mexique. Le film Sin nombre, 2009, de Cary Joji Fukanaga, donne l’image extrême de ce système mafieux. Pour la grande masse des migrants mexicains les multiples réseaux d’amis et de parents déjà installés aux États-Unis depuis plus d’une génération leur permet d’éviter les risques du passage par les tunnels des villes jumelles ou par le désert.
Les flux financiers d’argent destiné par les migrants à leurs proches restés au pays sont « évalués » à 23 milliards de dollars par an pour le Mexique, soit 2 % du PIB."
"La migration a d’abord atteint principalement des hommes jeunes embauchés dans les travaux de force (récoltes dans les champs, chantiers de construction, grosse industrie). Elle s’est étendue à des tâches de services où les femmes sont majoritaires (commerce de détail, service à la personne). Les couples mexicains, leurs enfants, ont pris de l’âge et se sont fondus dans les classes moyennes urbaines de tout le pays, même s’ils se concentrent plus dans le sud (Californie, Texas) et dans les villes du Middle West, Chicago en tête. Les migrants sont d’abord venus des campagnes de l’ouest mexicain (Michoacán, Guanajuato, Jalisco), puis toutes les zones rurales et toutes les villes ont fourni, y compris tous les foyers économiques mexicains qui jusqu’aux années 1980 attiraient la main-d’œuvre : zones pétrolières, métropole nationale, villes du nord. Souvent les familles « migrantes » vivent aux États-Unis depuis quatre générations, même si l’apport des parents et amis vient rajeunir et grossir des quartiers où tout le monde parle espagnol. Ceux qui possèdent la green card (permis de travail) sont les plus mobiles, alors que ceux qui ne l’ont pas continuent à limiter leurs mouvements et évitent d’être trop visibles, même si aux États-Unis leur « illégalité » ne leur interdit ni le compte en banque, ni le permis de conduire, ni les cotisations sociales qui leur donnent accès aux soins."
"Au-delà des Latinos « étrangers » il importe de cerner la part des descendants de Latinos devenus citoyens aux États-Unis. Leur particularisme se marque par leur pratique de la religion catholique, par le maintien partiel de l’usage de l’espagnol et par celui des liens familiaux avec les pays d’origine. Ils participent bien sûr aux flux et reflux de touristes entre les deux pays. « En 2010, les Hispaniques (50 millions de personnes) ont dépassé les 42 millions d’Afro-Américains."
-Claude Bataillon, « Osmose : note réflexive sur le couple Mexique-États-Unis », L'Information géographique, 2013/2 (Vol. 77), p. 6-12. DOI : 10.3917/lig.772.0006. URL : https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2013-2-page-6.htm